COUR D’APPEL
DE
VERSAILLES
1ère chambre 1ère section
ARRÊT N°
CONTRADICTOIRE
Code nac : 63B
DU 23 MAI 2023
N° RG 21/04967
N° Portalis DBV3-V-B7F-UVV5
AFFAIRE :
S.C.I. DU MOULIN VERT
C/
[R] [N]
MMA IARD…
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 07 Avril 2020 par le Tribunal Judiciaire de VERSAILLES
N° Chambre :
N° Section :
N° RG : 18/06798
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
-Me Nathalie LANGLOIS-THIEFFRY,
-la SCP HADENGUE & ASSOCIES
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT TROIS MAI DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d’appel de Versailles, a rendu l’arrêt suivant dont le délibéré a été prorogé les 04 avril et 16 mai 2023, les parties en ayant été avisées, dans l’affaire entre :
S.C.I. DU MOULIN VERT
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège social
N° SIRET : 443 908 785
[Adresse 3]
[Localité 6]
représentée par Me Nathalie LANGLOIS-THIEFFRY, avocat – barreau de VERSAILLES, vestiaire : 486
APPELANTE
****************
Monsieur [R] [N]
[Adresse 2]
[Localité 5]
Société MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés audit siège
N° SIRET : 775 652 126
[Adresse 1]
[Localité 4]
Société MMA IARD
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés audit siège
N° SIRET : 440 048 882
[Adresse 1]
[Localité 4]
représentés par Me Pascale REGRETTIER-GERMAIN de la SCP HADENGUE & ASSOCIES, avocat postulant – barreau de VERSAILLES, vestiaire : 98 – N° du dossier 2100453
Me Antoine BEAUQUIER de l’ASSOCIATION BOKEN, avocat – barreau de PARIS, vestiaire : R191
INTIMÉS
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 23 Janvier 2023 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Pascale CARIOU, Conseiller et Madame Sixtine DU CREST, Conseiller chargée du rapport.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Anna MANES, Présidente,
Madame Pascale CARIOU, Conseiller,
Madame Sixtine DU CREST, Conseiller,
Greffier, lors des débats : Madame Natacha BOURGUEIL,
*********************
FAITS ET PROCÉDURE
La SCI du Moulin Vert dont la gérante est Mme [O] est propriétaire de deux studios dans lesquels elle a entrepris des travaux de rénovation qu’elle a confiés à la société SCVD dont le gérant était M. [L].
Se plaignant de malfaçons, elle a saisi le juge des référés qui, par ordonnance du 10 novembre 2011, a :
– Constaté l’accord des parties sur le règlement du litige ainsi formalisé :
en compensation des sommes dont la SCVD reste redevable à la SCI du Moulin Vert comprenant le trop versé chiffré par l’expert à 10 026,95 euros ainsi que les frais d’expertise judiciaire,
la SCVD s’engage à réaliser les travaux de peinture dans l’appartement n°3 (non inclus dans le marché initial) sous le contrôle et selon le devis de l’architecte de la SCI du Moulin Vert,
En tant que de besoin,
– Enjoint à la SCVD d’exécuter les travaux ci-dessus spécifiés dans le délai d’un mois à compter de la signification de la présente ordonnance,
– Condamné la SCVD à payer à la SCI du Moulin Vert la somme de 2000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Par jugement du 4 janvier 2012, le tribunal de commerce de Nanterre a prononcé la liquidation judiciaire de la société SCVD.
Considérant qu’elle avait été victime d’une escroquerie et d’organisation frauduleuse d`insolvabilité, la SCI du Moulin Vert a confié la défense de ses intérêts à M. [N], avocat au barreau de Paris.
Aucune procédure n’ayant été engagée, elle a écrit à l’ordre des avocats afin qu’une déclaration de sinistre soit effectuée auprès de l’assureur de M. [N], la compagnie d’assurance Aon (aux droits de laquelle viennent les sociétés MMA Iard et MMA Iard assurances mutuelles, ce que personne ne conteste). L’assureur lui a toutefois dénié tout droit à indemnisation.
Par acte d’huissier de justice délivré le 10 octobre 2018, elle a fait assigner M. [N] ainsi que la société MMA Iard et la société MMA Iard Assurances mutuelles aux fins de mise en cause de la responsabilité civile professionnelle de son avocat et indemnisation de ses préjudices.
