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7 février 2024
Cour d’appel de Metz
RG n°
22/02851
Arrêt n° 24/00054
07 Février 2024
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N° RG 22/02851 – N° Portalis DBVS-V-B7G-F32B
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Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de METZ
28 Octobre 2021
21/00097
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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE METZ
Chambre Sociale-Section 1
ARRÊT DU
sept Février deux mille vingt quatre
APPELANTE :
S.A.S. ETABLISSEMENTS LITTNER ET FILS représentée par son représentant légal pour ce domicilié audit siège, prise en son établissement secondaire, [Adresse 1]
[Adresse 2]
[Localité 5]
Représentée par Me Stéphane FARAVARI, avocat au barreau de METZ
INTIMÉ :
Monsieur [U] [E]
[Adresse 3]
[Localité 4]
Représenté par Me Marie JUNG, avocat au barreau de METZ
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 786, 760 à 762 et 905 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 07 Juin 2023, en audience publique, les parties ne s’y étant pas opposées, devant Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre, chargé d’instruire l’affaire.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre
Mme Anne FABERT, Conseillère
M. Benoit DEVIGNOT, Conseiller
Greffier, lors des débats : Mme Catherine MALHERBE
ARRÊT :
Contradictoire
Prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au troisième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre, et par Mme Jocelyne WILD, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
M. [U] [E] a été embauché en qualité de boulanger à temps complet par la SAS Etablissements Littner et Fils à compter du 1er juillet 2003 en exécution d’un contrat de travail à durée indéterminée.
Par requête enregistrée au greffe le 2 septembre 2021, M. [E] a saisi le conseil de prud’hommes de Metz en formation de référé en soutenant être victime de discrimination au motif que depuis le mois de septembre 2020 l’employeur lui avait interdit d’effectuer des heures supplémentaires, et demandé de ne plus venir travailler les dimanches et jours fériés, contrairement à ses collègues. M. [E] a sollicité la condamnation de la SAS Ets Littner & Fils à lui communiquer les bulletins de salaire de l’ensemble des salariés des années 2019, 2020 et 2021, ainsi que les plannings de travail des années 2019, 2020 et 2021, dans un délai de 30 jours sous peine d’une astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard à compter de ce délai.
Par ordonnance de référé du 28 octobre 2021 ”rendue en dernier ressort”, le conseil de prud’hommes a statué comme suit :
« Constate que M. [U] [E] justifie d’un motif légitime ;
Dit et juge que la demande de M. [U] [E] recevable est bien fondée ;
En conséquence,
Ordonne à la SAS Ets Littner & Fils, prise en personne de son représentant légal, de communiquer à M. [U] [E], sous astreinte provisoire de 50 € à compter du 30ème jour suivant la notification de la présente décision, des documents suivants :
– Les bulletins de salaire de l’ensemble des salariés pour les années 2019, 2020 et 2021
– Les plannings de travail des années 2019, 2020 et 2021
Se réserve la liquidation de l’astreinte ;
Condamne la SAS Ets Littner & Fils, prise en personne de son représentant légal, à payer à M. [U] [E] :
– 800 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile
Déboute la SAS Ets Littner & Fils, prise en personne de son représentant légal, de sa demande sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Condamne la SAS Ets Littner & Fils, prise en personne de son représentant légal, aux entiers frais et dépens de l’instance.
Rappelle que la présente ordonnance est de droit exécutoire à titre provisoire. ».
Par déclaration électronique transmise le 19 décembre 2022, la SAS Etablissement Littner & Fils a interjeté appel de l’ordonnance.
La société appelante a justifié de la date de son appel par le fait qu’elle a formé un pourvoi suite à l’ordonnance rendue en dernier ressort, et que par arrêt en date du 14 décembre 2022 la chambre sociale de la Cour de cassation a relevé que la décision a été inexactement qualifiée en dernier ressort alors que les chefs des demandes présentaient un caractère indéterminé, et a déclaré le pourvoi irrecevable.
