COUR D’APPEL de CHAMBÉRY
2ème Chambre
Arrêt du Jeudi 29 Juin 2023
N° RG 21/01043 – N° Portalis DBVY-V-B7F-GWOP
Décision déférée à la Cour : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP d’ALBERTVILLE en date du 02 Avril 2021, RG 19/00532
Appelants
M. [U] [T] [P] [H] [N]
né le 10 Avril 1951 à [Localité 3] – MAROC (20100),
et
Mme [D] [F] [I] [S] épouse [N]
née le 08 Janvier 1955 à [Localité 9],
demeurant ensemble [Adresse 7]
Représentés par Me Laura DEROBERT, avocat postulant au barreau D’ALBERTVILLE et Me Antoine COTILLON, avocat plaidant au barreau de PARIS
Intimée
Commune de [Localité 4] prise en la personne de son Maire en exercice domicilié en cette qualité audit siège demeurant [Adresse 6]
Représentée par Me Michel FILLARD, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SCP LACHAT-MOURONVALLE- AVOCATS ASSOCIES, avocat plaidant au barreau de GRENOBLE
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COMPOSITION DE LA COUR :
Lors de l’audience publique des débats, tenue le 02 mai 2023 avec l’assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière,
Et lors du délibéré, par :
– Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente
– Monsieur Edouard THEROLLE, Conseiller,
– Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,
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EXPOSÉ DU LITIGE
Par arrêtés des 28 mai 1975 et 16 juillet 1976, le préfet de la Savoie a autorisé la création d’un lotissement communal dénommé la Forêt sur demande de la commune de [Localité 8] (devenue depuis la commune de [Localité 4]), comprenant 5 lots à construire. Suivant le cahier des charges du lotissement dressé le 13 août 1976, la commune de [Localité 4] est demeurée propriétaire d’une parcelle de terrain boisé cadastrée section [Cadastre 2].
Par acte authentique du 23 janvier 2001, M. [U] [N] a acquis, pour le compte de la communauté, un chalet d’habitation avec terrain attenant situé station de [Localité 4] sur la commune de [Localité 8], cadastré section [Cadastre 1] lieudit [Localité 5], représentant le lot n°4 du lotissement la Forêt et dénommé chalet Kailas.
Un litige est né concernant les limites entre les fonds appartenant à la commune, d’une part, et à M. [U] [N] et Mme [D] [S], son épouse, d’autre part.
Par décision du 13 avril 2018, le tribunal d’instance d’Albertville, saisi par la commune, a essentiellement :
– dit n’y avoir lieu à statuer sur la demande de condamnation de M. [N] à signer le procès-verbal de bornage du 15 mars 2017,
– débouté la commune de [Localité 4] de sa demande de nomination d’un expert en vue de matérialiser la ligne divisoire entre les parcelles appartenant aux parties,
– déclaré irrecevable la demande de bornage judiciaire.
Par acte d’huissier du 30 avril 2019, la commune de [Localité 4] a fait assigner M. et Mme [N] devant le tribunal de grande instance d’Albertville pour obtenir, en vue de mettre fin à un empiétement sur la parcelle [Cadastre 2], la démolition de la terrasse et du jacuzzi qui y sont implantés. La commune a donc sollicité la condamnation des défendeurs à cette démolition sous astreinte, ainsi qu’au paiement de la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice de jouissance.
Par jugement contradictoire du 02 avril 2021, le tribunal judiciaire d’Albertville a :
débouté M. et Mme [N] de leur demande au titre de la prescription acquisitive,
condamné M. et Mme [N] à rétablir la parcelle [Cadastre 2], propriété de la commune de [Localité 4], dans son état initial, à savoir procéder à la destruction de la terrasse et du jacuzzi empiétant sur le fonds de la commune, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, passé un délai de 2 mois suivant la signification du jugement,
dit que l’astreinte provisoire courra pendant un délai de 6 mois,
dit qu’il appartiendra, le cas échéant à la commune de [Localité 4], de saisir le juge de l’exécution compétent pour liquider l’astreinte,
débouté la commune de [Localité 4] de sa demande de dommages et intérêts et de sa demande de prise en charge des frais de constat d’huissier au titre des dépens,
condamné M. et Mme [N] à payer à la commune de [Localité 4] la somme de 5 000 euros, par application de l’article 700 du code de procédure civile,
condamné M. et Mme [N] au paiement des entiers dépens,
ordonné l’exécution provisoire du jugement.
