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Vidéosurveillance : 10 janvier 2024 Tribunal judiciaire de Paris RG n° 22/00703

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Vidéosurveillance : 10 janvier 2024 Tribunal judiciaire de Paris RG n° 22/00703

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
Expéditions
exécutoires
délivrées le:

1/1/1 resp profess du drt

N° RG 22/00703
N° Portalis 352J-W-B7G-CVYQZ

N° MINUTE :

Assignation du :
22 Décembre 2021

JUGEMENT
rendu le 10 Janvier 2024

DEMANDEURS

Madame [G] [K] en son nom personnel et es qualité d’ayant droit de Madame [D] [L], née le [Date naissance 1] 1964 à [Localité 8] (ISRAEL) et décédée le [Date décès 2] 2020
[Adresse 7]
[Localité 5]
représentée par Maître Lucie MARIUS de la SELARL BOURGEOIS MARIUS ASSOCIEES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #B0547

Madame [N] [K] es qualité d’ayant droit de Madame [D] [L], née le [Date naissance 1] 1964 à [Localité 8] (ISRAEL) et décédée le [Date décès 2] 2020
[Adresse 7]
[Localité 5]
représentée par Maître Lucie MARIUS de la SELARL BOURGEOIS MARIUS ASSOCIEES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #B0547

Madame [S] [K] es qualité d’ayant droit de Madame [D] [L], née le [Date naissance 1] 1964 à [Localité 8] (ISRAEL) et décédée le [Date décès 2] 2020
[Adresse 7]
[Localité 5]
représentée par Maître Lucie MARIUS de la SELARL BOURGEOIS MARIUS ASSOCIEES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #B0547

Décision du 10 Janvier 2024
1/1/1 Responsabilité professionnelle du droit
N° RG 22/00703 – N° Portalis 352J-W-B7G-CVYQZ

Monsieur [T] [K] es qualité d’ayant droit de Madame [D] [L], née le [Date naissance 1] 1964 à [Localité 8] (ISRAEL) et décédée le [Date décès 2] 2020
[Adresse 7]
[Localité 5]
représenté par Maître Lucie MARIUS de la SELARL BOURGEOIS MARIUS ASSOCIEES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #B0547

DÉFENDEURS

AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Maître Alexandre DE JORNA, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C880

EN PRESENCE DU PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE
[Adresse 9]
[Adresse 10]
[Localité 6]

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier Vice-Président adjoint
Monsieur Michael HARAVON, Vice-Président
Monsieur Rémi FERREIRA, Juge

assistés de Madame Nadia SHAKI, Greffier,

DÉBATS

A l’audience du 29 Novembre 2023 tenue en audience publique devant Monsieur Benoît CHAMOUARD, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seul l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.

JUGEMENT

Prononcé par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

Madame [L] était sourde profonde depuis sa naissance.

Le 27 juillet 2017, Madame [D] [L] et Madame [G] [K] se sont présentés à l’accueil du commissariat de police du [Localité 5], suite au placement en garde à vue de Monsieur [T] [K], respectivement leur fils et frère.

Madame [L] fait état d’un comportement inapproprié et violent de la part de fonctionnaires de police au sein et devant le commissariat de police. Elle a été placée en garde à vue pour des faits de violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique.

Le 3 août 2017, Madame [L] et Madame [K] ont déposé plainte contre X devant le procureur de la République de Paris des chefs d’abus d’autorité, séquestration et arrestation arbitraire, violences volontaires aggravées, non-assistance à personne en danger et discrimination. L’enquête a été confiée à l’inspection générale de la police nationale (“IGPN”).

Le 25 mai 2018, le préfet de police a informé Madame [L] et Madame [K] de la clôture de l’enquête administrative, en l’absence de caractérisation de manquement déontologique des fonctionnaires de police.

Le 5 juin 2018, elles étaient informées du classement sans suite de l’affaire par le procureur de la République, classement confirmé le 9 décembre 2021 par le procureur général près la cour d’appel de Paris.

Madame [L] est décédée le [Date décès 2] 2020.

