Sanction personnelle du dirigeant pour activité déficitaire

·

·

Sanction personnelle du dirigeant pour activité déficitaire

L’affaire concerne la liquidation judiciaire de la société Prestige Viande, dont M. [J] [P] était le président, suite à une déclaration de cessation des paiements en janvier 2015. Le liquidateur judiciaire a assigné M. [P] en responsabilité pour insuffisance d’actif et a dénoncé des faits de banqueroute, abus de biens sociaux, fraude fiscale et blanchiment. M. [P] a été condamné en septembre 2019 pour ces infractions et à payer l’insuffisance d’actif de la société. Le liquidateur judiciaire a ensuite demandé au tribunal de commerce de prononcer une faillite personnelle contre M. [P], ce qui a été fait en décembre 2021 pour une durée de 7 ans. M. [P] a fait appel de cette décision, arguant de l’autorité de la chose jugée au pénal et demandant la réformation du jugement. Le liquidateur judiciaire a quant à lui demandé la confirmation du jugement initial. Le ministère public a également sollicité la confirmation du jugement.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

16 août 2024
Cour d’appel de Paris
RG
22/01765
Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 8

ARRÊT DU 16 AOÛT 2024

(n° / 2024, 10 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 22/01765 – N° Portalis 35L7-V-B7G-CFDE5

Décision déférée à la Cour : Jugement du 15 décembre 2021 -Tribunal de Commerce de CRETEIL – RG n° 2017L01232

APPELANT

Monsieur [J] [P]

Né le [Date naissance 2] 1969 à [Localité 6]

De nationalité française

Demeurant [Adresse 1]

[Localité 3]

Représenté par Me Bénédicte GEORGES, avocate au barreau de PARIS, toque : G0455,

INTIME

Maître [R] [O], ès qualités,

Dont l’étude est située [Adresse 4]

[Localité 5]

Représenté par Me Bernard VATIER de l’AARPI VATIER, avocat au barreau de PARIS, toque : R280,

Assisté de Me Arthur FABRE, avocat au barreau de PARIS, toque : R280,

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 18 avril 2023, en audience publique, devant la cour, composée de :

Madame Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT, présidente de chambre,

Madame Florence DUBOIS-STEVANT, conseillère,

Madame Constance LACHEZE, conseillère,

qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l’audience par Madame Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT dans le respect des conditions prévues à l’article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Madame Liselotte FENOUIL

MINISTÈRE PUBLIC : L’affaire a été communiquée au ministère public, représenté lors des débats par Monsieur François Vaissette, avocat général, qui a fait connaître son avis écrit le 3 novembre 2022, et ses observations orales lors de l’audience .

ARRÊT :

– Contradictoire

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT, présidente de chambre et par Liselotte FENOUIL, greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

FAITS ET PROCÉDURE:

La SAS Prestige Viande a été créée par les époux [P] le 15 février 2010, M.[J] [P] en était le président, son épouse, la directrice générale. La société avait pour activité la découpe de viande et le négoce de produits carnés à l’intention de la restauration commerciale.

Le 20 janvier 2015, M.[P] a déclaré la cessation des paiements de la société Prestige Viande .

Par jugement du 21 janvier 2015 le tribunal de commerce de Créteil a ouvert la liquidation judiciaire de la société Prestige Viande, fixé la date de cessation des paiements au 30 juin 2014 et désigné Maître [O] en qualité de liquidateur judiciaire.

Par acte du 30 juin 2017, Maître [O], ès qualités, a fait assigner

M. [J] [P] devant le tribunal de commerce de Créteil, d’une part en responsabilité pour insuffisance d’actif afin qu’il soit condamné à supporter l’intégralité de l’insuffisance d’actif soit la somme de 2.500.011,98 euros, d’autre part, afin de voir prononcer une mesure de faillite personnelle en application des articles L653-4 et L 653-5 du code de commerce ou subsidiairement une mesure d’interdiction de gérer pour une durée minimale de 10 ans.

Maître [O] a par ailleurs dénoncé au Procureur de la République de Créteil des faits de nature pénale. Après une enquête sur des faits présumés de banqueroute, abus de biens sociaux, blanchiment et recel, le ministère public a exercé des poursuites, notamment, contre M.[P], celui-ci étant pris en sa qualité de dirigeant de droit ou de fait de trois sociétés spécialisées dans le négoce de la viande qu’il a créées puis liquidées: la société Espace Pompadour, qui dans un premier temps a exploité le fonds de commerce de la société Prestige Viande, la société Prestige Viande et la société Coviande.

