ARRÊT DU
24 Juin 2022**
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N° RG 21/00581
DBVO-V-B7F-C4UV
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S.A.R.L. SOLUTIA
SERVICES FRANCE
C/
[W] [T]
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GROSSES le 24.06.2022
à Mes LLAMAS et DAURIAC
ARRÊT n° 287-22
COUR D’APPEL D’AGEN
Chambre Civile
Section commerciale
LA COUR D’APPEL D’AGEN, 1ère chambre dans l’affaire,
ENTRE :
S.A.R.L. SOLUTIA SERVICES FRANCE
RCS de Colmar n°494 830 375
ayant son siège social [Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me David LLAMAS, avocat postulant inscrit au barreau d’AGEN et par Me Simon BURKATZKI, avocat plaidant inscrit au barreau de STRASBOURG
APPELANTE d’un Jugement du Tribunal de Commerce d’AGEN en date du 28 Avril 2021, RG 2019000198
D’une part,
ET :
Madame [W] [T]
née le [Date naissance 5] 1962 à [Localité 8] (Pas de Calais)
de nationalité française
domicilié [Adresse 1]
[Localité 3]
Représentée par Me Serge DAURIAC, avocat inscrit au barreau d’AGEN
INTIMÉE
D’autre part,
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue et plaidée en audience publique le 14 Mars 2022, sans opposition des parties, devant la cour composée de :
Dominique BENON, Conseiller qui a fait un rapport oral à l’audience
qui en a rendu dans le délibéré de la cour composé outre-lui même de :
Claude GATE, Présidente de chambre
Benjamin FAURE, Conseiller
en application des dispositions des articles 945-1 et 786 du code de procédure civile, et après qu’il en a été délibéré par les magistrats ci-dessus nommés,
Greffières : Lors des débats : Charlotte ROSA, adjoint administratif faisant fonction de greffier
Lors de la mise à disposition : Nathalie CAILHETON, greffière
ARRÊT : prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
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FAITS ET PROCÉDURE
La société holding SOLUTIA SERVICES FRANCE est la société mère du groupe SOLUTIA qui exerce son activité dans le secteur des services à la personne, en ayant constitué un réseau national d’agences exploitées par des sociétés filiales dans lesquelles elle intervient en tant qu’associée majoritaire.
En Lot-et-Garonne, la Sarl SOLUTIA Agen et la Sarl SOLUTIA Marmande ont été créées avec une participation de SOLUTIA SERVICES FRANCE, à hauteur de 60 % du capital social , Mme [W] [T], détentrice de 40 % du capital social , ayant été nommée gérante de chacune des deux sociétés .
Le 8 août 2016, [W] [T] a effectué deux déclarations de cessation des paiements, pour le compte des sociétés SOLUTIA Marmande et SOLUTIA Agen.
Par deux jugements du 10 août 2016, le tribunal de commerce d’Agen a prononcé la liquidation judiciaire des deux sociétés, avec poursuite d’activité jusqu’au 12 août 2016.
Le 19 août 2016, SOLUTIA SERVICES FRANCE a formé tierce opposition à l’encontre de ces deux jugements, en demandant au liquidateur judiciaire de ne procéder à aucun licenciement.
Le liquidateur judiciaire ayant néanmoins procédé au licenciement de la totalité du personnel des deux agences avant l’audience sur tierce opposition fixée au 13 septembre 2016, la société SOLUTIA SERVICES FRANCE s’est désistée de ses tierces- opposition.
Le 11 décembre 2017, la société SOLUTIA SERVICES FRANCE a adressé à [W] [T] une mise en demeure de payer la somme de 782 600,70 euros .
Selon assignation délivrée le 21 décembre 2018, la société SOLUTIA SERVICES FRANCE a assigné [W] [T] devant le tribunal de commerce d’Agen pour solliciter dans le dernier état de ses demandes la condamnation de la défenderesse à lui payer la somme de 782 600,70 euros, à titre de dommages-intérêts, et celle de 10 000 euros à titre d’indemnité de procédure.
Par jugement en date du 28 avril 2021, auquel le présent arrêt se réfère expressément pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties en première instance et des motifs énoncés par les premiers juges, le tribunal de commerce d’Agen a débouté la société SOLUTIA SERVICES FRANCE de toutes ses conclusions et l’a condamné aux dépens et au paiement d’une indemnité de procédure de 5 000 euros.
