Tirer des oeuvres originales de bronzes : l’affaire Rodin
Tirer des oeuvres originales de bronzes : l’affaire Rodin
Ce point juridique est utile ?

Le droit de reproduction ne permet pas de tirer des oeuvres originales, les tirages en bronzes numérotés relèvent du droit de divulgation et les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir de supports matériels tels des modèles en plâtre ou en terre cuite constituent des exemplaires originaux mais à la condition qu’elles soient issues de modèles réalisés de la main de l’artiste, portant ainsi l’empreinte de sa personnalité.

La succession d’un collectionneur d’art (en litige contre le Musée Rodin) était bien en droit de réaliser des copies originales de certaines sculptures de l’artiste. Par dévolution successorale, le droit de reproduction sur les marbres acquis en 1908 par le collectionneur a également été transmis aux héritiers de ce dernier.

Toutefois, si des tirages en bronze peuvent être réalisés à partir de marbres, bien que considérés par Rodin comme des oeuvres achevées, c’est à la condition également que les empreintes soient prises par l’auteur lui-même, ce qui n’est pas le cas en l’espèce dès lors que les héritiers ont fait réaliser eux-mêmes les éditions en bronze par prise d’empreintes directes sur les marbres. Aucun élément ne permet d’affirmer que Rodin a autorisé la fonte des bronzes à partir des cinq statues originales en marbre en cause.

En conséquence, les bronzes réalisés par les héritiers du collectionneur ne peuvent être qualifiés dl’oeuvres originales.

Pour rappel, l’oeuvre de Rodin appartient au domaine public depuis 1982 et que musée Rodin n’est dorénavant titulaire que du droit moral de l’auteur. La présentation par la succession du collectionneur des reproductions en bronze comme des tirages susceptibles d’être attribués à Rodin porte atteinte au droit moral de l’auteur dont est investi le musée

Pour rappel, selon l’arrêt Hsiung (cass 1ère ch. civ 22 mai 2019) dont la solution est transposable en l’espèce, « il est de jurisprudence constante ( 1ère civ., 18 mars 1986 (‘) ) que les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisées par le sculpteur personnellement doivent être considérées comme ll’oeuvre elle-même émanant de la main de l’artiste ; en effet, par leur exécution même, ces supports matériels, dans lesquels ll’oeuvre s’incorpore et qui en assure la divulgation, porte l’empreinte de la personnalité de l’auteur ; dès lors, dans la limite de douze exemplaires, exemplaires numérotés et épreuves d’artiste confondus, ils constituent des exemplaires originaux et se distinguent d’une simple reproduction ; il en résulte que les tirages en bronze numérotés ne relèvent pas du droit de reproduction ».

Nos conseils :

1. Il est recommandé de vérifier attentivement les clauses des contrats de vente et les accords conclus entre les parties pour déterminer les droits de reproduction des oeuvres d’art en question, notamment avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 avril 1910.

2. Il est recommandé de se référer à la jurisprudence pertinente, telle que l’arrêt Hsiung, pour déterminer si les reproductions en bronze peuvent être considérées comme des exemplaires originaux et si le droit de divulgation a été respecté.

3. Il est recommandé de faire preuve de prudence dans la présentation des reproductions en bronze comme des exemplaires originaux, afin de ne pas porter atteinte au droit moral de l’auteur et d’éviter tout risque de litige ultérieur.

Résumé de l’affaire

L’affaire concerne un litige entre M. T et le Musée 5 concernant des sculptures en bronze attribuées à l’artiste B. Le tribunal judiciaire de Paris a initialement déclaré irrecevable la demande de M. T et rejeté les demandes en dommages et intérêts. M. T a interjeté appel et demande à la cour de reconnaître que les sculptures en marbre acquises par N.A avant 1910 ont été légalement reproduites en bronze, et que les sculptures en bronze appartenant à M. T sont des éditions originales de B. Le Musée 5 conteste ces arguments et demande des dommages et intérêts à M. T. Les parties demandent également des frais et dépens.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

17 mai 2024
Cour d’appel de Paris
RG n° 22/12118
Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 2