Par acte du 22 décembre 2021, Madame [G] [K] en son nom personnel, ainsi que Madame [G] [K], Madame [S] [K], Madame [N] [K] et Monsieur [T] [K] en qualité d’héritiers de Madame [L] ont fait assigner l’agent judiciaire de l’Etat devant ce tribunal sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire.

Par dernières conclusions du 1er mars 2023, les consorts [K] demandent au tribunal de condamner l’agent judiciaire de l’Etat au paiement de :
– 50 000€ en réparation de leur préjudice moral,
– 10 000€ à Madame [G] [K] en réparation de son préjudice moral personnel,
– 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
ainsi qu’aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de la Selarl Bourgeois Marius Associés.

Les consorts [K] estiment que le service public de la justice a commis une faute lourde, constituée des faits suivants :

1) des faits de discrimination :
Ils rappellent que la discrimination est prohibée par de nombreux textes nationaux et internationaux, dont la Convention européenne des droits de l’homme qui aménage la charge de la preuve dans ce domaine. En l’espèce, ils soutiennent que Madame [L] a fait l’objet d’une discrimination liée à son handicap. Ils expliquent que les agents de police ont refusé de dialoguer avec elle, ont fait preuve de mépris et de condescendance, comme le démontrent la vidéosurveillance et des témoignages. Ils ajoutent que Madame [L] s’est trouvée dans un état de grande détresse au cours de sa garde à vue, que la notification de ses droits est intervenue en l’absence d’interprète assermenté et qu’elle n’a pu se rendre aux toilettes pendant sa garde à vue.

2) des faits de violences sur Madame [L] et Madame [G] [K] :
Ils exposent que ces violences ont été commises au sein et devant le commissariat de police du [Localité 5] et sont établies par la vidéosurveillance et des témoignages. Ils soulignent que la Défenseure des droits a estimé que l’usage de la force avait été disproportionné. Ils font valoir qu’une fonctionnaire de police, Madame [P], a organisé son impunité en déposant plainte contre ces personnes et s’est ainsi rendue coupable de l’infraction de dénonciation calomnieuse. Ils ajoutent que la garde à vue de Madame [L] s’est déroulée dans des conditions ne respectant pas ses droits fondamentaux, était illégale et constitutive d’un abus d’autorité, après avoir été prise par un officier manquant d’impartialité en sa qualité de supérieur hiérarchique de Madame [P].

3) l’impossibilité pour Madame [L] de faire valoir ses droits devant la juridiction répressive :
Les demandeurs reprochent aux enquêteurs de ne pas avoir entendu deux témoins, d’avoir énoncé des contre-vérités contredites par la vidéosurveillance, d’avoir mal évalué le niveau de maîtrise de la langue des signes par la personne ayant notifié la garde à vue et l’absence de réévaluation de l’ITT de Madame [L]. Ils soulignent que la Défenseure des droits a estimé que les manquements de l’IGPN ont privé Mesdames [L] et [K] d’un droit au recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Ils exposent que leur recours contre le classement sans suite a été balayé d’un revers de main, sans aucune motivation.

Les demandeurs critiquent également le délai dans lequel le procureur général de Paris a examiné leur recours, caractérisant un déni de justice.

Ils rappellent qu’une faute lourde peut résulter d’une série de faute. Ils exposent que tout acte policier susceptible de revêtir une qualification pénale constitue, par essence une faute lourde de l’Etat. Ils contestent que la présente action revienne à critiquer la décision de classement sans suite, l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire ayant un champ d’application plus large et ne tendant pas à caractériser des infractions pénales. Ils précisent qu’il n’existe pas en l’espèce d’autorité de la chose jugée du pénal sur le civil.

Au titre des préjudices, les demandeurs font valoir que Madame [L], qui était vulnérable, a été anéantie par ces faits. Ils précisent qu’elle a souffert d’un syndrome de stress post-traumatique. Ils ajoutent que Madame [K] a personnellement souffert des violences qu’elle a subies.

Par dernières conclusions du 20 mars 2023, l’agent judiciaire de l’Etat demande au tribunal de débouter les consorts [K] de leurs demandes à titre principal.
A titre subsidiaire, il sollicite la réduction à de plus justes propositions des demandes indemnitaires.

