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COUR D’APPEL de CHAMBÉRY
2ème Chambre
Arrêt du Jeudi 09 Mars 2023
N° RG 21/01010 – N° Portalis DBVY-V-B7F-GWLK
Décision déférée à la Cour : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP d’ANNECY en date du 29 Avril 2021, RG 16/01667
Appelante
SCCV [Localité 10], dont le siège social est sis [Adresse 12] [Localité 7] – prise en la personne de son représentant légal
Représentée par la SELARL HB CONSEILS, avocat au barreau d’ANNECY
Intimés
M. [C] [E] [K]
né le [Date naissance 3] 1956 à [Localité 13],
et
Mme [O] [J] [S] épouse [K]
née le [Date naissance 1] 1962 à [Localité 11],
demeurant ensemble [Adresse 2] – [Localité 8]
Représentés par la SELARL VAILLY BECKER & ASSOCIES, avocat au barreau d’ANNECY
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COMPOSITION DE LA COUR :
Lors de l’audience publique des débats, tenue le 10 janvier 2023 avec l’assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière,
Et lors du délibéré, par :
– Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente
– Monsieur Edouard THEROLLE, Conseiller,
– Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,
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EXPOSÉ DU LITIGE
M. [C] [K] et Mme [O] [S] (ci-après les époux [K]) sont propriétaires d’une parcelle de terrain cadastrée AK n°[Cadastre 4] sur laquelle est édifiée leur maison d’habitation, le tout formant le lot n°2 du lotissement ‘la Joliette’ [Adresse 2] à [Localité 9] (74).
Contiguës à cette parcelle se trouvent deux autres parcelles cadastrées AK n°[Cadastre 5] et [Cadastre 6] appartenant à la société civile de construction vente ‘[Localité 10]’. Celle-ci a obtenu un permis de construire le 10 février 2014, modifié le 22 juillet 2014 puis le 11 mars 2016 autorisant un programme immobilier comprenant un immeuble collectif de 5 logements pour une surface de 727 mètres carrés.
Les époux [K] se disant victimes d’un trouble anormal du voisinage lié à la construction ont assigné, par acte du 22 septembre 2016, la société [Localité 10] devant le tribunal de grande instance d’Annecy en vue d’obtenir réparation de leur préjudice à hauteur de 244 000 euros.
Par ordonnance du 20 janvier 2017, le président du tribunal de grande instance d’Annecy a ordonné une médiation qui n’a pas aboutie.
Par jugement contradictoire du 29 avril 2021, le tribunal judiciaire d’Annecy a :
– condamné la société [Localité 10] à verser à M. [C] [K] et Mme [O] [S] la somme de 120 000 euros à titre de dommages et intérêts,
– condamné la société [Localité 10] à payer à M. [C] [K] et Mme [O] [S] la somme de 4 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société [Localité 10] aux entiers dépens avec distraction au profit de la Selarl Vailly Becker
– dit n’y avoir lieu à exécution provisoire.
Par déclaration du 11 mai 2021, la société [Localité 10] a interjeté appel du jugement.
Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 9 novembre 2021, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, la société [Localité 10] demande à la cour de :
– réformer le jugement dont appel en ce qu’il :
– l’a condamnée à verser à M. [C] [K] et Mme [O] [S] la somme de 120 000 euros à titre de dommages et intérêts,
– l’a condamnée à verser à M. [C] [K] et Mme [O] [S] la somme de 4 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– l’a déboutée de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– l’a condamnée aux dépens,
– dire et juger que les consorts [K] ne rapportent pas la preuve d’un trouble anormal du voisinage,
– en conséquence,
– débouter les consorts [K] de leur appel incident,
– débouter les consorts [K] de l’ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
– les condamner à lui payer la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– les condamner également aux entiers dépens.