Par un jugement contradictoire rendu le 7 avril 2020, le tribunal judiciaire de Versailles a :
– Condamné M. [R] [N] à payer à la SCI du Moulin Vert les sommes de :
1003 euros à titre de dommages intérêts
2000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile
– Ordonné l’exécution provisoire du présent jugement,
– Condamné M. [R] [N] aux dépens, à recouvrer conformément aux dispositions prévues par l’article 699 du code de procédure civile,
La SCI du Moulin Vert a interjeté appel de cette décision le 29 juillet 2021 à l’encontre de M. [N], la société MMA Iard Assurances Mutuelles et la société MMA Iard.
Par dernières conclusions notifiées le 22 février 2022, la SCI du Moulin Vert demande à la cour, au fondement des articles 1103, 1104, 1217, 1231-1 et 1231-2 du code civil, de :
– Déclarer la SCI du Moulin Vert recevable et bien fondée en son appel,
– Réformer le jugement déféré :
1er chef : en ce qu’il a dit qu’aucune faute de ne peut être retenue contre M. [N] pour n’avoir pas déposé plainte avec constitution de partie civile
2ème chef : en ce qu’il a dit qu’aucun préjudice n’est né de la seule rédaction du projet d’assignation devant le juge de l’exécution
3ème chef : en ce qu’il a évalué la perte de chance de la SCI du Moulin Vert née de la violation par M. [N] de son devoir d’information et de conseil à la somme de 1 003 euros et condamné M. [N] seul au paiement de cette somme.
Statuant de nouveau,
– Condamner M. [N] en ce qu’il a commis des fautes professionnelles, engageant sa responsabilité civile professionnelle,
– Juger que ses fautes sont la cause directe des préjudices subis par la SCI du Moulin Vert,
– Condamner solidairement M. [N], et MMA Iard assureur de l’Ordre des Avocats du Barreau de Paris à réparer l’ensemble des conséquences dommageables résultant des fautes qui ont été commises dans l’exercice de sa profession et à payer à la SCI du Moulin Vert les sommes suivantes :
28 880 euros au titre des causes de l’ordonnance du 10 novembre 2011
5 000 euros au titre de la perte de chance d’engager une procédure pénale
5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral,
– Débouter M. [N], MMA Iard, MMA Iard Assurances Mutuelles de leurs demandes, fins et conclusions,
– Condamner solidairement M. [N] et MMA Iard assureur de l’Ordre des Avocats du Barreau de Paris à payer la somme de 2 500 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel,
– Condamner solidairement M. [N] et MMA Iard assureur de l’ordre des avocats du Barreau de Paris aux dépens, dont distraction au profit de Me Nathalie Langlois-Thieffry, avocat, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Par conclusions formant appel incident notifiées le 6 décembre 2021, M. [N], la société MMA Iard Assurances Mutuelles et la société MMA Iard demandent à la cour, au fondement des articles 1134, 1147, 1382 et 1383 du code civil, dans leur version applicable aux faits, et de l’article 32-1 du code de procédure civile, de :
– Recevoir l’appel incident de M. [R] [N], MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles portant sur les 1 003 euros de dommages et intérêts, les 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et les dépens,
– Infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Versailles du 7 avril 2020 en ce qu’il a condamné M. [R] [N] à payer à la SCI du Moulin Vert :
* 1 003 euros à titre de dommages intérêts
* 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile
* les entiers dépens
Le réformant :
– Débouter la SCI du Moulin Vert de l’intégralité de ses demandes, fins et prétentions,
– Condamner la SCI du Moulin Vert à payer la somme de 10 000 euros à M. [R] [N], à MMA Iard et à MMA Iard Assurances Mutuelles au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’à payer les entiers dépens,
– Confirmer le jugement du tribunal judiciaire de Versailles du 7 avril 2020 pour le surplus.
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 1er décembre 2022.
SUR CE, LA COUR,
A titre liminaire et sur les limites de l’appel
Bien qu’elles ne le précisent pas dans leurs écritures, il n’est pas contesté que les sociétés MMA Iard et MMA Iard assurances mutuelles sont les assureurs de M. [N].