Par déclaration enregistrée au greffe de la cour le 28 mai 2021, dont les conditions de forme et de délai ne sont pas critiquées, la société SOLUTIA SERVICES FRANCE a relevé appel de l’ensemble des dispositions de ce jugement.
La procédure de mise en état a été clôturée par ordonnance du 9 février 2022.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
I . Moyens et prétentions de la société SOLUTIA SERVICES FRANCE , appelante principale
Selon dernières écritures enregistrées au greffe de la cour le 2 février 2022, expressément visées pour plus ample exposé des moyens et prétentions de l’appelante, la société SOLUTIA SERVICES FRANCE conclut à l’infirmation du jugement entrepris et demande à la cour de condamner [W] [T], outre aux dépens, à lui payer la somme de 782 600,70 euros , avec intérêts au taux légal à compter du 11 décembre 2017 et capitalisation des intérêts dus pour une année entière, et la somme de 15 000 euros à titre d’indemnité de procédure. Au soutien de ses prétentions, l’appelante fait valoir :
– qu’aux termes de l’article L.223 – 22 du code de commerce, les gérants sont responsables envers la société ou envers les tiers soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés à responsabilité limitée, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion ;
– qu’il résulte des procès-verbaux des assemblées générales des deux sociétés que les pouvoirs de [W] [T], en sa qualité de gérante, ont été expressément limités ;
– qu’aux termes des statuts de la société SOLUTIA MARMANDE [W] [T] ne pouvait sans autorisation préalable des associés effectuer une déclaration de cessation des paiements ou initier directement ou indirectement une procédure de liquidation judiciaire à l’encontre de la société SOLUTIA MARMANDE ;
– qu’en sollicitant le placement des deux sociétés en liquidation judiciaire sans recueillir au préalable l’accord de la collectivité des associés, [W] [T] a agi au mépris de l’intérêt social et de l’intérêt de son associé, la société SOLUTIA SERVICES FRANCE et a commis une faute au sens de l’article L.223 ‘ 22 du code de commerce, qui engage sa responsabilité ;
– qu’il est évident que les deux sociétés n’étaient pas en cessation des paiements et qu’à tout le moins leur redressement judiciaire n’aurait pas été impossible ;
– qu’en effet les deux sociétés ne présentaient aucune dette sociale ni aucune dette fiscale, leurs passifs étant principalement constitués par des arriérés de redevances de marque dues à SOLUTIA SERVICES FRANCE ;
– que si la situation financière de la société SOLUTIA MARMANDE semblait se dégrader à court terme , son passif restait des plus modestes et que sa situation financière était susceptible de faire l’objet d’un plan de sauvegarde ou de redressement ;
– qu’en effet son passif se limitait à 49 703,93 euros dont 10 687, 14 euros déclarés par la holding qui auraient pu faire l’objet d’un plan d’apurement afin de maintenir la pérennité de sa filiale ;
-qu’elle était à jour de ses dettes fournisseurs et de ses dettes fiscales et que ses dettes ne pouvaient faire obstacle à l’adoption d’un plan de sauvegarde ou d’un plan de redressement à condition que la gérante en fasse la demande au tribunal de commerce ;
– qu’en tout état de cause rien ne justifiait de solliciter en urgence le placement en liquidation judiciaire des deux sociétés, en pleine période estivale, sans recueillir au préalable l’accord de la collectivité des associés ;
– que les dettes de SOLUTIA AGEN ne pouvaient pas faire obstacle à l’adoption d’un plan de redressement ou de sauvegarde , à condition que la gérante en fasse la demande, mais qu’elle a choisi seule une solution suicidaire et induit le tribunal en erreur en prétextant que la situation était inextricable alors que toutes les dettes auraient pu être apurées et que la capacité financière de la société n’était pas irrémédiablement compromise compte tenu du secteur porteur dans lequel elle intervenait ;
– que contrairement à ce que retenu les premiers juges [W] [T] jouissait d’une pleine autonomie dans sa fonction de gérante ;
– qu’elle a manifestement manqué à son devoir de loyauté et de fidélité d’une part, en préparant en catimini pendant plusieurs mois la déclaration de cessation des paiements des deux sociétés et en le cachant à ses associés lors de l’assemblée générale réunie en mai 2016, d’autre part, en transmettant l’intégralité des clients au groupe concurrent, ASSISTALLIANCE, et ce sans en informer son associé qui aurait pu lui apporter une aide financière pour éviter un dépôt de bilan ;