ARRÊT DU 17 MAI 2024

(n°57, 10 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : n° RG 22/12118 – n° Portalis 35L7-V-B7G-CGBSJ

Décision déférée à la Cour : jugement du 24 mai 2022 – Tribunal Judiciaire de PARIS – 3ème chambre 3ème section – RG n°19/03671

APPELANT

M. [J] [T]

Né le 20 mai 1931 à [Localité 3]

De nationalité israëlienne

Retraité

Demeurant [Adresse 1]

Représenté par Me Luca DE MARIA de la SELARL PELLERIN – DE MARIA – GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque L 0018

Assisté de Me Antoine CADEO DE ITURBIDE plaidant pour l’AARPI BEKERMAN – CADEO, avocat au barreau de PARIS, toque B 1212

INTIME

MUSEE [5]

Etablissement public national à caractère administratif, pris en la personne de sa directrice, Mme [G] [M], conservatrice générale du patrimoine, domiciliée en cette qualité au siège social situé

[Adresse 2]

[Adresse 2]

[Adresse 2]

Représenté par Me Jean-Claude CHEVILLER, avocat au barreau de PARIS, toque D 945

Assisté de Me Régis CUSINBERCHE, avocat au barreau de PARIS, toque A 008

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 28 février 2024, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Véronique RENARD, Présidente, chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport, en présence de Mme Laurence LEHMANN, Conseillère

Mmes Véronique RENARD et Laurence LEHMANN ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Véronique RENARD, Présidente

Mme Laurence LEHMANN, Conseillère

Mme Agnès MARCADE, Conseillère

Greffière lors des débats : Mme Carole TREJAUT

ARRET :

Contradictoire

Par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile

Signé par Mme Véronique RENARD, Présidente, et par Mme Carole TREJAUT, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

Vu le jugement contradictoire rendu le 24 mai 2022 par le tribunal judiciaire de Paris qui a :

– déclaré irrecevable la demande de M. [T] tendant à voir juger que ses sculptures en bronze sont des « éditions légitimes d’épreuves originales en bronze de [B] »,

– rejeté sa demande en dommages et intérêts,

– rejeté les demandes reconventionnelles du musée [5] en dommages et intérêts et publication du jugement,

– laissé à chaque partie la charge des dépens qu’elle a exposés,

Vu l’appel interjeté le 28 juin 2022 par M. [T],

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 6 décembre 2023 par M. [T], appelant et intimé incident, qui demande à la cour de  :

-infirmer le jugement attaqué en date du 24 mai 2022 en ce qu’il a déclaré irrecevable la demande de M. [T] et rejeté l’ensemble des demandes en dommage et intérêts et au titre de l’article 700 formulées par M. [T],

Et statuant à nouveau :

-déclarer les demandes de M. [T] recevables et bien fondées,

– juger que les sculptures en marbre d'[I] [B], à savoir La Mort d’Athènes, Le Christ et la Madeleine, La Naissance de Vénus, la Mort d’Alceste, Le Rêve ont bien été acquises par [N] [A] avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 avril 1910, si bien que ces acquisitions sont soumises à la règle de droit selon laquelle l’acheteur d’un support dl’oeuvre acquiert la pleine et absolue propriété des marbres ainsi que l’ensemble des droits patrimoniaux d’auteur, sauf si une réserve expresse est entrée dans le champ contractuel,

– juger qu’en l’absence de stipulation contraire, l’ensemble des droits patrimoniaux d’auteur de ces sculptures en marbre, ont été cédés par [I] [B] à [N] [A], dès l’acceptation des deux commandes d'[N] [A] le 17 décembre 1905 et le 5 novembre 1908 par [I] [B],

– juger qu'[N] [A] et ses ayants-droits sont contractuellement titulaires de l’ensemble des droits patrimoniaux d’auteur des sculptures en marbre acquises auprès d'[I] [B],

– juger que conformément à la pratique d'[I] [B] et du Musée [5], [N] [A] et ses ayants-droits, agissant comme ayant-cause particulier d'[I] [B], étaient en droit de reproduire en bronze chacune des oeuvres acquises avant 1910 et d’en réaliser des tirages originaux,

