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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 4
ARRET DU 15 MARS 2023
(n° 56 , 38 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : 21/13481 – N° Portalis 35L7-V-B7F-CECSS
Décision déférée à la Cour : Jugement du 18 novembre 2019 – Tribunal de Commerce de PARIS 04 – RG n° 2017025159
Jugement du 31 mai 2021 – Tribunal de Commerce de PARIS 04 – RG n° 2017025159
APPELANTES
S.A.S. A.M.C. anciennement dénommée EMC DISTRIBUTION, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège,
immatriculée au RCS de CRETEIL sous le numéro 428 269 104
[Adresse 2]
[Localité 11]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Thibault RAYMOND, de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque L0099, avocat plaidant
S.A.S. DISTRIBUTION CASINO FRANCE sigle D.C.F. agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de SAINT-ETIENNE sous le numéro 428 268 023
[Adresse 1]
[Localité 7]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Thibault RAYMOND, de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque L0099, avocat plaidant
S.A.S. DISTRIBUTION FRANPRIX agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de CRETEIL sous le numéro 414 265 165
[Adresse 5]
[Localité 12]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Thibault RAYMOND, de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque L0099, avocat plaidant
S.N.C. DISTRIBUTION LEADER PRICE SNC sigle D.L.P. agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de CRETEIL sous le numéro 384 846 432
[Adresse 2]
[Localité 11]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Thibault RAYMOND, de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque L0099, avocat plaidant
S.A.R.L. INTERMARCHE CASINO ACHATS agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de PARIS sous le numéro 807 788 658
[Adresse 6]
[Localité 9]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Yann UTZSCHNEIDER et de Maître Arthur XXX du cabinet WHITE & CASE LLP, avocats au barreaux de PARIS, toque J002
S.A.S. MONOPRIX agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de NANTERRE sous le numéro 552 018 020
[Adresse 4]
[Localité 10]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Thibault RAYMOND, de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque L0099, avocat plaidant
S.A.S. MONOPRIX EXPLOITATION, PAR ABREVIATION ‘MPX’ agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de NANTERRE sous le numéro 552 083 297
[Adresse 4]
[Localité 10]
Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477, avocat postulant
Assistée de Maître Thibault RAYMOND, de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque L0099, avocat plaidant
INTIME
Le MINISTRE DE L’ECONOMIE ET DES FINANCES représenté par Madame [C] [G], Directrice Générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes
[Adresse 3]
[Localité 8]
Représenté par Madame [H] [B], agent chargé du contentieux civil des pratiques restrictives de concurrence au sein de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, munie d’un pouvoir
Représenté par Monsieur [F] [D], inspecteur de la concurrence et de la répression des fraudes, en fonction au sein du Pôle C de la DRIEETS Île-de-France, muni d’un pouvoir
Représenté par Madame [J] [Z], inspectrice de la concurrence et de la répression des fraudes, en fonction au sein du Pôle C de la DRIEETS Île-de-France, munie d’un pouvoir
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 25 Janvier 2023, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Madame Brigitte BRUN-LALLEMAND, Première Présidente de chambre, et Monsieur Julien RICHAUD, Conseiller chargé du rapport.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame Brigitte BRUN-LALLEMAND, Première Présidente de chambre
Madame Sophie DEPELLEY, Conseillère
Monsieur Julien RICHAUD, Conseiller
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Monsieur Julien RICHAUD, conseiller, dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
Greffière, lors des débats : Madame Claudia CHRISTOPHE
ARRÊT :
– Contradictoire
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signé par Madame Brigitte BRUN-LALLEMAND, Première Présidente de chambre, et par Madame Claudia CHRISTOPHE, greffière, à laquelle la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
La SAS Achats Marchandises Casino (ci-après, “la SAS AMC”), anciennement dénommée EMC Distribution, est la centrale de référencement du groupe Casino. Celui-ci est dominé par sa société mère, la société Casino Guichard Perrachon, qui contrôle directement ou indirectement le sociétés suivantes (ci-après, ensemble, “les autres sociétés du groupe Casino”, ou, avec la SAS AMC, “les sociétés du groupe Casino”) :
– la SAS Monoprix, qui supervise la gestion des magasins à enseigne Monoprix ;
– la SAS Monoprix Exploitation, qui exploite les magasins à enseigne Monoprix ;
– la SAS Distribution Casino France, qui exploite les magasins à enseigne Géant (hypermarchés) et Casino (supermarchés) ;
– la SAS Distribution Franprix, qui exploite une partie des magasins à enseigne Franprix ;
– la SNC Distribution Leader Price, qui gère les magasins à enseigne Leader Price.
Dans un contexte de crise économique et de stagnation du pouvoir d’achat en France, les groupes Casino et Intermarché se sont, à l’instar d’autres enseignes de la grande distribution, rapprochés pour conserver un positionnement concurrentiel. Ainsi, la centrale d’achat du groupe Casino, alors EMC Distribution, et la SAS ITM Alimentaire International (ci-après, ” la SAS ITM “), groupement de commerçants indépendants exerçant une activité principale de distribution de produits alimentaires ou non à travers notamment les magasins à l’enseigne Intermarché, ont constitué le 11 novembre 2014 la SARL Intermarché Casino Achats (ci-après, ” la SARL Inca “) qui avait notamment pour mission de négocier à titre exclusif, au nom et pour le compte de ses sociétés-mères, les conditions d’achat des produits et la conclusion avec certains fournisseurs de la convention annuelle prévue par le droit français en application de l’article L 441-7 du code de commerce ainsi que ses éventuels avenants.
Dans le cadre de sa mission de régulation concurrentielle des marchés, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après, “la DGCCRF”) ainsi que, au niveau régional, les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (ci-après, “la Dirrecte”, devenue le 1er avril 2021 la Drieets), veillent à la préservation de la loyauté dans les relations commerciales. A cette fin, ses fonctionnaires, habilités à cet effet par le ministre chargé de l’économie au sens de l’article L 450-1 du code de commerce, enquêtent chaque année sur les pratiques de la grande distribution.
Ainsi, la DGCCRF a mené en 2016 une enquête destinée à vérifier que la création de la SARL Inca ne s’accompagnait pas de pratiques susceptibles de contrevenir aux dispositions du titre IV du livre IV du code de commerce et notamment à l’article L 442-6 I 2° du code de commerce.
Pour ce faire, elle a limité ses investigations au secteur “parfumerie-hygiène” et à treize fournisseurs (Unilever, L’Oréal, Procter & Gamble, Henkel, Reckitt Benckiser, SCA, Colgate, Beiersdorf, Johnson & Johnson, BIC, GlaxoSmithKline – GSK, Kimberly Clark et Edgewell) sur les soixante-quatre avec lesquels la SARL Inca avait négocié en 2015. Ses agents ont alors opéré sur le fondement de l’article L 450-3 du code de commerce des contrôles dans les locaux de la SARL Inca et de la SAS AMC les 30 mars et 17 juin 2016, et ont sollicité des informations complémentaires par courriers du 17 août 2016 puis à l’occasion d’un ultime rendez-vous les 11 et 12 janvier 2017. Parallèlement, ils ont adressé à chacun des treize fournisseurs une demande de communication d’informations identique, complétée en août 2016 puis soumise à leur validation en décembre 2016.
Expliquant que les propositions faites par la SARL Inca en mai 2015, sans élément nouveau survenu depuis la conclusion des contrats cadres le 1er mars 2015 et sans contrepartie, ainsi que les pressions exercées et mesures de rétorsion mises en oeuvre pendant la phase de négociation caractérisaient la tentative de soumission de chacun des treize fournisseurs à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce, le ministre chargé de l’économie a, par acte d’huissier signifié le 11 avril 2017, assigné la SAS ITM et la SARL Inca devant le tribunal de commerce de Paris.
Par jugement avant-dire droit du 18 novembre 2019, le tribunal de commerce de Paris a en particulier :
– débouté la SAS AMC et les autres sociétés du groupe Casino ainsi que la SARL Inca de leur exception de nullité de l’assignation et de “la procédure” ;
– débouté ces dernières de leur demande subsidiaire tendant à écarter des débats diverses pièces ;
– condamné in solidum ces sociétés à payer au ministre chargé de l’économie la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamné in solidum ces sociétés aux dépens de l’instance sur l’incident, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 90,21 euros.
Par jugement du 31 mai 2021, le tribunal de commerce de Paris a, avec exécution provisoire sur l’ensemble de ses dispositions exceptée la mesure de publication judiciaire :
– dit que la SAS AMC et les autres sociétés du groupe Casino ainsi que la SARL Inca avaient soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L 442-6 I 2° du code de commerce ;
– dit sans objet la demande du ministre chargé de l’économie tendant à la cessation des pratiques reprochées ;
– condamné in solidum ces dernières au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros ;
– condamné ces sociétés à une mesure de publication judiciaire ;
– débouté “les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires” ;
– condamné in solidum ces sociétés à payer au ministre chargé de l’économie la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamné la société INCA aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 168,57 euros.
Par déclaration reçue au greffe le 13 juillet 2021, la SAS AMC et les autres sociétés du groupe Casino ainsi que la SARL Inca ont interjeté appel de ces deux jugements.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 13 décembre 2022 et signifiées le même jour au ministre chargé de l’économie, la SARL Inca demande à la cour, au visa des articles L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version applicable en 2015, 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après, “la CESDH”) et de l’article 1er de son protocole additionnel n°1, ainsi que de la décision Carrefour c. France rendue par la Cour européenne des droits de l’Homme le 1er octobre 2019, des principes de l’égalité des armes, des droits de la défense, de loyauté dans l’administration de la preuve, de la présomption d’innocence, de proportionnalité et de la légalité des délits et des peines et de l’obligation d’impartialité :
– in limine litis et à titre principal :
* de juger que l’article 6 de la CESDH et le principe de l’égalité des armes sont applicables à la présente procédure ;
* de juger que la Direccte a manifestement violé son devoir de loyauté dans la recherche de la preuve ainsi que l’obligation d’impartialité qui lui incombe et le principe de la présomption d’innocence qui doit bénéficier à la SARL Inca ;
* en conséquence, d’infirmer le jugement avant-dire droit du 18 novembre 2019 des chefs suivants du dispositif :
– “déboute la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes visant à faire déclarer nulles l’assignation et la procédure ;
– “déboute la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes visant à écarter un certain nombre de pièces “.
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino à payer M. le Ministre de l’Economie et des Finances, in solidum, la somme de 5000 € au titre de l’article 700 du CPC ” ;
– “ordonne l’exécution provisoire” ;
– “déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires”, mais uniquement lorsqu’il déboute la SARL Inca, la SAS AMC et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes ;
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino, in solidum, aux dépens de l’instance sur l’incident, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 211, 77 € dont 35, 08 € de TVA ” ;
* statuant à nouveau, de :
– prononcer la nullité de la procédure et de l’assignation ;
– en conséquence, d’annuler ou d’infirmer en toutes ses dispositions le jugement du 31 mai 2021 ;
– si, par extraordinaire, la cour venait à considérer que la procédure n’est pas nulle, d’écarter les pièces suivantes méconnaissant le principe de loyauté dans l’administration de la preuve, l’obligation d’impartialité qui incombe à la Direccte ainsi que le principe de présomption d’innocence qui doit bénéficier à la SARL Inca Achats : 3.1 à 3.13, 4.1 à 4.13, 5.1 à 5.13, 6.1 à 6.10 et 7.1 à 7.11 ;
– au fond et à titre subsidiaire :
* d’infirmer le jugement du 31 mai 2021 des chefs suivants du dispositif :
– “dit que la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino ont soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L442-6-l-2° du code de commerce” ;
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros ” ;
– ” condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur leurs sites Internet respectifs durant un mois, et dans le quotidien Les Echos” ;
– “déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires”, mais uniquement lorsqu’il déboute la SARL Inca, la SAS AMC et les autres sociétés du groupe Casino de leurs demandes ;
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum à payer à M. le Ministre de l’Economie et des Finances, au titre de l’article 700 du CPC, la somme de 10 000 € ” ;
– “ordonne l’exécution provisoire, sauf pour les mesures de publication” ;
– “condamne la société Intermarché Casino Achats aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 78,36 € dont 12,85 € de TVA” ;
* statuant à nouveau :
– de juger que les pratiques visées par l’assignation du ministre chargé de l’économie du 11 juillet 2017 ne constituent pas une tentative de soumission à un déséquilibre significatif ;
– de déclarer irrecevables les demandes du ministre chargé de l’économie dans leur intégralité ;
– de juger que l’article L 442-6 I 2° du code de commerce n’est pas applicable ;
– si, par extraordinaire, la cour devait considérer que l’action du ministre chargé de l’économie n’est pas irrecevable en intégralité, de juger que son action est irrecevable et en tout cas mal fondée s’agissant des deux fournisseurs (Henkel et Reckitt) avec lesquels la SARL Inca a conclu un accord dont les clauses ne sont pas critiquées, et d’infirmer le jugement du 31 mai 2021 en ce qu’il a fait application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce pour ces deux fournisseurs ;
– au fond et à titre plus subsidiaire :
* d’infirmer le jugement du 31 mai 2021 des chefs suivants du dispositif :
– “dit que la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino ont soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L442-6-l-2° du code de commerce ;
– condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros ;
– condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur leurs sites Internet respectifs durant un mois, et dans le quotidien Les Echos ;
– déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires “, mais uniquement lorsqu’il déboute la SARL Inca, la SAS AMC et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes ;
– condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum à payer à M. le Ministre de l’Economie et des Finances, au titre de l’article 700 du CPC, la somme de 10 000 € ;
– ordonne l’exécution provisoire, sauf pour les mesures de publication ;
– condamne la société Intermarché Casino Achats aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 78,36 € dont 12,85 € de TVA” ;
* statuant à nouveau :
– de juger que le ministre chargé de l’économie ne rapporte pas la preuve de l’existence d’une soumission ou tentative de soumission permettant d’établir un quelconque déséquilibre significatif ;
– de juger que le ministre chargé de l’économie ne rapporte pas la preuve de l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ;
– de débouter le ministre chargé de l’économie de l’ensemble de ses demandes ;
– à titre très subsidiaire :
* d’infirmer le jugement du 31 mai 2021 des chefs suivants du dispositif :
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros ;
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur leurs sites Internet respectifs durant un mois, et dans le quotidien Les Echos” ;
* statuant à nouveau :
– de constater que la demande de condamnation in solidum des sociétés INCA Achats et Casino à une amende civile méconnait les principes constitutionnels de légalité, d’individualisation et de nécessité des peines ;
– de constater que la condamnation de la société INCA Achats à une amende civile d’un montant de deux millions d’euros contrevient au principe du non-cumul plafonné des peines ;
– d’infirmer totalement l’amende prononcée ;
– de débouter en toute hypothèse le ministre chargé de l’économie et des Finances de l’ensemble de ses demandes et prétentions ;
– à titre infiniment subsidiaire :
* d’infirmer le jugement du 31 mai 2021 des chefs suivants du dispositif :
– “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros ;
– condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur leurs sites Internet respectifs durant un mois, et dans le quotidien Les Echos” ;
* statuant à nouveau, de :
– juger que l’amende civile infligée à la SARL Inca n’a pas été motivée et est fondée sur une analyse erronée, et qu’elle est, en tout état de cause, disproportionnée ;
– réduire significativement l’amende civile prononcée et la ramener à de plus justes proportions ;
– juger que les mesures de publication prononcées notamment à l’encontre de la SARL Inca sont disproportionnées ;
– dire n’y avoir lieu à ordonner des mesures de publication ;
– débouter le ministre chargé de l’économie de toutes demandes plus amples ou contraires.