– qu’en outre [W] [T] a commis de graves négligences dans la gestion des sociétés dont elle était la gérante;
– que si celles-ci rencontraient certaines difficultés , il lui appartenait de solliciter une aide financière auprès de l’associé majoritaire, SOLUTIA SERVICES FRANCE, qui n’aurait pas refusé de consentir un échéancier de remboursement des redevances restées impayées;
– qu’en violation des dispositions de l’article L. 223-19 du code de commerce, elle a signé un contrat de bail avec la société SCI BEAUREGARD, dont elle est associée,sans présenter à l’assemblée générale des associés un rapport sur cette convention ;
– qu’elle a réglé les loyers pour le compte de la société SOLUTIA AGEN ,au détriment de factures beaucoup plus urgentes ;
– que du fait du comportement de [W] [T] elle a subi de très importants préjudices :
* perte de valeur des parts des sociétés lot et garonnaises en raison de la disparition brutale des deux sociétés ,qu’elle estime à 200 000 euros ;
* perte, du fait de la liquidation judiciaire, des arriérés de redevances pour un total de 56 015,36 euros et des apports en capital à hauteur de 2 400 euros ;
* perte de la chance de percevoir des redevances pour l’utilisation de la marque SOLUTIA , préjudice capitalisé sur sept ans pour un montant de 336585,34 euros ;
*préjudice lié au trouble commercial occasionné par la transmission de l’intégralité du fichier clients au groupe ASSISTALLIANCE qui dès le jour du prononcé de la liquidation judiciaire des deux sociétés a pris contact avec les clients de SOLUTIA et par l’atteinte portée à la réputation de SOLUTIA du fait que 53 personnes ont été licenciées, chiffré à 150 000 euros ;
* préjudice lié à la reconstitution du groupement lot et garonnais , les frais correspondant à une telle réinstallation des deux entités étant estimés à 10 000 euros ;
* préjudice moral résultant des agissements délictueux de [W] [T] qui après huit ans de collaboration a brutalement provoqué la perte de deux agences du réseau.
II. Moyens et prétentions de Véronique [T], intimée
Selon dernières écritures enregistrées au greffe de la cour le 8 février 2022, expressément visées pour plus ample exposé des moyens et prétentions de [W] [T], l’intimée conclut à la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions et à la condamnation de l’appelante aux dépens et au paiement d’une indemnité de procédure de 15 000 euros , en faisant valoir :
1°) que la cour ne pourra que constater que malgré toute son argumentation la société SOLUTIA SERVICES FRANCE n’était pas un simple associé mais le véritable maître de l’affaire, la gestion juridique, matérielle et comptable des filiales étant verrouillée par la société SOLUTIA SERVICE FRANCE au travers de ses conseils ;
– que la holding contrôlait l’ensemble des outils informatiques et de gestion et l’ensemble des accès de ses filiales à ces outils au travers de codes qu’elle pouvait couper à tout moment ;
– que le système de fonctionnement mis en place par la société holding lui permettait d’avoir droit de vie ou de mort sur ses filiales car il lui suffisait de couper les accès informatiques et téléphoniques pour précipiter la chute de celles-ci comme cela a été le cas à [Localité 7], [Localité 6], [Localité 9] ou [Localité 10] ;
– qu’en tant qu’associé minoritaire elle n’avait en réalité aucun pouvoir, que la comptabilité était réalisée par l’expert-comptable du groupe SOLUTIA SERVICES FRANCE, les procès-verbaux d’assemblée générale, les rapports et tous les documents juridiques étant rédigés par le même cabinet est transmis uniquement pour signature ;
– que par ailleurs elle n’a perçu qu’une rémunération insignifiante entre 2013 et 2016 ;
– que l’assemblée générale du 25 mai 2016 a fait apparaître de graves difficultés ayant pour conséquence l’obligation de publier la perte de plus de la moitié du capital social ;
2°) que le procès-verbal de nomination en qualité de gérante de SOLUTIA AGEN ne lui interdisait pas de procéder à une déclaration de cessation des payements de la société et que l’interdiction de procéder à une déclaration de cessation des payements mentionnée dans les statuts de la société SOLUTIA MARMANDE est contraire à la loi, le code de commerce prévoyant l’obligation pour le gérant de déclarer la cessation des payements s’il constate que la société est dans l’impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible ;
– qu’afin d’éviter les sanctions qui pesaient sur elle pour défaut de déclaration de cessation de payement dans les délais elle avait l’obligation d’y procéder ;