La cour rappelle que l’article 954 du code de procédure civile oblige les parties à énoncer leurs prétentions dans le dispositif de leurs conclusions et que la cour ne statue que sur celles-ci.
Doivent être également formulés dans le corps des conclusions des parties, les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune des prétentions, expressément formulées au dispositif de celles-ci, est fondée, avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation.
Par prétention, il faut entendre, au sens de l’article 4 du code de procédure civile, une demande en justice tendant à ce qu’il soit tranché un point litigieux.
Ainsi, le dispositif des conclusions de la SCI du Moulin Vert tendant à « condamner M. [N] en ce qu’il a commis des fautes professionnelles, engageant sa responsabilité civile professionnelle » et « juger que ses fautes sont la cause directe des préjudices subis par la SCI du Moulin Vert » s’analysent en réalité comme des moyens, venant à l’appui d’une demande d’indemnisation.
Par ailleurs, seul le dispositif du jugement est revêtu de l’autorité de la chose jugée. Dès lors, les conclusions de la SCI du Moulin Vert tendant à voir « réformer le jugement déféré en qu’il a :
‘ 1er chef : dit qu’aucune faute de ne peut être retenue contre M. [N] pour n’avoir pas déposé plainte avec constitution de partie civile
‘ 2ème chef : dit qu’aucun préjudice n’est né de la seule rédaction du projet d’assignation devant le juge de l’exécution
‘ 3ème chef : évalué la perte de chance de la SCI du Moulin Vert née de la violation par M. [N] de son devoir d’information et de conseil à la somme de 1 003 euros »
s’analysent en réalité en une contestation de la motivation du jugement, et non comme une prétention.
Il s’ensuit que la SCI du Moulin Vert demande l’infirmation du jugement en ce qu’il a condamné M. [N] à lui verser une somme qu’elle estime insuffisante à réparer son préjudice (1003 euros), au titre de l’article 700 du code de procédure civile et des dépens. Elle demande à ce qu’il soit condamné, outre au paiement des frais irrépétibles et des dépens, à lui verser :
28 880 euros au titre des causes de l’ordonnance du 10 novembre 2011
5 000 euros au titre de la perte de chance d’engager une procédure pénale
5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral.
M. [N] demande également l’infirmation du jugement, le rejet des prétentions de l’appelante et sa condamnation au titre des frais irrépétibles et des dépens.
Le jugement est donc querellé en toutes ses dispositions.
Sur les fautes reprochées à M. [N]
Moyens des parties
Poursuivant l’infirmation du jugement en ce qu’il lui alloue uniquement la somme de 1003 euros à titre de dommages et intérêts, la SCI du Moulin Vert, au fondement des articles 1103, 1104 et 1217, 1231-1 et 1231-2 du code civil, reproche à M. [N] d’avoir commis des fautes en ne déposant pas de plainte avec constitution de partie civile auprès du magistrat instructeur alors qu’il en avait reçu mandat, en rédigeant une assignation « fantaisiste » qui n’a pas été placée à l’attention du juge de l’exécution, en ne l’informant pas et en ne la conseillant pas sur les voies de recours possibles, les infractions pénales envisageables et le risque de prescription.
Elle fait valoir tout d’abord qu’alors qu’il avait accepté sa mission, par courriel du 6 mai 2013, d’engager une procédure pénale en déposant une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction, qu’un projet de plainte avait été rédigée par l’appelante, qu’elle a versé plusieurs provisions d’honoraires et qu’il a été relancé par de nombreux messages et courriels entre le 21 octobre 2013 et le mois de décembre 2016, M. [N] ne s’est jamais exécuté et a laissé se prescrire l’action publique.
Elle ajoute s’être déplacée à de multiples reprises pour récupérer des pièces qu’il appartenait à M. [N] de récupérer. Elle prétend n’avoir jamais été informée sur les possibilités de qualifications pénales (escroqueries, organisation frauduleuse d’insolvabilité, faux) que pouvaient revêtir les faits, de sorte que ses plaintes simples, mal dirigées et mal rédigées, ont été classées sans suite. Elle déplore que ces plaintes n’aient pas été exploitées par M. [N] et considère qu’une instruction judiciaire aurait permis d’investiguer correctement sur les faits. Elle ajoute n’avoir réglé aucune consignation car celle-ci n’est due qu’après le dépôt de la plainte avec constitution de partie civile, ce qui n’a jamais été fait par M. [N].