Dans leurs conclusions notifiées par voie électronique le 24 août 2021, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, les époux [K] demandent à la cour de :
– juger mal fondé l’appel interjeté par la société [Localité 10] à l’encontre du jugement entrepris,
– confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a reconnu l’existence d’un trouble anormal de voisinage concernant la perte d’intimité ouvrant droit à indemnisation,
– confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a condamné la société [Localité 10] à leur payer la somme de 4 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens,
– infirmer le jugement entrepris en ce qu’il n’a accordé qu’une somme de 120 000 euros au titre de la perte d’intimité et en ce qu’il n’a pas reconnu l’existence d’un trouble anormal de voisinage concernant la perte de vue et la perte d’ensoleillement, et en ce qu’il les a débouté du surplus de leurs demandes afférentes,
– leur accorder à titre principal la somme de 244 000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi, et à titre subsidiaire la somme de 120 000 euros,
Dès lors, statuant à nouveau,
– dire et juger que par la réalisation de son projet immobilier sur les parcelles AK [Cadastre 5] et [Cadastre 6], la société [Localité 10] cause à leur propriété (parcelle AK [Cadastre 4]) un trouble anormal de voisinage,
– dire et juger que ce trouble anormal de voisinage résulte d’une perte de vue, d’une perte d’ensoleillement et d’une perte d’intimité,
– condamner en conséquence la société [Localité 10] à leur payer ensemble, en réparation du préjudice subi :
– à titre principal, la somme de 244 000 euros,
– à titre subsidiaire, la somme de 120 000 euros,
– condamner la société [Localité 10] à leur payer la somme de 1 400 euros au titre du remboursement des frais d’expertise,
– condamner également la société [Localité 10] à leur payer la somme de 6 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner la société [Localité 10] aux entiers dépens de la procédure d’appel.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 12 décembre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le trouble anormal du voisinage
L’article 651 du code civil dispose que la loi assujettit les propriétaires à différentes obligations, l’un à l’égard de l’autre, indépendamment de toute convention.
Il est constant en jurisprudence que le droit pour un propriétaire de jouir de la chose de la manière la plus absolue, sauf usage prohibé par la loi ou les règlements, est limité par l’obligation qu’il a de ne causer à la propriété d’autrui aucun dommage dépassant les inconvénients normaux du voisinage (Cass. civ. 3°, 4 février 1971, n°69-12.327). Ainsi un trouble réel, mais ne dépassant pas les inconvénients normaux du voisinage ne peut pas donner lieu à une responsabilité sur ce fondement. Il est tout aussi constant que le caractère anormal du trouble du voisinage est laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond (Cass. civ. 2, 16 juin 1976, n°75-10.577).
En l’espèce les époux [K] précisent que, selon un rapport de M. [N], établi le 18 mai 2016, la construction entreprise par la société ‘[Localité 10]’ entraîne une perte de vue, d’ensoleillement et d’intimité. Ils estiment que le fait qu’ils ont construit leur maison dans une zone d’habitat rendant prévisibles des nouvelles constructions n’est pas une raison suffisante pour exclure tout trouble du voisinage. Ils ajoutent que la zone en question est une zone d’habitat à faible densité qui ne laissait pas supposer qu’un immeuble de plusieurs étages puisse être édifié. Sur le trouble lié à la perte d’intimité, ils concluent qu’il résulte des photographies produites lesquelles montrent que, depuis plusieurs points, l’immeuble litigieux offre une vue sur leur terrasse, leur piscine et, via les fenêtres, sur certaines pièces de leur maison.
La société ‘[Localité 10]’ rappelle que, quelle que soit la valeur probante accordée à l’expertise non contradictoire, l’expert ne peut pas se prononcer sur des points de droit. Elle précise que son immeuble respecte le PLU de sorte que le trouble d’agrément revendiqué par les époux [K] ne peut constituer en lui-même un trouble anormal. Elle ajoute que la perte d’ensoleillement n’est pas non plus anormale et que la vue sur l’environnement n’est que partiellement obstruée. Quant à la perte d’intimité, elle l’estime modérée dans la mesure où les premier et dernier étage n’ont pas de vue sur la piscine des époux [K]. Elle reproche également à ces derniers de ne pas avoir respecté le permis de construire à eux délivré notamment en ce qui concerne l’implantation de cette piscine.