Par jugements des 6 novembre 2018 et 27 mars 2019, le tribunal de commerce de Créteil a sursis à statuer dans l’attente d’une décision pénale définitive.

Par jugement du 25 septembre 2019, devenu définitif, M.[J] [P] a été déclaré coupable de banqueroute, abus de biens sociaux, fraude fiscale, blanchiment aggravé et condamné à la peine de 24 mois d’emprisonnement avec sursis, 20.000 euros d’amende, à la peine complémentaire d’interdiction d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, administrer, gérer ou contrôler une entreprise ou une société pour une durée de 7 ans. Le tribunal a en outre ordonné la saisie et la confiscation au profit de l’Etat de créances, produits de la vente de biens immobiliers qui avaient servi à la commission des infractions. Sur l’action civile, le tribunal a reçu Maître [O], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Prestige Viande, en sa constitution de partie civile et a condamné solidairement M.et Mme [P] à payer à la liquidation judiciaire de la société Prestige Viande la somme de 2.500.011,98 euros correspondant au montant de l’insuffisance d’actif compte tenu de la caractérisation des faits de banqueroute.

Après cette décision, Maître [O], ès qualités, a sollicité le rétablissement de l’instance en sanction personnelle et demandé au tribunal de commerce de prendre acte du jugement correctionnel qui a reconnu [J] [P] coupable du délit de banqueroute commis au préjudice de la société Prestige Viande et l’a condamné à supporter l’intégralité de l’insuffisance d’actif de la liquidation judiciaire, soit la somme de 2.500.011,98 euros et de statuer ce que de droit sur les déchéances encourues par M.[P] en application des articles L 653-4 et L 653-5 du code de commerce, et par conséquent, prononcer une faillite personnelle à son encontre, à titre subsidiaire, de juger que M.[P] n’a pas procédé à la déclaration de la cessation des paiements de la société Prestige Viande dans les 45 jours de sa survenance, et par conséquent, de prononcer à son encontre une interdiction de gérer pour une durée minimum de 10 ans.

M.[P] a demandé au tribunal de juger irrecevables les demandes du liquidateur judiciaire, tendant à sa condamnation au paiement de l’insuffisance d’actif et au prononcé d’une interdiction de gérer en raison de l’autorité de la chose jugée au pénal, à défaut de juger les demandes irrecevables, de débouter Maître [O] de ses demandes puisqu’il a été déjà jugé pour des faits qualifiés de façon identique, à titre subsidiaire, de débouter le liquidateur de ses demandes relatives à l’ouverture d’une faillite personnelle, de juger que les faits de défaut de tenue de comptabilité ont déjà été jugés par le tribunal correctionnel de Créteil et que la présente instance est vidée de tout fondement par le jugement du tribunal correctionnel de Créteil.

Par jugement du 15 décembre 2021 assorti de l’exécution provisoire, le tribunal de commerce de Créteil a prononcé la faillite personnelle de M.[P] pour une durée de 7 ans, dit que cette condamnation fera l’objet d’une inscription au fichier national des interdits de gérer, condamné M.[P] à payer à Maître [O], ès qualités, une somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens.

Dans les motifs du jugement, le tribunal a dit les demandes du liquidateur judiciaire recevables, dit qu’il n’y avait pas lieu de statuer à l’encontre de M.[P] sur une condamnation à une contribution supplémentaire à l’insuffisance d’actif au delà de la condamnation prononcée par le tribunal correctionnel et a dit que le grief prévu par l’article L 653-4 alinéa 4 du code de commerce tenant à la poursuite abusive d’une exploitation déficitaire dans un intérêt personnel qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements de la personne morale, était caractérisé.

M.[P] a relevé appel de ce jugement le 21 janvier 2021.