Par ailleurs, elle soutient que M. [N] ne l’a pas informée sur le risque de prescription de l’action publique et que jamais il ne lui a dit qu’une procédure pénale était vouée à l’échec.
S’agissant de l’assignation qu’elle qualifie de « fantaisiste » devant le juge de l’exécution, la SCI du Moulin Vert fait valoir que M. [N] a rédigé plusieurs projets, tantôt contre Mme [L] seule, tantôt contre M. et Mme [L] à titre personnel et en qualité de gérants de la société SCVD, tantôt contre M. et Mme [L] à titre personnel, sans jamais délivrer cette assignation. Elle soutient l’avoir pourtant relancé à plusieurs reprises pour connaître le nom de l’huissier de justice concerné.
Plus généralement, elle fait valoir qu’en lui laissant croire, durant quatre années, qu’une procédure était sur le point d’être engagée qui lui garantirait le recouvrement des sommes dues, M. [N] a laissé s’écouler le délai de prescription de l’action publique, privant cette dernière de toute chance de se voir indemniser.
En outre, elle soutient que M. [N] n’a pas respecté son devoir d’information et de conseil en entretenant volontairement le flou sur les recours possibles et les démarches entreprises par ses soins, et notamment en ne lui déclarant jamais qu’une procédure pénale était « vouée à l’échec », ni qu’une procédure de liquidation judiciaire d’une société ne pouvait être étendue à ses dirigeants qu’à l’initiative du liquidateur ou du ministère public, et en ne faisant désigner aucun administrateur ad hoc pour entamer une procédure contre la société en liquidation devant le juge de l’exécution.
Poursuivant l’infirmation du jugement en ce qu’il l’a condamné à indemniser, à hauteur de 1003 euros, la SCI du Moulin Vert, M. [N], la société MMA Iard Assurances Mutuelles et la société MMA Iard demandent à la cour de débouter l’appelante de ses demandes.
Ils font valoir que M. [N] n’a commis aucune faute dans la défense des intérêts de la SCI du Moulin Vert aux motifs que sur l’action pénale, la SCI du Moulin Vert n’a jamais donné pour instruction à M. [N] de déposer plainte avec constitution de partie civile et qu’en tout état de cause, une action pénale concernant les agissements de la société SCVD était vouée à l’échec. Selon eux, la SCI du Moulin Vert a saisi M. [N] sans préciser la teneur exacte de sa mission. Ils ajoutent qu’elle ne lui a jamais transmis le montant nécessaire pour la consignation. Ils soutiennent que les plaintes déposées par la SCI du Moulin Vert ont toutes été classées sans suite et qu’elle n’a jamais démontré les éléments constitutifs de l’escroquerie ou du faux.
Sur l’action civile, M. [N] indique que les obligations constatées par l’ordonnance du juge des référés, « revêtue de la formule exécutoire », se prescrivent pas 10 ans de sorte qu’il ne peut lui être reproché d’avoir laissé prescrire l’action. Selon lui, l’absence d’exécution de cette décision résulte des agissements de la société SCVD et non de ses propres manquements. Il ajoute qu’une action civile n’avait aucune chance d’aboutir puisque, au fondement de l’article L. 651-3 du code de commerce, seuls le ministère public et le liquidateur judiciaire étaient compétents pour l’intenter, ce qu’ils n’ont pas fait.
Enfin, il fait valoir que le projet d’assignation devant le juge de l’exécution n’avait pour objet que de faire pression sur les consorts [L].
Appréciation de la cour
Selon les articles 411, 412 et 413 du code de procédure civile, le mandat de représentation en justice emporte pouvoir et devoir d’accomplir au nom du mandant les actes de la procédure. La mission d’assistance en justice emporte pouvoir et devoir de conseiller la partie et de présenter sa défense sans l’obliger. Le mandat de représentation emporte mission d’assistance, sauf disposition ou convention contraire.
L’article 1231-1 du code civil dispose que le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.