Par déclaration du 12 mai 2021, M. et Mme [N] ont interjeté appel de ce jugement.
Par conclusions notifiées le 1er février 2022, auxquelles il est expressément renvoyé pour l’exposé des moyens, M. et Mme [N] demandent en dernier lieu à la cour de :
Vu l’article 2272 du code civil,
infirmer le jugement déféré en ce qu’il a :
– débouté M. et Mme [N] de leur demande au titre de la prescription acquisitive,
– condamné M. et Mme [N] à rétablir la parcelle [Cadastre 2] dans son état initial, à savoir procéder à la destruction de la terrasse et du jacuzzi empiétant sur le fonds de la commune, sous astreinte de 500 euros par jour de retard passé un délai de 2 mois suivant la signification du jugement,
confirmer le jugement déféré en ce qu’il a :
– débouté la commune de [Localité 4] de sa demande de dommages et intérêts et de sa demande de prise en charge des frais de constat d’huissier au titre des dépens,
Et statuant à nouveau,
A titre principal,
dire et juger que la prescription trentenaire leur est acquise sur la partie de la parcelle [Cadastre 2] sur laquelle se trouvent une partie de la terrasse et le hot-tube,
débouter la commune de [Localité 4] de l’intégralité de ses demandes,
Subsidiairement,
dire et juger que la prescription décennale leur est acquise sur la partie de la parcelle [Cadastre 2] sur laquelle se trouvent une partie de la terrasse et le hot-tube,
débouter la commune de [Localité 4] de l’intégralité de ses demandes,
Sur l’appel incident de la commune de [Localité 4],
dire et juger que M. [O] [E] n’a pas qualité pour ester en justice pour le compte de la commune de [Localité 4],
débouter la commune de sa demande de dommages-intérêts et de sa demande de prise en charge des frais de constat d’huissier au titre des dépens,
En tout état de cause,
confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire d’Albertville en ce qu’il a débouté la commune de [Localité 4] de sa demande de dommages-intérêts et de sa demande de prise en charge des frais d’huissier au titre des dépens,
condamner la commune de [Localité 4] à leur payer une somme totale de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
condamner la commune de [Localité 4] aux entiers dépens.
Par conclusions notifiées le 05 novembre 2021, auxquelles il est expressément renvoyé pour l’exposé des moyens, la commune de [Localité 4] demande en dernier lieu à la cour de :
Vu les articles 544 et 545 du code civil,
voir confirmer le jugement en ce qu’il a condamné M. et Mme [N] à rétablir la parcelle [Cadastre 2], propriété de la commune de [Localité 4], dans son état initial et de procéder à la destruction de la terrasse et du jacuzzi empiétant sur le fonds de la commune sous astreinte,
à titre d’appel incident,
voir porter cette astreinte au montant d’une somme de 1 000 euros par jour de retard passé un délai de 2 mois suivant la signification du présent arrêt à intervenir,
dire que l’astreinte courra pendant un délai de 12 mois,
réformer le jugement concernant la demande de dommages et intérêts, et condamner M. et Mme [N] au paiement d’une somme de 20 000 euros en réparation du trouble de jouissance lié à l’empiétement de la propriété de la commune par les travaux réalisés par les époux [N],
condamner M. et Mme [N] à la prise en charge des frais de constat d’huissier nécessaires à la manifestation de la vérité,
condamner M. et Mme [N] au paiement d’une somme de 6 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens de l’instance,
ordonner la distraction des dépens au profit de Me Fillard pour les dépens d’appel.