En tout état de cause, il demande leur condamnation aux entiers dépens et le rejet des demandes qu’ils ont formulées au titre des frais irrépétibles.

L’agent judiciaire de l’Etat conteste toute faute lourde et tout déni de justice.

Concernant le classement sans suite de la plainte des demandeurs, il soutient que l’imputation des fautes alléguées revient à critiquer ouvertement la décision du parquet, à l’encontre du principe d’opportunité des poursuites, dont l’exercice ne peut être critiqué sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire. Ainsi, l’absence de poursuites ne peut constituer une faute lourde.

L’agent judiciaire de l’Etat ajoute que la présente action ne peut constituer une voie de recours, autre que celle prévue par la loi, puisque la responsabilité de l’Etat ne peut être engagée que lorsque le justiciable a usé de toutes les voies de recours mises à sa disposition. Or en l’espèce, les demandeurs n’ont pas saisi le juge d’instruction d’une plainte avec constitution de partie civile, ni directement cité les fonctionnaires de police devant le tribunal correctionnel.

Au titre du déni de justice, l’agent judiciaire de l’Etat expose que la durée d’une procédure est, en soi, insuffisante pour constituer la preuve d’un déni de justice. Il soutient qu’en l’espèce les demandeurs ne rapportent pas la preuve d’une période de déshérence du dossier et que les documents produits ne sont pas de nature à permettre au tribunal de connaître l’intégralité des actes d’enquête relatifs au recours hiérarchique porté devant le procureur général. Il souligne la complexité de l’affaire et que les demandeurs pouvaient l’accélérer par une plainte avec constitution de partie civile.

Au titre des conditions de la garde à vue, l’agent judiciaire de l’Etat précise que Madame [L] a bénéficié d’une notification de ses droits par une personne parlant la langue des signes et n’a fait l’objet d’aucune discrimination.

L’agent judiciaire de l’Etat indique par ailleurs que Madame [K] ne justifie d’aucun préjudice personnel, à défaut notamment d’infraction commise à son encontre. Il estime par ailleurs qu’à défaut de toute faute lourde, le préjudice résultant pour Madame [L] des faits ne peut être indemnisé.

Par avis du 31 mars 2023, le ministère public relève que les reproches à caractère général concernant l’accueil des personnes handicapées dans les commissariats de police relèvent de la compétence des tribunaux administratifs, s’agissant d’une critique de l’organisation de la police nationale. Il précise que les fonctionnaires de police placés à l’accueil du commissariat n’agissent pas dans le cadre d’une procédure judiciaire ou sous le contrôle de l’autorité judiciaire. Il soutient que la procédure judiciaire commence lors de l’interpellation de Madame [L] et que les faits antérieurs ne relèvent pas de la responsabilité édictée par l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire.

Le ministère public ajoute que les demandeurs n’ont pas eu la qualité d’usager du service public de la justice avant le placement en garde à vue de Madame [L], les faits antérieurs, dont le traitement discriminatoire allégué, ne relevant pas de la responsabilité du service public de la justice.

Sur le fond, le ministère public souligne qu’il convient de prendre en considération le comportement de Madame [L] et de Madame [K], même s’il semble exact que le comportement des fonctionnaires de police n’a pas été exemplaire à leur égard.

Enfin, le ministère public rappelle qu’il ne peut y avoir d’indemnisation lorsqu’une voie de recours a permis de réparer le dysfonctionnement ou n’a pas été exercée. Or en l’espèce les demandeurs pouvaient déposer plainte pour dénonciation calomnieuse, pouvaient déposer une plainte avec constitution de partie civile ou citer directement les fonctionnaires de police devant le tribunal correctionnel. Les irrégularités de la garde à vue auraient pu être jugées devant la juridiction de jugement ou la chambre de l’instruction. Les carences alléguées de l’enquête auraient pu être évoqués dans le cadre de la procédure engagée.

Le ministère public conclut ainsi au rejet des demandes.

Il sera renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.

La clôture de l’instruction a été ordonnée le 3 avril 2023. A l’audience du 29 novembre 2023, l’affaire a été mise en délibéré au 10 janvier 2024, date de ce jugement.