Par ses conclusions récapitulatives en date du 17 février 2023, la SAS Etablissements Littner & Fils demande à la cour de statuer comme suit :
« Infirmer l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a constaté que M. [U] [E] justifie d’un motif légitime, en ce qu’elle a dit et jugé que la demande de M. [U] [E] est recevable et bien fondée, en ce qu’elle a ordonné à la SAS Etablissements Littner Et Fils de communiquer à M. [U] [E], sous astreinte provisoire de 50 € à compter du 30ème jour suivant la notification de la présente décision, des documents suivants : les bulletins de salaire de l’ensemble des salariés pour les années 2019, 2020 et 2021, les plannings de travail des années 2019, 2020 et 2021, en ce qu’elle se réserve la liquidation de l’astreinte, en ce qu’elle condamne la SAS Etablissements Littner Et Fils à payer à M. [E] la somme de 800 € au titre de l’article 700 du CPC, en ce qu’elle déboute la SAS Etablissements Littner Et Fils de sa demande au titre de l’article 700 du CPC, en ce qu’elle condamne la SAS Etablissements Littner Et Fils aux entiers frais et dépens, en ce qu’elle rappelle que l’ordonnance est de droit exécutoire à titre provisoire, en ce qu’elle a rejeté les demandes de la SAS Etablissements Littner Et Fils tendant à la condamnation de M. [U] [E] aux entiers frais et dépens ainsi qu’à lui payer une somme de 1 500 € au titre de l’article 700 du CPC.
Et statuant à nouveau :
Vu l’article 145 du code de procédure civile,
Vu les articles 6 et 8 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales,
Vu les articles 9 du code civil, 9 du code de procédure civile,
Vu les articles L 1121-1 et L 1134-1 du code du travail,
Débouter M. [U] [E] de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions.
Rejeter toutes les demandes de communication de pièces réclamées par M. [U] [E].
Subsidiairement,
Constater que la demande de communication des plannings est sans objet.
Limiter la production des bulletins de salaire à la période de septembre 2020 à août 2021, par des bulletins de salaire anonymisés ne contenant aucune donnée personnelle des salariés et concernant uniquement des salariés se trouvant dans une situation et un poste similaire à celui qu’occupait M. [E].
Débouter M. [U] [E] du surplus de ses demandes.
En tout état de cause, repousser toute astreinte éventuelle restant à la charge de la SAS Etablissements Littner & Fils après un délai suffisant postérieur à l’arrêt à intervenir.
Condamner M. [U] [E] aux entiers frais et dépens d’instance et d’appel, y compris ceux de la procédure de référé-sursis, ainsi qu’à payer à la SAS Etablissements Littner & Fils une somme de 3 000 € au titre de l’article 700 du CPC. ».
La SAS Etablissements Littner & Fils fait valoir que si la Cour de cassation accepte, au visa de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, que le juge puisse ordonner, dans le cadre d’un référé fondé sur l’article 145 du CPC, la communication d’informations non anonymisées, telles que des bulletins de paye de salariés, elle exige cependant que la production soit nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi.
Elle rappelle que la Cour de cassation procède à un contrôle de proportionnalité entre les nécessités de la preuve et le respect dû à la vie privée, et que le juge doit apprécier in concreto si l’atteinte portée au droit à la vie privée du salarié ou au secret des affaires au nom du droit à la preuve, n’est pas disproportionnée au regard du but poursuivi.
Elle considère qu’en l’espèce les premiers juges n’ont pas procédé à un examen concret de proportionnalité entre les différents droits fondamentaux en jeu, et qu’en statuant ainsi ils ont violé les articles 145 du code de procédure civile, 6 et 8 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, 9 du code civil, et 9 du code de procédure civile.
La société appelante soutient que la demande présentée sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile ne doit pas porter atteinte à une liberté fondamentale, comme le secret des affaires et le respect de la vie personnelle.
Elle rappelle que l’article 9 du code civil pose le principe du droit de chacun au respect de sa vie privée, que l’article 8 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales énonce que chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance, et que l’article L 1121-1 du code du Travail dispose que : « nul ne peut apporter aux droits de personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché ».