-juger que les éditions en bronze réalisées par ayant-cause particulier d'[I] [B] à partir de modèle en marbre ne peut porter atteinte au droit moral d'[I] [B] dans la mesure où la pratique continue et prouvée d'[I] [B] était de transposer ses sculptures déjà divulguées du marbre au bronze,

– juger que les cinq sculptures en bronze appartenant à M. [T], à savoir, La Mort d’Athènes, Le Christ et la Madeleine, la naissance de Vénus, La Mort d’Alceste, Le Rêve, sont des éditions originales en bronze de [B],

– juger que le musée [5] ne parvient pas à démontrer la volonté d'[I] [B] de ne pas divulguer les cinq sculptures en bronze appartenant à M. [T], à savoir, La Mort d’Athènes, Le Christ et la Madeleine, la naissance de Vénus, La Mort d’Alceste, Le Rêve,

– juger que le musée [5] qui qualifie les cinq bronzes de M. [T], de « surmoulages de marbre » ainsi que de « reproductions » et persiste dans son refus d’approuver leur qualité d’éditions originales commet une faute constitutive d’un abus,

En conséquence :

– condamner le musée [5] à payer à M. [T] la somme de 30 000 000 euros à titre de dommages et intérêts correspondant au préjudice lié au manque à gagner de M. [T], sauf pour le musée [5] dans le mois du jugement à intervenir (sic) à reconnaître l’originalité des bronzes au sens des disposition du code de la propriété intellectuelle et de l’article 71 de l’annexe III du code général des impôts et du décret n°81-255 du 3 mars 1981 sur la répression des fraudes en matière de transactions dl’oeuvres d’art et d’objets de collection,

– condamner le musée [5] à payer à M. [T] la somme de 100 000 euros au titre de dommages et intérêts correspondant au préjudice moral lié au revirement de position du musée [5] sur la qualification de ses bronzes,

– débouter le musée [5] de toutes ses demandes,

– condamner le musée [5] à payer la somme de 20 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner le musée [5] aux entiers dépens,

– juger que, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile, Me Cadeo De Iturbide pourra recouvrer directement les frais dont il a fait l’avance sans en avoir reçu provision,

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 18 janvier 2024 par le Musée [5], établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministre chargé de la culture, intimé et appelant incident, qui demande à la cour de :

– confirmer le jugement en ce qu’il a :

– déclaré irrecevable la demande de M. [T] tendant à voir juger que ces sculptures en bronze sont des « éditions légitimes d’épreuve originale en bronze de [B] »,

– rejeté sa demande de dommages et intérêts,

– infirmer le jugement en ce qu’il a :

– rejeté les demandes reconventionnelles du musée [5] en dommages et intérêts et publication du jugement,

– laissé à chaque partie la charge des dépens qu’elle a exposé et rejeté les demandes formées au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– recevoir le musée [5] en son appel incident,

– juger que la communication de ll’oeuvre au public par l’artiste ne le prive pas du droit de réaliser, en sa qualité de titulaire du droit de divulgation, des bronzes originaux,

– débouter M. [T] de l’ensemble de ses demandes,

A titre reconventionnel,

– condamner M. [T] à verser au musée [5] la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts,

– ordonner la publication du dispositif du jugement (sic) dans 5 journaux ou revues au choix du musée [5] et au frais de M. [T] dans la limite de 4 000 euros HT par insertion et sous astreinte de 200 euros par jour de retard, à compter d’un délai de 8 jours après la notification de l’arrêt à intervenir,

– condamner M. [T] à verser au musée [5] la somme de 30 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner M. [T] aux entiers dépens,

– juger que conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile, Me Cusinberche pourra recouvrer directement les frais dont il a fait l’avance sans en avoir reçu provision,

Vu l’ordonnance de clôture rendue le 1er février 2024,

SUR CE,

Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.