– en toute hypothèse, de :
* condamner le ministre chargé de l’économie à verser à la SARL Inca la somme de 20 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
* condamner le ministre chargé de l’économie aux dépens dont distraction au profit de la Selarl Lexavoue Paris-Versailles dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 2 novembre 2022 et signifiées le 7 novembre 2022 au ministre chargé de l’économie, la SAS AMC et les autres sociétés du groupe Casino demandent à la cour, au visa des articles 9 du code de procédure civile, 6 de la CESDH et L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version applicable en 2015 :
– d’annuler ou, à tout le moins, d’infirmer le jugement du tribunal de commerce de paris du 18 novembre 2019, en ce qu’il :
* “déboute la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes visant à écarter un certain nombre de pièces” ;
* “condamne la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino à payer M. le ministre de l’économie et des finances, in solidum, la somme de 5 000 € au titre de l’article 700 du CPC” ;
* “ordonne l’exécution provisoire” ;
* “déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires”, mais uniquement lorsqu’il déboute les sociétés du groupe Casino ainsi que la SARL Inca de leurs demandes ;
* “condamne la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino, in solidum, aux dépens de l’instance sur l’incident, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 211,77 € dont 35,08 € de TVA” ;
– et, statuant à nouveau :
* d’écarter les pièces adverses suivantes méconnaissant le principe de loyauté dans l’administration de la preuve, l’obligation d’impartialité qui incombe à la Direccte ainsi que le principe de présomption d’innocence qui doit bénéficier aux sociétés du groupe Casino : les pièces adverses n° 03.01 à 03.13, 04.01 à 04.13, 05.01 à 05.13, 06.01 à 06.10 et 07.01 à 07.11 ;
* débouter le ministre chargé de l’économie de l’intégralité de ses demandes ;
– d’annuler ou, à tout le moins, infirmer le jugement du tribunal de commerce de paris du 31 mai 2021 en ce qu’il a débouté la SARL Inca et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes de voir juger le ministre chargé de l’économie irrecevable en ses demandes et de le voir condamné à verser aux sociétés Inca et Casino une indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile, et en ce qu’il :
* “dit que la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino ont soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L 442-6 l 2° du code de commerce” ;
* “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros” ;
* “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur leurs sites internet respectifs durant un mois, et dans le quotidien Les Echos” ;
* “déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires”, mais uniquement lorsqu’il déboute la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes ;
* “condamne la société Intermarché Casino Achats et les six sociétés du groupe Casino in solidum à payer à M. le ministre de l’économie et des finances, au titre de l’article 700 du CPC, la somme de 10 000 € ” ;
* “ordonne l’exécution provisoire, sauf pour les mesures de publication ” ;
* “condamne la société Intermarché Casino Achats aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 78,36 € dont 12,85 € de TVA” ;
– et, statuant à nouveau, de :
* déclarer irrecevables les demandes du ministre chargé de l’économie ;
* à défaut, juger que les pratiques visées dans l’assignation du ministre du 11 juillet 2017 ne rentrent pas dans le champ d’application des dispositions de l’article L 442 6 I 2° du code de commerce tel qu’applicable à l’époque des faits ;
* en conséquence, débouter le ministre chargé de l’économie de l’intégralité de ses demandes ;
– et, en tout état de cause, y ajoutant, de condamner le ministre chargé de l’économie à verser aux sociétés du groupe Casino la somme de 25 000 euros chacune au titre l’article 700 du code de procédure civile et de le condamner aux entiers dépens et frais, dont distraction au profit de la Selarl Lexavoue Paris-Versailles.
En réplique, dans ses dernières conclusions notifiées le 9 décembre 2022, le ministre chargé de l’économie demande à la cour, au visa des articles L 442-6 du code de commerce et 6 de la CESDH, de :
– confirmer le jugement avant dire droit du tribunal de commerce de Paris du 18 novembre 2019 en ce qu’il a :
* débouté la SARL Inca et les sociétés du groupe Casino de leurs demandes visant à faire déclarer nulles l’assignation et la procédure ;
* débouté les sociétés du groupe Casino et la SARL Inca de leurs demandes visant à écarter un certain nombre de pièces ;
* ordonné aux défenderesses de conclure au fond, au plus tard pour le 24 janvier 2020 et renvoyé l’affaire au 24 janvier 2020 (15ème Ch. 14 h) pour dépôt des conclusions ;
* condamné les sociétés du groupe Casino et la SARL Inca à payer au ministre chargé de l’économie, in solidum, la somme de 5000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
* ordonné l’exécution provisoire ;
* débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
* condamné la SAS ITM et la SARL Inca in solidum aux dépens de l’instance sur l’incident, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 90,21 euros dont 14,82 euros de TVA ;
-confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 31 mai 2021 en ce qu’il a :
* dit que les sociétés du groupe Casino et la SARL Inca ont soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L 442-6-I-2° du code de commerce ;
* dit sans objet la demande du ministre chargé de l’économie visant à voir condamner les sociétés Inca et les sociétés du groupe Casino à cesser les pratiques reprochées ;
* condamné les sociétés Inca et les sociétés du groupe Casino in solidum au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros ;
* condamné les sociétés Inca et les sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif dudit jugement sur leurs sites internet respectifs durant un mois, ainsi que dans le quotidien Les Echos ;
* débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
* condamné les sociétés Inca et les sociétés du groupe Casino in solidum à payer au ministre, au titre de l’article 700 du code de procédure civile, la somme de 10 000 euros ;
* ordonné l’exécution provisoire, sauf pour les mesures de publication ;
* condamné la SARL Inca aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 168,57 euros dont 27,67 euros de TVA ;
– en tout état de cause, débouter les sociétés du groupe Casino et la SARL Inca de l’ensemble de leurs demandes, y compris celles formulées au titre des articles 699 et 700 du code de procédure civile.
Conformément à l’article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie aux décisions entreprises et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 10 janvier 2023. Le ministre chargé de l’économie étant représenté conformément aux articles L 490-8 et R 490-2 du code de commerce, l’arrêt sera contradictoire en application de l’article 467 du code de procédure civile.
1°) Sur l’exception de nullité et la recevabilité des pièces
Moyens des parties
Au soutien de leur exception de nullité, les sociétés du groupe Casino exposent que l’action du ministre chargé de l’économie relève de la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH au regard tant de la qualification des pratiques dénoncées et de la sévérité de la sanction que de l’importance des pouvoirs d’enquête mis en oeuvre. Elles prétendent, invoquant également l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 (ci-après, “la DDHC”), que le tribunal de commerce a écarté à tort l’application des principes de loyauté dans la recherche de la preuve, d’impartialité et de neutralité dans la conduite de l’enquête et de la présomption d’innocence qui régissent sans aménagement l’article L 442-6 I 2° du code de commerce et à la procédure d’enquête précédant l’assignation. Elles ajoutent que les procédés des agents de la DGCCRF ont irrémédiablement violé leurs droits, ces derniers ayant, dans le cadre d’une procédure inquisitoire créant un déséquilibre significatif à leur détriment et par des questions orientées postulant leur culpabilité, provoqué des réponses pour conforter leurs accusations sans justification factuelle. Elles en déduisent la nullité de la procédure et, subsidiairement, l’irrecevabilité des pièces 3.1 à 3.13, 4.1 à 4.13, 5.1 à 5.13, 6.1 à 6.10 et 7.1 à 7.11 du ministre chargé de l’économie, ou à défaut leur absence de force probante.
La SARL Inca développe des moyens identiques sous l’angle de la violation du principe de loyauté dans l’administration de la preuve et du principe de la présomption d’innocence en précisant que l’application de l’article 6 de la CESDH sous son volet pénal emporte application des règles de procédure pénale au litige. Elle explique ainsi, pour illustrer la déloyauté, l’atteinte à la présomption d’innocence et la partialité qu’elle allègue, que :
– la première demande du 3 juin 2016, exploratoire au regard de son objet, comporte des termes lui imputant avant toute investigation un comportement unilatéral rapidement qualifié de “potentiellement répréhensible” ;
– la demande d’informations complémentaire du 3 août 2016 ne permet aucune réponse spontanée des fournisseurs et les induit en erreur sur l’objet de la validation sollicitée ;
– les auditions de fournisseurs de décembre 2016 sont à nouveau contraintes, les enquêteurs imposant aux fournisseurs des réponses types destinées à confirmer leurs “conclusions d’enquête”, alors que celle-ci était toujours en cours.
Elle en déduit que les agissements des enquêteurs ont irrémédiablement vicié l’ensemble de la procédure et entraînent la nullité de l’enquête ainsi que de tous les actes subséquents et, subsidiairement, que les pièces produites sont dépourvues de force probante.
En réponse, le ministre chargé de l’économie ne conteste pas l’application des principes tirés de l’article 6 de la CESDH à la procédure mais souligne la nécessité de les adapter à la nature civile de l’action, qui n’est pas purement répressive et est régie par les règles du code de procédure civile et non du code de procédure pénale. Il ajoute que la première partie de l’enquête, faite du recueil des déclarations et des documents des fournisseurs, n’est pas critiquée et que la méthodologie adoptée, forme des questions comprises, est transparente et loyale, les agents, qui n’ont manifesté ni déloyauté ni partialité, cherchant nécessairement au cours de l’enquête à corroborer les résultats de leurs investigations et les fournisseurs entendus demeurant libres de leurs réponses.
En application de l’article 6 “Droit à un procès équitable” de la CESDH :
“1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle [‘].
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience”.
a) Sur la nullité de l’assignation
Les appelantes déduisent la nullité de “la procédure” et de l’assignation de la violation des principes applicables à la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH au cours de l’enquête menée par les agents de la DGCCRF. Mais, ainsi que le rappelle systématiquement la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après, “la CEDH”), la notion “d’accusation en matière pénale”, qui est entendue dans une conception matérielle et non formelle (CEDH, 27 février 1980, Deweer c. Belgique, n° 6903/75, §44), est autonome (CEDH, 26 mars 1982, Adolf c. Autriche, n° 8269/78, §30). Ainsi, l’appartenance à la ” matière pénale ” est déterminée sans égard décisif pour les catégories de droit interne qui ne constituent qu’un critère pertinent de qualification, et ne vaut que pour l’application de la Convention : l’examen du litige sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH, qui est toujours global et opéré à l’aune de l’équité (” principe clé ” selon CEDH, 10 juillet 2012, Gregacevic c. Croatie, n° 58331/09, §49), n’implique pas l’application des règles nationales de droit pénal et de procédure pénale.
Or, en droit interne, l’action du ministre chargé de l’économie exercée sur le fondement de l’article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits est de nature civile (en ce sens, Com. 18 octobre 2011, n° 10-28.005 qui valide la qualification d’action en responsabilité quasi délictuelle) et est soumise aux règles du code de procédure civile. Et, conformément à ces dernières, l’assignation, acte de procédure, ne peut être annulée que pour des vices de forme ou de fond au sens des articles 112 et suivants du code de procédure civile. Pourtant, les appelantes n’articulent aucun moyen en ce sens.
Même en suivant leur raisonnement et en retenant la réalité d’une déloyauté ou d’une atteinte aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH dans son volet pénal violant irrémédiablement leur droit à un procès équitable, l’enquête, qui ne constitue qu’un mode de recueil des preuves, n’est pas le support nécessaire de l’assignation, la nullité de la première, à supposer que le juge civil puisse la prononcer, n’emportant pas celle de la seconde. Et, l’absence de preuves qui en résulterait, soit à raison de leur irrecevabilité soit faute pour elles d’être aptes à emporter la conviction du juge, n’est pas une cause de nullité de l’acte introductif d’instance mais un moyen de défense au fond conduisant au rejet des prétentions qu’il contient.
En conséquence, l’exception de nullité de l’assignation est infondée et le jugement avant-dire droit du tribunal de commerce de Paris du 18 novembre 2019 sera confirmé sur ce point.
b) Sur la recevabilité des pièces produites par le ministre chargé de l’économie
A titre liminaire, la cour constate que les appelantes ne reprennent pas dans leurs dernières écritures les moyens soulevés devant le tribunal de commerce relatifs à la régularité de la communication de ses pièces par le ministre chargé de l’économie et le respect à ce titre du principe de la contradiction. Ceux-ci sont réputés abandonnés au sens de l’article 954 du code de procédure civile.
– Sur l’examen du litige sous l’angle de l’article 6 de la CESDH en son volet pénal
A titre liminaire, la cour rappelle qu’elle n’est pas juge de la constitutionnalité des lois, même à travers leur mise en oeuvre concrète, et qu’elle ne peut mobiliser juridiquement les principes issus de la DDHC qui font partie intégrante du bloc de constitutionnalité (CConst., 27 décembre 1973, n° 73-51 DC). Si ce n’est pour affirmer le haut degré de reconnaissance d’une norme pour souligner symboliquement sa valeur et apprécier sa pleine portée, le juge judiciaire ne peut appliquer directement ces principes généraux aux litiges qui lui sont soumis, son habilitation légale en la matière étant circonscrite par les articles 126-1 et suivants du code de procédure civile qui ne sont pas en débat. Les moyens des appelantes, qui n’invoquent aucune réserve d’interprétation exploitable, sont ainsi inopérants sous cette qualification. Ce constat, fait pour l’application de l’article 9 de la DDHC vaudra pour celle de ses articles 7 et 8 invoqués infra pour la détermination des imputabilités et l’appréciation de l’amende civile.
L’action introduite par le ministre chargé de l’économie sur le fondement de l’article L 442-6 III du code de commerce, action autonome de protection du fonctionnement du marché et de la concurrence (en ce sens, Com., 8 juillet 2008, n° 07-16.761), a pour objet la défense de l’ordre public économique français par la répression des pratiques restrictives de concurrence qu’il mentionne et, ainsi que l’a précisé le Conseil constitutionnel (décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011), le rétablissement de l’équilibre des rapports entre partenaires commerciaux, ce dernier objectif constituant le motif d’intérêt général fondant la limitation de la liberté d’entreprendre. Il dispose, sur le fondement des articles L 450-1 et suivants du code de commerce, de moyens d’enquête importants que la Cour de justice de l’Union européenne a qualifiés de moyens exorbitants par rapport au droit commun pour l’application de l’article 1er du Règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 qui n’est pas en débat et ne constitue pas un critère d’application de l’article 6 de la CESDH mais est néanmoins éclairant sur la nature de la procédure en cause (CJUE, 22 décembre 2022, Galec, C-98/22, §26, la Cour y voyant, pour soustraire à l’action de la matière civile et commerciale et au regard de l’amende civile demandée, l’exercice de la puissance publique). Il est enfin le seul, avec le ministère public, à avoir qualité pour solliciter le prononcé d’une amende civile d’un montant élevé de 2 millions ou assis sur celui des sommes indument versées.
Ainsi, la CEDH (Carrefour c. France, 1er octobre 2019, 37858/14) a jugé que :
“40. La Cour rappelle à cet égard que la notion d’ “accusation en matière pénale”, telle que la conçoit l’article 6§1, est une notion autonome. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une telle accusation doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de “critères Engel” (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second, la nature même de l’infraction, et le troisième, le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale [‘]. Ces considérations valent aussi pour la notion de ” personne accusée d’une infraction ” à laquelle renvoie l’article 6§2 de la Convention [‘].
41. S’agissant des deux premiers de ces critères la Cour observe que, prévue par l’article L 442-6 du code de commerce, l’infraction dont il s’agit ne relève pas en droit interne du droit pénal. Elle observe toutefois également que le Conseil constitutionnel a précisé que l’amende civile instituée par cette disposition “a la nature d’une sanction pécuniaire” et que le principe de la personnalité des peines est applicable. Quant au troisième critère, la Cour relève la sévérité de la sanction encourue, puisqu’il s’agit d’une amende civile pouvant atteindre deux millions d’euros. Ces éléments confirment l’applicabilité de l’article 6 dans son volet pénal [‘], applicabilité que, du reste, le Gouvernement admet.
42. Au vu de ces considérations et à la lumière de sa jurisprudence consolidée en la matière, la Cour considère que l’article 6 de la Convention, dans son volet pénal, est applicable à l’amende civile à laquelle la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce “.