Par conclusions déposées au greffe et notifiées par RPVA le 20 avril 2022, M.[P] demande à la cour de juger son argumentation recevable et bien fondée, partant d’y faire droit, en conséquence,

– in limine litis, vu l’article 122 du code de procédure civile et le jugement correctionnel du 21 novembre 2019, réformer le jugement déféré, juger irrecevables les demandes de Maître [O] tenant à sa condamnation au paiement du passif et à une interdiction de gérer, en raison de l’autorité de la chose jugée au pénal, juger les faits et fondements juridiques soutenant l’argumentation de Maître [O] déjà définitivement tranchés par le tribunal correctionnel de Créteil en son jugement du 21 novembre 2019,

– à titre principal, vu les articles 368 du code de procédure pénale, 50 de la charte des droits fondamentaux, 4 protocole 7 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme, à défaut de juger les demandes de Maître [O] irrecevables, réformer le jugement en ce qu’il a prononcé une interdiction de gérer de 7 ans (sic), débouter Maître [O] de l’ensemble de ses fins, demandes et prétentions, puisqu’il a déjà été jugé pour des faits qualifiés de façon identique, que la répression poursuivie protége les mêmes intérêts sociaux et que des sanctions de même nature ont été prononcées par le tribunal correctionnel de Créteil,

– à titre subsidiaire, au visa de l’article 653-8 du code de commerce, réformer le jugement en ce qu’il a ordonné une interdiction de gérer de 7 ans (sic), débouter Maître [O] de ses demandes relatives au prononcé d’une faillite personnelle, juger les faits déjà jugés par le tribunal correctionnel de Créteil, juger la présente instance vidée de tout fondement par le jugement correctionnel de Créteil en conséquence, condamner Maître [O] ès qualités aux entiers dépens de l’instance et juger n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile.

Par conclusions déposées au greffe et notifiées par RPVA le 13 juillet 2022, Maître [O], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Prestige Viande, demande à la cour de confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris, débouter la partie adverse de l’ensemble de ses demandes, fins, conclusions, y ajoutant, condamner M.[P] à lui verser la somme de 4.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.

Dans son avis notifié par RPVA le 3 novembre 2022, le ministère public sollicite la confirmation du jugement.

SUR CE,

Liminairement, il sera relevé que le liquidateur judiciaire n’ayant pas demandé devant le tribunal et ne sollicitant pas à hauteur d’appel la condamnation de M.[P] au paiement de l’insuffisance d’actif, la demande de M.[P] tendant à voir dire cette demande irrecevable est sans objet.

Seule est donc en litige la mesure de faillite personnelle prononcée à l’encontre de M.[P] pour une durée de 7 ans.

– Sur la recevabilité

M.[P] soulève l’irrecevabilité de la demande de sanction personnelle aux motifs que cette demande a déjà été jugée et est revêtue de l’autorité de chose jugée au pénal, le tribunal correctionnel de Créteil l’ayant condamné au paiement du passif, ainsi qu’à une peine complémentaire d’interdiction de gérer pendant 7 ans, les faits visés dans les conclusions du liquidateur couvrant l’intégralité des chefs de poursuite dont le tribunal correctionnel était saisi, que les faits sont qualifiés de façon identique, que la répression poursuivie protège les mêmes intérêts sociaux et que les sanctions recherchées sont de même nature. Il précise que si la Cour de cassation et le Conseil Constitutionnel ont admis la possibilité de cumuler des sanctions distinctes, ils n’ont pas admis le cumul des mêmes peines.

Il soutient ensuite que le principe ‘non bis in idem’, qui est un principe fondamental du droit pénal, garanti par de nombreux textes, notamment l’article 368 du code de procédure pénale, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux ou encore l’article 4 protocole 7 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme, interdit de sanctionner une même personne deux fois pour les mêmes faits, soulignant que s’il est possible qu’une même personne soit condamnée pour banqueroute au pénal et à une faillite personnelle au civil, cependant, le sens des dispositions est de permettre un éventuel cumul de sanctions, défendant des intérêts distincts n’ayant pas déjà été sanctionnés. Il prétend que les faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent être retenus comme élément constitutif d’une infraction et circonstance aggravante d’une autre infraction .