La responsabilité civile professionnelle de M. [N] suppose la démonstration d’une faute commise par lui, et d’un préjudice en relation causale avec cette faute.
Pèse sur l’avocat une obligation de conseil qui s’entend comme l’assistance, l’accompagnement de son client auquel il doit proposer une stratégie adaptée à sa situation et conforme au droit positif, ce qui suppose de s’informer de cette situation. Il est en outre tenu d’éclairer son client sur la portée exacte et les conséquences de ses engagements. Il lui appartient en outre d’informer son client des chances de succès de l’action et de faire preuve de diligence et de prudence dans l’accomplissement des actes de procédure qui sont mises à sa charge.
En l’espèce, il résulte des productions des parties, et notamment des échanges de courriels entre 2013 et 2017 entre M. [N] et Mme [O], gérante de la SCI du Moulin Vert, que contrairement à ce qu’il prétend, M. [N] avait été chargé par l’appelante de défendre ses intérêts en déposant plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction et en diligentant toutes procédures utiles devant le juge de l’exécution pour obtenir le remboursement des sommes dues.
En premier lieu, sur le plan pénal, plusieurs échanges de courriels entre les parties démontrent d’une part que M. [N] avait accepté la mission qui lui était confiée, et d’autre part que la SCI du Moulin Vert attendait de lui qu’il saisisse la magistrat instructeur d’une plainte avec constitution de partie civile, laquelle avait d’ailleurs été rédigée :
courriel de M. [N] à Mme [O] le 6 mai 2013 à 16h35 : « Merci de votre message. Je reprends la gestion de l’entier dossier (‘) Me [N] » (pièce 3 de l’appelante),
courriel de Mme [O] à M. [N] le 21 octobre 2013 à 12h48 : « Ci-joint la plainte corrigée Merci @+cdt » (sic) (pièce 4 de l’appelante),
courriel du 16 février 2015 à 18h10 adressé par Mme [O] à M. [N] : « avec qqs amis nous avons finalisés le document ci-joint que je désire remettre au Juge avec votre avis j aimerai si possible qu il parte au plus vite au TGI » (sic) (souligné par la cour) avec un projet de lettre adressée au juge dénonçant des « malversations financières et abus de biens sociaux » de Mme [U] et lui demandant la « restitution des sommes » (pièce 10 de l’appelante),
courriel du 12 mai 2015 à 13h44 adressé par Mme [O] à M. [N] : « permettez moi de vous écrire car j ai vraiment besoin que mon dossier soit instruit » (souligné par la cour) (pièce 12 de l’appelante),
courriel de Mme [O] du 29 octobre 2015 à 18h58 adressé à M. [N] : « permettez moi Maître de vous demander un rdv car j ai besoin que mon dossier soit déposé au TGI » (souligné par la cour) (pièce 16 de l’appelante),
même demande par courriel du 19 février 2016 à 10h12 (pièce 17 de l’appelante),
nouveau courriel du 16 mars 2016 à 10h53 « j ai refais des photos pour vous aider à faire votre plaidoirie je vous joins ma rédaction » (sic) (souligné par la cour) (pièce 18 de l’appelante).
Il résulte de ces échanges que la SCI du Moulin Vert, dont les plaintes simples avaient été classées sans suite en 2011 ou n’avaient encore abouti à aucune poursuite, attendait de M. [N] qu’il agisse et saisisse le magistrat instructeur.
D’ailleurs, M. [N] ne l’ignorait pas puisqu’il a écrit à la société Proteixa France, auprès de qui la SCI du Moulin Vert a souscrit une assurance de protection juridique, le 21 janvier 2013 en ces termes : « Je me permets de revenir vers vous car les 11 mai 2012 et 25 octobre 2012 nous vous avons signalé qu’une action pénale serait susceptible d’être engagée contre M. [L] et Mme [U].(‘) A présent nous devons écrire au TGI de Versailles pour savoir où en est l’instruction, pouvez-vous s’il vous plaît me confirmer votre prise en charge pour mes honoraires liés à cette procédure ‘ » (pièce 33 de l’appelante). Autrement dit, M. [N] s’inquiète du paiement de ses honoraires pour des actes relatifs à une action pénale, qu’il n’a pourtant pas encore accomplis. Il ne peut par conséquent sérieusement prétendre qu’il n’était pas informé que mandat lui avait été donné pour diligenter une action pénale.