Il est dès lors acquis que, au regard des moyens d’enquête mis en oeuvre et du montant de l’amende demandée, dont le caractère civil est indifférent à raison de sa nature de sanction et de sa sévérité, l’action du ministre relève de la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH, les exigences d’équité du procès étant de ce fait plus strictes que sous le volet civil (CEDH, Moreira Ferreira c. Portugal, 11 juillet 2017, n° 19867/12, §67). Et, la CEDH envisage la procédure pénale comme un tout englobant la phase d’enquête (CEDH, Dvorski c. Croatie, 20 octobre 2015, n° 25703/11, §76 : ” la Cour rappelle que si l’article 6 a pour finalité principale, au pénal, d’assurer un procès équitable devant un “tribunal” compétent pour décider du “bien-fondé de l’accusation”, il n’en résulte pas qu’il se désintéresse des stades antérieurs à la phase de jugement. Ainsi, l’article 6 – surtout son paragraphe 3 – peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si et dans la mesure où son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès “). Aussi, les actes d’enquête querellés doivent également être appréciés sous l’angle de la ” matière pénale “.
Pour autant, ainsi qu’il a été dit, l’autonomie de cette qualification n’emporte pas application au litige et à l’examen de la recevabilité des éléments de preuve les règles internes de droit pénal et de procédure pénale. En outre, le jugement de l’affaire sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH ne se satisfait pas d’un examen isolé des violations alléguées mais commande une appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble pour apprécier l’impact effectif des premières sur le procès et sur l’appréciation portée par le tribunal au sens de l’article 6 de la CESDH.
Ainsi, la Cour a précisé la méthodologie pertinente en ces termes :
– CEDH, 9 novembre 2018, Beuze c. Belgique, n° 71409/10) :
“120. L’équité d’un procès pénal doit être assurée en toutes circonstances. Toutefois, la définition de la notion de procès équitable ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres à chaque affaire [‘]. Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6§1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable [‘].
121. Ainsi que la Cour l’a relevé à maintes reprises, le respect des exigences du procès équitable s’apprécie au cas par cas à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident, bien que l’on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce. Pour apprécier l’équité globale d’un procès, la Cour prend en compte, s’il y a lieu, les droits minimaux énumérés à l’article 6§3, qui montrent par des exemples ce qu’exige l’équité dans les situations procédurales qui se produisent couramment dans les affaires pénales [‘].
122. Ces droits minimaux garantis par l’article 6§3 ne sont toutefois pas des fins en soi : leur but intrinsèque est toujours de contribuer à préserver l’équité de la procédure pénale dans son ensemble [‘] ” ;
– CEDH, 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, n° 22978/05 164 : “Pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut aussi rechercher si les droits de la
défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre [‘]. A ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale [‘]”.
Elle avait antérieurement précisé l’absence d’incidence, au sens de l’article 6 de la CESDH, sur la recevabilité des preuves des violations alléguées en ces termes :
– CEDH, 12 juillet 1988, Schenk c. Suisse, n° 10862/84, §46 : ” Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève au premier chef du droit interne. La Cour ne saurait donc exclure par principe et in abstracto l’admissibilité d’une preuve recueillie de manière illégale, du genre de celle dont il s’agit. Il lui incombe seulement de rechercher si le procès [‘] a présenté dans l’ensemble un caractère équitable ” ;
– CEDH, 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, n° 22978/05 :
“162. La Cour rappelle [‘ qu’il] ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne [‘] ;
163. La Cour n’a donc pas pour tâche de se prononcer par principe sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve – par exemple des preuves obtenues de manière illégale au regard du droit interne. Il lui faut examiner si la procédure, y compris le mode d’obtention des preuves, fut équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’illégalité en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, la nature de cette violation [‘]”.
Il s’en déduit que, non seulement la violation d’un droit garanti par l’article 6 de la CESDH sous son volet pénal n’est pas de nature à fonder l’irrecevabilité des pièces affectées, ce point relevant exclusivement du droit interne, mais le constat d’une violation n’est pertinent que s’il est de nature à priver irrémédiablement les appelantes de leurs droits, appréciation qui porte également sur leur possibilité de débattre contradictoirement devant un tribunal indépendant et impartial, caractères qui ne sont pas en débat, de la pertinence et de la portée des différentes preuves qui leur sont opposées.
– Sur la loyauté de l’enquête
Les appelantes sollicitent l’irrecevabilité des pièces 3.1 à 3.13, 4.1 à 4.13, 5.1 à 5.13, 6.1 à 6.10 et 7.1 à 7.11 produites par le ministre chargé de l’économie mais critiquent l’intégralité de l’enquête. Elles invoquent pour ce faire, non la violation des dispositions des articles L 450-1 et suivants du code de commerce, mais une déloyauté, caractérisée notamment par une atteinte au principe de la présomption d’innocence et par l’obtention de réponses biaisées par la formulation orientée des questions.
Quoiqu’envisagée sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH, cette déloyauté doit être appréciée in concreto et en tenant compte du cadre juridique de l’enquête. A ce titre, ainsi qu’il ressort les travaux préparatoires de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, l’introduction de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce qui est ici en débat avait précisément pour objet de garantir un meilleur équilibre des relations commerciales au sein de la grande distribution au bénéfice des fournisseurs, considérés comme structurellement en situation défavorable en dépit de renversements des équilibres ponctuels. Ce type de relations, peu important que le déséquilibre se vérifie ou non en l’espèce puisqu’il s’agit d’apprécier le cadre contextuel et juridique de l’enquête, induit une appréciation plus souple des atteintes aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH en son volet pénal que dans le cadre d’une procédure correctionnelle ou criminelle, les enquêteurs pouvant être amenés à vaincre ou contourner la réticence des fournisseurs soucieux de ne pas déplaire à leurs partenaires commerciaux (analyse conforme à l’arrêt Beuze c. Belgique déjà cité et à l’arrêt CEDH, 17 janvier 2017, Habran et Dalem c. Belgique, 2017, n° 42000/11 et 49380/11, §96 qui rappelle que la Cour analyse chaque cas d’espèce en s’attachant à la procédure dans son ensemble, compte tenu des droits de la défense mais aussi de l’intérêt pour le public et les victimes à la répression effective de l’infraction en question et, au besoin, des droits des témoins).
Sur les demandes des 3 et 6 juin 2016
Par courriers des 3 et 6 juin 2016 (pièces 1.1 à 1.13 de l’intimé), les agents de la DGCCRF ont sollicité en des termes identiques treize fournisseurs liés à la SARL Inca en précisant que cette demande était ” adressée dans le cadre d’une enquête concernant les relations 2015 des sociétés EMC Distribution, IMT AI et INCAA avec leurs fournisseurs de la catégorie parfumerie/hygiène “.
Si la liste des pièces réclamées est effectivement importante, le caractère ” exploratoire ” de la demande, qui traduit au contraire des investigations ouvertes et non orientées, n’est pas de nature à caractériser une déloyauté quelconque ou une atteinte aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH sous son volet pénal.
En outre, au regard de l’objet de l’enquête qui tendait à établir la réalité ou l’inexistence d’une tentative de soumission ou d’une soumission à un déséquilibre significatif, et partant l’impossibilité de négocier les obligations constituant ce dernier, il ne peut être reproché aux enquêteurs d’avoir sollicité la communication d’éléments sur ” le montant des demandes additionnelles, demandé par la société INCAA, non prévues par la convention annuelle intervenues entre le 1er mars 2015 et le 29 février 2016 “, ainsi que sur ” les montants accordés ” par chaque fournisseur. Ce procédé, qui cible un des éléments constitutifs des pratiques restrictives sur lesquelles portaient les investigations pour limiter leur périmètre, n’induit en rien un préjugement de l’enquêteur sur la culpabilité des appelantes et, parfaitement transparent, ne recèle aucune déloyauté, la réalité des ” demandes ” étant quoi qu’il en soit établie non par la sollicitation mais, objectivement, par la remise de la pièce correspondante que le fournisseur est tenu de communiquer si elle existe conformément à l’article L 450-8 du code de commerce. De la même manière, il est évident que l’enquêteur qui analyse des pièces développe, sans pour autant vicier la procédure et manifester une partialité préjudiciable, une opinion sur les pratiques examinées et oriente ses recherches en conséquence, notamment pour les limiter aux victimes éventuelles, cette restriction étant d’ailleurs de nature à réduire l’atteinte à la réputation des distributeurs que l’enquête est susceptible de générer : la simple évocation dans les écritures du ministre chargé de l’économie de pratiques estimées ” potentiellement répréhensibles ” est ainsi sans conséquence.
Dès lors, les pièces 1.1 à 1.13 et les documents remis en réponse (pièces 2.1 à 2.13) ne sont pas critiquables et sont sans incidence sur les autres pièces.
Sur la demande d’informations complémentaires du 3 août 2016
S’il est exact que les tableaux standardisés communiqués aux fournisseurs le 3 août 2016 (pièces 3.1 à 3.13 de l’intimé) ne sont pas de nature à favoriser une réponse spontanée de ces derniers, ceux-ci sont avant tout destinés à permettre, non pas tant la confirmation des conclusions de l’enquête par les fournisseurs, appréciation de peu d’intérêt pour le juge qui se prononcera sur les pièces effectivement communiquées et non sur l’analyse d’un tiers qui ne le liera pas, mais la transmission de documents complémentaires nécessaires au parachèvement des investigations dont les agents peuvent exploiter les résultats provisoires pour les présenter aux personnes entendues. Et, les pièces remises en réponse (pièces 4.1 à 4.13 et 5.1 à 5.13 de l’intimé) révèlent que les tableaux ont été très diversement renseignés par les fournisseurs, dont les appelantes soulignent l’appartenance à des grands groupes multinationaux et l’aptitude à saisir les enjeux de la procédure. Certains se contentent d’une confirmation succincte par reprise des éléments préremplis par l’administration (pièces 5.6 et 5.7, 5.9, 5.10 et 5.12 de l’intimé) quand d’autres y ajoutent de nombreuses précisions et rectifications (pièces 5.1 à 5.5, 5.8, 5.11 et 5.13), signe que chacune des personnes interrogées, particulièrement averties, conservait, et le plus souvent exerçait explicitement, sa liberté de réponse en dépit du cadre contraint posé par l’administration. Dans ce contexte, le glissement opéré sur le sens de la première demande, identifié par un fournisseur (pièce 5.3), n’est pas déterminant.
Aussi, ce procédé, à nouveau transparent, ne recèle aucune déloyauté, y compris par le truchement d’une atteinte au principe de la présomption d’innocence, et les pièces remises en réponse ne sont pas critiquables de ce chef (pièces 6 et suivantes qui comportent parfois des doublons avec les pièces 4 et suivantes).
Sur les auditions de décembre 2016
Alors que l’enquête était très avancée, notamment grâce à l’étude des différentes pièces recueillies, les agents de la DGCCRF ont auditionné fin décembre 2016 les différents fournisseurs impliqués en soumettant une nouvelle fois leur analyse à leur confirmation (pièces 7.1 à 7.11). Outre le fait que ce procédé n’est pas en soi condamnable puisque les affirmations des enquêteurs, qui s’appuient sur leur lecture d’éléments objectifs issus de leurs investigations, et les réponses des fournisseurs sont clairement distinguées, ces derniers ont à nouveau manifesté leur aptitude à répondre librement, parfois en contredisant leur interlocuteur (pièce 7.3) ou en soulignant leur incapacité à commenter les indications soumises à leur appréciation (pièces 7.1, 7.4 et 7.7 – qui révèlent que cette faculté était exercée y compris quand le fournisseur se contentait par ailleurs de confirmations sèches -, et 7.5).
Aussi, les réponses étaient librement données et la transparence du procédé, qui permet un débat contradictoire utile devant le juge sur sa pertinence et ses implications concrètes, est exclusive de la déloyauté alléguée.
– Sur l’appréciation globale des atteintes alléguées et la recevabilité des pièces
Alors que l’absence de déloyauté et d’atteintes aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH sous son volet pénal pour chaque acte d’enquête pris isolément fonde le rejet de la demande tendant à voir écartées certaines pièces présentée par la SAS ITM et la SARL Inca, la nature même des vices invoqués, à les supposer établis, n’est pas de nature à affecter l’équité de la procédure dans son ensemble, atteinte qui est d’ailleurs affirmée sans jamais être étayée par les appelantes.
En effet, les éventuels biais introduits et orientations suscitées par la méthodologie employée sont, en raison de leur totale transparence et de l’absence de toute manoeuvre dissimulée, soumis au libre débat contradictoire devant le tribunal de commerce puis devant la cour, les appelantes demeurant libres de produire toute pièce susceptible de contredire
les déclarations des fournisseurs et les documents qu’ils ont communiqués. Or, le principe de l’égalité des armes, élément de la notion plus large de procès équitable qui est étroitement lié au principe du contradictoire (CEDH, 19 septembre 2017, Regner c. République tchèque, 35289/11, §146), s’entend d’un ” juste équilibre ” entre les droits des parties et vaut aussi bien au civil qu’au pénal. L’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause et ses preuves dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de ” net désavantage ” par rapport à son adversaire (même arrêt, §72). Ce principe est ici préservé par l’application, devant la juridiction de jugement, des règles probatoires issues de l’article 9 du code de procédure civile et de l’article L 450-2 du code de commerce, qui rappelle que les procès-verbaux des agents ne font foi que jusqu’à preuve contraire, ainsi que par les principes dispositif et de la contradiction définis par les articles 1, 4, 5, 12 et 16 du code de procédure civile.
Dès lors, en admettant leur réalité, les atteintes alléguées ne sont pas irrémédiables et n’affectent pas l’équité de la procédure dans son ensemble.
Et, sur un plan strictement interne, la cour relève que le vice intrinsèque d’un mode de preuve emporte habituellement son incapacité à emporter la conviction du juge, son irrecevabilité n’étant envisagée que quand ce dernier est décisif en ce qu’il prive par sa nature et sa gravité la partie à qui la preuve est opposée de toute possibilité ultérieure de la contester utilement. C’est le sens des décisions citées par les parties relatives aux témoignages anonymes fondant exclusivement une condamnation (Com., 11 mai 2022, n° 19-22.242, ou, pour des clients mystères rémunérés dont le comportement était de nature à provoquer une faute, Com., 10 novembre 2021, n° 20-14.669 et 20-14.670) et des arrêts de la CEDH sur les violations qui, par elles-mêmes, privent automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et violent l’article 6 (ces décisions étant rendues sur le fondement de l’article 3 sur l’interdiction de la torture). C’est également la signification de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 décembre 2019 qui précise que le stratagème employé par un agent de l’autorité publique pour la constatation d’une infraction ou l’identification de ses auteurs ne constitue pas en soi une atteinte au principe de loyauté de la preuve, et que seul est proscrit le stratagème qui, par un contournement ou un détournement d’une règle de procédure, a pour objet ou pour effet de vicier la recherche de la preuve en portant atteinte à l’un des droits essentiels ou à l’une des garanties fondamentales de la personne suspectée ou poursuivie (Ass. Plén., 9 décembre 2019, n° 18-86.767).
Aussi, au regard de la nature des atteintes alléguées qui sont, à les supposer caractérisées, très éloignées des standards évoqués, l’irrecevabilité des pièces ne se justifie pas.
Enfin, le principe de neutralité rapidement évoqué n’a pas vocation à régir le litige puisqu’il implique la non-discrimination notamment en fonction de la race, des opinions ou activités politiques, syndicales, des convictions religieuses, philosophiques de l’agent, points qui ne sont pas en débat.
En conséquence, le jugement avant-dire droit du tribunal de commerce de Paris du 18 novembre 2019 sera confirmé en ce qu’il a rejeté les demandes de la SARL Inca et des sociétés du groupe Casino d’écartement des pièces 3.1 à 3.13, 4.1 à 4.13, 5.1 à 5.13, 6.1 à 6.10 et 7.1 à 7.11 produites par le ministre chargé de l’économie, certaines d’entre elles concernant quoi qu’il en soit des fournisseurs qui ne sont plus visés.
Enfin, la cour précise d’ores et déjà, les appelantes développant les mêmes moyens pour priver globalement ces pièces de toute force probante, que, faute de déloyauté prouvée, ces éléments ne sont pas privés par principe de pertinence probatoire. L’appréciation de leur cohérence interne et externe et de leur portée sera opérée in concreto à l’occasion de l’examen de la réalité de la tentative de soumission à un déséquilibre significatif.