Il sera simplement rappelé que M. [T] reproche au musée [5] de ne pas reconnaître que cinq sculptures en bronze dont il est propriétaire sont des éditions originales d'[I] [B]. Il demande qu’elles soient « jugées » comme telles et réclame au musée des dommages intérêts pour les préjudices qu’il estime subir à cet égard . Le musée [5] considère quant à lui qu’en essayant de vendre ses sculptures en bronze comme des originaux, M. [T] lui cause un préjudice économique et porte atteinte au droit moral de l’auteur dont il est investi.

M. [T] indique avoir acquis les cinq bronzes litigieux désignés comme étant « La Mort d’Athènes », « Le Christ et la Madeleine », « La Naissance de Vénus », « La Mort d’Alceste », et « Le Rêve » le 28 octobre 1969 de [C] [E], qui lui aurait indiqué qu’ils avaient été réalisés avec l’autorisation d'[I] [B] à partir du moulage de cinq sculptures en marbre acquises auprès du sculpteur par son grand-père [N] [A] en 1905 et 1908.

Après un premier échange en 2011 avec un conservateur du musée [5] sur la portée de l’accord conclu en 1905 entre [I] [B] et [N] [A] sur le nombre d`exemplaires en marbre autorisés, M. [T] a fait exposer en 2015 les bronzes litigieux dans un musée de [Localité 4] où se trouvaient des marbres de la collection [A]. Il indique qu’après avoir obtenu un avis favorable d’une spécialiste de ll’oeuvre de [B], Mme [D], il a demandé au musée [5] de lui confirmer la légitimité et l’originalité des dits bronzes, ce que le musée a refusé, estimant, par courrier du 9 juillet 2018, que le sculpteur s’était réservé les droits de reproduction et que les bronzes, réalisés par  surmoulages,  devaient être considérés comme des reproductions et non comme des éditions originales.

A la suite d’un courrier du 12 septembre 2018 resté sans réponse par lequel M. [T] a, par l’intermédiaire de son conseil, indiqué au musée [5] les raisons qui selon lui devaient conduire celui-ci à revenir sur sa position, M. [T] a, selon acte d’huissier de justice du 19 mars 2019, fait assigner le musée [5] devant le tribunal de grande instance de Paris, devenu tribunal judiciaire de Paris, aux fins de voir dire que ses sculptures sont des éditions légitimes d’épreuves originales en bronze de [B] et obtenir des dommages et intérêts.

C’est dans ce contexte qu’a été rendu le jugement dont appel.

A titre liminaire il convient de considérer que les mentions dans le dispositif des écritures des parties tendant à voir la cour ‘juger’ ne constituent pas des prétentions au sens des articles 4 et 5 du code de procédure civile mais un résumé des moyens invoqués à l’appui de leurs demandes et qu’il n’y a pas lieu de statuer sur celles-ci.

Sur la recevabilité des demandes de M. [T]

M. [T] sollicite l’infirmation du jugement qui a considéré que sa demande tendant à voir juger que les sculptures en cause sont des éditions légitimes d’épreuve originale en bronze de [B] était irrecevable au motif qu’une telle demande constitue une action déclaratoire non prévue par la loi et non justifiée en l’espèce, et fait valoir qu’il a un intérêt actuel et légitime à agir.

Le musée [5] sollicite quant à lui la confirmation du jugement sur ce point sans toutefois soulever de fin de non- recevoir au sens du code de procédure civile.

Pour autant, conformément aux articles 30 et 31 du code de procédure civile, l’action en justice est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé.

En l’espèce, M. [T] demande la condamnation du musée [5] pour abus de droit qui serait constitué par le refus de reconnaître le caractère original des cinq bronzes en cause en dépit de l’engagement contractuel pris par [I] [B]. L’appelant a donc un intérêt légitime et actuel au succès de sa prétention élevée contre le musée [5], et ce même si celle-ci impose que soit tranchée au préalable la question de la qualification dl’oeuvres originales ou non desdits bronzes.

Il en résulte que la demande de M. [T] tendant à voir juger que les sculptures en cause sont des éditions légitimes d’épreuve originale en bronze de [B] est recevable et que le jugement qui en a décidé autrement doit être infirmé de ce chef.