M. [N] se défend en indiquant qu’une procédure pénale était vouée à l’échec. Il ne justifie pourtant pas avoir déconseillé à la SCI du Moulin Vert de diligenter une procédure pénale. Il ne produit aucune lettre ni aucun échange dans lequel il lui aurait expliqué les conditions et les exigences d’une telle procédure.
Il se plaint que la SCI du Moulin Vert n’aurait pas payé une consignation, alors même qu’une consignation n’est due qu’une fois la plainte avec constitution de partie civile déposée devant le doyen des juges d’instruction. Le moyen qu’il invoque sur ce point est donc dépourvu de toute pertinence.
Dès lors, en ne procédant pas au dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile au nom de la SCI du Moulin Vert alors qu’elle lui avait donné mandat pour le faire et en ne délivrant aucun conseil relatif à cette procédure, M. [N] a manqué à ses obligations contractuelles et à son devoir d’information et de conseil, et a commis une faute.
En second lieu, s’agissant du projet d’assignation devant le juge de l’exécution, M. [N] ne justifie pas ses propos selon lesquels ce projet n’aurait été destiné qu’à faire pression sur les époux [L], mais n’était pas destiné à être « placé » devant la juridiction.
Au contraire, il résulte des pièces que la délivrance et le placement d’un projet d’assignation devant le juge de l’exécution étaient convenus. Après plusieurs échanges sur un projet d’assignation examiné à compter de décembre 2016, M. [N] a transmis un dernier projet corrigé à la SCI du Moulin Vert par courriel du 4 janvier 2017 à 18h22 (pièces 21 et 22 de l’appelante). Il a même écrit à Mme [O] le 14 février 2017 à 10h09 : « je suis confiant dans l’issue de cette affaire », message qui est incontestablement de nature à faire espérer à cette dernière une issue procédurale positive alors même que M. [N] sait que l’ordonnance de référé a été rendue contre la société SCVD (et non contre les époux [L]), que cette société est liquidée depuis le 4 janvier 2012 et qu’elle est radiée (clôture pour insuffisance d’actifs) depuis le 15 décembre 2015, qu’aucune déclaration de créance n’a été faite auprès du liquidateur, de sorte qu’aucune procédure d’exécution pour le recouvrement des sommes n’est possible (pièce 23 de l’appelante). A nouveau, M. [N] ne justifie d’aucun conseil donné ni d’aucune explication fournie à la SCI du Moulin Vert.
Il se déduit de ces éléments que M. [N] a manqué à son devoir d’information et de conseil.
Sur le lien de causalité et le préjudice
Moyens des parties
Poursuivant l’infirmation du jugement en ce qu’il a condamné M. [N] à lui verser seulement 1003 euros de dommages et intérêts, la SCI du Moulin Vert estime que les fautes de son ancien conseil sont directement à l’origine de ses préjudices :
Un préjudice lié à la perte de toute chance de se voir indemniser par les consorts [L] ;
Un préjudice moral.
Contrairement à ce que prétend l’intimé, elle considère qu’il existait des indices sérieux que le délit d’organisation frauduleuse d’insolvabilité soit caractérisé dans la mesure où la société SCVD s’est déclarée en liquidation judiciaire juste après avoir été condamné en référé à exécuter le protocole et alors que les époux [L] sont coutumiers des créations de société et cessations d’activité. Elle ajoute qu’il en était de même du délit d’escroquerie, les man’uvres frauduleuses étant selon elles constituées par le fait que l’objet social de la société – « désenfumage et climatisation » – était totalement différent des travaux de rénovation pour lesquels elle avait contracté. En ne déposant aucune plainte avec constitution de partie civile, la SCI du Moulin Vert estime avoir perdu une chance, même faible, d’obtenir une indemnisation et de recouvrer les sommes dues.
Elle sollicite que lui soit allouée en réparation de son préjudice matériel une somme de 28 880 euros, en réparation de son préjudice moral une somme de 5000 euros, et également 5000 euros « à titre de dommages et intérêts pour perte de chance ».