Elle ajoute que la protection de la vie privée du salarié s’étend aux données personnelles figurant sur le bulletin de salaire.
Elle considère que M. [E] relève pas une inégalité de rémunération, mais prétend être défavorisé dans son affectation aux heures supplémentaires qu’il ne voulait en réalité pas effectuer. M. [E] s’estime victime de discrimination à compter de septembre 2020 mais réclame des documents pour 2019, 2020 et 2021, alors qu’il a quitté les effectifs courant 2021.
Elle soutient qu’une atteinte à la vie privée des autres salariés ne serait pas légitime ni proportionnée car la mesure réclamée doit être strictement nécessaire à la défense des intérêts du demandeur, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Elle observe que M. [E] exerçait les fonctions de boulanger et qu’il n’a aucun intérêt légitime à solliciter les bulletins de paye de tous les salariés y compris de ceux qui ne sont pas dans une situation comparable à la sienne et qui occupent des emplois totalement différents.
Elle ajoute que l’exécution d’une telle décision donnerait à M. [E] des renseignements sur ses collègues tels que âge, salaire, adresse personnelle, domiciliation bancaire, existence d’arrêts de travail pour maladie, et saisies sur rémunération.
S’agissant de la demande de communication des plannings des années 2019, 2020 et 2021, la société appelante considère qu’elle est sans objet dans la mesure où M. [E] est déjà en possession de ces documents.
La société Etablissements Littner & Fils précise que M. [E] a démissionné le 18 août 2021 et est sorti des effectifs au 5 septembre 2021 ; elle rappelle que les heures supplémentaires relèvent du pouvoir de direction de l’employeur et en aucun cas les salariés ne peuvent se prévaloir d’un quelconque droit à effectuer des heures supplémentaires.
Elle observe qu’au regard de l’aménagement de la charge de la preuve en matière de discrimination, M. [E] est en mesure d’intenter une action au fond et que la communication des bulletins de paie de l’ensemble des salariés sur les années 2019, 2020 et 2021 n’est d’aucune utilité.
Subsidiairement, la société appelante émet les observations suivantes :
– les demandes au titre des plannings sont sans objet, le salarié produisant déjà des documents ;
– que M. [E] ne peut solliciter des bulletins de salaire que pour la période postérieure à septembre 2020 et non après sa démission, soit seulement de septembre 2020 à août 2021 ;
– que seuls des bulletins anonymisés peuvent être communiqués ;
– que seule la communication des bulletins de paye des salariés qui sont dans une situation et un poste équivalents à celui de M. [E] est justifiée ;
– que si une astreinte à charge de l’employeur est maintenue, le point de départ de toute astreinte éventuelle sera repoussé après un délai suffisant postérieur à l’arrêt à intervenir.
Par ses conclusions du 16 mars 2023, M. [E] demande à la cour de statuer comme suit :
« Confirmer l’ordonnance du conseil de prud’hommes de Metz en date du 28 octobre 2021, en ce qu’elle a :
– constaté que M. [E] justifie d’un motif légitime
– dit et jugé que la demande de M. [E] est recevable et bien fondée
– ordonné à la société Littner Et Fils de communiquer à M. [E], sous astreinte provisoire de 50 € par jour à compter du 30e jour suivant la notification de la présente décision, les bulletins de salaire de l’ensemble des salariés pour les années 2019, 2020 et 2021 et les plannings de travail des années 2019, 2020 2021,
– s’est réservé de liquider l’astreinte
– condamné la société Littner Et Fils à payer à Monsieur [E] 800 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens
Y ajoutant
Condamner la société Littner Et Fils à payer à M. [E] 2000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens ».
M. [E] soutient que ses conditions de travail se sont dégradées à compter de son annonce faite à son employeur de sa candidature aux élections du CSE ; il soutient notamment qu’il n’a plus été affecté au travail du dimanche et des jours fériés à compter de septembre 2020, ni sollicité pour effectuer des heures supplémentaires.