Sur le droit de reproduction des oeuvres vendues à [N] [A]

Le présent litige concerne cinq bronzes fondus à la cire perdue, par prise directe sur des marbres cédés par [I] [B] à [N] [A] en 1905 et 1908. La première commande du 17 décembre 1905 a concerné les oeuvres La Mort d’Athènes et Le Christ et la Madeleine et la seconde du 5 novembre 1908 les oeuvres La Naissance de Vénus, la Mort d’Alceste et Le Rêve.

Se prévalant du droit positif antérieur à la loi du 9 avril 1910, l’appelant soutient qu’il n’existe aucune réserve non équivoque d'[I] [B] dans les accords conclus avec [N] [A] quant au droit de reproduction, ni aucune preuve ou même indice permettant d’exclure les droits de reproduction du champ contractuel, qui auraient été consentis et acceptés par les deux parties à la convention. Il demande donc à la cour de dire qu'[N] [A] et ses ayants droit pouvaient reproduire en bronze chacune des oeuvres acquises avant 1910 et réaliser ainsi des tirages originaux.

Selon le musée [5], le droit de reproduction des sculptures en cause n’a pas été transmis à [N] [A] ni pour la commande de 1905 ni pour celle de 1908 eu égard à la pratique habituelle de [B] de se réserver le droit de reproduction, laquelle était connue d'[N] [A].

Il est constant qu'[N] [A] a acquis les marbres de [B] avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 avril 1910 (fixée au 11 avril 1910) qui a instauré une présomption légale selon laquelle « l’aliénation d’une oeuvre d’art n’entraîne pas, à moins de convention contraire, l’aliénation du droit de reproduction ». Selon le droit positif antérieur, « la vente, faite sans aucune réserve, transmet à l’acquéreur la pleine et absolue propriété de la chose vendue avec tous les accessoires, avec tous les droits et avantages qui s’y rattachent ou en dépendent » (cass ch. réunies, 27 mai 1842).

Il convient donc en l’espèce de rechercher si les ventes de marbres intervenues en 1905 et 1908 entre [I] [B] et [N] [A] contenaient des réserves quant à la transmission à l’acquéreur du droit de reproduction des oeuvres vendues.

S’agissant des marbres acquis en 1905, [N] [A] écrivait le 17 décembre 1905 à [I] [B] concernant trois oeuvres commandées à ce dernier, dont « La Mort d’Athènes » et « Le Christ et la Madeleine », dans une lettre autographe signée par lui, dont la traduction n’est pas contestée : « (‘) Conformément à notre accord, pour les trois oeuvres citées précédemment, vous ne pouvez réaliser ou faire réaliser, directement ou indirectement, que deux exemplaires de chaque oeuvre, soit respectivement une oeuvre pour moi et une pour vous, de sorte que, mes oeuvres mises à part, il ne peut et ne doit exister dans le monde respectivement qu’une seule autre oeuvre. Vous voudrez bien me confirmer ceci expressément car j’attache la plus grande importance au fait que les oeuvres que je vous ai achetées à cette condition n’existent qu’en un seul exemplaire dans le monde ». (souligné par [N] [A]).

Il résulte de l’ouvrage « [B], les marbres de la Collection [A], A. [D], éd. Musée [5], 1996 p. 150 » que l’enveloppe contenant cette lettre adressée par [A] à [B] le 17 décembre 1905 a été annotée au recto par un secrétaire de [B] le 22 décembre suivant et comportait la mention suivante « Très important (‘) J’accepte ces conditions pour les 3 oeuvres = 50.000 francs. Au retour de Mr. [V], j’écrirai lettre plus détaillée et donnerai renseignements pour artistes italiens (…) ».

Le musée [5] ne peut utilement soutenir que cette annotation n’émane que de la main d’un secrétaire de [B] et ne comporte pas la signature de ce dernier ni qu’aucune « lettre plus détaillée » n’a suivi dès lors, d’une part, que le vendeur des oeuvres en cause était bien [I] [B] et, d’autre part, que l’acceptation est parfaitement claire, aucun élément ne permettant d’affirmer que les détails annoncés dans une lettre future concernaient la vente réalisée.