Il allègue enfin que le seul cas de faillite personnelle qui puisse être invoqué contre lui est celui prévu par l’article L 653-5 6° du code de commerce, que la juridiction pénale a déjà sanctionné le défaut de tenue de comptabilité et qu’en toute hypothèse, en vertu du principe de proportionnalité, lorsqu’une juridiction a prononcé à l’égard d’un dirigeant d’une personne morale, par une décision devenue définitive, sa faillite personnelle ou une interdiction de gérer, il n’est pas possible à une autre juridiction, saisie ultérieurement, de prononcer une sanction de même nature pour les mêmes faits qui se cumule avec cette première peine.

Le liquidateur judiciaire répond que la règle ‘non bis in idem’ est inapplicable au cas d’espèce, que le Conseil constitutionnel a confirmé la possibilité d’un cumul des sanctions des articles L.653-1 du code de commerce et du délit de banqueroute. Il ajoute que les fautes justifiant la condamnation pénale sont, au moins pour partie, distinctes de celles justifiant le prononcé d’une sanction personnelle et que le juge pénal ne s’est pas prononcé sur la matérialité des fautes imputables à M.[P] justifiant le prononcé d’une sanction personnelle, à savoir 1) la poursuite abusive, dans un intérêt personnel, d’une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements, 2) l’usage des biens de la personne morale comme de ses biens propres dans un intérêt personnel.

Le ministère public rappelle les décisions du Conseil Constitutionnel sur le principe non bis in idem (Conseil Constitutionnel 28 janvier 2022 n°2021-965 QPC) et sur le cumul des sanctions pénales et civiles ( 24 septembre 2020 n°2016-573 et n°2016-570 QPC) et retient que les fautes justifiant la condamnation pénale sont au moins pour partie distinctes de celles justifiant le prononcé d’une sanction personnelle, le juge pénal ne s’étant pas prononcé sur la poursuite abusive dans un intérêt personnel d’une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements et l’usage des biens de la personne morale comme de ses biens propres dans un intérêt personnel. Il explique que ces deux griefs sont caractérisés et justifient le prononcé de la faillite personnelle pendant une durée de 7 ans.

Selon l’article L654-3 du code de commerce, la banqueroute est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. L’article L 654-5 du même code prévoit la possibilité pour la juridiction pénale d’appliquer en outre des peines complémentaires, dont une interdiction de gérer.

Les articles L.653-1 à L.653-8 du code de commerce régissent quant à eux le prononcé de la faillite personnelle et des autres mesures d’interdiction par une juridiction civile ou commerciale, et notamment l’article L. 653-2 qui dispose : ‘La faillite personnelle emporte interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole ou toute entreprise ayant toute autre activité indépendante et toute personne morale.’

Le principe non bis in idem est illustré par les trois textes suivants invoqués par M.[P]: l’article 4 du Protocole n 7 annexé à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui prévoit que nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif, conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État l »article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui prévoit également que nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi et l’article 368 du code de procédure pénale qui dispose qu’ aucune personne acquittée légalement ne peut plus être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente.

Selon la jurisprudence constante du Conseil Constitutionnel le principe de nécessité des délits et des peines, d’une part ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction, d’autre part interdit qu’une même personne puisse faire l’objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux. Si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.

Le Conseil constitutionnel a jugé le 29 septembre 2016 ( n° 2016-570 QPC) tout d’abord que la faillite personnelle et l’interdiction de gérer devaient être regardées comme des sanctions ayant le caractère de punition et examinant la constitutionnalité de l’article L.653-5 du code de commerce qui énumère les faits susceptibles de conduire au prononcé de la faillite personnelle d’un dirigeant de droit ou de fait d’une personne morale, mesure de faillite qui emporte, comme le précise l’article L.653-2 du code de commerce, interdiction de gérer, le Conseil constitutionnel a précisé au point 5 de sa décision, que ‘compte tenu des conséquences qu’il a attachées à la faillite personnelle, ainsi que de la généralité, au regard du manquement en cause, de la mesure d’interdiction de gérer qu’il a retenue, le législateur a entendu, en instituant de telles mesures, assurer la répression, par le juge civil ou commercial, des manquements dans la tenue d’une comptabilité. Ces mesures doivent par conséquent être regardées comme des sanctions ayant le caractère de punition’.