Sur la vue et l’ensoleillement
Il convient de rappeler que, lorsque les époux [K] ont acheté leur terrain et édifié leur maison, la parcelle voisine litigieuse était libre de toute construction. Toutefois, il est constant que les parcelles litigieuses se situent dans une zone ‘UH3’ à dominante d’habitat à faible densité où le règlement permet une évolution de l’urbanisation compatible avec la dominante principale de ce secteur (habitation individuelle, habitation groupée, habitation semi-collective). Il est encore constant que l’immeuble construit par la société ‘[Localité 10]’, habitation semi-collective de trois étages, l’a été conformément au permis de construire qui lui a été délivré.
Il convient de relever que nul n’est assuré de conserver son environnement, en terme de vue et d’ensoleillement, dès lors que le plan local d’urbanisme permet des constructions susceptibles de le remettre en question. Ce n’est que s’il peut être démontré que la perte d’ensoleillement ou de vue est significative et présente un caractère anormal par rapport aux inconvénients normaux du voisinage qu’une indemnisation peut être envisagée, même si par ailleurs l’immeuble est conforme aux règles d’urbanisme applicables.
La cour relève que :
– la maison des époux [K] ne se trouvait pas, avant la construction de l’immeuble voisin, en pleine campagne éloignée de toute forme d’habitation ;
– la construction et les caractéristiques de l’immeuble édifié par la société ‘[Localité 10]’ n’ont rien d’anormal par rapport à la zone où se trouve le bâtiment ;
– les propres photographies produites par les époux [K] (pièces 12 ,13, 17, 18) montrent que, depuis leur terrasse dans une position proche de l’immeuble voisin, il existe une vue sur les montagnes avoisinantes ; il en est de même s’agissant de la vue depuis la chambre et le séjour (pièce n°19) ;
– les photographies reproduites en page 11 du rapport versé par les époux [K] (pièce 2) ne permettent pas de démontrer l’étendue de la perte de vue ou d’ensoleillement ; en effet seule la première ligne de ces photographies (niveau rez-de-jardin depuis la terrasse) offre un comparatif entre la situation avant et après construction et confirme les images produites par ailleurs en ce que, si la vue est moindre, elle n’est pas inexistante ;
– aucun élément concret ne vient démontrer la perte d’ensoleillement et encore moins son caractère anormal.
C’est donc très justement que le tribunal a jugé que ‘la construction du bien immobilier litigieux par la SSCV et les désagréments qui en découlent en terme de perte de vue et éventuellement d’ensoleillement ne caractérisent pas, en l’espèce, un trouble anormal de voisinage’.
Le jugement déféré sera donc confirmé sur ce point.
Sur la perte d’intimité
Il résulte de l’étude des photographies produites aux débats par les époux [K] que la construction litigieuse offre une vue sur leur jardin, leur piscine et leur maison via, au dernier étage, une terrasse et de grande baies vitrées et, via une terrasse, au deuxième étage (pièces n°12 et 13). Une autre image, indiquée comme prise depuis le premier étage de l’immeuble litigieux (pièce n°14) offre une vue parfaitement dégagée sur une partie de la piscine, sur la terrasse et sur les pièces de la maison au rez-de-chaussée comme à l’étage. Les photographies en page 6 du rapport (pièce n°2) viennent corroborer ces constats. Elles montrent en effet, depuis l’intérieur des pièces de la maison des époux [K], que les terrasses du deuxième et troisième étage de l’immeuble, ainsi que les baies vitrées du troisième sont parfaitement visibles. Cela démontre que, nécessairement, la vue depuis l’immeuble donne directement dans la maison (pièce de vie et chambres) outre qu’elle donne déjà sur la piscine et la terrasse. A cet égard, la prétendue illicéité de la construction de la piscine est indifférente quant à la caractérisation du trouble anormal du voisinage.