3°) que l’appelante prétend que les sociétés n’étaient pas en état de cessation des payements mais n’en rapporte d’aucune manière la preuve, se contentant de commenter l’état du passif déclaré après l’ouverture des procédures collectives, restant totalement taisante sur l’état de l’actif et du chiffre d’affaires des deux sociétés ;
– que cette affirmation est inexacte et que si la cessation des payements n’avait pas existé, le tribunal de commerce n’aurait pas ouvert les procédures collectives ;
– que les PV des assemblées générales du 25 mai 2016 mettent en évidence que pour l’expert -comptable chargé de leur rédaction, il était nécessaire que les sociétés payent les arriérés de redevance de sorte que c’est avec la plus grande mauvaise foi que l’appelante soutient qu’elle n’aurait pas exigé le payement de celles-ci ;
4°) que c’est vainement qu’il lui est reproché un manquement au devoir de loyauté et de fidélité dès lors :
– qu’elle n’était pas une véritable gérante , le système de contrôle mis en place par l’appelante s’apparentant à une gérance de fait ;
– que la prétendue collusion frauduleuse entre elle et la société ASSIST ALLIANCE n’est qu’une affabulation de la société SOLUTIA SERVICES FRANCE qui , en violation des dispositions légales et réglementaires afférentes au droit des faillites, a en réalité organisé une tentative de reprise de la clientèle et repris en sous-main des salariés et des clients de la société SOLUTIA AGEN ;
5°) que c’est tout aussi vainement que l’appelante invoque des négligences fautives dans la gestion des deux sociétés ,dès lors ;
– que toutes ses affirmations sur le fait qu’alertée elle aurait consenti des ristournes et des délais de payement pour résorber les dettes, se heurtent à son obsession de percevoir les redevances qu’elle estimait « légitimement dues » , mise en évidence par son comportement lors de l’ assemblée générale de SOLUTIA Agen au cours de laquelle, alors que la société était en difficulté et avait perdu la moitié de son capital social , la seule préoccupation de la holding , actionnaire principal , était d’obtenir le payement de ses royalties ;
6°) que l’omission de la convention liant la SOLUTIA AGEN a la société BEAUREGARD dans le rapport spécial du gérant relatif aux conventions réglementées incombe exclusivement à l’expert-comptable chargé du juridique (sic) qui devait s’assurer de la conformité des documents qu’il établissait avec la réalité juridique ;
– que par ailleurs l’appelante ne démontre pas l’existence d’un préjudice personnel dont elle pourrait demander réparation, le loyer facturé n’étant pas supérieur au prix du marché.
7°) que s’agissant des préjudices invoqués, l’appelante procède par affirmations sans en justifier par des pièces probantes ;
– que sa demande d’indemnisation au titre de la perte des parts est « abracadabrantesque » , se résumant à une prétendue perte de chance de réaliser une cession hypothétique ;
– que s’agissant du prétendu préjudice lié à la perte des arriérés de redevances, l’appelante ne produit pas un certificat d’irrecouvrabilité de ses créances dans le cadre des procédures collectives ouvertes à l’égard des deux sociétés ;
– que le prétendu préjudice lié à la perte de chance de percevoir des redevances liées à l’utilisation de la marque SOLUTIA , qu’elle chiffre au montant de 336 585, 34 euros, est inexistant , aucun justificatif n’étant produit et la marque SOLUTIA étant totalement déceptive et sans valeur, ainsi que le confirme notamment le nombre de fermeture et de faillîtes des filiales de l’appelante ;
– qu’au surplus de multiples pièces démontrent que l’appelante a continué à travailler sur le Lot et Garonne ;
8°) que le préjudice prétendument lié aux troubles commerciaux qu’elle aurait occasionné est tout aussi inexistant , du fait de l’absence de comportement fautif susceptible de l’avoir provoqué et de l’absence de procédure en concurrence déloyale engagée contre ASSISTALLIANCE ;
9°) que le préjudice allégué au titre de la prétendue nécessité de reconstituer le groupe SOLUTIA dans la zone géographique concernée est tout aussi fantaisiste, dès lors que l’appelante a continué à exercer son activité au travers d’autres structures ;
10°) que la demande d’indemnisation d’un prétendu préjudice moral est particulièrement mal venue dès lors que la principale victime de cette affaire est Mme [T] ;
11°) qu’alors qu’elle se vante de posséder 70 agences sur le territoire national, l’appelante , qui réclame une indemnité de 782 600,70 euros (au centime près ) n’a réalisé pour l’exercice comptable 2019 qu’un chiffre d’affaires de 669 767 euros.