Au soutien de la confirmation de la décision déférée, M. [E] rappelle la souplesse de la jurisprudence de la Cour de cassation dans l’appréciation des conditions d’application de l’article 145 du code de procédure civile.
Concernant l’anonymisation des bulletins de paie, M. [E] fait valoir que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit de la preuve et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Il observe que seul l’employeur dispose des informations relatives au montant des salaires versés à son personnel, que lui-même ne dispose d’aucun moyen de connaître la rémunération perçue par ses collègues de travail ; ainsi le motif légitime tient à ce que les salariés, pour voir prospérer leur action en reconnaissance d’une discrimination ou d’une inégalité de traitement, doivent produire des informations que seul l’employeur détient.
M. [E] conteste la valeur probante des attestations de trois salariés produites par l’employeur, en mettant en doute leur sincérité.
Concernant la demande de communication des plannings de l’entreprise, M. [E] indique qu’il n’a seulement en sa possession que quelques documents ; il soutient que les plannings horaires, qui relèvent du pouvoir de direction de l’employeur, sont nécessaires pour démontrer qu’il n’a soudainement plus été concerné par les roulements de travail dominical ni les heures supplémentaires, alors qu’il s’agissait d’un impératif de fonctionnement de la boulangerie.
En réponse à l’argumentation de la société appelante relative à l’aménagement de la preuve, M. [E] rétorque que le référé probatoire de l’article 145 du code de procédure civile pose la condition d’un motif légitime d’obtenir des éléments préalablement à toute procédure, qui sont indispensables à l’exercice du droit de la preuve et détenus par l’employeur, pour ultérieurement intenter une action en reconnaissance d’une discrimination sur le fondement de l’article L. 1134-1 du code du travail.
Il observe que la procédure prévue par l’article 145 du Code de procédure civile ne peut être écartée en matière de discrimination au motif de l’existence d’un mécanisme de preuve allégée et spécifique résultant des dispositions de l’article L. 1134-1 du Code du travail.
M. [E] souligne qu’il n’a aucun autre moyen de preuve alternatif, s’agissant de la rémunération de ses collègues de travail, non seulement pour démontrer ultérieurement une discrimination, à toute le moins une inégalité de traitement, mais surtout pour chiffrer son préjudice sur la base de la méthode Clerc, qui consiste en une méthode de comparaison salariale sur l’ensemble de la période de disparité qui a été validée par la Cour de cassation.
Pour un plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures de celles-ci conformément à l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Selon l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé.
L’appréciation de l’existence d’un intérêt légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile relève du pouvoir souverain des juges du fond (jurisprudence : Cass. Civ. 2e, 25 octobre 1995, pourvoi n°94-10.516 ; Cass. Civ. 2e, 20 mars 2014, pourvoi n° 13-14.985).
Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
L’article 9 du code civil pose le principe du droit de chacun au respect de sa vie privée, et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme énonce que « chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
Enfin selon l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications ».
L’article L.1121-1 du code du travail dispose que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
Le droit à la preuve est rattaché au droit à un procès équitable sur le fondement de l’article 6, §1, de la Convention en vertu duquel « le droit d’une partie à un procès de se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause – y compris ses preuves -». Il ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
S’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, il appartient au juge de rechercher si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, et de vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée (jurisprudence : Cass. Soc. 8 mars 2023 pourvoi N°21-12.492).
M. [E] produit au soutien du motif légitime de sa demande :
– la copie d’un courrier daté du 2 avril 2019 adressé à son employeur, indiquant sa renonciation à se présenter à l’élection des délégués du personnel (sa pièce n° 2) ;
– un courrier adressé le 29 juillet 2021 à son employeur dénonçant une situation de discrimination dont il est victime depuis plus d’un an rédigé comme suit :
« Par la présente, je vous demande de cesser la discrimination dont je fais l’objet de votre part depuis maintenant plus d’un an.
En effet, je n’ai pas même droit à un ‘bonjour’ le matin pour commencer.