Dans son courrier du 17 décembre 1905, [N] [A] ne fait référence à aucun matériau, il n’exprime qu’une seule exigence à propos des marbres qu’il a acquis et demande que chacun d’eux ne puisse faire l’objet par [B] que d’une seule réplique originale. De plus, par courrier du 28 octobre 1906 [A] a indiqué à [B] qu’il ne pouvait pas céder ses droits sur « Le Christ en Croix » et « La Madeleine », parce que « je le souhaite de le recevoir bientôt », ce qui ne peut se réduire au souhait d’être livré au plus vite en dehors d’éléments supplémentaires en ce sens.

Il n’existe donc aucune réserve exprimée par le cédant, en l’occurrence [B], ni exception au principe selon lequel la cession des droits de reproduction est réputée accompagner la cession d’une oeuvre d’art avant la loi de 1910, [B] ayant au contraire consenti à la cession de la pleine et absolue propriété de la chose vendue avec tous les accessoires, droits et avantages qui s’y rattachent ou en dépendent, dont le droit de reproduction considéré comme un accessoire destiné à servir à l’usage de la chose vendue.

Par dévolution successorale, ces droits sur les marbres acquis en 1905 ont été transmis aux héritiers d'[N] [A].

Les parties s’accordent à considérer que les marbres acquis en 1908 par [N] [A] ( soit « La Naissance de Vénus », « La Mort d’Alceste » et « Le Rêve ») sont ceux concernés par une lettre de commande du 5 novembre 1908 désignant quatre oeuvres comme étant : « Vénus, Mercure ‘ , Rivière ‘ , Psyché » tel que rapporté dans l’ouvrage « [B], les marbres de la collection [A], A. [D], éd. Musée [5], 1996, p 162 » (pièce 5 de l’appelant). Cette commande a été effectuée sans aucune restriction ni de la part d'[I] [B] ni de celle d'[N] [A], de sorte que ce dernier en a acquis la pleine et absolue propriété ainsi que le droit de reproduction, accessoire destiné à servir à l’usage de la chose vendue. A cet égard, le musée [5] ne peut utilement se référer aux donations faites par le sculpteur à l’Etat français en 1916 qui n’a pas concerné les oeuvres en cause dans le cadre du présent litige, ni à la pratique de [B] envers d’autres acquéreurs dont la connaissance vraisemblable par [A] ne permet pas plus de démontrer la volonté du sculpteur de se réserver les droits de reproduction de ses oeuvres ou l’acceptation de cette volonté par [N] [A]. Enfin, l’absence de remise du modèle en plâtre n’est pas plus pertinente à ce titre.

En conséquence, par dévolution successorale, le droit de reproduction sur les marbres acquis en 1908 par [N] [A] a également été transmis aux héritiers de ce dernier.

Sur le caractère original des oeuvres détenues par M. [T]

M. [T] indique que « vraisemblablement »  à la suite du décès d'[N] [A]  en 1926, ou peut-être même avant (mais sans apporter aucun élément en ce sens), faisant usage du droit de reproduction transmis avec les marbres, la famille [A] a réalisé des épreuves en bronze à la cire perdue à partir d’empreintes directes sur leurs marbres et soutient que les bronzes dont il est devenu propriétaire sont des originaux. Il fait valoir en substance que le matériau de ll’oeuvre première ne suffit pas à caractériser l’intention du sculpteur et que l’application du régime juridique antérieur à 1910 laisse présumer que [A] a reçu l’autorisation de l’auteur pour réaliser des fontes posthumes, qu’il est notoire que [B] utilisait des marbres pour éditer des bronzes, tout comme le musée [5], que les bronzes sont fidèles aux marbres comme en témoigne l’exposition de novembre 2015 au musée [A]-Bornemisza de Madrid, que ces bronzes répondent en tous points aux critères permettant de les qualifier d’originaux (tirage limité à un seul exemplaire, modèle déjà divulgué et empreint de la personnalité de l’auteur, disposition des droits patrimoniaux d’auteur pour réaliser ces éditions en bronze). Il ajoute qu’aucun des attributs du droit moral ne peut être invoqué par le musée [5] sur les bronzes litigieux et notamment le droit de divulgation dès lors que ll’oeuvre a déjà été divulguée du vivant d'[I] [B], que la jurisprudence Hsiung invoquée par l’intimé ne peut être transposée au cas d’espèce, que dès lors et en application de la jurisprudence de 1842, [N] [A] disposait de la pleine et absolue propriété de ses marbres ainsi que l’ensemble des droits patrimoniaux d’auteur y afférent, autorisant ses héritiers à réaliser des éditions originales en bronze des marbres déjà divulgués par le sculpteur.