Répondant à l’intimé, elle indique que le financement des travaux par le biais de subventions n’a été que partiel, qu’en outre, la SCI a épuisé ses droits à subventions pour des travaux comportant des malfaçons pour lesquelles elle a dû financer des travaux de reprise.
Poursuivant l’infirmation du jugement en ce qu’il a condamné M. [N] à indemniser, à hauteur de 1003 euros, la SCI du Moulin Vert, M. [N], la société MMA Iard Assurances Mutuelles et la société MMA Iard demandent à la cour de débouter l’appelante de ses demandes aux motifs qu’elle n’établirait ni lien de causalité direct avec une faute, ni ses préjudices.
M. [N] considère que le dommage causé ne lui est pas imputable mais résulte en réalité de la liquidation de la société SCVD.
Il ajoute que la SCI du Moulin Vert se méprend en demandant le montant des travaux et une somme « au titre de la perte de chance », alors que le préjudice au titre de la perte de chance se mesure en pourcentage de l’éventualité perdue.
Il fait valoir que les sommes perdues correspondaient à des subventions du département des Yvelines de sorte que le préjudice personnel est inexistant.
Il ajoute que la SCI du Moulin Vert n’établit par aucune pièce son préjudice moral.
Appréciation de la cour
Le professionnel qui a manqué à son obligation de diligence sera condamné à réparer le préjudice en résultant de manière certaine. Ainsi, lorsque ses clients, dûment conseillés et assistés, auraient, de manière certaine, évité le dommage si l’avocat n’avait pas failli, ce dernier sera condamné à le réparer. Tel est le cas du préjudice moral causé à son client en raison des fautes commises par l’avocat.
En revanche, lorsque le dommage directement causé par la faute de l’avocat consiste en la disparition de la possibilité d’un événement favorable, sa réparation ne peut être accordée qu’au titre d’une perte de chance, entendue comme la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable, qui doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. Il appartient à celui qui s’en prévaut d’établir un lien de causalité direct entre la perte de chance alléguée et la faute.
La perte de chance subie par le justiciable qui a été privé de la possibilité de faire valoir ses droits par la faute d’un auxiliaire de justice, se mesure donc à la seule probabilité de succès de la diligence omise.
Il incombe à la SCI du Moulin Vert de démontrer qu’une action pénale et qu’une action devant le juge de l’exécution avaient des chances certaines, mêmes faibles, de prospérer. Il est dès lors nécessaire pour ce faire de reconstituer la discussion qui aurait pu avoir lieu devant ces juridictions.
Au dispositif de ses conclusions, la SCI du Moulin Vert demande la condamnation solidaire de M. [N] et de ses assureurs à lui payer 28 880 euros au titre des causes de l’ordonnance du 10 novembre 2011, 5000 euros au titre de la perte de chance d’engager une procédure pénale et 5000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral.
Les manquements de M. [N] ont entraîné, pour la SCI du Moulin Vert, quatre années de démarches vaines à la fois auprès du commissariat et du procureur de la République, de stress quotidien et d’espoir déçu, sans qu’elle ne soit dûment conseillée dans les démarches à suivre ou à abandonner par son avocat. Il en est directement résulté pour elle un préjudice moral que la cour estime à hauteur de 2000 euros que M. [N], in solidum avec ses assureurs, sera condamné à lui payer.
En revanche, s’agissant des deux autres chefs de préjudice sollicités par la SCI du Moulin Vert ils ne peuvent s’analyser qu’en une perte de chance d’avoir obtenu satisfaction par la voie d’une procédure pénale, ou par la voie d’une procédure civile d’exécution.
Force est de constater que la SCI du Moulin Vert, qui opère une confusion entre le montant de l’inexécution des travaux et la perte de chance de recouvrer par la voie judiciaire les sommes dues, ne démontre pas une perte de chance certaine, même faible, de voir prospérer ses actions.
S’agissant tout d’abord d’une action pénale, force est de constater que la SCI du Moulin Vert n’apporte aucun élément de nature à démontrer qu’une instruction judiciaire du chef d’escroquerie, d’organisation frauduleuse d’insolvabilité, ou de faux aurait eu une chance certaine, même faible, d’aboutir.
Ainsi, elle n’apporte aucun élément de preuve de nature à justifier l’existence de ces éléments indispensables à la réussite de l’action pénale qu’elle invoque.