L’affaire a été clôturée à la date du 09 janvier 2023 et renvoyée à l’audience du 02 mai 2023, à laquelle elle a été retenue et mise en délibéré à la date du 29 juin 2023.
MOTIFS ET DÉCISION
Sur l’usucapion
Pour s’opposer à la demande de démolition des ouvrages empiétant sur la parcelle [Cadastre 2], M. et Mme [N] soutiennent qu’ils ont prescrit la propriété correspondante dès lors que la terrasse existait lors de l’acquisition du bien en 2001 et qu’ils n’en ont pas modifié la surface, le hot-tube étant installé sur cette terrasse.
En application de l’article 2272 du code civil, le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans. Toutefois, celui qui acquiert de bonne foi et par un juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans.
Il appartient à celui qui se prévaut d’une prescription acquisitive de rapporter la preuve d’une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire (article 2261 du code civil).
Ainsi que l’a justement relevé le premier juge, le juste titre est celui qui, considéré en soi, serait de nature à transférer la propriété à la partie qui invoque la prescription, abstraction faite de la qualité de celui dont il tient ce titre qui n’est pas le véritable propriétaire.
Il est constant que les parcelles [Cadastre 1] et [Cadastre 2] ont fait l’objet d’un bornage lors de la création du lotissement en 1975, et que les bornes implantées à l’époque, qui ont été retrouvées par le géomètre-expert en 2016, n’ont pas été déplacées.
Les vérifications effectuées démontrent également que la surface du terrain des époux [N], telle qu’elle résulte de ces plans, est identique en 1975 et en 2016, et correspond à la surface figurant dans leur titre, soit 407 m².
Il y a lieu de rappeler que le titre de propriété des époux [N], s’il ne contient pas le plan de bornage initial, précise toutefois les références des actes de création du lotissement et de leur publication. La commune produit aux débats l’état parcellaire établi à l’époque, lequel coïncide avec les relevés du géomètre-expert en 2016.
C’est donc à bon droit que le tribunal a retenu que l’acte de 2001 n’a pas transféré à M. et Mme [N] la propriété de la partie de parcelle qu’ils revendiquent, puisqu’ils n’ont acquis que le lot n° 4, lequel est parfaitement connu et délimité. L’absence de clôture des parcelles est à cet égard indifférent.
La cour souligne en outre que les appelants produisent en tout et pour tout quatre pièces, à savoir un récépissé de dépôt d’une déclaration de travaux pour la création de deux jacobines en 2002, ce qui est sans aucun rapport avec le litige, ainsi que trois photographies, non datées, qui sont totalement insuffisantes pour rapporter la preuve de la possession qu’ils invoquent, ni de sa durée, ni de son caractère non équivoque. En effet, l’existence de la dalle de béton supportant la terrasse et la surface de celle-ci au jour de leur achat ne sont même pas prouvées.
Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu’il a rejeté leur demande en revendication.
Sur l’empiétement et la demande de démolition
En application de l’article 545 du code civil, nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité.
Il est constant que partie de la terrasse des époux [N] et le hot-tube empiètent sur la parcelle [Cadastre 2], ainsi que cela ressort des plans de bornages, mais également du procès-verbal de constat d’huissier du 19 octobre 2018.
M. et Mme [N] soutiennent que la commune avait une parfaite connaissance de ces ouvrages et aurait attendu 20 ans pour en demander la démolition, en se contredisant ainsi à leur détriment.
Toutefois, les appelants ne rapportent pas la preuve qui leur incombe de la connaissance effective par la commune des ouvrages litigieux de longue date. En effet, les plans de 1975 ne comportent pas l’emprise complète des constructions et il n’est fourni aucun document de nature à établir la date de construction de la dalle et des aménagements réalisés, ni que ceux-ci aient été dûment déclarés.