Le musée [5] soutient au contraire que les héritiers [A] n’étant pas titulaires du droit de divulgation dont relèvent les tirages de bronze numérotés originaux, n’avaient aucun droit de réaliser des éditions originales, que le tirage de bronzes originaux ne peut être réalisé qu’à partir des modèles réalisés par le sculpteur personnellement de sorte que les sculptures réalisées par la famille [A], obtenues par surmoulage, ne peuvent être qualifiées d’originales.

Il a été dit que les héritiers du baron [A] étaient titulaires du droit de reproduction sur les marbres acquis en 1905 et en 1908 par [N] [A].

Selon l’arrêt Hsiung (cass 1ère ch. civ 22 mai 2019) dont la solution est transposable en l’espèce, « il est de jurisprudence constante ( 1ère civ., 18 mars 1986 (‘) ) que les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisées par le sculpteur personnellement doivent être considérées comme ll’oeuvre elle-même émanant de la main de l’artiste ; en effet, par leur exécution même, ces supports matériels, dans lesquels ll’oeuvre s’incorpore et qui en assure la divulgation, porte l’empreinte de la personnalité de l’auteur ; dès lors, dans la limite de douze exemplaires, exemplaires numérotés et épreuves d’artiste confondus, ils constituent des exemplaires originaux et se distinguent d’une simple reproduction ; il en résulte que les tirages en bronze numérotés ne relèvent pas du droit de reproduction ».

Autrement dit, le droit de reproduction ne permet pas de tirer des oeuvres originales, les tirages en bronzes numérotés relèvent du droit de divulgation et les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir de supports matériels tels des modèles en plâtre ou en terre cuite constituent des exemplaires originaux mais à la condition qu’elles soient issues de modèles réalisés de la main de l’artiste, portant ainsi l’empreinte de sa personnalité.

Et s’il n’est pas contesté en l’espèce que les oeuvres de [B] ont été divulguées, c’est-à-dire révélées au public, pour autant le droit de divulgation qui habilite son titulaire à tirer des originaux (dans la limite de douze exemplaires, exemplaires numérotés et épreuves d’artistes confondus) subsiste, de sorte que M. [T] ne peut utilement soutenir que [B] a épuisé le droit de divulgation en livrant les sculptures en marbre à [N] [A].

S’il n’est finalement pas contesté par le musée [5] que des tirages en bronze peuvent être réalisés à partir de marbres, bien que considérés par [B] comme des oeuvres achevées, c’est à la condition également que les empreintes soient prises par l’auteur lui-même, ce qui n’est pas le cas en l’espèce dès lors que les héritiers [A] ont fait réaliser eux-mêmes les éditions en bronze par prise d’empreintes directes sur les marbres. Et contrairement à ce qu’indique la comtesse [E], petite fille d'[N] [A], dans le contrat de vente passé avec M. [T] le 28 octobre 1969, aucun élément ne permet d’affirmer que [B] a autorisé la fonte des bronzes à partir des cinq statues originales en marbre en cause.

En conséquence, les bronzes réalisés par les héritiers [A] ne peuvent être qualifiés dl’oeuvres originales d'[N] [B].