En outre, il est patent que le délit d’abus de biens sociaux aurait eu pour victime la société SCVD et non la SCI du Moulin Vert, de sorte que la démonstration de cette infraction, à supposer qu’elle ait été caractérisée, est sans lien de causalité avec le préjudice invoqué par la SCI du Moulin Vert.
Quant à l’infraction de faux, aucune production de l’appelante ne permet de laisser penser à la commission de ce délit.
Enfin, les quatre plaintes déposées par la SCI du Moulin Vert ont d’ailleurs toutes abouti à un classement sans suite : soit parce que le procureur de la République a considéré qu’il s’agissait d’un litige civil, soit parce qu’il a considéré que la chose avait déjà été jugée (ordonnance de référé), soit parce qu’il a considéré que l’infraction était insuffisamment caractérisée (pièces 26 et 40 de l’appelante).
Il en résulte que la perte de chance d’obtenir gain de cause par le biais d’une action pénale était hypothétique et ne saurait, dans ces conditions, ouvrir droit à réparation.
S’agissant de la voie civile, la cour rappelle que la société SCVD avait la forme d’une société à responsabilité limitée de sorte que les associés n’étaient responsables qu’à mesure de leurs apports et non sur leur patrimoine personnel, sauf à démontrer une gérance de fait et des fautes personnelles de gestion, ce que la SCI du Moulin Vert ne démontre pas.
De surcroît, la procédure de liquidation de la société SCVD, débutée par jugement du 4 janvier 2012, a été clôturée par jugement du 15 décembre 2015 pour insuffisance d’actifs (pièce 1 de l’intimé). La SCI du Moulin Vert n’a pas déclaré sa créance en temps utile au liquidateur judiciaire. Il n’entrait pas dans le mandat de M. [N], saisi postérieurement à ce délai, de lui conseiller de déclarer sa créance ; l’appelante ne le soutient d’ailleurs pas et n’en justifie pas. Il en résulte qu’au moment où elle se penche sur un projet d’assignation devant le juge de l’exécution (fin 2016 et début 2017), la SCI du Moulin Vert ne peut plus faire valoir ses droits dans le cadre de la procédure collective. Dès lors, une procédure devant le juge de l’exécution n’avait dans ce contexte aucune chance d’aboutir.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que la SCI du Moulin Vert ne justifie pas d’un préjudice, constitué par une perte de chance d’obtenir le remboursement des sommes dues, tant par la voie pénale que par la voie civile, en lien direct avec les fautes invoquées.
Dès lors, le jugement sera infirmé et les demandes de l’appelante seront rejetées, à l’exception de la réparation de son préjudice moral à hauteur de 2000 euros auquel M. [N] sera condamné, solidairement avec ses assureurs.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement qui a exactement statué sur les frais irrépétibles et les dépens sera confirmé.
Partie perdante, M. [N] sera condamné in solidum avec ses assureurs aux dépens de l’instance d’appel qui seront recouvrés conformément à l’article 699 du code de procédure civile. Sa demande au titre de l’article 700 du même code sera rejetée.
L’équité commande d’allouer 2500 euros à la SCI du Moulin Vert pour les frais irrépétibles en cause d’appel. M. [N] sera condamné in solidum avec ses assureurs au paiement de cette somme.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire et mis à disposition,
INFIRME le jugement en ce qu’il a condamné M. [R] [N] à payer à la SCI du Moulin Vert la somme de 1003 euros à titre de dommages et intérêts ;
Le CONFIRME pour le surplus ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
CONDAMNE in solidum M. [N], la société MMA Iard, et la société MMA Iard Assurances Mutuelles, à verser à la SCI du Moulin Vert 2000 euros en réparation de son préjudice moral ;
CONDAMNE in solidum M. [N], la société MMA Iard, et la société MMA Iard Assurances Mutuelles à verser à la SCI du Moulin Vert 2500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE in solidum M. [N], la société MMA Iard, et la société MMA Iard Assurances Mutuelles aux dépens de l’instance d’appel qui seront recouvrés conformément à l’article 699 du code de procédure civile ;
REJETTE toutes autres demandes.
– prononcé par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,
– signé par Madame Anna MANES, présidente, et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, La Présidente,