Quant à l’estoppel invoqué par les appelants, la cour ne peut que constater qu’il n’est aucunement démontré, aucun document sur des procédures antérieures, autre que celle relative au bornage, n’étant produit aux débats, de sorte que la contradiction alléguée n’est pas établie.
Les appelants soutiennent encore que la démolition ordonnée leur causerait un préjudice excessif.
Toutefois, pas plus qu’en première instance, ils ne justifient du caractère prétendument disproportionné de la mesure, alors que la démolition ne concerne pas leur habitation mais une simple dépendance.
C’est à juste titre et par des motifs que la cour adopte que le premier juge a retenu que la démolition apparaît ainsi comme la seule mesure propre à permettre à la commune de [Localité 4] de recouvrer la plénitude de son bien.
Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu’il a ordonné cette démolition.
L’astreinte prononcée, de 500 euros par jour de retard passé un délai de deux mois à compter de la signification du jugement, sera également confirmée.
En effet, ce montant apparaît suffisant pour assurer l’exécution effective de la décision, et n’est pas non plus excessif au regard de l’ancienneté du litige et de la résistance dont font preuve les époux [N].
Il sera simplement précisé que l’astreinte courra passé un délai de deux mois à compter de la signification du présent arrêt, et pour une durée de six mois.
Sur les dommages et intérêts pour préjudice de jouissance
M. et Mme [N] soutiennent que l’appel incident de la commune serait irrecevable, faute pour M. [O] [E] d’être encore maire de [Localité 4].
Toutefois, la commune de [Localité 4] n’est pas appelante principale du jugement, et ses conclusions d’intimée précisent qu’elle est représentée par son maire en exercice, sans autre précision, de sorte qu’elle est valablement représentée, et que son appel incident apparaît régulier.
En effet, dès lors qu’elle n’est pas appelante principale, il importe peu que la délégation de pouvoir du conseil municipal, produite aux débats, permettant au maire d’agir en justice, ait été délivrée à M. [E] et non au maire actuel.
La commune sollicite l’allocation de la somme de 20 000 euros correspondant selon elle à l’occupation sans droit ni titre de partie de sa propriété, le préjudice étant évalué à 83,33 euros par mois.
Toutefois, la commune n’explique pas en quoi la privation de cette partie de terrain pendant toutes ces années lui a réellement causé un préjudice qui ne serait pas réparé par la remise en état des lieux ordonnée et qui lui permet de retrouver sa pleine et entière propriété.
En effet, il n’est pas justifié de projets qui auraient été entravés par l’empiétement litigieux, ni de difficultés particulières pour la commune pour accéder ou entretenir sa parcelle qui, en l’état actuel, est en nature de bois.
Au demeurant, la valeur de 83,33 euros par mois n’est aucunement justifiée.
Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu’il a rejeté la demande de dommages et intérêts de la commune.
Sur les demandes accessoires
Le procès-verbal d’huissier, qui constitue un mode de preuve, ne peut être pris en compte que dans l’indemnité allouée au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de la commune de [Localité 4] la totalité des frais exposés en appel, et non compris dans les dépens. Il convient en conséquence de lui allouer la somme de 4 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
M. et Mme [N], qui succombent en leur appel, supporteront les entiers dépens avec, pour ceux d’appel, distraction au profit de Me Fillard, avocat, en application de l’article 699 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Déclare recevable l’appel incident de la commune de [Localité 4],
Confirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire d’Albertville le 02 avril 2021 en toutes ses dispositions, sauf à dire que l’astreinte provisoire fixée à 500 euros par jour de retard courra passé un délai de deux mois à compter de la signification du présent arrêt, pour une durée de six mois,
Y ajoutant,
Condamne M. [U] [N] et Mme [D] [S], épouse [N], à payer à la commune de [Localité 4] la somme de 4 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [U] [N] et Mme [D] [S], épouse [N], aux entiers dépens avec, pour ceux d’appel, distraction au profit de Me Fillard, avocat, en application de l’article 699 du code de procédure civile.
Ainsi prononcé publiquement le 29 juin 2023 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.
La Greffière La Présidente