2°) Sur la tentative de soumission à un déséquilibre significatif
Moyens des parties
Au soutien de son action, le ministre chargé de l’économie expose que le secteur de la distribution alimentaire se définit par une concentration élevée, proche de celle d’un oligopole, la SARL Inca, première alliance à l’achat de la grande distribution sur le marché français, détenant à elle seule 25,9 % des parts de marché en 2015, et que les fournisseurs concernés par la procédure, quoique d’importance, peuvent être facilement contraints d’accepter des pratiques nettement défavorables pour éviter d’être déréférencés. Il ajoute que ce déséquilibre structurel combiné aux mesures de pression déployées par les sociétés du groupe Casino et la SARL Inca caractérise la tentative de soumission par la proposition, peu après la négociation de mars 2015 et sans élément nouveau justifiant l’entrée en négociation, de nouvelles obligations sans aucune contrepartie effective. Il précise ainsi que des lettres de sous-performance et de déréférencement ont été adressées sans explication entre fin juin et mi-septembre à la quasi-totalité des fournisseurs, certains se voyant en outre imposer, signe que la rupture des pourparlers n’était pas libre, des arrêts de commande, la conclusion de contrats avec deux fournisseurs ne faisant de ce fait pas obstacle à la caractérisation de la tentative de soumission. Il souligne n’imputer aux appelantes qu’une tentative de soumission, indique que son appréciation commande de ne pas comparer les sommes demandées aux montants finalement payés, sauf à ne sanctionner que les tentatives qui ont porté leurs fruits, et soutient que l’analyse doit porter sur les demandes financières qui, au moment de leur présentation, ne comportaient aucune contrepartie. Il explique que ces dernières concernaient une obligation essentielle du contrat annuel pour 2015, le prix, peu important l’absence de formalisation contractuelle.
Le ministre chargé de l’économie explique par ailleurs que, en dépit de la création d’une entité juridique distincte, les centrales de référencement de chaque enseigne conservent une emprise sur les relations commerciales avec leurs fournisseurs puisque chacune d’elles détermine et transmet à la SARL Inca sa politique commerciale et applique le contrat cadre négocié, les sociétés du groupe Casino demeurant en charge du paiement des produits du fournisseur et facturant les prestations de service convenues. Il ajoute que la soumission recherchée n’était possible qu’à raison de l’intervention active des sociétés du groupe Casino qui a mis en oeuvre des mesures de pression et de rétorsion.
En réponse, la SARL Inca expose que le déséquilibre structurel, qui ne peut caractériser à lui seul l’impossibilité de négocier, n’est pas prouvé pour le secteur pertinent, les fournisseurs concernés, qui ont tous réalisés des résultats positifs en dégageant une part marginale de leurs chiffres d’affaires avec les sociétés du groupe Casino, étant tous des multinationales disposant de marques incontournables insusceptibles de déréférencement. Elle conteste être l’auteur des mesures de rétorsion et des menaces alléguées, quoiqu’il en soit conforme à l’évolution du marché et sans lien avec les discussions parallèles, son rôle se limitant contractuellement à la négociation des conditions commerciales et à la signature des conventions annuelles et de leurs éventuels avenants. Elle en déduit que toute condamnation à ce titre violerait les principes de la personnalité des peines et de la responsabilité du fait personnel. Elle explique qu’une négociation effective a été menée avec chaque fournisseur et que des contreparties ont été immédiatement proposées puis adaptées en cours du processus évolutif de négociation, des avenants non critiqués ayant d’ailleurs été conclus avec deux fournisseurs. Elle ajoute qu’à l’époque des faits, antérieurs à la loi n° 2019-359 du 24 avril 2019, il n’y avait pas lieu de caractériser un élément nouveau pour entrer en négociation et que la seule proposition d’investissements en cours d’année ne peut être considérée comme illicite, cette faculté étant d’ailleurs contractuellement prévue. Elle précise enfin que le tribunal a statué ultra petita en retenant une soumission du fournisseur SCA alors que seule sa tentative était invoquée.
Les sociétés du groupe Casino exposent que la tentative alléguée par le ministre chargé de l’économie ne concerne que la SARL Inca qui a agi en exécution d’un contrat de mandat exclusif et, rappelant que nul n’est punissable que de son propre fait, soulignent l’absence d’actes concrets qui leur sont directement et personnellement imputables. Elles invoquent la licéité des déréférencements pratiqués qui sont conformes à l’évolution globale du marché et contestent tout lien avec les négociations menées par la SARL Inca. Elles développent pour le surplus une argumentation en substance identique à celle de cette dernière en insistant sur l’équilibre des forces entre distributeurs et fournisseurs qui est exclusif par principe de toute soumission, la nécessité de négocier en cours d’année à raison de la ” guerre des prix ” relevée par l’Autorité de la concurrence, l’absence de preuve de l’impossibilité de négocier rapportée par le ministre chargé de l’économie ainsi que sur la réalité et la suffisance des contreparties proposées et parfois acceptées.
En application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
La caractérisation de cette pratique restrictive suppose ainsi la réunion de deux éléments : d’une part la soumission à des obligations, ou sa tentative, et d’autre part l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
A titre liminaire, la cour constate que, par jugement du 31 mai 2021, le tribunal de commerce de Paris a ” dit que la société Intermarché Casino Achats et les sociétés du groupe Casino [avaient] soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L 442-6-I-2° du code de commerce “. Il a ainsi rejeté les demandes du ministre chargé de l’économie pour les fournisseurs Unilever, Procter & Gamble, Colgate, Johnson & Johnson, GSK et Edgewell. A défaut d’appel incident au sens des articles 548 et 551 du code de procédure civile, le jugement est définitif sur ce point non dévolu à la connaissance de la cour.
La critique raisonnement du tribunal dans le tri opéré entre les fournisseurs, selon une approche par ailleurs concrète de la situation de chacun d’eux, n’est pas de nature, comme l’absence d’appel incident, à faire en soi obstacle au succès des prétentions du ministre chargé de l’économie.
Par ailleurs, la cour relève que, bien que saisi d’une demande relative à une tentative de soumission à un déséquilibre significatif, le tribunal a visé dans son dispositif la tentative de soumission ou la soumission. Alors que les motifs adoptés lors de l’analyse concrète de la situation de chaque fournisseur ne retiennent qu’une tentative, cette formulation, également reprise lors de l’appréciation de l’implication personnelle de chaque société du groupe Casino, est la stricte reproduction de l’alternative offerte par l’article L 442-6 2° du code de commerce. Elle ne modifie en rien l’objet jugé au sens des articles 4 et 5 du code de procédure civile. Ce moyen est d’autant moins pertinent que, à la supposer significative, cette variation n’implique pas un dépassement de l’objet du litige par le tribunal qui, conformément à l’article 12 du code de procédure civile, est tenu de restituer aux faits et actes juridiques leur exacte qualification : le fondement juridique de la prétention étant, comme la sanction sollicitée, identique, le tribunal n’aurait pas statué ultra petita au sens de l’article 5 du code de procédure civile mais, même en suivant le raisonnement des sociétés du groupe Casino, aurait retenu la qualification qui lui paraissait la plus adaptée. Seule l’inadéquation entre celle-ci et les faits auxquels elle s’applique serait cause d’infirmation.
a) Sur la tentative de soumission à des obligations
La soumission, ou sa tentative, implique la démonstration par tous moyens par le ministre chargé de l’économie, conformément à l’article 9 du code de procédure civile, de l’absence de négociation effective, ou de sa possibilité, des clauses ou obligations incriminées. Celle-ci, qui peut notamment être caractérisée par l’usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l’acceptation, ne peut se déduire de la seule structure d’ensemble du marché de la grande distribution, qui peut néanmoins constituer un indice de l’existence d’un rapport de forces déséquilibré se prêtant difficilement à des négociations véritables entre distributeurs et fournisseurs (en ce sens, Com. 20 novembre 2019, n° 18-12.823). L’appréciation de cette première condition est ainsi réalisée en considération du contexte matériel et économique de la conclusion proposée ou effective, l’insertion de clauses dans une convention type ou un contrat d’adhésion ou les conditions concrètes de souscription (en ce sens, Com. 6 avril 2022, n° 20-20.887) pouvant constituer des critères pertinents de la soumission ou de sa tentative.
En outre, l’article L 442-6 2° du code de commerce dans sa version applicable distingue soumission et tentative de soumission. L’interprétation de la loi, comme celle du contrat au sens de l’article 1191 du code civil, devant favoriser sa pleine effectivité, celle qui donne à cette distinction explicite son sens doit l’emporter sur celle qui ne lui en confère aucun. La répression de la seule tentative, qui s’entend de l’action par laquelle on s’efforce vainement d’obtenir un résultat, implique ainsi une analyse qui accorde une attention particulière à l’entrée en négociation prétendue. Cette appréciation est confortée par les travaux préparatoires de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 qui soulignent l’intérêt de cette différence, présentée comme une garantie supplémentaire, pour moraliser, dans un secteur présenté comme structurellement déséquilibré, les relations commerciales dès l’entrée en négociation et assurer sa loyauté. Cette notion fait écho à l’article 1112 du code civil, non applicable au litige, qui dispose que, si l’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres, ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi. Dans cette logique, la conclusion de contrats non critiqués en eux-mêmes par trois fournisseurs ou l’absence d’engagements finalement consentis par d’autres n’est pas à elle seule de nature à faire obstacle à la caractérisation d’une tentative de soumission. Néanmoins, ainsi que l’admet le ministre chargé de l’économie qui entend caractériser la tentative par référence à des menaces et des pressions exercées à distance des premières demandes, parfois à l’aube des négociations de l’année suivante, l’examen ne peut être circonscrit à cette phase précoce, trop resserrée pour permettre de déterminer la négociabilité des propositions formulées dans le cadre de processus de discussions habituellement tendus.
Par ailleurs, la tentative de soumission doit être appréciée en lien avec le dispositif de négociation annuelle prévu par l’article L 441-7 du code de commerce dans sa version applicable qui a été créé et modifié pour réduire les marges arrières et favoriser une véritable coopération commerciale à travers la globalisation de la négociation, dans un document ou un ensemble unique assurant sa traçabilité et permettant un contrôle effectif par l’administration, et sa concentration sur une période réduite ainsi que le précisent les travaux parlementaires de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, de la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 et de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014. Si le texte de la loi, comme ces derniers et chacun des contrats cadres (articles 2 et 3, partie D), n’exclut pas la possibilité d’une renégociation intercalaire conformément au droit commun des contrats et au principe de la liberté contractuelle, encore faut-il que celle-ci repose sur un motif concret, vérifiable et licite. De fait, si la condition relative à la mention de l’élément nouveau fondant la conclusion d’un avenant à la convention écrite visée désormais à l’article L 441-3 alinéa 1 du code de commerce n’a été consacrée que par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 inapplicable au litige, l’existence même de cet élément est inhérente au dispositif de négociation annuelle. C’est le sens de l’avis n° 09-09 de la Commission d’examen des pratiques commerciales (ci-après, “la CEPC”) du 16 septembre 2019 cité par les parties qui, à la question “Est-il légal de remettre en cause un contrat signé le 1er mars quelques jours seulement après sa signature ‘”, répond :
“Non, sauf si un élément nouveau ou une condition particulière nouvelle et significative le justifie. Le droit commun s’applique. Le contrat peut faire l’objet d’avenants en cours d’année, dès lors que l’équilibre commercial est préservé. Cette possibilité – qui n’est pas une renégociation totale du contrat – permet de tenir compte de la vie des affaires et de la réalité commerciale.
Une pratique consistant à signer un contrat avant le 1er mars pour respecter la loi, puis à remettre en cause ce contrat dans les jours suivants serait de toute évidence contraire à l’esprit de cette loi”.
Ainsi que le précise le rapport au Président de la République relatif à cette ordonnance, l’ajout de la mention de l’élément nouveau ” entérine ” cet avis : s’il n’est pas une condition formelle de la renégociation, il en est une condition matérielle et constitue quoi qu’il en soit un critère pertinent d’appréciation de la soumission ou de la tentative de soumission.
Enfin, si l’analyse de la contrepartie participe prioritairement de l’appréciation du déséquilibre significatif, celle de son existence, plutôt que de sa suffisance, demeure utile pour caractériser une éventuelle soumission ou tentative de soumission en ce que l’absence d’avantage attendu par le cocontractant ou de réciprocité des obligations est de nature à éclairer subjectivement, à raison de la dimension purement unilatérale de la démarche, une volonté d’assujettissement. Cette logique n’est pas étrangère à la définition de la négociation, et de ses prérequis, retenue par la CEPC dans son avis 16-5 du 14 janvier 2016 cité par la SARL Inca :
“La négociation est la recherche par les parties d’un accord sur la prestation à rendre. Cette négociation doit débuter par la remise [‘des] CGV au client afin d’avoir un point de départ à cette opération. Cette négociation doit également s’appuyer sur l’expression des besoins du client en matière de prestations de services.
A partir de ces préalables, les parties peuvent débuter la négociation afin d’arriver à un accord qui sera formalisé par un contrat”.
De fait, l’idée même d’une négociation présuppose d’emblée la prise en compte des besoins de l’interlocuteur et ainsi la détermination, même provisoire et sommaire, de contreparties identifiables et quantifiables dès l’entrée en pourparlers. En ce sens, l’absence de ces dernières est un indice pertinent de la soumission ou de sa tentative.
– Sur la structure du marché et le rapport de forces entre fournisseurs et distributeurs
Quoique le dispositif de lutte contre le déséquilibre significatif ait été spécifiquement pensé en considération d’un déséquilibre structurel en faveur de la grande de distribution et au détriment des fournisseurs, l’esprit de la loi ne fonde aucune présomption de fait, les travaux préparatoires successifs précisant d’ailleurs que le rapport de forces est parfois inversé selon la qualité des fournisseurs et la nature de leurs produits.
Aux termes de l’avis 15-A-06 de l’Autorité de la concurrence du 31 mars 2015 (pièce 24 de l’intimé), la SARL Inca, constituée notamment pour accroître la puissance d’achat de ses mandants, représentait en 2014 (en parts cumulées, le groupe Casino en possédant seul 11,5 %) 25,9 % des parts de marché dans le secteur de la distribution à dominante alimentaire, parts qui lui conféraient une position dominante au sein des quatre alliances ou enseignes qui captaient ensemble plus de 90 % des parts de marché (25,9 % pour Carrefour/Cora, 21,6 % pour Auchan/Système U et 19,9 % pour Leclerc) dans un contexte de progression du chiffre d’affaires des supermarchés et des hypermarchés (pièce 53 de l’intimé, pages 26 et suivantes).
Cette structuration du marché induit prima facie un déséquilibre net à la faveur de la SARL Inca et de sa mandante. Cette analyse est néanmoins tempérée par le pouvoir pour partie compensateur des fournisseurs. En effet, ces parts de marché concernent le secteur de la distribution à dominante alimentaire dans son ensemble alors que l’enquête ne porte que sur le secteur parfumerie/hygiène. Le poids de l’accord pour cette dernière catégorie est néanmoins estimé par l’Autorité de la concurrence supérieur au seuil de sécurité de 15 %, constat la conduisant à inviter les opérateurs à une vigilance particulière, ” la grande distribution à dominante alimentaire représent[ant] le principal débouché ” (pièce 22, §124 à 127), et modulant l’analyse qu’elle avait livrée dans sa décision 14-D-19 du 18 décembre 2014 citée par la SARL Inca selon laquelle la forte concentration de l’offre dans ce secteur, la régularité des cycles d’achat, la longue conservation des produits en cause et le caractère incontournable des marques des fabricants peu concurrencés par les marques de distributeurs relativisent fortement le pouvoir de négociation des distributeurs vis-à-vis des fournisseurs (§129 à 136). La portée de cette appréciation est d’autant plus réduite qu’elle portait sur des pratiques de 2003 à 2006, très antérieures aux accords de coopération de 2014.