MOTIFS DE LA DECISION

1. Sur la responsabilité du service public de la justice

L’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire prévoit que l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.

1.1 Sur la répartition des fautes alléguées entre police administrative et police judiciaire

La responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée en cas de faute lourde des fonctionnaires de police, dès lors que ceux-ci interviennent dans le cadre d’une opération de police judiciaire.

Le critère de distinction entre police administrative et police judiciaire repose sur le but de la décision ou de l’opération en cause : les opérations de police administrative ont pour finalité l’ordre public, celles de police judiciaire visent la recherche et la poursuite des infractions pénales (Tribunal des conflits, 7 juin 1951, Noualek).

En l’espèce, il est constant que Madame [L] et Madame [K] se sont présentées au commissariat de police du [Localité 5] afin d’obtenir des informations concernant la garde à vue de Monsieur [T] [K]. Les échanges intervenus et les fautes alléguées au sein du commissariat et devant celui-ci ne se rattachent pas à la recherche ou à la poursuite d’une infraction pénale, mais à la gestion, alléguée fautive, de l’accueil du public au sein du commissariat. Ils relèvent donc de la police administrative.

L’intervention des policiers n’a changé de nature pour devenir police judiciaire qu’à compter du placement en garde à vue de Madame [L]. A partir de ce placement, les fonctionnaires de police agissent en effet pour caractériser l’existence d’une infraction pénale, en l’espèce le délit de violences sur personne dépositaire de l’autorité publique.

Or il ressort de la procédure menée par l’IGPN et de la procédure pénale intentée à l’encontre de Madame [L] que le placement en garde à vue a été décidé alors que cette dernière était prise en charge par les secouristes, Madame [P] indiquant en particulier qu’après avoir contacté l’officier de police judiciaire, elle était “retournée au camion de la protection et [avait] dit que la dame était interpellée”.

Dès lors, l’ensemble des fautes antérieures au placement en garde à vue de Madame [L], relèvent de la police administrative et ne sont pas susceptibles d’engager la responsabilité du service public de la justice.

Ne seront donc pas examinées les fautes alléguées concernant :
– la discrimination dans l’accueil au commissariat avant la garde à vue ;
– les faits de violences allégués sur Madame [L] et Madame [K], tous antérieurs au placement de cette première en garde à vue.

1.2 Sur les fautes alléguées relatives à la garde à vue

Il est de jurisprudence constante que l’inaptitude du service public de la justice, caractérisant une faute lourde au sens de la disposition rappelée ci-dessus, ne peut être appréciée que dans la mesure où l’exercice des voies de recours n’a pas permis de réparer le mauvais fonctionnement allégué (Civ.1, 4 novembre 2010, n°09-67.938 notamment).

En l’espèce, les parties n’indiquent pas quelles suites pénales ont été données à la procédure au cours de laquelle de Madame [L] a été placée en garde à vue. En l’absence de poursuites devant une juridiction pénale alléguées, cette dernière ne disposait d’aucun recours lui permettant d’obtenir l’annulation éventuelle de la mesure de garde à vue.

Par ailleurs, les fautes alléguées concernant la garde à vue sont distinctes de la critique portée sur la décision de classement sans suite, qui sera examinée ci-dessous.

Dès lors, les demandeurs disposent de la possibilité de faire valoir dans la présente instance l’existence de l’ensemble des fautes lourdes concernant la garde à vue.

1.2.1 Sur la notification des droits

Les demandeurs exposent que la notification à Madame [L] de ses droits est intervenue en l’absence d’interprète assermenté, les enquêteurs s’accommodant d’une traduction faite l’un de leurs collègues, en violation des règles de procédure pénale.

Il ressort de la procédure d’enquête menée par l’IGPN que les droits de la garde à vue ont été notifiés à Madame [L] par Monsieur [V] [X], gardien de la paix parlant la langue des signes française et la langue des signes internationale. Ce dernier indique que Madame [L] a compris ses droits et a conversé avec lui, puis qu’il lui a traduit le procès-verbal.

Madame [L] a indiqué, lors de son audition par l’IGPN, avoir appris la langue des signes française, tout en précisant qu’elle ne comprenait pas ce que disait l’interprète.