Ainsi, quand bien même la société ‘[Localité 10]’ verse des photographies montrant notamment au troisième étage, un dispositif de grillage et de plantes destiné à briser la vue depuis la terrasse (pièce n°3et n°4) rien ne permet de dire, ainsi que l’a justement relevé le tribunal, que ces solutions sont pérennes, étant entendu que les images ne permettent pas non plus de voir si une personne debout sur la terrasse ne dispose pas malgré tout de la vue plongeante sur la piscine, la terrasse et la maison voisines.
En conséquence, il existe bien une perte d’intimité due à la construction litigieuse. Celle-ci présente un caractère anormal en raison de l’importance des vues offertes sur la propriété des époux [K], spécialement sur des lieux d’intimité plus particulière (chambre, piscine).
C’est donc à bon droit que le tribunal a retenu l’existence d’un trouble anormal du voisinage dans la perte d’intimité. Le jugement déféré sera confirmé sur ce point.
Sur l’indemnisation du préjudice
Les époux [K] estiment que leur préjudice, fixé à 120 000 euros (10 % de la valeur de leur bien) par le tribunal, a été sous-estimé. Ils souhaitent, se fondant sur le rapport d’expertise qu’ils produisent, que soient intégrées non seulement la perte d’intimité mais encore la perte de vue et d’ensoleillement et que le préjudice soit fixé à 20% de la valeur du bien soit 244 000 euros.
Il convient de relever que la cour ne retient pas la caractère anormal du trouble dans la perte de vue et d’ensoleillement. Par ailleurs, il ne saurait être tenu compte du chiffrage fait dans le rapport d’expertise. En effet d’une part, ce rapport n’a pas été établi au contradictoire de la société ‘[Localité 10]’. D’autre part, il s’agit d’un document établi en 2016 qui ne saurait refléter la valeur actuelle du bien.
En outre, la cour considère que le préjudice né de la perte d’intimité entraîne des répercussions dans la vie quotidienne des occupants de la maison et dans leur jouissance paisible du bien. Il ne peut donc pas s’analyser en perte de valeur du bien mais doit l’être comme un trouble à la jouissance du bien. Au regard des éléments produits, notamment les photographies permettant de mesurer l’importance de la vue offerte depuis l’immeuble bâti sur la propriété des époux [K], la cour estime que le préjudice subi sera intégralement réparé par l’allocation d’une somme de 70 000 euros. Le jugement déféré sera réformé en ce sens.
Sur la demande concernant les frais d’expertise
Il convient de relever que les époux [K] ont engagé de leur propre initiative une expertise privée et non contradictoire laquelle n’a pas servi de base à la décision sur la plupart des points discutés. En conséquence, il n’y a pas lieu de faire supporter par la société ‘[Localité 10]’ le coût de cette expertise. Les époux [K] seront déboutés de leur demande à ce titre.
Sur les dépens et les demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile
La société ‘[Localité 10]’, qui succombe en principal, sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel conformément aux dispositions de l’article 696 du code de procédure civile. Elle sera corrélativement déboutée de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile comme n’en remplissant pas les conditions d’octroi.
Il n’est pas inéquitable de faire supporter par la société ‘[Localité 10]’ partie des frais irrépétibles exposés par M. [C] [K] et Mme [O] [S] en première instance et en cause d’appel. Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu’il a condamné la société ‘[Localité 10]’ à leur payer la somme globale de 4 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Elle sera condamnée, au même titre en cause d’appel à leur verser la somme globale de 4 500 euros.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par décision contradictoire,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions sauf en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts,
Statuant à nouveau sur ce point,
Condamne la société ‘[Localité 10]’ à verser à M. [C] [K] et Mme [O] [S] la somme de 70 000 euros en réparation du trouble anormal du voisinage,
Y ajoutant,
Déboute M. [C] [K] et Mme [O] [S] de leur demande de remboursement des frais d’expertise,
Condamne la société ‘[Localité 10]’ aux dépens d’appel,
Déboute la société ‘[Localité 10]’ de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société ‘[Localité 10]’ à verser à M. [C] [K] et Mme [O] [S] la somme globale de 4 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel.
Ainsi prononcé publiquement le 09 mars 2023 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.
La Greffière La Présidente