Enfin, les difficultés économiques du groupe Casino sont évoquées en toute généralité mais ne sont étayées par aucune pièce pertinente, notamment comptable et financière. Outre le fait que l’insertion d’hyperliens dans des écritures n’est pas assimilable à une communication de pièce faute pour les supports ainsi accessibles d’être figés et de garantir que la version consultée sera identique pour les parties et la cour, des articles de presse sont très insuffisants pour établir la nature et la mesure des troubles économiques opposés. Il en est de même du communiqué qui relate le report des échéances et l’extension des plans de sauvegarde touchant des sociétés du ” groupe auquel apparient Casino ” (pièce 6) qui ne dit rien de la situation de ce dernier à l’époque des faits. La seule pièce plus précise, communiquée par le ministre chargé de l’économie (pièce 23 : communiqué sur les résultats annuels du groupe en 2015) révèle certes des difficultés anciennes mais souligne, en France durant le second semestre 2015, une ” accélération du redressement de l’activité “, des ” gains de parts de marché continus ” et une ” rentabilité en forte progression “. Aussi, la situation économique spécifique des sociétés du groupe Casino n’est pas de nature à modifier l’appréciation du déséquilibre structurel.
Il est incontestable que les fournisseurs visés, multinationales d’importance réalisant une faible part de leur chiffre d’affaires avec le groupe Casino et, à l’exception de BIC et de L’Oréal, sur le territoire français, disposent de marques dites incontournables et difficilement substituables (pièce 3 de la SARL Inca). Néanmoins, aucun d’eux ne peut se permettre, sur le marché pertinent français, de subir des déréférencements répétés ou durables dans la grande distribution faute, pour une bonne part des produits concernés, de disposer de débouchés alternatifs touchant aussi massivement la clientèle, la caractérisation du seuil de menace de 22 % identifié par la Commission dans sa décision du 3 février 1999 1999/674/ CE (§101) n’étant pas nécessaire à celle d’un déséquilibre des rapports de forces constituant l’indice non suffisant d’une tentative de soumission.
La cour retient en conséquence, sans qu’il soit nécessaire d’analyser l’étude Tera Consulting invoquée par le ministre chargé de l’économie, effectivement très générale (pièce 63 de l’intimé), que la structure du marché est déséquilibrée à la faveur de la SARL Inca et de sa mandante, mais dans une mesure moindre que celle alléguée par le ministre chargé de l’économie.
– Sur les conditions de la négociation alléguée appréciées in concreto
L’Oréal
Dans sa réponse à l’administration du 30 septembre 2016, le fournisseur L’Oréal, explique que la SARL Inca a sollicité, dès le 29 avril 2015, un investissement de 3 000 000 d’euros non prévu dans la convention annuelle (pièce 5.2 de l’intimé dont la force probante est pleine, le caractère fermé des questions étant sans incidence au regard de la précision et de la simplicité de leur objet, ce constat, déjà fait, valant pour chaque fournisseur). Dans son procès-verbal d’audition du 19 décembre 2016 (pièce 7.2), qui comprend des réponses librement développées en dépit des demandes de validation des conclusions d’enquête formulées par l’agent, il ajoute que :
– la SARL Inca n’a proposé aucune “contrepartie motrice”, tandis que celles prévues dans le plan d’affaires n’avaient pas encore été intégralement mises en oeuvre ;
– les différents arrêts d’approvisionnement, qu’il estime liés au refus d’investir dans les proportions proposées, n’ont été levés qu’à la clôture des négociations de 2016, fin février 2016.
Ces éléments font écho au courrier du 3 juillet 2015 adressé par ce fournisseur à la SARL Inca (pièce 2.2, PJ 18) évoquant une demande d’investissement complémentaire de six millions d’euros (montant global intégrant les trois millions sollicités pour le compte de la SAS ITM) sans ” contreparties motrices “, et liant directement au refus d’investir les arrêts de commandes et les annulations non motivées de rendez-vous destinés à présenter de ” futures innovations “. En réponse, dans son courrier du 15 juillet 2015 (pièce 2.2, PJ 19), la SARL Inca, qui soulignait n’avoir aucune prise sur la gestion des assortiments, contestait ce rattachement et, tout en annonçant l’exécution prochaine des accords antérieurement conclus, rappelait, en ces termes, avoir proposé les contreparties suivantes qu’elle l’invitait à compléter :
“Transversales 3 affaires :
Géant/Casino : nouvelle densification Casino sur les 70 et 80 et création d’une strate 90/renfort communication : emailing, newsletter, spot radio
Monoprix : proposition de communications et études ad hoc de l’enseigne Franprix : emailing, food truck, animation 200 PDV, flux poussés + Spécifiques par affaires / enseignes :
Leader Price / Lascad : référencement permanent d’une référence
Casino / GMG et OAP : renforcement test maquillage nu sur 10 PDV casino gourmets urbains > 2500 m2″.
Le 22 juillet 2015 (pièce 2.2, PJ 20), L’Oréal maintenait son refus en soulignant l’absence d’exécution des contreparties négociées en mars 2015 et en évoquant des menaces de déréférencement formulées oralement par la SARL Inca en cas de refus d’investir.
La réalité des déréférencements, annoncés et effectivement mis en oeuvre en septembre 2015 (pièces 6.2 et 6.10) est attestée par les échanges suivants :
– par courriels et courriers des 23 juin 2015 (pièce 2.2, PJ 4 à 8), la SAS AMC a notifié à L’Oréal les “listes rouges” de ses références, soit les listes des produits à faible niveau de performance susceptibles d’être déréférencés à défaut d’amélioration ” rapide” dans le cadre de “l’optimisation d’assortiment annuelle”, ces listes cumulant un total de 246 références. Par courriers du 25 juin 2015 (pièce 2.2, PJ 9 à 11), la SAS Monoprix notifiait à ce fournisseur, avec un préavis de trois mois, la cessation de leur collaboration pour ces références à raison des “faiblesses manifestes d’écoulements enregistrées” ;
– en réponse, par courriers du 3 juillet 2015 rédigés en termes identiques (pièce 2.2, PJ 12 à 17), L’Oréal et ses filiales concernées soulignaient l’indétermination des motivations réelles du groupe Casino et contestaient la décision de déréférencements au motif que la sous-performance alléguée de chaque produit était “directement liée aux conditions dans lesquelles le distributeur le présente à la vente”, que le contrat cadre de 2015 figeait pour sa durée les contreparties convenues, aucun effort d’amélioration des performances n’étant ainsi dû, et que les produits visés étaient présents dans l’assortiment depuis plusieurs années sans avoir fondé d’alertes de sous-performance antérieures ;
– la SAS AMC répliquait le 22 juillet 2015 (pièce 2.2, PJ 21 à 23) que les déréférencements, légaux, n’avaient pas à être motivés et s’inscrivaient dans le cadre de la revue périodique de l’assortiment “selon les usages et le marché pour permettre une optimisation des linéaires et une constante adaptation aux besoins des consommateurs” ;
– le 15 octobre 2015, la SAS Monoprix notifiait à l’Oréal et à une filiale un nouveau déréférencement, motivé dans les mêmes termes que le précédent, de 61 produits (pièce 2.2, PJ 24 et 25).
Interrogée sur ces pratiques (pièces 8.2 et 8.7), la SARL Inca indiquait ne pas être parvenue, faute de conserver systématiquement des traces écrites dans ses archives, à confirmer ou infirmer le montant des demandes dont elle admettait néanmoins le principe, sa démarche s’appuyant sur un ” brief [non produit] élaboré par les maisons mères portant sur les contreparties pouvant être offertes : référencements, possibilités de communications et mises en avant additionnelles, flux poussés’ “, contreparties systématiquement validées par chaque maison mère dans l’ignorance des actions de l’autre. Elle était dans l’incapacité d’expliquer ces demandes d’investissement autrement que par le caractère évolutif des orientations propres à chaque maison mère qui déterminait seule sa politique commerciale.
La SAS AMC expliquait pour sa part, lors de son audition du 12 janvier 2017 (pièce 9.4) que les demandes qualifiées d’additionnelles par le ministre chargé de l’économie n’étaient pas en lien avec la négociation annuelle précédente mais s’analysaient comme des “négociations complémentaires marginales, préservant l’équilibre économique de la convention annuelle, au cas par cas”, pour permettre “des adaptations en cours d’année pour “tenir compte de la vie des affaires et de la réalité commerciale” “. Elle précisait que ces négociations avaient été menées par la SARL Inca au regard d’un brief qu’elle lui avait communiqué et qui synthétisait les contreparties et les services susceptibles d’être offerts par chaque enseigne en respectant une parfaite étanchéité entre chaque mandant. Elle ajoutait que la négociation impliquait ” forcément des allers et retours entre INCA Achats et EMC sur les conditions et les modalités des accords avec les fournisseurs afin d’offrir des contreparties adaptées aux attentes de ces derniers et réalisables dans les enseignes “, la négociation relevant de la compétence exclusive de la SARL Inca mais chaque enseigne conservant, avec la SAS AMC, la maîtrise de sa politique commerciale. Elle était incapable de motiver la cause de ces ” négociations complémentaires “, dont elle estimait toutefois
qu’elles étaient fondées sur ” la situation du marché ” et ” l’ouverture, par les enseignes, de contreparties ou d’opportunités complémentaires “, ou de confirmer leurs dates ainsi que les montants en cause, ces informations relevant du mandat de la SARL Inca.
Ces deux auditions, dont l’analyse vaut pour tous les fournisseurs concernés, ne sont pas de nature à combattre celle des pièces produites, les appelantes se retranchant derrière des difficultés d’archivages non étayées pour justifier l’absence de toute contre preuve.
Or, ces éléments, dont la combinaison compense largement l’éventuel biais affectant la présentation de leurs questions par les enquêteurs, confirment que la SARL Inca a, d’initiative et moins de deux mois après la conclusion du contrat cadre du 1er mars 2015 partiellement exécuté, sollicité un ” investissement “, demande qui ne reposait sur aucun élément nouveau tangible et vérifiable et qui était assortie de contreparties réelles mais néanmoins imprécises et inquantifiables et de ce fait ineffectives, aucune pièce n’étant produite en défense pour en préciser le contenu exact et la valeur. Et, parallèlement, sur une période relativement longue de près de cinq mois, durée inexplicable au regard du ferme refus immédiatement opposé par le fournisseur, la SAS AMC et la SAS Monoprix ont notifié des arrêts de commandes sur diverses références, mesures fondées sur une sous-performance qui n’a, de leur aveu, jamais été justifiée. Cette carence explique le lien spontanément fait par le fournisseur entre la demande d’investissement et ces dernières, perçues comme la sanction de son refus.
Ce lien, retenu par le tribunal, peut effectivement se déduire, au sens de l’article 1382 du code civil, de la chronologie des faits, de la teneur et de la durée des échanges entre la SARL Inca, la SAS AMC, la SAS Monoprix et le fournisseur malgré la fermeté de la position de celui-ci, ainsi que de l’absence de toute pièce produite par les appelantes pour étayer, a posteriori au moins, leurs démarches : ces éléments sont des indices graves et concordants valant présomption, au sens de l’article 1382 du code civil, du fait que les arrêts de commandes et les déréférencements annoncés en juin 2015 puis en octobre 2015 et pratiqués dès septembre 2015 constituent des mesures de rétorsion servant directement la satisfaction de la demande d’investissement présentée le 29 avril 2015, et ce d’autant plus que les notifications avec préavis étaient adressées deux jours après l’envoi de la “liste rouge”, délai dont la brièveté ne laissait aucune possibilité d’amélioration au fournisseur, en contradiction avec les termes des alertes antécédentes. Or, ni le conflit existant depuis février 2015 avec L’Oréal, certes réel (pièces 2.2, PJ 1 à 3), ni les critiques générales les sociétés du groupe Casino, ne sont de nature, faute d’explication apportée sur les déférencements contestés, à combattre cette dernière qui vaut de ce fait pleine preuve. De telles pratiques privent d’intérêt l’analyse de la part que représentait chaque référence menacée ou supprimée dans le chiffre d’affaires du fournisseur puisque leur seule annonce est de nature à laisser entrevoir d’autres mesures de rétorsion d’ampleur indéterminée, le climat ainsi créé étant par lui-même exclusif de toute possibilité de négociation effective.
Aussi, au regard de la structure du marché, de l’inexistence de toute raison autre qu’un désir d’obtenir un avantage financier sans contrepartie mesurable et commensurable fondant l’entrée en négociation prétendue ainsi que des mesures de rétorsion mises en oeuvre ou annoncées, le ministre chargé de l’économie prouve l’impossibilité de négocier de L’Oréal, et ainsi la réalité de la tentative de soumission de ce fournisseur. Il est indifférent que ce fournisseur n’ait finalement pas accepté l’investissement sollicité puisque la tentative est par définition constituée sans concrétisation de son résultat et qu’il a subi des mesures de représailles sanctionnant son refus. En outre, l’existence de ces dernières ou de la menace de leur mise à exécution étant en soi incompatible avec celle d’une négociation effective, la circonstance que L’Oréal ait réalisé des résultats positifs est sans pertinence, cette analyse valant pour l’ensemble des fournisseurs concernés.
Par ailleurs, l’obligation s’entendant classiquement du lien de droit par lequel le débiteur est tenu d’une prestation, y compris d’un paiement, envers le créancier en vertu notamment d’un contrat, l’engagement de payer une somme d’argent, qui aurait pu être accepté par le fournisseur dès sa proposition, est à l’évidence une obligation au sens de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce, peu important son absence de contractualisation à raison de l’échec de la tentative.
Enfin, s’il est exact que la SARL Inca bénéficiait d’un mandat exclusif consenti par la SAS AMC de négocier avec les fournisseurs les conditions d’achats et de conclure avec eux les conventions annuelles et leurs éventuels avenants (article 2.1 du contrat du 7 novembre 2014, pièce 4 de la SAS AMC) et que la responsabilité du mandant n’est pas engagée par les fautes délictuelles du mandataire (en ce sens, pour un dol commis par le mandataire, Ch. Mixte, 29 octobre 2021, n° 19-18.470), il en va différemment si ces dernières sont concurremment commises par le mandataire et son mandant, chacun engageant alors sa responsabilité et étant tenu in solidum à réparation (en ce sens, Ch. Mixte, 26 mars 1971).
Or, l’examen des faits révèle que les mesures de rétorsion mises en oeuvre ou annoncées par la SAS AMC et la SAS Monoprix, qui déterminait seule la stratégie commerciale et communiquait à son mandataire ses attentes en matière de négociation (pièce 9.4), étaient essentielles à l’obtention de l’avantage sollicité par la SARL Inca et accompagnaient le processus de négociation prétendue qu’elle menait. Le poids de la SARL Inca dans ce dernier dépendait exclusivement de celui de son mandant qui en détenait les leviers puisqu’il demeurait maître de la signature de toute convention et de son exécution. La SARL Inca soulignera d’ailleurs d’elle-même, dans le cadre de discussions avec le fournisseur SCA, que sa ” position de fermeté ” n’était tenable qu’à raison du soutien de ses mandants (pièce 2.6, PJ 4) : quoiqu’affirmée dans un cadre distinct, cette assertion exprime un schéma global, d’ailleurs logique dans l’exécution d’un mandat de négociation, selon lequel la SARL Inca ne tient sa force et son crédit que de la puissance de ses mandants. De ce fait, les éléments déjà analysés permettent de présumer au sens de l’article 1382 du code civil, et de prouver faute de contestation utile, que la SARL Inca, la SAS AMC et la SAS Monoprix ont agi de concert. Chacune ayant accompli personnellement les éléments constitutifs de la pratique restrictive, elles sont coauteurs de la tentative de soumission qui ne pouvait espérer produire d’effets qu’à raison de cette action coordonnée par-delà l’existence de deux personnalités morales distinctes.
En conséquence, la SARL Inca, la SAS AMC et la SAS Monoprix sont coauteurs de la tentative de soumission de L’Oréal à des obligations. Le jugement du 31 mai 2021 sera confirmé de ce chef.