MOTIFS DE L’ARRÊT
I . SUR LA DEMANDE EN PAIEMENT DE LA SOMME DE 782 600,70 euros
A titre liminaire, il convient de relever que la société SOLUTIA SERVICES FRANCE n’exerce pas l’action sociale (ut singuli) ayant pour objet d’obtenir réparation du préjudice subi par la société et condamnation au profit d e celle-ci, mais une action en réparation du préjudice qu’elle estime avoir personnellement subi du fait du comportement fautif de Mme [T], la gérante de deux sociétés affiliées à son réseau.
Cette action est fondée par l’appelante sur l’article L. 223-22 du code de commerce , qui dispose que « les gérants(de Sarl) sont responsables … envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés à responsabilité limitée , soit des violation des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion’.
La responsabilité personnelle de Mme [T] ne peut donc être retenue que si la société SOLUTIA SERVICES FRANCE , sur qui pèse la charge de la preuve, établit que la gérante a enfreint une disposition législative ou réglementaire , a violé les statuts ou a commis une faute de gestion.
A . Sur les fautes imputées à Mme [T]
1. Sur la violation des statuts
SOLUTIONS SERVICES FRANCE impute tout d’abord à Mme [T] une violation des statuts , lui reprochant d’avoir déposé le bilan de la Sarl Solutia Marmande sans autorisation des actionnaires, en violation des dispositions statutaires relatives à ses pouvoirs.
Pour écarter ce moyen, il suffira de relever :
– qu’en application de l’article L 631-4 du code de commerce , tout gérant de société à responsabilité limitée est tenu de déclarer au tribunal de commerce l’état de cessation des payements dans les 45 jours de sa survenance ;
– qu’à défaut il s’expose, d’une part , à ce que tout manquement à cette obligation soit considéré comme une faute de gestion susceptible, en application de l’article L 651-2 du dit code, d’engager sa responsabilité personnelle , d’autre part, à voir prononcer à son encontre, en application de l’article L653-8 du dit code, une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale ;
– qu’en conséquence toute clause des statuts de la société visant à limiter l’obligation légale du gérant , doit être réputée non écrite ;
– que les statuts de la société Solutia Agen ne comportent aucune clause subordonnant la déclaration de cessation des payements à l’autorisation des associés ;
– que la clause des statuts de la société Solutia Marmande aux termes de laquelle la gérante ne pourra, sans autorisation préalable des associés effectuer une déclaration de cessation des payements de la société, apporte une limitation à l’obligation légale de la gérante de déclarer l’état de cessation des payements et que par suite elle doit être réputée non écrite ;
-que le moyen soulevé manque en fait et qu’aucune violation des statuts par Mme [T] n’est caractérisée .
2. Sur les fautes de gestion
SOLUTIONS SERVICES FRANCE reproche tout d’abord à Mme [T] d’avoir déposé le bilan alors que les deux sociétés ne se trouvaient pas en cessation des payements et d’avoir sollicité la liquidation judiciaire alors que des possibilités de redressement existaient.
À titre liminaire , la Cour relève que la société Solutia Service France disposait des moyens juridiques de contester la mise en liquidation judiciaire des deux sociétés , qu’elle les a mis en oeuvre en formant tierce opposition contre les deux jugements du 10 août 2016 avant de se désister, ce dont il se déduit qu’elle a implicitement mais nécessairement admis les dites décisions .