La Défenseure des droits, qui a procédé à une enquête puis a rendu une décision sur cette situation, indique que l’officier de police judiciaire a recherché un interprète mais qu’aucun n’était disponible et a donc émis un appel radio afin d’identifier un agent de police en mesure de traduire. Monsieur [X] a confirmé la fluidité des échanges. La Défenseure conclut de la situation qu’il n’existe pas de manquement individuel résultant du choix de l’interprète.

Il convient en effet de rappeler que l’article D594-16 du code de procédure pénale permet de recourir à un interprète ne figurant pas sur les listes des experts ou des interprètes.

Dès lors, les demandeurs ne rapportent pas la preuve d’une faute concernant la notification des droits.

1.2.2 Sur l’illégalité alléguée de la mesure de garde à vue

Les demandeurs soutiennent tout d’abord que le placement en garde à vue de Madame [L] et la plainte à son encontre constituent une manoeuvre de Madame [P], fonctionnaire de police, pour organiser son impunité.

Il ressort toutefois de l’exploitation des enregistrements vidéo qu’à 19:51:24 “Madame [L] tente d’attraper [une] policière par les cheveux, réunis en queue de cheval. Celle-ci se dégage en reculant légèrement et en tournant la tête”, trois secondes après que cette policière a attrapé l’intéressée par les épaules ou par le cou, sans que la vidéo permette de distinguer si la policière lui avait tiré les cheveux (procès-verbal de l’IGPN du 19 août 2017 à 14h30, caméra n°5). Ces éléments sont suffisants pour constituer des raisons plausibles de soupçonner que Madame [L] a commis le délit de violences sur personne dépositaire de l’autorité publique et rendre la mesure de garde à vue légale, quel qu’en soit le contexte.

Le grief d’abus d’autorité et d’organisation de l’impunité seront donc écartés.

Les demandeurs reprochent par ailleurs à l’officier de police judiciaire son manque d’impartialité, puisqu’il a placé Madame [L] en garde à vue alors qu’il était le supérieur hiérarchique de Madame [P], agent qui alléguait être victime de violence de la part de Madame [L].

Aucune disposition n’interdit toutefois à un officier de police judiciaire dans une telle situation de prendre la mesure de la garde à vue. Il convient en effet de rappeler que la garde à vue se déroule sous le contrôle du procureur de la République et que l’impartialité, telle que garantie par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ne s’apprécie pas à chaque étape de la procédure mais au regard de l’intégralité de celle-ci. Aucune faute n’est donc caractérisée à ce titre.

1.2.3 Sur le déroulement de la garde à vue

Au titre des conditions de garde à vue, les demandeurs reprochent au service public de la justice le fait que Madame [L] n’ait pas pu se rendre aux toilettes, malgré ses appels, et s’être souillée.

La procédure pénale ne fait pas état d’une telle situation. L’avocat s’étant entretenu avec Madame [L] ne l’évoque pas.

La Défenseure des droits indique dans sa décision que “Il apparaît par ailleurs que ni les policiers, ni les interprètes n’ont constaté que Mme X s’était souillée”.

Dès lors, les demandeurs ne rapportent pas la preuve d’une faute sur ce point.

Par ailleurs, ils reprochent aux fonctionnaires de polices de ne pas avoir réalisé les diligences exigées afin de favoriser l’accès à la justice de Madame [L] compte tenu de son handicap. Ce grief ne contient toutefois pas d’allégation suffisamment précises pour pouvoir caractériser une faute.

1.2.4 Sur la discrimination

Les demandeurs font tout d’abord état de comportements discriminatoires à l’encontre de Madame [L].

Il appartient à celui qui se prétend victime de discrimination d’apporter des éléments de fait de nature à traduire une différence de traitement laissant présumer l’existence d’une discrimination, et, le cas échéant, à l’administration de démontrer, soit l’absence de différence de traitement, soit que celle-ci est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Outre les griefs examinés ci-dessus, les demandeurs exposent que la mesure de garde à vue a placé Madame [L] dans un grand état de détresse.