Henkel
A titre liminaire, la cour précise qu’un courriel interne de compte-rendu n’est pas privé de valeur probante par le seul fait qu’il émane d’un fournisseur, celui-ci n’étant pas partie au litige et ne pouvant pas prévoir, lorsqu’il le rédige de manière confidentielle, avant le commencement de l’enquête, et à des fins purement internes qu’il pourra être exploité contre les appelantes. Un compte-rendu est par définition la relation objective d’un évènement passé : sa visée étant purement informative, sa fidélité à la réalité est de son essence. Aussi ces pièces sont-elles pleinement probantes, analyse valant pour tous les documents internes de même nature qui ne font l’objet que d’une critique abstraite des appelantes.
Dans sa réponse à l’administration du 30 septembre 2016, le fournisseur Henkel précise que la SARL Inca a sollicité le 28 avril 2015 puis le 5 mai 2015 un investissement, non prévu dans la convention annuelle, de 500 000 euros, majoré le 22 octobre 2015 d’une somme de 200 000 euros pour favoriser la compétitivité à l’égard du distributeur Leclerc (pièce 5.4). Cette assertion est, hors somme complémentaire qui n’est étayée par aucun document, confirmée par le courriel du 13 mai 2015 adressé à la SARL Inca (pièce 4.4, PJ 4 non contestée en sa teneur) qui l’évoque en précisant qu’aucune contrepartie précise n’avait été proposée, des ” nouvelles opportunités (non présentées à date) ” étant seulement envisagées, et que celles déjà négociées demeuraient à exécuter. Il indiquait néanmoins le 30 septembre 2016 (pièce 5.4) que ces contreparties avaient été offertes dès la demande sous la forme de ” possibilités d’assortiments additionnels et/ou d’opérations promotionnelles (services de coopération commerciale) complémentaires “, le tout ” sans liste précise ” cependant. Il indiquait en outre avoir reçu de la SAS AMC le 6 juillet 2015 une lettre d’alerte de performance, qui ne contenait pas d’explication spécifique mais n’avait toutefois pas été suivie d’effet (pièce 4.4, PJ 13), et que des ” retards dans la mise en place des plans d’affaires se sont poursuivis jusqu’à décembre 2015 “.
Et, le compte-rendu interne du 29 mai 2015 (pièce 2.4, PJ 4) fait état d’une pression forte (“[la SARL Inca] se met en mode ultimatum” avec “non-application des CP 2015 voire même risque sur de l’existant” et “rupture des relations entre les équipes enseignes/INCA et HBC”) et de propositions “très loin d’être intéressant[es] pour le business”, attitude qui confine effectivement, à ce stade, à un forçage du consentement de son partenaire commercial.
Dans son procès-verbal d’audition du 19 décembre 2016 (pièce 7.4), qui ne comprend aucune réponse librement développée, il fait sienne l’affirmation de l’enquêteur selon laquelle les sommes accordées auraient été “largement inférieures si les contreparties avaient été négociées en l’absence de risque d’arrêts de commandes et/ou de risque de blocage dans l’exécution du plan d’affaire”. Il ne peut toutefois être tiré aucune conséquence de cette affirmation qui a été littéralement dictée par l’enquêteur avec des termes trop subjectifs pour considérer que leur validation sans réelle nuance et sans explication par le fournisseur emporte une réelle appropriation intellectuelle de ses propos. De fait, rien n’est dit sur la nature et l’ampleur de l’engagement qui aurait été accepté et le type de contreparties estimées adéquates.
Par ailleurs, alors qu’aucune mesure de rétorsion n’est démontrée, l’unique courrier de déréférencement non suivi d’effet étant trop isolé pour être pertinent, et que les retards dans l’exécution du plan d’affaires ne sont pas documentés, leur cause demeurant ainsi indéterminable, les échanges avec la SARL Inca (pièce 2.4, PJ 4) révèlent qu’elle a proposé diverses contreparties de plus en plus précises au fil des discussions régulières qui témoignent d’une négociation réelle, à rebours de l’unilatéralité figée constatée pour L’Oréal. A ce titre, en dépit des modalités de l’entrée en négociation évoquées, une part des requêtes de Henkel ont été acceptées par la SARL Inca. Or, les engagements pris à l’issue de ce processus, qui comportent une baisse notable du montant initialement réclamé et des contreparties précises, ne sont pas utilement critiqués, rien ne permettant de déceler un désavantage quelconque imposé à Henkel. S’il est envisageable in abstracto que la tentative de soumission à un déséquilibre significatif constitue le moyen illicite de forcer la conclusion d’avenants, non nécessairement significativement déséquilibrés, mais sans intérêt ou désavantageux pour le fournisseur, l’analyse concrète des échanges entre Henkel et la SARL Inca révèlent ainsi l’existence d’une négociation effective.
En conséquence, le jugement du 31 mai 2021 sera infirmé en ce qu’il a retenu l’existence d’une tentative de soumission concernant Henkel, rien n’impliquant par ailleurs les autres sociétés du groupe Casino.
Reckitt
Dans sa réponse à l’administration du 28 septembre 2016, le fournisseur Reckitt précise que la SARL Inca a sollicité le 13 mai 2015 un investissement, non prévu dans la convention annuelle, de 350 000 euros, des contreparties précises et détaillées, parfois communes avec le secteur de la parapharmacie, étant prévues (pièce 4.5, PJ 1). Dans un courriel interne du 18 mai 2015 (pièce 2.5, PJ 5), le fournisseur précisait que les demandes pour le secteur parfumerie atteignaient 250 000 euros, le montant des contreparties proposées étant estimé inférieur au ” budget ” évoqué et la possibilité pour ces dernières de générer un chiffre d’affaires additionnel jugée inquantifiable. Enfin, dans un compte-rendu interne du 3 juin 2015 (pièce 2.5, PJ 4), les propos de la SARL Inca pour obtenir les sommes sollicitées sont ainsi résumés :
“[X] [T] nous indique : “vous avez tout intérêt à trouver un arrangement rapidement à cette demande de 2 650 000 euros [qui paraît englober les demandes des deux mandants], sinon nous serons contraints de vous faire parvenir des courriers de déréférencements et on arrêtera les codes. Par ailleurs, et comme vous le savez, cela prendra plusieurs années avant de retrouver votre part de marché dans l’enseigne”. [X] [T] nous indique par ailleurs que sa demande est liée à une non-satisfaction de l’accord 2015 et qu’il est nécessaire d’accéder à sa demande par le biais de ce tour 2 de négo”.
Si pareille entame, dont l’agressivité confine à la déloyauté qui n’est néanmoins pas suffisante pour caractériser en soi une tentative de soumission, n’est pas de nature à favoriser une saine négociation, en particulier en ce qu’elle met en oeuvre des leviers décorrélés de son objet et remet clairement en cause la négociation annuelle sans autre raison qu’une insatisfaction toute subjective, les échanges de courriels produits (pièce 2.5, PJ 10) révèlent que les discussions, toujours serrées, se sont faites ” moins houleuses ” (courriel du 12 juin 2015) et des contreparties plus adaptées et clairement chiffrées ont pu être déterminées et acceptées. Or, à nouveau, les engagements pris à l’issue de ce processus, qui comportent une significatives baisse du montant initialement réclamé et des contreparties précises, ne sont pas utilement critiqués, rien ne permettant de déceler un désavantage quelconque imposé à Reckitt qui, dans son procès-verbal d’audition du 22 décembre 2016 (pièce 7.5), refuse de faire sienne la proposition de l’enquêteur selon laquelle les sommes accordées auraient été ” largement inférieures si les contreparties avaient été négociées en l’absence de risque d’arrêts de commandes et/ou de risque de blocage dans l’exécution du plan d’affaire “. En pareil contexte, le lien, que le fournisseur ne fait d’ailleurs pas, entre la notification du 14 octobre 2015 par la SAS Monoprix de divers déréférencements (pièce 2.5, PJ 6), qui ne sont pas illicites en eux-mêmes, et les négociations menées n’est pas établi.
Dès lors, l’évolution des échanges révèlent que la SARL Inca a, d’elle-même, adopté un comportement plus compatible avec une négociation dont l’effectivité est finalement confirmée par l’acceptation d’engagements qui ne sont en rien critiqués. Ce commencement d’exécution a été suspendu par la volonté de la SARL Inca et non à raison de la seule résistance ou résignation de Reckitt et ne peut caractériser une tentative.
En conséquence, le jugement du 31 mai 2021 sera infirmé en ce qu’il a retenu l’existence d’une tentative de soumission concernant Reckitt.
SCA
Dans sa réponse à l’administration du 26 septembre 2016, le fournisseur SCA précise que la SARL Inca a sollicité le 20 mai 2015 un investissement, non prévu dans la convention annuelle, de 800 000 euros sans contrepartie annoncée (pièce 5.6). Cette assertion est confirmée par le courriel interne du 26 mai 2015 (pièce 2.6, PJ 3) qui évoque une réunion du 20 mai précédent au cours de laquelle la proposition d’investissement a été formulée et un échange téléphonique du 22 mai suivant à l’occasion duquel elle a été fermement refusée, SCA maintenant par ailleurs la nécessité d’anticiper l’application d’un tarif compensant la baisse de l’euro. La demande d’investissement était finalement portée à 1,4 millions d’euros le 6 octobre 2015 (pièce 2.6, PJ 5). Ces points de désaccords seront repris, et les positions maintenues, lors d’une réunion organisée le 27 novembre 2015 qui portait également sur les négociations à venir de 2016 (pièce 2.6, PJ 4). Si ces échanges apparaissent particulièrement tendus, la SARL Inca appuyant ses demandes par des menaces de refus de négociation pour l’année 2016 et de référencement de produits après arrêt de production des références équivalentes, ils s’inscrivent dans des négociations globales réelles, SCA maintenant pour sa part sa demande, nouvelle par rapport à l’accord cadre de 2015, de tarification à parité pour ces nouveaux produits.
Et, SCA confirmera dans son courrier du 20 juin 2016 adressé à la DGCCRF (pièce 2.6, PJ 5) qu’elle a refusé tout investissement et n’a reçu aucune lettre de déréférencement ou d’arrêt de commandes, aucun retard dans l’exécution de l’accord cadre de 2015 n’étant déploré.
En conséquence, en l’absence de maintien de la demande additionnelle à raison du refus du fournisseur et de mesures de rétorsion destinées à en assurer la satisfaction, signes que SCA a été entendu sans s’exposer à un risque commercial et que la négociation, dont l’objet débordait largement la demande additionnelle, a été effective, aucune tentative de soumission de ce dernier n’est démontrée et le jugement du 31 mai 2021 sera infirmé de ce chef.
Beiersdorf
Dans sa réponse à l’administration du 6 octobre 2016, le fournisseur Beiersdorf précise que la SARL Inca a sollicité le 6 mai 2015 un investissement, non prévu dans la convention annuelle, de 550 000 euros majorée de 1,5 millions d’euros le 22 septembre 2015 (pièce 5.8). Cette assertion est confirmée par le courriel interne du 7 mai 2015 (pièce 2.8, PJ 2) qui l’évoque précisant que des contreparties avaient été proposées mais que les accords antérieurs n’étaient pas exécutés, propos confirmés en tous points dans le procès-verbal d’audition du 20 décembre 2016 (pièce 7.8). La liste des contreparties proposées n’est néanmoins pas exploitable par la cour, l’essentiel étant caviardé, ce constat valant pour le courriel du 24 septembre 2015 (pièce 2.8, PJ 3) : elles sont indéterminables non par la faute des appelantes, mais du fait du fournisseur.
La SAS AMC adressait à Beiersdorf une alerte performance sur 55 produits le 6 juillet 2015 (pièce 2.8, PJ 4). Et, la SAS Monoprix lui notifiait le 7 octobre 2015, en dépit de son opposition du 24 juillet précédent (PJ 6) le déréférencement de 31 produits de la gamme Nivéa (PJ 7), décision contestée par le fournisseur le 18 novembre 2015 (PJ 8) qui dénonçait, outre le non-respect du préavis de trois mois, la disparition totale d’un segment objet d’investissements anciens en dépit de la satisfaction des attentes du consommateur.
Ce dernier déplorait enfin, le 27 novembre 2015 (pièce 2.8, PJ 9), des arrêts de commande de l’enseigne Casino France sur la totalité des références de la gamme bébé Nivéa Baby sans explication ni alerte préalable, ces dernières ayant progressivement été rétablies au cours du premier trimestre 2016 (pièce 7.8).
Si les appelantes sont incapables de justifier, a posteriori au moins, les déférencements ainsi pratiqués, le fournisseur précisait dans son courriel interne du 25 septembre 2015 (pièce 4.8, PJ 3) que la SARL Inca lui avait annoncé des “sanctions business importantes (déréférencement d’une partie de l’assortiment, etc.)” en cas de refus d’investir, sanctions estimées “effectives” dans le courriel interne du 30 octobre 2015 (PJ 8) et dénoncées auprès de la SARL Inca le 20 novembre 2015 (PJ 10).
Ces éléments combinés suffisent à établir au sens de l’article 1382 du code civil un lien entre les mesures de déréférencements et les demandes présentées par la SARL Inca, faute de toute explication utile des appelantes et au regard de la chronologie des faits, de la durée des échanges malgré le refus immédiatement opposé par le fournisseur ainsi que de l’absence de variation de la SARL Inca si ce n’est pour considérablement augmenter sa demande, signe que sa position n’était en rien négociable. Ajoutés aux indices tirés de la structure du marché et de l’absence de fondement, autre qu’un désir d’enrichissement unilatéral, de l’entrée en négociation, ils caractérisent une tentative de soumission à des obligations commise en coaction par la SARL Inca, la SAS AMC et la SAS Monoprix.
Cependant, faute pour la cour de pouvoir apprécier la réalité et l’importance des contreparties immédiatement proposées par les appelantes à raison du caviardage massif pratiqué par le fournisseur, et ainsi de la défaillance probatoire du ministre chargé de l’économie, il sera d’ores et déjà relevé que toute caractérisation du déséquilibre significatif est impossible, constat qui commande à lui seul le rejet de la demande du ministre chargé de l’économie.
Aussi, le jugement du 31 mai 2021 sera également infirmé de ce chef.
BIC
Dans sa réponse à l’administration du 21 juin 2016, particulièrement détaillée et livrée sans égard pour le cadre suggéré par l’enquêteur, le fournisseur BIC précise que la SARL Inca a sollicité :
– le 4 juin 2015 un investissement, non prévu dans la convention annuelle, de 30 000 euros en contrepartie d’un “référencement additionnel à déterminer ou pour une communication Web chez Casino” (pièce 5.10). Dans son courriel en réponse du 9 juin 2015 (pièce 2.10, PJ 3), BIC rappelait ces informations et déclinait, les contreparties étant estimées insusceptibles de quantification dans un compte-rendu interne du 11 juin 2015 (PJ 9) ;
– le 6 octobre 2022 un second investissement de 250 000 euros, les contreparties proposées étant alors qualifiées de ” fictives ” ou de ” non-mesurables ” dans le compte-rendu interne du 5 novembre 2015 qui, citant la SARL Inca, précise que ce versement était sollicité dans la perspective du “rééquilibrage des investissements entre les 2 enseignes” (pièce 2.10, PJ 4), constat déjà fait le 6 octobre 2015 (PJ 5). Ce même compte-rendu évoque, comme la réponse à l’administration, un troisième investissement de 150 000 euros proposé en contrepartie d’un référencement dans l’enseigne Leader Price, somme supérieure de 50 000 euros à celle exigée jusqu’alors.
Le fournisseur confirmait l’absence de tout courrier de déférencements, d’arrêts de commande ou d’alertes de performance notifié par les sociétés du groupe Casino mais dénonçait l’existence du déréférencement d’un produit le 10 décembre 2015 par la SAS AMC désignée par la dénomination ” Casino “, l’enseigne ou les enseignes concernées n’étant en revanche pas identifiées (pièce 2.10, PJ 6 qui vise un ” arrêt de commande de la gamme rasoirs à hauteur de 50 % ” pour ” une quinzaine de jours “, la perte n’étant pas quantifiable à raison de sa brièveté). Celui-ci, analysé par le fournisseur comme une ” mesure de rétorsion “consécutive à son refus d’investir, n’est effectivement pas autrement prouvé mais fait directement écho aux menaces évoquées dans le compte-rendu du 26 novembre 2015 (PJ 15) en ces termes :
“[la SARL Inca] ne peut tenir compte d’une propal révisée à nouveau à la baisse [‘et] a remis en évidence les problématiques liées à l’alignement des prix que l’enseigne ne peut faire vs Leclerc”
“demande de 275K€ à rentre d’ici la fin de l’année/contrepartie à oublier puisque cela ne sert à rien ! On va vers une situation compliquée” Il faut s’attendre à ce que l’enseigne arrêt des codes au cours des prochaines semaines (peut-être dès la semaine prochaine). La demande existera toujours mais le prochain RDV aura probablement pour objectif d’investir pour retrouver des contreparties perdues au lieu de discuter de leviers de CA additionnel”
“Pas d’issue possible vu le différentiel abyssal entre les demandes et les retours sur investissement possibles”.