Vous me privez de travail les dimanches et jours fériés, et d’effectuer des heures supplémentaires en me rétorquant que si j’ai le malheur d’en faire, c’est, je cite ‘tant pis pour vous’.
Vous m’avez également volontairement confisqué les clés de la boulangerie, me privant de l’accès à mon lieu de travail, au point où j’ai dû attendre à plusieurs reprises dans la voiture, allant jusqu’à 30 minutes d’attente, avant que vous veniez m’ouvrir la porte.
Vous avez instauré une ambiance de travail délétère au sein de mes collègues et moi-même, qui n’hésitent pas, régulièrement, à me qualifier de ‘chômeur’, de ‘smicard’, alors même que j’ai travaillé plus de 17 années sans relâche.
Ces mots, forts, sont injustifiés surtout humiliants.
De même, vous m’avez accusé d’avoir détruit votre famille et d’être à l’origine de la séparation avec votre ex compagne, la cause étant de m’être présenté aux dernières élections des délégués du personnel. Ceci est donc un droit, je ne vois absolument pas le rapport avec votre vie privée. » (sa pièce n° 3) ;
– ses bulletins de salaire pour une période courant du mois de janvier 2019 au mois d’avril 2021 (sa pièce n° 13) ;
– des plannings mensuels (sa pièce n° 14) concernant 10 salariés parmi lesquels M. [E] sous le prénom ”[U]” de février 2019 à octobre 2019 inclus et de janvier 2020 à mars 2020, concernant 8 salariés en mai 2020, et concernant 9 salariés en août 2020 (son prénom ”[U]” n’y figurant pas).
M. [E] explique que sa mise à l’écart des plannings les dimanches et jours fériés, et son temps de travail désormais exclusif de toute heure supplémentaire ont généré en raison notamment d’un surcroît de travail pour ses collègues des tensions avec eux, qui ont bénéficié d’augmentations de salaire et de primes, alors que lui-même a stagné dans son évolution de carrière et sa rémunération.
La société Etablissements Littner & Fils se prévaut pour sa part des éléments suivants :
– les attestations rédigées les 23 et 24 septembre 2021 par trois salariés employés respectivement en qualité de boulanger, boulanger pâtissier et pâtissier, qui évoquent les conditions dans lesquelles les heures supplémentaires sont effectuées « au bon vouloir de chaque employé », et qui relatent que M. [E] avait expliqué qu’il ne souhaitait pas en faire car il était occupé à la construction de sa maison et bénéficiait de l’aide financière de ses parents (ses pièces n° 1, 2 et 3) ;
– un courrier de M. [E] du 6 juillet 2021 adressé à son employeur pour lui faire part de son souhait de mettre fin à son contrat de travail dès le 5 septembre 2021, et demandant une rupture conventionnelle à effet au 5 septembre 2021 (sa pièce n° 4) ;
– un courrier de M. [E] du 18 août 2021 adressé à son employeur pour lui faire part de sa démission effective au terme d’un délai de préavis de 15 jours, et avec une fin de son contrat de travail au 5 septembre 2021 (sa pièce n° 5).
L’employeur soutient au titre de la contestation du motif légitime :
– que M. [E] disposait déjà d’éléments suffisants pour un éventuel procès au fond en produisant des plannings et ses bulletins de paie des années 2019, 2020 et 2021 ;
– que M. [E] ne prétend pas avoir été bénéficiaire d’une rémunération inférieure à celle de ses collègues, et qu’il ne soutient pas une inégalité de traitement ;
– que la demande de communication des plannings 2019, 2020 et 2021 est sans objet car M. [E] est déjà en possession de ces documents ;
– que les heures supplémentaires varient selon les plannings de chacun, « les périodes et l’envie de chacun », qu’elles relèvent du pouvoir de direction de l’employeur, et que la communication des bulletins de paie de l’ensemble des salariés sur les années 2019, 2020 et 2021 n’est d’aucune utilité, et subsidiairement doit être limitée à la période postérieure à août 2020 soit de septembre 2020 à août 2021, au regard de la démission de M. [E].