Aux points 7 et 8 de sa décision, le Conseil a considéré que:

-‘7.Les sanctions de faillite personnelle ou d’interdiction de gérer pouvant être prononcées par le juge civil ou commercial pour les manquements mentionnés dans les dispositions contestées sont identiques à celles encourues devant la juridiction pénale pour les mêmes manquements constitutifs du délit de banqueroute. En revanche, le juge pénal peut condamner l’auteur de ce délit à une peine d’emprisonnement et à une peine d’amende, ainsi qu’à plusieurs autres peines complémentaires d’interdictions.

– 8. Il résulte de ce qui précède que les faits prévus et réprimés par les articles précités doivent être regardés comme susceptibles de faire l’objet de sanctions de nature différente.’

Dans sa décision n° 2016-573 QPC du 29 septembre 2016, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire au principe d’égalité devant la loi, l’article L.654-6 du code de commerce qui permettait à la juridiction répressive de prononcer la faillite personnelle ou l’interdiction prévue à l’article L.653-8, à moins qu’une juridiction civile ou commerciale ait déjà prononcé une telle mesure par une décision définitive prise à l’occasion des mêmes faits. L’abrogation de cet article, qui prend effet à compter du 1er octobre 2016, prive le juge pénal de la possibilité de prononcer, contre une personne coupable de banqueroute, une mesure de faillite personnelle ou l’interdiction prévue à l’article L 653-8 du même code.

Il découle de ce qui précède, d’une part, que le Conseil constitutionnel a jugé qu’il était possible pour le juge pénal et le juge commercial de prononcer pour les mêmes faits, à l’encontre d’une même personne, une mesure d’interdiction de gérer ou de faillite personnelle, d’autre part, que depuis le 1er octobre 2016, le juge pénal n’a plus la possibilité de prononcer de telles mesures quand il entre en voie de condamnation du chef de banqueroute.

Au cas présent, le tribunal correctionnel de Créteil, qui a statué postérieurement à l’abrogation de l’article L654-6 du code de commerce, a prononcé, non pas la peine d’interdiction de gérer prévue à l’article L653-8 du code de commerce mais la peine complémentaire prévue à l’article L654-5, 2° du même code, selon lequel les personnes physiques coupables de banqueroute encourent également à titre de peine complémentaire 2/ L’interdiction, suivant les modalités prévues par l’article 131-27 du code pénal, soit d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise, soit d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale.Ces interdictions d’exercice peuvent être prononcées cumulativement.’

Les décisions définitives des juridictions pénales statuant au fond sur l’action publique ont au civil une autorité, non pas simplement relative, mais absolue à l’égard de tous, en ce qui concerne ce qui a été nécessairement jugé quant à l’existence du fait incriminé, sa qualification, la culpabilité ou l’innocence de la personne auquel le fait est imputé.Cette autorité absolue est attachée aux constatations nécessaires que le juge répressif était obligé de faire pour justifier sa décision, c’est à dire celles qui portent sur la participation du prévenu au fait délictueux, sur l’existence du fait matériel constitutif de l’infraction ou la constatation relative aux circonstances aggravantes.

Par jugement du tribunal correctionnel de Créteil en date du 25 septembre 2019, M.[P] a été reconnu coupable, dans le cadre de sa gestion de la société Prestige Viande, du délit de banqueroute par absence de comptabilité complète et régulière ainsi que par détournement ou dissimulation de tout ou partie de l’actif.

Plus précisément, le tribunal correctionnel a retenu, d’une part, que M.[P] avait transféré des salariés, des stocks de marchandises, la clientèle, le matériel et l’activité de la structure Prestige Viande au profit d’une nouvelle société Coviande dont il était le dirigeant de fait et qui avait été créée le 2 décembre 2014 puis mise en sommeil jusqu’au 21 janvier 2015, date de la liquidation judiciaire, qu’il avait organisé le déménagement des moyens de production de la société au sein d’une nouvelle structure créée dans le seul but de poursuivre l’activité de la société, en s’exonérant du passif accumulé et d’autre part que plusieurs chèques correspondant à des réglements de clients de la société Prestige Viande avaient été encaissés sur les comptes personnels des époux [P], à hauteur de 24.893,98 euros entre décembre 2014 et janvier 2015. Le tribunal a également constaté que l’expert-comptable n’avait pas été mis en mesure de tenir une comptabilité fidèle et sincère, que les livres obligatoires n’avaient pas été produits et donc n’avaient pas été tenus et que la responsabilité en incombait à M.[P] .