Il convient de rappeler que l’état de cessation des payements est caractérisé lorsque l’actif disponible ne permet pas de faire face au passif exigible et que force est de constater que si l’appelante développe une longue argumentation sur le montant du passif exigible, réduit selon elle, elle ne fournit pas la moindre explication, et a fortiori justification sur l’actif disponible.
Ses développements sur l’absence d’état de cessation des payements se heurtent non seulement à cette absence de preuve, mais à la décision du tribunal de commerce , qui a estimé qu’il existait bien en l’espèce un état de cessation des payements au vu des éléments qui lui ont été fournis, aucun manoeuvre aux fins de tromper les juges n’étant imputée à Mme [T] et a fortiori justifiée.
Par ailleurs , pour écarter le reproche fait à Mme [T] d’avoir sollicité devant le tribunal de commerce la mise en liquidation judiciaire directe des deux sociétés , il suffira de relever :
– que l’argument consiste à soutenir que le tribunal de commerce n’était qu’une chambre d’enregistrement et qu’il a ouvert la procédure de liquidation judiciaire sans procéder à la moindre vérification ;
– que tel n’est évidemment pas le cas , que le tribunal de commerce s’est prononcé après examen et évaluation des éléments qui lui ont été soumis , étant rappelé qu’il n’est justifié d’aucune manoeuvre de Mme [T] destinée à le tromper ;
– que ses décisions pouvaient faire l’objet de recours ordinaire et extraordinaire ;
– que l’appelante, qui s’est désistée de la tierce opposition formée contre chacune des deux jugements, n’est pas crédible lorsqu’elle affirme que si Mme [T] le lui avait demandé elle aurait apporté une aide financière pour éviter le dépôt de bilan ou permettre l’adoption d’un plan de sauvegarde ou de redressement ;
– qu’en effet, elle n’en a pas fait état dans le cadre de sa tierce opposition et qu’ il résulte des pièces produites, et notamment des procès verbaux d’assemblées générales du 25 mai 2016, qu’elle était parfaitement consciente des difficultés financières des deux sociétés , caractérisées notamment par le fait qu’en raison des pertes successives les capitaux propres étaient devenus inférieurs à la moitié du capital social , mais que sa préoccupation principale , nonobstant ces difficultés, était d’obtenir le règlement de ses redevances puisqu’elle a fait voter des résolutions prévoyant que chacune des sociétés devraient veiller à être à jour du payement de ses redevances et a fait signer par la gérante des engagements de régulariser les impayés dans l’année en sus des redevances courantes ;
– que l’appelante ne rapporte donc d’aucune manière la preuve qu’en sollicitant devant le tribunal de commerce la mise en liquidation judiciaire des deux sociétés, Mme [T] a commis une faute de gestion susceptible d’engager sa responsabilité .
La société SOLUTIA France reproche encore à Mme [T] d’avoir manqué à son obligation de loyauté et de fidélité.
Si la faute de gestion peut résulter d’un manquement du dirigeant à l’obligation de loyauté et de fidélité à l’égard de la société qu’il dirige , force est de constater tout d’abord que l’affirmation de l’appelante selon laquelle Mme [T] a préparé en catimini pendant plusieurs mois la déclaration de cessation des payements n’est corroborée par aucun élément et ne demeure qu’une simple allégation.
Par contre sont constitutives de fautes de gestion d’une part , le fait d’avoir conclu le 1er avril 2014 , au nom de la société Solutia Agen , un contrat de bail avec la SCI Beauregard , dont elle était par ailleurs associée , sans respecter les dispositions de l’article L. 223-19 du code de commerce imposant au gérant de présenter à l’assemblée générale des associés un rapport sur les conventions intervenues directement ou par personnes interposée entre lui et la société dont il assure la gérance , d’autre part, le fait , attesté par M. [K] , dirigeant de la société ASSISTALLIANCE, concurrent des deux sociétés Solutia Agen et Solutia Marmande, dans un message électronique du 18 août 2016, que dès le 10 Août 2016 , Mme [T] l’a informé de la mise en liquidation judiciaire des deux sociétés, lui a remis une liste des clients et a contacté ses salariés pour leur communiquer les coordonnées de la société ASSISTALLIANCE.