La cour retient que contrairement à ce que prétend l’employeur, M. [E] évoque non seulement le fait qu’il n’a plus, à partir de septembre 2020, été sollicité pour effectuer des heures supplémentaires mais également le fait qu’il n’a plus été sollicité comme ses collègues pour travailler le dimanche, et que sa rémunération – notamment en termes de primes ‘ s’en est dès lors ressentie et qu’elle a été moindre que celle de ses collègues qui ont bénéficié de primes.
Aussi le mécanisme probatoire prévu par les dispositions du code du travail relatives aux situations de discrimination ou de rupture d’égalité de traitement n’est pas incompatible avec des demandes présentées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile avant toute procédure au fond, et il appartient donc au juge d’apprécier l’existence ou non d’un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.
La cour reprend pour siennes les constatations faites par les premiers juges et tirées de l’examen des bulletins de paie de M. [E] de janvier 2019 à avril 2021, desquelles il ressort que le salarié a régulièrement effectué des heures supplémentaires jusqu’au mois d’août 2020 et a également régulièrement travaillé les dimanches ainsi que les jours fériés jusqu’au mois de mars 2020 inclus avec une fréquence d’un dimanche tous les quinze jours, date à partir de laquelle ces modalités ont cessé pour M. [E] à l’inverse de tous les autres salariés intégrés dans le planning.
La cour considère que M. [E] présente bien un intérêt légitime à obtenir sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile la communication des plannings mensuels de travail de l’équipe dont il faisait partie pour les années 2019, 2020, et 2021.
Si la société Etablissements Littner & Fils soutient que cette demande est sans objet, M. [E] ne produit qu’une partie des documents de la période concernée, étant observé que la société Littner n’évoque nullement une impossibilité de produire les plannings.
Pour ce qui concerne la communication des bulletins de paie, la société Etablissements Littner & Fils fait état d’une atteinte disproportionnée à la vie personnelle des salariés, et considère que M. [E] ne justifie pas d’un intérêt légitime à solliciter les fiches de salaire de tous les salariés de l’entreprise sur une période de trois années, au regard de ce que les documents sollicités contiennent des données personnelles légalement protégées.
Le principe d’une protection de la vie privée du salarié s’étend aux données personnelles figurant sur le bulletin de salaire (jurisprudence Cass. Soc., 7 novembre 2018, n°17-16.799).
Si les mesures d’instruction ordonnées ne doivent pas porter atteinte à un secret juridiquement protégé ou à un droit fondamental, la protection qui y est attachée n’est pas absolue et cède parfois devant les intérêts légitimes du demandeur à la preuve.
Le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu ; il doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société (jurisprudence : Cass. soc., 8 mars 2023, pourvoi n° 21-12.492), et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux conformément au principe de proportionnalité. Il appartient dès lors au juge de peser les droits et libertés en conflit et de prendre s’il y a lieu, en faisant application du principe de proportionnalité, la mesure apparaissant strictement nécessaire à la défense de ces intérêts.
En l’espèce M. [E] demande la production des bulletins de salaire de tous les salariés de l’entreprise durant les années 2019, 2020 et 2021, mais seule est nécessaire à l’exercice par le salarié de son droit à la preuve la communication des fiches de paie des salariés qui occupaient des fonctions similaires qui impliquaient par là-même des modalités d’embauche semblables ‘ notamment en termes de contraintes horaires et durée de travail -, soit des fonctions de boulanger – boulanger pâtissier ‘ pâtissier.
Si M. [E] sollicite la communication des bulletins de paie durant trois années ‘ 2019, 2020 et 2021 ‘ , seule celle relative à la période durant laquelle M. [E] fait état d’une ”mise à l’écart” soit à compter du mois d’avril 2020, date à partir de laquelle il indique qu’il a cessé d’être intégré aux plannings du travail le dimanche, jusqu’au mois d’août 2021 inclus est nécessaire étant rappelé que M. [E] a quitté l’entreprise au mois de septembre 2021.