Sur le comportement abusif du musée [5]

Il résulte des motifs sus-énoncés que M. [T] ne peut reprocher au musée [5] un abus de droit pour avoir refusé de considérer les cinq bronzes litigieux comme des exemplaires originaux, étant ajouté que seul l’objet du litige en détermine la solution et que les développements de l’appelant consacrés à la reconnaissance du caractère original par le musée [5] dl’oeuvres étrangères à la cause sont inopérants.

Par ailleurs il convient de rappeler que ll’oeuvre de [B] appartient au domaine public depuis 1982 et que le musée [5] n’est dorénavant titulaire que du droit moral de l’auteur. A ce titre ce dernier indique en page 63 de ses dernières écritures devant la cour ne pas s’opposer à la divulgation des cinq reproductions en bronze en cause, mais seulement à ce que ces reproductions soient présentées comme des exemplaires originaux.

En conséquence, aucun abus de droit moral par le musée [5] n’est caractérisé et la demande indemnitaire de M. [T] pour préjudice économique résultant d’un manque à gagner, arrondie à 30 000 000 d’euros devant la cour, ne peut prospérer, pas plus que celle relative à un préjudice moral qui résulterait d’un comportement vexatoire du musée.

Sur les demandes incidentes du musée [5]

Le musée [5] sollicite l’infirmation du jugement en ce qu’il a rejeté sa demande reconventionnelle en dommages intérêts et publication et réitère devant la cour sa demande de dommages intérêts à hauteur de 50 000 euros ainsi que sa demande de publication du dispositif du jugement (sic), aux frais de M. [T] et sous astreinte.

S’agissant du préjudice économique invoqué, la seule affirmation selon laquelle le décret 93-163 du 2 février 1993 relatif au musée [5] prévoit en son article 2-5 que le musée « procède ou fait procéder, sous son contrôle à des éditions originales de bronzes tirés à partir des moules ou des modèles en place figurant dans les collections » ne caractérise pas un tel préjudice actuel et certain.

En revanche, la présentation par M. [T] des reproductions en bronze comme des tirages susceptibles d’être attribués à [B] porte atteinte au droit moral de l’auteur dont est investi le musée [5]. La demande de dommages intérêts qui n’est justifiée par aucun élément doit cependant être rejetée et le préjudice subi par l’intimé sera intégralement réparé par la publication du dispositif, non pas du jugement mais du présent arrêt dans les conditions définies ci-après au dispositif. Le jugement sera infirmé de ce chef.

Sur les autres demandes

Les dispositions du jugement relatives au remboursement des frais irrépétibles seront confirmées, celles relatives aux dépens seront infirmées et M. [T] sera condamné aux entiers dépens de première instance et d’appel.

Enfin le musée [5] a dû engager en appel des frais non compris dans les dépens qu’il serait inéquitable de laisser en totalité à sa charge. Il y a lieu en conséquence de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile dans la mesure qui sera précisée au dispositif du présent arrêt.

PAR CES MOTIFS

Infirme le jugement dont appel sauf en ce qu’il a rejeté la demande en dommages et intérêts de M. [T], rejeté les demandes reconventionnelles du musée [5] en dommages et intérêts et rejeté les demandes formées au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Déclare recevable la demande de M. [T] tendant à voir juger que ses sculptures en bronze sont des éditions légitimes d’épreuves originales en bronze de [B].

Au fond, l’a dit mal fondée.

Dit que la présentation par M. [T] des reproductions en bronze comme des tirages susceptibles d’être attribués à [B] porte atteinte au droit moral de l’auteur dont est investi le musée [5].

Ordonne, à titre de réparation de ce préjudice, la publication du dispositif du présent arrêt dans 2 journaux ou revues au choix du musée [5] et au frais de M. [T] dans la limite de 1 600 euros HT par insertion et sous astreinte de 200 euros par jour de retard passé un délai de 1 (un) mois après la signification du présent arrêt, ce pendant une période de six mois.

Condamne M. [T] à payer au musée [5] la somme de 15 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Rejette toutes demandes plus amples ou contraires.

Condamne M. [T] aux entiers dépens de première instance et d’appel.

La Greffière La Présidente


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