Ce comportement caractérise un acte de concurrence déloyale , constitutif d’une faute de gestion , dont Mme [T] ne peut s’exonérer en indiquant qu’elle agissait ainsi dans l’intérêt des clients des sociétés liquidés qui ne pouvaient plus bénéficier des prestations convenues, la faute de gestion s’appréciant au seul regard des intérêts de la société dirigée et non de ceux de ses clients.
B . Sur les préjudices et le lien de causalité
A titre liminaire il convient de rappeler que seuls le préjudice direct et personnel subi par l’appelante du fait des fautes de gestion précédemment retenues peut donner lieu à indemnisation au profit de la société Solutia France, en sa qualité d’associée.
Les fautes de gestion retenues à l’encontre de Mme [T] ne sont pas à l’origine de la mise en liquidation judiciaire des deux sociétés , dès lors d’une part, que le manquement à l’obligation de loyauté et de fidélité est postérieur à l’ouverture des procédures collectives, d’une part que le loyer convenu était inférieur au prix du marché et que s’il est soutenu que son payement est intervenu au détriment de dettes plus urgentes , ce fait , au demeurant non démontré est sans incidence sur le passif.
Dès lors qu’elles trouvent leur origine non dans les fautes de gestion de Mme [T] , mais dans la mise en liquidation des deux sociétés , ne peuvent donner lieu à indemnisation, ni la perte de valeur des parts des deux sociétés, ni l’impossibilité de recouvrer les arriérés de redevance, ni la perte de la chance de percevoir des redevances pour l’utilisation de la marque Solutia – dont l’existence affirmée n’est au demeurant nullement démontrée -, ni la reconstitution d’un groupement lot et garonnais
S’agissant du défaut de présentation aux associés d’un rapport sur la conclusion du bail avec une SCI dont Mme [T] était associée , force est de constater qu’il n’a engendré pour l’appelante, en sa qualité d’associée, aucun préjudice personnel et qu’au surplus la société Solutia Agen n’a elle-même subi aucun préjudice , le montant du loyer versé (900 euros soit 10 euros au m²) étant inférieur au prix moyen du marché s’établissant dans cette zone à 12, 77 euros au m² pour des locaux commerciaux, dont Mme [T] justifie qu’ils ont été ensuite reloués 1190 euros.
S’agissant du préjudice résultant de la transmission de la liste des clients à la société ASSISTALLIANCE, Me [M] es qualités a justement observé dans un courrier adressé à l’appelante qu’il n’est pas subi par l’associée , mais par les deux sociétés dont les fichiers clients ont été transmis , dans la mesure où il entraîne une diminution de l’actif susceptible d’être cédé par le liquidateur.
S’agissant enfin du préjudice moral allégué par l’appelante du fait de la « ruse particulière avec laquelle Mme [T] a accompli ses agissements délictueux » et « du trouble commercial résultant de la concurrence déloyale » force est de constater que le système mis en place par l’associée majoritaire lui permettait d’exercer un contrôle étroit sur l’activité de ses filiales et de la gérante, que l’appelante n’a subi aucun préjudice direct et indemnisable et que le préjudice moral revendiqué n’est justifié ni dans son montant , ni même dans son principe.
Au vu de l’ensemble de ces motifs, la confirmation des dispositions du jugement déboutant la société Solutia France de l’ensemble de ses prétentions s’impose
C. SUR LES FRAIS NON RÉPÉTIBLES ET LES DÉPENS
La société Solutia France , qui succombe ne peut bénéficier des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile et devra supporter les entiers dépens de première instance et d’appel .
L’appel interjeté par la société Solutia France a contraint Mme [T] à exposer de nouveaux frais non inclus dans les dépens qu’il serait inéquitable de laisser intégralement à sa charge . En conséquence l’appelante sera condamnée à lui verser une indemnité de procédure de 8 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile .
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant contradictoirement, par arrêt prononcé par sa mise à disposition au greffe et en dernier ressort
CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
y ajoutant
CONDAMNE la société Solutia France à payer à Mme [T] une indemnité de procédure de 8 000 euros
CONDAMNE la société Solutia France aux entiers dépens d’appel
Le présent arrêt a été signé par Claude GATÉ, présidente, et par Nathalie CAILHETON, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La Greffière,La Présidente,