Par ailleurs, le compte-rendu interne de BIC du 15 octobre 2015 (pièce 2.10, PJ 11), qui précise que l’interlocuteur au sein de la SARL Inca est “constamment sur le registre de l’incompréhension, de la menace”, quoiqu’il “reste aimable”, confirme que les contreparties étaient dérisoires faute d’être quantifiables et adaptées et que l’investissement de 50 000 euros était systématiquement refusé par BIC. Et, à diverses reprises, la SARL Inca lui a précisé que les sommes réclamées n’étaient pas destinées à servir une coopération commerciale mais à permettre un rééquilibrage entre “les deux enseignes”, soit à aligner les “investissements” consentis à la SAS ITM sur ceux accordés au groupe Casino : il est ainsi certain que l’objectif poursuivi échappait par nature à toute négociation. De fait, l’ensemble des propositions faites par BIC ont été refusées par la SARL Inca (PJ 18, courriel du 18 décembre 2015).
Ces éléments concordants, qui ne sont contredits par aucune pièce produite par les appelantes, la seule impossibilité d’identifier un déréférencement de courte durée dans des statistiques globales n’étant pas déterminante, suffisent à établir que ces mesures sont en lien direct avec les demandes nouvelles de 30 000 euros et de 250 000 euros, hors majoration de 50 000 euros pour un référencement. Il importe quoi qu’il en soit peu, dans l’analyse de la soumission, que le déférencement ne soit pas corroboré par d’autres pièces puisque la réalité des menaces répétées, contemporaines des discussions sur lesquelles elle planait des mois durant, est démontrée.
Et, si BIC a effectivement tenté de négocier (notamment pièce 2.10, PJ 6, 13, 14, 18 et 22 à 21 et PJ 31), la SARL Inca n’a pour sa part jamais varié et a systématiquement maintenu ses prétentions initiales ou les a modulées sans pour autant proposer de contrepartie effective, positionnement qui confirme l’absence de négociabilité réelle de ces dernières.
Ainsi, la SARL Inca a, avec une insistance que rien ne justifie au regard du refus précocement opposé, formulé successivement, sans raison justifiée et objectivement discutable et sans contrepartie tangible ou sérieuse, deux propositions d’investissement qualifiables, pour les raisons déjà exposées, d’obligations, tandis que la SAS AMC mettait en oeuvre une mesure de rétorsion pour garantir leur satisfaction, privant ainsi BIC, déjà victime d’un rapport de forces déséquilibré, de la possibilité d’en négocier utilement les termes et de mettre librement un terme au processus de discussion engagé.
En conséquence, l’échec du procédé étant indifférent à la caractérisation de la tentative, la SAS AMC et la SARL Inca sont, pour les raisons déjà livrées, coauteurs de la tentative de soumission de BIC à des obligations. Le jugement du 31 mai 2021 sera confirmé sur ce point.
En revanche, rien ne permet d’impliquer les autres sociétés du groupe Casino, les considérations générales du ministre chargé de l’économie sur leur “rôle actif” ou “pilote” qui est postulé sans être étayé, et qui occulte le fait que la qualité de mandant ne suffit pas à les rendre toutes globalement responsables des agissements particuliers de chacune d’entre elles, ne pouvant pallier sa carence dans la démonstration d’un acte quelconque qui leur soit directement et personnellement imputable. Le jugement sera dès lors infirmé en ce qu’il a condamné in solidum la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price.
b) Sur le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties
L’appréciation du déséquilibre significatif, qui peut être économique comme juridique, est globale, au regard de l’économie du contrat, et concrète. Elle s’opère en considération de la convention écrite prévue par l’article L 441-7 I du code de commerce qui précise les obligations auxquelles se sont engagées les parties et fixe, notamment, les conditions de l’opération de vente ou des prestations de services. Ainsi, l’article L 442-6 I 2° du code de commerce autorise, non une fixation, mais un contrôle judiciaire du prix, dès lors que celui-ci ne résulte pas d’une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties (en ce sens, Com., 25 janvier 2017, n° 15-23.547, et Cconst. 30 novembre 2018, n° 2018-749 QPC).
L’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d’une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d’une disproportion importante entre les obligations respectives des parties. A cet égard, si la preuve du déséquilibre significatif incombe au ministre chargé de l’économie, celle d’un éventuel rééquilibrage du contrat par une autre clause incombe aux appelantes. Enfin, les effets des pratiques n’ayant pas à être pris en compte ou recherchés (en ce sens, Com., 3 mars 2015, n° 14-10.907), l’argument déjà évoqué de la SARL Inca et des sociétés du groupe Casino sur les résultats positifs des fournisseurs est sans pertinence.
Ainsi qu’il a été dit, pour les fournisseurs L’Oréal et BIC, les demandes nouvelles d’investissement n’étaient accompagnées d’aucune contrepartie exprimée ou réelle, les prestations proposées en retour étant, lorsqu’elles étaient mentionnées, imprécises et inquantifiables, caractères les rendant fictives ou dérisoires. Et, seule une tentative de soumission étant retenue, le montant des investissements sollicités sans possibilité de négociation utile est pertinent pour apprécier le déséquilibre allégué, le caractère évolutif de la négociation évoqué par la SARL Inca étant ici sans pertinence.
Outre le fait que l’absence totale de réciprocité réelle dans les obligations objet de la tentative de soumission caractérise en soi, faute d’être justifiée par la nature du contrat ou de l’activité en cause, un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, peu important le rapport entre le montant sollicité dans le volume d’affaires global réalisé avec chacun des fournisseurs, le procédé mis en oeuvre induit, en l’absence de sanction judiciaire, la possibilité pour la SARL Inca et la SAS AMC, ainsi que pour la SAS Monoprix pour la part la concernant, de modifier les accords négociés annuellement unilatéralement, à leur gré et sans autre raison que la recherche d’un avantage financier sans justification objective et sans égard pour l’idée de coopération commerciale, faculté discrétionnaire qui précarise l’ensemble de la relation commerciale et est elle-même caractéristique d’un tel déséquilibre.
En conséquence, le jugement du 31 mai 2021 sera infirmé en ce qu’il a dit que les sociétés du groupe Casino et la SARL Inca avaient soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, et, statuant à nouveau, la cour dira que la SARL Inca et la SAS AMC ont tenté de soumettre les fournisseurs L’Oréal et BIC à des obligations créant un déséquilibre significatif dans leurs droits et obligations, la tentative de soumission de L’Oréal ayant été commise en coaction avec la SAS Monoprix.
3°) Sur l’amende civile et la publication
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, le ministre chargé de l’économie, qui rappelle les arguments déjà évoqués relatifs à l’implication des sociétés du groupe Casino et de la SARL Inca et à la nécessité d’une condamnation in solidum, expose que les sanctions prononcées par le tribunal de commerce sont fondées au regard des conséquences des pratiques restrictives sur l’activité des fournisseurs, qui subissent un gain manqué limitant leur possibilité d’investir dans leur outil productif et d’innover, et sur celle de la SARL Inca et des sociétés du groupe Casino qui bénéficient d’un avantage concurrentiel consistant notamment en la possibilité d’intégrer les demandes additionnelles dans les négociations futures, l’impact sur le marché n’étant pas négligeable au regard des parts qu’elles représentent. Il indique que la somme de deux millions d’euros correspondait au plafond applicable aux faits litigieux et qu’aucun antécédent n’existe en matière de condamnation d’alliances à l’achat. Il estime ce montant, qui doit demeurer par nature dissuasif, minimal au regard des investissements sollicités. Précisant que le principe du cumul plafonné des peines en cas d’infractions en concours tiré de l’article 132-14 du code pénal n’est pas applicable, il soutient que la solidarité de la condamnation est justifiée par l’imputabilité personnelle des actes constitutifs des pratiques restrictives et par la nature quasi délictuelle de l’action, la jurisprudence ayant par le passé validé le principe d’une condamnation in solidum à une amende civile. Il ajoute que la publication du jugement est nécessaire à l’information de l’ensemble des fournisseurs des appelantes et vise également à prévenir la mise en oeuvre de pratiques similaires par d’autres acteurs économiques.
En réplique, la SARL Inca expose que sa condamnation in solidum avec les sociétés du groupe Casino méconnaît le principe de légalité des peines tiré de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (ci-après “la DDHC”) et de l’article 7 de la CESDH, aucune disposition légale ne prévoyant de solidarité pour l’amende civile, sanction qui a le caractère d’une punition. Elle ajoute qu’une telle condamnation, qui fait fi de la part individuelle de chaque appelante dans la réalisation des pratiques restrictives, contrevient en outre aux principes de personnalité, de nécessité et d’individualisation des peines prévus par l’article 8 de la DDHC. Elle explique enfin que le ministre chargé de l’économie lui reproche des infractions en concours au sens de l’article 132-4 du code pénal, sa condamnation à une amende de même montant étant poursuivie dans le cadre d’une instance parallèle impliquant son autre mandant, et que l’application de deux sanctions égales au plafond méconnaît le principe du cumul plafonné issu du principe de proportionnalité des peines et rappelé par l’article L 465-2 du code de commerce dans sa version applicable.
Elle dénonce subsidiairement l’absence de motivation par le tribunal du montant de l’amende au regard des critères de l’article L 464-2 du code de commerce et en considération du nombre de fournisseurs concernés, de l’absence de toute condamnation antérieure pour des faits similaires, de l’inexistence du dommage à l’économie à raison de l’évolution à la baisse des prix pour le consommateur sur la période pertinente et de préjudice causé aux fournisseurs dont le chiffre d’affaires n’a pas subi de baisse effective. Elle en déduit à nouveau une violation du principe de proportionnalité, y compris au titre de la mesure de publication judiciaire.
Les sociétés du groupe Casino, qui reprennent les moyens déjà évoqués relatifs à leur absence d’implication personnelle et à l’impossibilité de toute condamnation in solidum, développent une argumentation similaire en soulignant à leur tour l’absence de gravité des pratiques en cause, qui sont ponctuelles et ne concernent qu’un secteur limité, ainsi que l’inexistence de tout dommage à l’économie et de préjudice subi par les fournisseurs.
En application de l’article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l’économie ou par le président de l’Autorité de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article. Lors de cette action, le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d’ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article. Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander la répétition de l’indu. Ils peuvent également demander le prononcé d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 2 millions d’euros. Toutefois, cette amende peut être portée au triple du montant des sommes indûment versées. La réparation des préjudices subis peut également être demandée. Dans tous les cas, il appartient au prestataire de services, au producteur, au commerçant, à l’industriel ou à la personne immatriculée au répertoire des métiers qui se prétend libéré de justifier du fait qui a produit l’extinction de son obligation. La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci selon les modalités qu’elle précise. Elle peut également ordonner l’insertion de la décision ou de
l’extrait de celle-ci dans le rapport établi sur les opérations de l’exercice par les gérants, le conseil d’administration ou le directoire de l’entreprise. Les frais sont supportés par la personne condamnée. La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte.
Ainsi qu’il a été dit, les moyens des parties tirés de l’application des principes issus de la DDHC sont inopérants, et l’intégration du litige dans la ” matière pénale ” au sens de l’article 6 de la CESDH n’implique, à raison de la double autonomie de la notion, aucune application des règles édictées dans le code pénal et le code de procédure pénale. Et, l’article L 464-2 du code de commerce, s’il peut constituer une source d’inspiration pour déterminer le montant de l’amende civile sanctionnant une pratique restrictive, n’est applicable qu’aux sanctions pécuniaires infligées par l’Autorité de la concurrence ainsi que le révèlent sa lettre et sa place dans le code.
En revanche, pour les raisons déjà exposées au titre de la définition de la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH et en considération des liens évidents entre le volet pénal de cette disposition, la notion d’accusation en matière pénale et la qualification de peine au sens de l’article 7 de la CESDH (en ce sens, CEDH, Göktan c. France, 2 juillet 2002, n° 33402/96, §48, qui souligne que ” la notion de peine ne saurait avoir des acceptions différentes selon les dispositions conventionnelles “), ce dernier texte régit le litige.
Aux termes de cet article 7, intitulé “Pas de peine sans loi” :
1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées.
Le principe de légalité des délits et des peines au sens de cette disposition, qui peut matériellement recouvrir des exigences identiques à celles impliquées par le droit interne mais n’en demeure pas moins d’application autonome, implique :
– l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine, la Cour s’assurant que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée n’a pas excédé les limites fixées par cette disposition (CEDH, Coëme et autres c. Belgique, 22 juin 2000, n° 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, §145). La notion de “droit” (“law”) utilisée à l’article 7 correspond à celle de “loi” qui figure dans d’autres articles de la Convention : elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité, cette double condition, qui régit tant la définition de l’infraction que celle de la peine ou de sa portée (en ce sens, CEDH, Kafkaris c. Chypre, §140,12 février 2008, n° 21906/04), se trouvant remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et les éventuels conseils d’un avocat ou d’un juriste, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (CEDH, Coëme et autres c. Belgique précité). Sur le plan de l’accessibilité, la Cour contrôle si la “loi” pénale ayant fondé la condamnation litigieuse était suffisamment accessible au requérant, soit si elle était publiée (en ce sens, pour la jurisprudence interne, CEDH, G. c. France, 27 septembre 1995, §25). Aussi, le degré de prévisibilité d’une norme pénale étant corrélé à celui de responsabilité personnelle de l’auteur de l’infraction, une ” peine ” au sens de l’article 7 ne se conçoit en principe qu’à la condition qu’un élément de responsabilité personnelle dans le chef de l’auteur de l’infraction ait été établi, (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie, 28 juin 2018, n° 1828/06, §242 : “l’article 7 exige, pour punir, un lien de nature intellectuelle permettant précisément de déceler un élément de responsabilité dans la conduite de l’auteur matériel de l’infraction”) ;
– l’applicabilité de la règle non bis in idem, consacrée par l’article 4 du Protocole n° 7 à raison de l’unité de la notion de ” peine ” au sens des dispositions conventionnelles (CEDH, Sergueï Zolotoukhine c. Russie, 10 février 2009, n° 14939/03, 52 à 57). La Cour juge que l’article 4 du Protocole n° 7 interdit de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde ” infraction ” pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui étaient ” en substance ” les mêmes que ceux de la première infraction (même arrêt, §82) ;
– le prononcé d’une peine n’excédant pas le maximum encouru au jour de la commission des faits. Dans cette logique de prévention des punitions arbitraires, la Cour peut sanctionner sous l’angle de l’article 7 une erreur commise par les juridictions internes dans la détermination du quantum de la peine prononcée, compte tenu de la peine encourue par l’intéressé en application des circonstances atténuantes appréciées par ces juridictions (CEDH, Gabarri Moreno c. Espagne, 22 juillet 2003, n° 68066/01, §33). En revanche, les questions se rapportant au caractère approprié, juste et proportionné d’une peine sortent du champ d’application de l’article 7 de la Convention, la Cour n’ayant pas pour rôle de décider quel est le type de peine qui convient pour une infraction donnée, celles relatives à la proportionnalité d’une peine pouvant cependant être examinées sous l’angle de l’article 3 de la Convention qui n’est pas en débat (CEDH, Vinter et autres c. Royaume-Uni, 9 juillet 2013, n° 66069/09, 130/10 et 3896/10, §102 et 105).