Il n’y a pas lieu de prévoir l’anonymisation des bulletins de paie, qui n’est pas compatible avec la finalité de la communication, soit de permettre à M. [E] d’exercer son droit à la preuve par une exploitation desdits documents rendant possible une comparaison entre sa situation et celles de ses collègues soumis à des conditions d’embauche similaires.
De surcroît, compte tenu de la dimension modeste de l’entreprise dont l’effectif restreint implique des relations de proximité entre les salariés, l’efficacité d’une protection de la vie privée par une anonymisation des documents est illusoire.
En définitive l’ordonnance déférée est donc confirmée en ce qu’elle a ordonné la production des plannings pour les années 2019, 2020 et 2021, et infirmée dans ses autres dispositions.
Il est fait droit à la demande de M. [E] de communication par la société Etablissements Littner & Fils des bulletins de salaire des salariés qui occupaient des fonctions de boulanger – boulanger pâtissier ‘ pâtissier durant la période courant du mois d’avril 2020 jusqu’au mois d’août 2021 inclus.
Les dispositions de l’ordonnance querellée relatives aux modalités d’astreinte sont infirmées.
Il convient d’assortir l’obligation de production des documents d’une astreinte courant à compter du 30e jour suivant la notification du présent arrêt et ce pendant une durée de trois mois selon les modalités suivantes :
– à hauteur de 20 euros par jour de retard concernant la communication des plannings mensuels des années 2019, 2020 et 2021 ;
– à hauteur de 50 euros par jour retard concernant la communication des bulletins de paie des
salariés occupés à des fonctions de boulanger ‘ boulanger-pâtissier ‘ pâtissier pour la période courant du mois d’avril 2020 au mois d’août 2021 inclus.
Sur l’application de l’article 700 du code de procédure civile et sur les dépens
Les dispositions de l’ordonnance querellée relatives à l’application de l’article 700 du code de procédure civile et relatives aux dépens sont confirmées.
Il est contraire à l’équité de laisser à la charge de M. [E] ses frais irrépétibles. Il lui est alloué une somme de 1500 euros à ce titre.
La société Etablissements Littner & Fils est condamnée aux dépens d’appel en application de l’article 696 du code de procédure civile et sa demande au titre de ses frais irrépétibles est rejetée.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant en dernier ressort par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Confirme l’ordonnance de référé rendue le 28 octobre 2021 par le conseil de prud’hommes de Metz en ce qu’elle a ordonné à la SAS Etablissements Littner & Fils de communiquer à M. [U] [E] les plannings de travail des années 2019, 2020 et 2021, ainsi que dans ses dispositions relatives à l’application de l’article 700 du code de procédure civile et relatives aux dépens ;
L’infirme dans ses autres dispositions ;
Statuant à nouveau dans les limites de l’infirmation, et y ajoutant :
Ordonne à la SAS Etablissements Littner & Fils de communiquer à M. [U] [E] les bulletins de salaire des salariés qui occupaient des fonctions de boulanger – boulanger pâtissier ‘ pâtissier à compter du mois d’avril 2020 jusqu’au mois d’août 2021 inclus ;
Dit que l’obligation de produire les plannings de travail des années 2019, 2020 et 2021 sera assortie d’une astreinte de 30 euros par jour de retard à compter du 30e jour suivant la notification de la présente décision, et ce pendant un délai de trois mois :
Dit que l’obligation de produire les bulletins de salaire des salariés employés en qualité de boulange – boulanger pâtissier ‘ pâtissier des mois d’avril 2020 jusqu’au mois d’août 2021 inclus sera assortie d’une astreinte de 50 euros par jour de retard à compter du 30e jour suivant la notification de la présente décision, et ce pendant un délai de trois mois ;
Condamne la SAS Etablissements Littner & Fils à payer à M. [U] [E] la somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile à hauteur d’appel ;
Condamne la SAS Etablissements Littner & Fils aux dépens d’appel.
La Greffière La présidente