L’ensemble des éléments allégués est toutefois insuffisant pour caractériser une différence de traitement au détriment de Madame [L], les circonstances de la garde à vue telles que décrites par les demandeurs ne présentant aucune spécificité particulière par rapport au déroulement habituel d’une garde à vue, en l’absence de preuve en particulier que Madame [L] s’était souillée.

Au contraire, il ressort des pièces produites et en particulier de l’enquête réalisée par l’IGPN que Madame [L] a été examinée à trois reprises au cours de sa garde à vue par un médecin, a bénéficié de son traitement médical contre l’asthme et d’un interprète. Elle n’a pas été menottée lors de chaque déplacement et les douleurs dorsales dont elle faisait état ont été prises en considération lors d’un transfert et par l’utilisation d’une chaise à roulette pour la déplacer au sein du commissariat.

Aucune faute n’est donc caractérisée à ce titre.

1.3 Sur les fautes alléguées en lien avec le contenu de l’enquête de l’IGPN

Outre les griefs tenant à l’interprétariat déjà évoqués ci-dessus, les demandeurs formulent les griefs suivants à l’encontre de l’enquête menée par l’IGPN :
– une absence d’audition de Madame [C] [E] et de Madame [B] [H] ;
– une absence de réévaluation de l’ITT de Madame [L] ;
– des omissions et contre-vérités dans leur rapport, mises en lumière par les enregistrements vidéo.

Ce dernier point est notamment relevé par la Défenseure des droits, qui relève que “aucune mention concernant les “doigts d’honneur” effectués par le brigadier B. n’a été portée en procédure, ni concernant certains gestions effectués par les fonctionnaires de police dans leur recours à la force contre les réclamantes. Seule l’analyse du Défenseur des droits a permis de les relever”.

Il apparaît toutefois que les demandeurs disposaient de la possibilité de saisir le doyen des juges d’instruction d’une plainte avec constitution de partie civile et de demander des investigations supplémentaires, qui auraient pu mettre fin aux manquements allégués. A défaut d’avoir utilisé cette voie procédurale, ils ne sont pas fondés à rechercher la responsabilité de l’Etat pour ces manquements sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire, même interprété à la lumière de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.

1.4 Sur l’absence de poursuite

Hors le cas de dommages causés aux particuliers du fait d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne par une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort, l’action en responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire ne saurait avoir pour effet de remettre en cause une décision judiciaire, en dehors de l’exercice des voies de recours.

Il ne peut donc être reproché au ministère public de ne pas avoir engagé de poursuites, la décision de classement sans suite constituant une décision judiciaire.

1.5 Sur la durée de la procédure

Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.

Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.

Les demandeurs critiquent la durée prise par le parquet général avant de confirmer le classement sans suite décidé en première instance.

Il ressort des pièces produites que le procureur général a été saisi d’un recours contre le classement sans suite le 19 juillet 2019 et n’a rendu sa décision que le 9 décembre 2021, soit 29 mois plus tard.

La complexité et la sensibilité de la procédure ne justifiaient pas ce délai. Les demandeurs disposaient toutefois avant même la saisine du parquet général de la possibilité de déposer une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction et, ainsi, de remédier à l’absence de décision par le parquet général. Le délai écoulé n’est donc pas imputable au service public de la justice.

L’article 40-3 du code de procédure pénale n’impose pas enfin au procureur général de motiver la confirmation du classement sans suite.

Compte tenu de ces éléments, les demandeurs seront déboutés de leurs demandes.

2. Sur les autres demandes

Les consorts [K], parties perdantes, seront condamnés in solidum aux dépens.

L’exécution provisoire de ce jugement est de droit en application de l’article 514 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et par jugement susceptible d’appel,

Déboute Madame [G] [K], Madame [N] [K], Madame [S] [K] et Monsieur [T] [K] de leurs demandes,

Condamne in solidum Madame [G] [K], Madame [N] [K], Madame [S] [K] et Monsieur [T] [K] aux dépens,

Rappelle que l’exécution provisoire de ce jugement est de droit.

Fait et jugé à Paris le 10 Janvier 2024.

Le GreffierLe Président
Nadia SHAKIBenoît CHAMOUARD

 


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