Pour l’application de ces principes, la CEDH a établi une distinction entre une mesure constituant une ” peine ” et une mesure relative à l’” exécution ” ou à l’” application ” de la peine, les questions relatives à l’existence, aux modalités d’exécution ainsi qu’aux justifications d’un régime de libération relèvent du pouvoir reconnu aux Etats parties à la Convention de décider de leur politique criminelle (CEDH, Kafkaris c. Chypre précité, §151).
L’article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux prévoit expressément la possibilité du prononcé d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 2 millions d’euros mais qui peut être porté au triple de celui des sommes indûment versées. Aussi, tant l’amende civile que son quantum maximal sont prévus par la loi au sens de l’article 7 de la CESDH. Demeure la solidarité ordonnée par le tribunal.
Les moyens tirés du défaut d’imputabilité des faits opposés par la SARL Inca et la SAS AMC et prolongés par le grief fondé sur l’atteinte au principe de personnalité des peines ne sont pas pertinents pour les raisons déjà exposées : chacune a personnellement commis des actes matériels correspondant à des éléments constitutifs de la pratique restrictive retenue qu’elles ont mise en oeuvre de concert dans leurs intérêt et bénéfice mutuels, les fautes ayant, ensemble et indivisiblement, produit le déséquilibre significatif caractérisé à l’égard de L’Oréal et BIC. Le lien intellectuel au sens de l’article 7 de la CESDH est ainsi caractérisé et toute atteinte à la personnalité des peines exclue. Il l’est également pour la SAS Monoprix, mais pour les seules pratiques imposées à L’Oréal.
Il est exact que la solidarité ordonnée par le biais d’une condamnation in solidum est une modalité effectivement propre à la réparation du préjudice dans le cadre d’une action en responsabilité civile, ce que n’est pas exactement l’action du ministre tendant au prononcé d’une amende civile quoi qu’elle en emprunte certains caractères (en ce sens, Com., 18 octobre 2011, n° 10-28005). Elle n’est néanmoins pas par principe inadaptée à la nature de l’amende civile dès lors que l’imputabilité personnelle des fautes est, comme ici, acquise et n’était pas inconnue des parties. En effet, le ministre chargé de l’économie démontre qu’au moins une décision de justice avait, peu important à ce stade d’analyse que ce fût à raison ou non, prononcé une amende civile in solidum antérieurement aux faits litigieux (cour d’appel de Paris, 1er octobre 2014, Ministre c. Carrefour, n° 13/16336, confirmé par Com. 4 octobre 2016, n° 14-28.013). Or, si une telle décision ne caractérise pas une jurisprudence constante au sens où l’entend la CEDH, les appelantes ne contestent pas pour autant qu’elle constituait pour elles une source accessible, spécifiquement dans une matière impliquant, à raison de la compétence juridictionnelle nationale de la cour d’appel de Paris, une attention toute particulière des acteurs de la grande distribution. En pareil
contexte, qui révèle que la sanction était ainsi prévisible pour les parties, cette décision suffit à caractériser une disposition légale fondant la peine au sens de l’article 7 de la CESDH.
Cette analyse est confortée par le fait que la solidarité ici envisagée, qui ne repose pas sur un mécanisme d’extension de la responsabilité tel qu’il figure à l’article 480-1 du code pénal, est en réalité une modalité d’exécution de la peine qui pourrait ne pas relever en tant que telle de l’article 7 de la CESDH : l’amende est unique et respecte le plafond légal, chaque appelante étant tenue dans cette double limite. L’obligation in solidum n’est qu’un dispositif qui favorise, au stade de l’obligation à la dette, le désintéressement du créancier en multipliant les patrimoines objet son droit de gage général sans préjuger, en l’absence de demande en ce sens, des rapports respectifs des codébiteurs au stade de la contribution à la dette (en ce sens, 2ème Civ., 11 avril 2013, n° 11-24.428). Dans cette logique, alors que la coaction pourrait fonder le prononcer d’une amende civile à l’encontre de chacun des coauteurs, la modalité retenue par le tribunal apparaît plus favorable aux appelantes qui ont tout loisir de se répartir équitablement la charge définitive de l’amende, dont leurs actions personnelles combinées sont la cause exclusive, et qui n’est pas aggravée par rapport au maximum légal encouru.
En conséquence, le caractère in solidum de l’amende civile ne viole pas en soi les dispositions de l’article 7 de la CESDH.
En outre, que la SARL Inca soit parallèlement concernée par une autre instance qui a conduit à sa condamnation à une amende civile de même montant n’est pas un élément pertinent puisque, outre le fait que les dispositions des articles 132-4 du code pénal et L 465-2 du code de commerce ne sont pas applicables, chaque affaire concerne des pratiques distinctes accomplies par la SARL Inca pour le compte d’un mandant différent, le contrat de mandat produit insistant, comme les appelantes, sur l’indépendance de chaque mandant. Les faits matériels étant différents et produisant des conséquences propres, l’hypothèse d’une double condamnation n’emporte aucune violation du plafond légal et, par-delà l’absence des conditions formelles exigées par l’article 4 du protocole n° 7, du principe non bis in idem, l’unité de qualification de “l’infraction” n’enlevant rien à la nette distinction des actes accomplis et de leurs effets.
Demeure en conséquence la question du quantum de l’amende civile dont la détermination est souveraine dans le respect des principes de proportionnalité et d’individualisation des peines.
A raison de sa nature de sanction, elle est décorrélée du préjudice effectivement subi par la victime, qui bénéficie d’une action en réparation, et s’attache au comportement du fautif à punir et à dissuader, les profits escomptés lors de l’accomplissement des pratiques restrictives ne devant pas excéder les risques encourus. Par ailleurs, au regard de la spécificité de l’action du ministre déjà précisée, le dommage à l’économie, qui n’est pas ici un critère légal, doit être apprécié plus souplement qu’en matière de pratiques anticoncurrentielles, et l’est nécessairement de manière abstraite et théorique en présence d’une tentative. Ainsi, constituent des critères pertinents, outre ce dernier, la gravité du comportement des appelantes et des pratiques restrictives caractérisées appréciée à travers, le cas échéant, leur réitération ou leur persistance, ainsi que la situation individuelle de chaque appelante et son positionnement sur le marché pertinent.
Concernant la SAS AMC et la SARL Inca
Les pratiques restrictives, commises par des entités disposant de parts de marché leur conférant une puissance économique importante, la SAS AMC seule étant en quatrième position (pièce 24 du ministre, page 35), concernent deux grands fournisseurs et portaient sur des avantages financiers cumulés de 3 280 000 euros et se sont globalement étalées sur près d’une année. Au regard des montants concernés et des éléments déjà exposés dans l’analyse de la tentative de soumission à des obligations créant un déséquilibre significatif, les faits commis par la SARL Inca et la SAS AMC, quoique limités au secteur parfumerie/hygiène, sont graves, notamment en raison de la précarisation à laquelle ils ont exposé les négociations annuelles 2015 mais également 2016.
Seule une tentative étant retenue, l’argument tiré de l’absence d’effets démontrés sur le marché et sur l’activité des fournisseurs est inopérant. En revanche, il est certain que de telles pratiques, qui remettent frontalement en cause la pertinence du dispositif de négociation annuelle pourtant essentiel à l’équilibre des forces, sont de nature à conférer aux appelantes un avantage concurrentiel indu sur le marché de la grande distribution, à entraver la capacité de négociation des fournisseurs concernés et, en cas de succès, à les priver d’un gain certain utile au développement de leur outil productif. De ce fait, la limitation du nombre de ces derniers n’est pas significative au regard, d’une part, du fait que le montant de l’amende civile sollicité par le ministre chargé de l’économie et retenu par le tribunal correspondait au maximum légal, depuis lors augmenté, et, d’autre part, de la gravité intrinsèque des pratiques mises au jour.
Enfin, les circonstances atténuantes opposées par les appelantes ne sont pas pertinentes puisque l’enquête portait sur la première année d’exercice de sa mission par la SARL Inca qui ne pouvait ainsi être en situation de réitération, et que les décisions de justice citées en exemple ne concernent effectivement pas les alliances à l’achat qui génèrent, ainsi que l’a relevé l’Autorité de la concurrence, des risques spécifiques pour le marché et la concurrence (pièce 24 du ministre déjà citée) qui autorisent une forme d’exemplarité que le caractère dissuasif de l’amende civile, comme l’individualisation de son quantum au regard de la situation personnelle de chaque appelante sur le marché pertinent, commande de prendre en compte.
En conséquence, ces éléments combinés fondent la condamnation in solidum de la SARL Inca et de la SAS AMC à une amende de 2 millions d’euros. Le jugement du 31 mai 2021 sera confirmé de ce chef.
Concernant la SAS Monoprix
Si cette société est directement impliquée dans la tentative de soumission de L’Oréal qui concernait l’investissement le plus important, rien ne démontre qu’elle était seule la bénéficiaire de ce dernier, son rôle étant en outre moins important que celui de la SARL Inca et de la SAS AMC. Par ailleurs, son positionnement sur le marché n’est pas celui de la centrale de référencement de son groupe d’appartenance ou de la SARL Inca. Pour ces raisons, une amende égale au plafond légal ne se justifie pas.
Dès lors, pour tenir exclusivement compte de sa situation propre et de sa participation personnelle aux pratiques restrictives dont la globalité fonde seule le prononcé d’une amende égale au maximum encouru, la SAS Monoprix sera condamnée in solidum avec la SAS AMC et la SARL Inca à hauteur de 500 000 d’euros sur l’amende totale prononcée. Une telle condamnation ne viole pas les articles 5 et 16 du code de procédure civile puisque la demande la concernant atteint 2 000 000 d’euros et que la solidarité n’est qu’une modalité de son exécution, la cour demeurant libre, dans le respect du quantum sollicité, de moduler la peine à la baisse. Elle n’implique en outre aucune appréciation de la contribution à la dette, la part mise à sa charge correspondant au montant de l’amende dont elle est personnellement redevable sans égard pour ses relations avec ses codébitrices.
En conséquence, le jugement sera infirmé en ce qu’il a condamné la SAS Monoprix in solidum avec la SAS AMC et la SARL Inca à payer une amende de 2 000 000 d’euros, et la cour, statuant à nouveau de ce chef, condamnera la SAS Monoprix sera condamnée à payer cette amende in solidum avec la SARL Inca et la SAS AMC à hauteur de 500 000 d’euros.
Sur la publication judiciaire
Au regard de la gravité des faits et de la nécessité de prévenir leur réitération, une mesure de publication judiciaire sera ordonnée aux frais de de la SARL Inca et de la SAS AMC dans la limite de 10 000 euros. Elle portera, selon les modalités détaillées dans le dispositif, sur l’extrait suivant qui sera publié à l’expiration d’un délai de 15 jours suivant la signification de l’arrêt dans le quotidien Les Echos (versions papier et en ligne) :
“Par arrêt du 15 mars 2023, en application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version antérieure à l’ordonnance du 24 avril 2019, la cour d’appel de Paris a condamné in solidum la SAS Achats Marchandises Casino et la SARL Intermarché Casino Achats au paiement d’une amende civile de deux millions d’euros pour avoir commis des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de deux de leurs fournisseurs”.
En conséquence, le jugement du 31 mai 2021 sera confirmé de ce chef mais infirmé en ce qu’il a ordonné la publication sur les sites internet des sociétés du groupe Casino et de la SARL Inca, publication complémentaire, non chiffrée par le tribunal, qui apparaît disproportionnée tant en son principe qu’en sa durée.
4°) Sur les dépens et les frais irrépétibles
Le jugement avant-dire droit du 18 novembre 2019 sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens. Le jugement du 31 mai 2021 sera confirmé en ses dispositions au titre des dépens et des frais irrépétibles, sauf en ce qu’il a condamné la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price à payer au ministre chargé de l’économie la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Succombant en leur appel, la SARL Inca, la SAS AMC et la SAS Monoprix, dont les demandes au titre des frais irrépétibles seront rejetées, seront condamnées in solidum à supporter les entiers dépens de l’appel.
Par ailleurs, si le ministre chargé de l’économie succombe en ses prétentions contre la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price, l’équité commande, au regard de la nature du litige et du développement d’une défense commune avec la SAS AMC, de rejeter leur demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Enfin, la cour constate que la demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile est également sollicitée au profit d’une société Sédifrais qui n’est pas partie au litige. Cette mention étant le fruit d’une erreur matérielle évidente, il n’en sera pas tenu compte.
La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire.
CONFIRME le jugement avant-dire droit rendu par le tribunal de commerce de Paris le 18 novembre 2019 en l’intégralité de ses dispositions soumises à la cour ;
CONFIRME le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 31 mai 2021 en ses dispositions soumises à la cour, sauf en ce qu’il a :
– dit que les sociétés du groupe Casino avaient soumis ou tenté de soumettre six de leurs fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l’article L 442-6 I 2° du code de commerce ;
– condamné la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price à payer une amende civile ;
– condamné les sociétés du groupe Casino et la SARL Intermarché Casino Achats à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification du jugement, son dispositif sur leurs sites internet durant un mois, ainsi que, pour les premières, dans le quotidien Les Echos ;
– condamné la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price à payer au ministre chargé de l’économie la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
DIT que la SARL Intermarché Casino Achats et la SAS Achats Marchandises Casino ont, ensemble, tenté de soumettre deux de leurs fournisseurs (L’Oréal et BIC) à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce ;
DIT que la SAS Monoprix est coauteur de cette tentative concernant un fournisseur (L’Oréal) ;
CONDAMNE la SAS Monoprix, in solidum avec la SARL Intermarché Casino Achats et la SAS Achats Marchandises Casino, à payer l’amende civile mise à leur charge à hauteur de 500 000 d’euros ;
REJETTE les demandes du ministre chargé de l’économie présentées contre la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price ;
REJETTE les demandes du ministre chargé de l’économie au titre des frais irrépétibles de première instance contre la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Distribution Casino France, la SAS Distribution Franprix et la SNC Distribution Leader Price ;
REJETTE la demande de publication judiciaire sur les sites internet des sociétés du groupe Casino et de la SARL Intermarché Casino Achats présentée par le ministre chargé de l’économie ;
ORDONNE, aux frais de la SARL Intermarché Casino Achats et de la SAS Achats Marchandises Casino dans la limite de 10 000 euros in solidum, la publication de l’extrait suivant :
“Par arrêt du 15 mars 2023, en application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version antérieure à l’ordonnance du 24 avril 2019, la cour d’appel de Paris a condamné in solidum la SAS Achats Marchandises Casino et la SARL Intermarché Casino Achats au paiement d’une amende civile de deux millions d’euros pour avoir commis des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de deux de leurs fournisseurs”
DIT que la SAS ITM Alimentaire International et la SARL Intermarché Casino Achats devront procéder à cette publication à l’expiration d’un délai de 15 jours suivant la signification de l’arrêt :
– dans la version papier du quotidien Les Echos (une parution) en dehors de tout encart publicitaire et sans autre mention que le titre ” Publication judiciaire “, le texte étant rédigé en noir sur fond blanc en police de caractère Times New Roman de taille 16 dans un encadré dédié ;
– sur le site internet accessible par le nom de domaine lesechos.fr durant deux jours, à compter du jour de la publication sur la version papier, sur la partie supérieure de la page d’accueil du site de façon visible et en toute hypothèse au-dessus de la ligne flottaison, sans
mention ajoutée, en police de caractère Times New Roman de taille 16, droits, de couleur noire et sur fond blanc, dans un encadré de 468×120 pixels, en-dehors de tout encart publicitaire, le texte devant être précédé du titre “COMMUNICATION JUDICIAIRE” en lettres capitales de taille 18 ;
Y ajoutant,
REJETTE les demandes de la SARL Intermarché Casino Achats, de la SAS Achats Marchandises Casino, de la SAS Monoprix, de la SAS Monoprix Exploitation, de la SAS Distribution Casino France, de la SAS Distribution Franprix et de la SNC Distribution Leader Price au titre des frais irrépétibles ;
CONDAMNE in solidum la SARL Intermarché Casino Achats, la SAS Achats Marchandises Casino et la SAS Monoprix aux entiers dépens d’appel.
LE GREFFIÈRE LA PRESIDENTE