Dans son assignation délivrée le 30 juin 2017, sollicitant le prononcé d’une faillite personnelle à l’égard de M.[P] au visa de l’article L653-4, 1°, 3°, 4° et 5° du code de commerce, le liquidateur reprochait à ce dernier d’avoir:

– disposé des biens de la personne morale comme des siens propres,

– fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l’intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement

– poursuivi abusivement dans un intérêt personnel une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements de la personne morale,

– détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif ou frauduleusement augmenté le passif de la personne morale.

Pour prononcer une faillite personnelle d’une durée de 7 ans, le tribunal de commerce a jugé comme établis la poursuite abusive d’une exploitation déficitaire dans un intérêt personnel et le fait que M.[P] avait disposé des biens de la personne morale comme des siens propres contrairement à l’intérêt de Prestige Viande.

Le liquidateur judiciaire demande la confirmation du jugement en reprenant dans ses conclusions les seuls griefs pris de la poursuite abusive dans un intérêt personnel d’une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements de la personne morale, et de l’usage des biens de la personne morale comme de ses biens propres dans un intérêt personnel, griefs prévus par l’article L653-4, 1° et 4° du code de commerce.

Force est de constater que le tribunal correctionnel n’a pas examiné les faits de poursuite abusive, dans un intérêt personnel, d’une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements de la personne morale, qui n’étaient pas compris dans sa saisine et pour lesquels M. [P] n’a pas été jugé.

Le principe d’autorité, au civil, de la chose jugée au pénal est limité et ne peut s’attacher qu’à ce qui a été nécessairement et certainement jugé quant à l’existence du fait incriminé, sa qualification, la culpabilité ou l’innocence de celui auquel le fait est imputé et ne peut trouver application que pour les faits constatés dans le cadre des poursuites.

Il en résulte que M.[P] est mal fondé à invoquer le principe de l’autorité de chose jugée au pénal devant la juridiction commerciale.

Il ne peut non plus se prévaloir du principe de nécessité des délits et des peines qui prévoit seulement qu’une même personne ne peut faire l’objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer des mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux.

Il se déduit de ce qui précède que le liquidateur judiciaire est recevable à solliciter le prononcé d’une mesure de faillite personnelle à l’encontre de M. [P].

– Sur les griefs

S’agissant du grief pris de la poursuite d’une activité déficitaire, le liquidateur expose que M.[P] aurait dû déclarer la cessation des paiements de la société Prestige Viande avant le 30 juin 2014, alors qu’il ne l’a fait que le 20 janvier 2015, qu’il ne pouvait ignorer l’état de cessation des paiements de la société Prestige Viande puisque la banque CIC, qui avait octroyé à Prestige Viande un découvert à hauteur de 100.000 euros, a dénoncé cette autorisation de découvert fin septembre 2014, compte tenu du risque de non remboursement lié aux difficultés financières croissantes de la société, laquelle n’était plus en mesure de régler ses cotisations sociales à leur date d’exigibilité, que l’état des privilèges révèle l’existence de 17 inscriptions de privilège général prises à compter de septembre 2013 au profit des organismes sociaux pour un montant global de 605.676,95 euros. Il fait valoir que M. [P] a continué l’activité de la société pour que son épouse continue de percevoir une rémunération mensuelle nette de 5.203,86 euros en qualité de directeur général de la société et pour que la banque ne les recherche, lui et son épouse, en leur qualité de cautions.

M.[P] ne discute pas la matérialité de ces faits.

Ainsi que l’expose le liquidateur judiciaire:

– l’exploitation de la société Prestige Viande était déficitaire sur les exercices 2012 et 2013,

– la société n’était plus en mesure de régler les cotisations sociales à leur date d’exigiblité, les déclarations de créances démontrant que les cotisations AG2R n’étaient plus réglées depuis 2012 et les cotisations URSSAF depuis avril 2013,

– l’état des privilèges révèle 17 inscriptions de privilège général prises à compter de septembre 2013 au profit des organismes sociaux,

– la banque CIC a, fin septembre 2014, dénoncé l’autorisation de découvert à hauteur de 100.000 euros qu’elle avait octroyée à la société .

M.[P] a déclaré la cessation des paiements le 20 janvier 2015 alors que sa date a été fixée au 3 juin 2014 dans le jugement ouvrant la liquidation judiciaire.

Du fait de ses fonctions et compte tenu des stratégèmes mis en place pour éluder le paiement de ses dettes, au travers de la création de la société Coviande et du transfert au profit de celle-ci de l’activité de la société Prestige Viande, M.[P] était parfaitement informé de la situation financière de la société et a choisi délibérément de poursuivre son activité en continuant de payer les salaires de son épouse et en échappant à la mise en jeu de ses engagements de caution, sacrifiant ainsi les intérêts des créanciers.

Il s’ensuit que c’est à juste titre que le tribunal a retenu ce grief.

La cour ne retiendra pas le second grief visé dans les conclusions du liquidateur, selon lequel M.[P] a disposé des biens de la société Prestige Viande comme des siens propres et en a fait un usage contraire à l’intérêt de celle-ci pour favoriser la société Coviande dans laquelle il était intéressé indirectement, le tribunal correctionnel ayant retenu ces faits.

– Sur la sanction

M.[P] est âgé de 55 ans. Il ressort des pièces aux débats qu’en septembre 2020, il occupait un emploi salarié à la boucherie [Z] en qualité de responsable de point de vente, moyennant un salaire net avant impôt de 2.317 euros.

Tant le liquidateur que le ministère public sollicitent la confirmation de la faillite personnelle prononcée, arguant que les faits reprochés ne peuvent résulter d’une simple négligence ou inexpérience.

La poursuite d’une activité déficitaire dans un intérêt personnel est à mettre en perspective avec l’importance de l’insuffisance d’actif, de plus de 2.5 millions d’euros. Si le prononcé d’une sanction personnelle reste facultatif lorsque le grief est caractérisé, la circonstance que M.[P] a déjà été lourdement condamné sur le plan civil par la juridiction pénale à indemniser la liquidation judiciaire et qu’à titre de peine complémentaire, le tribunal correctionnel a ordonné la confiscation au profit de l’Etat de fonds et biens, M.[P] ayant été reconnu coupable par le tribunal correctionnel également de fraude fiscale, ne rend pas inappropriée le prononcé d’une sanction personnelle commerciale, dès lors que cette condamnation pécuniaire n’empêche pas l’intéressé de gérer les affaires.

Si M.[P] se trouve déjà interdit de gérer par l’effet de la décision correctionnelle, il n’est pas disproportionné de sanctionner le grief spécifique retenu dans la présente instance tiré de la poursuite d’une activité déficitaire dans un intérêt personnel, de tels faits traduisant à tout le moins une défaillance particulièrement grave dans la conduite des affaires.

Le jugement sera confirmé en ce qu’il a prononcé une faillite personnelle à l’encontre de M.[P], mais la cour en limitera toutefois la durée à 3 ans, le jugement étant en conséquence infirmé uniquement en ce qu’il a fixé la durée de la faillite personnelle à 7 ans.

– Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera confirmé en ce qu’il a condamné M.[P] aux dépens et à payer une indemnité procédurale de 2.000 euros.

La cour ayant confirmé la sanction en son principe, les dépens d’appel seront supportés par M.[P].

La cour n’estime pas devoir ajouter une indemnité procédurale en appel, à celle déjà allouée en première instance.

PAR CES MOTIFS,

Dit sans objet la demande de M.[P] tendant à voir dire irrecevable la demande de Maître [O], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Prestige Viande, au titre de la responsabilité pour insuffisance d’actif,

Dit recevable la demande formée par Maître [O], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Prestige Viande, tendant au prononcé d’une sanction personnelle,

Confirme le jugement, sauf en ce que le tribunal a fixé la durée de la faillite personnelle à 7 ans,

Statuant à nouveau du chef infirmé, prononce une faillite personnelle d’une durée de 3 ans à l’encontre de M.[J] [P] né le [Date naissance 2] 1969 à [Localité 6] (92) de nationalité française, demeurant [Adresse 1] [Localité 3] de la faillite personnelle,

Y ajoutant,

Dit n’y avoir lieu de faire application de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne M.[P] aux dépens d’appel.

La greffière,

Liselotte FENOUIL

La présidente,

Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT


0 0 votes
Je supporte LegalPlanet avec 5 étoiles
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x