COUR D’APPEL D’AIX-EN-PROVENCE
Chambre 1-8
ARRÊT AU FOND
DU 10 MAI 2023
N° 2023/ 210
N° RG 21/14891
N° Portalis DBVB-V-B7F-BIIL3
Société d’exercice libéral
[C] [X]
C/
Association UDAF 13
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
Me Isabelle FICI
Me Dorothée SOULAS
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal Judicaire de MARSEILLE en date du 23 Septembre 2021 enregistrée au répertoire général sous le n° 20/04003.
APPELANTE
Société d’exercice libéral [C] [X]
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités au siège social sis [Adresse 3]
représentée par Me Isabelle FICI, membre de la SELARL LIBERAS FICI & ASSOCIES, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE, ayant pour avoat plaidant Me Virgile REYNAUD, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Jérôme BARBERIS, avocat au barreau de MARSEILLE
INTIMEE
Association UDAF 13
prise en sa qualité de tuteur de Madame [R], [H] [S], désignée en cette qualité par jugement du Tribunal d’Instance de Marseille en date du 10 septembre 2014, dont le siège social est sis [Adresse 1]
représentée par Me Dorothée SOULAS, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Audrey PESTEL, avocat au barreau de MARSEILLE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 21 Février 2023, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Monsieur Jean-Paul PATRIARCHE, Conseiller, chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Philippe COULANGE, Président
Madame Céline ROBIN-KARRER, Conseillère
Monsieur Jean-Paul PATRIARCHE, Conseiller
Greffier lors des débats : Mme Maria FREDON.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 10 Mai 2023.
ARRÊT
Contradictoire, prononcé par mise à disposition au greffe le 10 Mai 2023, signé par Monsieur Philippe COULANGE, Président et Madame Maria FREDON, greffière auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
EXPOSÉ DES FAITS ET DES PROCÉDURES ANTÉRIEURES
Suivant contrat ayant pris effet à compter du 1er octobre 1998, Madame [R] [S] a donné à bail professionnel à MM. [D] [E] et [C] [X], aux droits desquels a succédé la société d’exercice libéral [C] [X], un immeuble élevé d’un étage sur rez-de-chaussée situé [Adresse 2] à [Localité 4], à usage de cabinet de kinésithérapie.
Se plaignant d’infiltrations en provenance de la toiture, la société [C] [X] a obtenu par ordonnance de référé rendue le 3 juin 2011 la désignation d’un expert, ainsi que l’autorisation de consigner la moitié du loyer jusqu’à l’exécution des travaux de remise en état.
L’expert M. [U] a clos son rapport le 31 octobre 2011, concluant que la toiture vétuste n’assurait plus sa fonction d’étanchéité et prescrivant sa réfection complète, ainsi que le ravalement du pignon sud, le remplacement des faux-plafonds de l’étage, le traitement des fissures apparues sur les murs et cloisons, le changement de plusieurs fenêtres et la mise aux normes du tableau électrique.
En lecture de ce rapport, la société [C] [X] a assigné le 9 février 2012 Madame [S] devant le tribunal de grande instance de Marseille qui, par jugement réputé contradictoire rendu le 2 avril 2013 et signifié le 28 juin suivant, a condamné la bailleresse à effectuer l’ensemble des travaux préconisés par l’expert, sous peine d’une astreinte provisoire de 150 euros par jour de retard passé un délai de trois mois, ainsi qu’à payer à son locataire la somme de 10.091,75 euros en réparation de son préjudice de jouissance et celle de 5.000 euros en raison de l’inexécution de ses obligations.
Madame [S] a été placée sous sauvegarde de justice à compter du 18 octobre 2013 en raison de l’altération de ses facultés mentales, l’UDAF des Bouches-du-Rhône ayant été désignée en qualité de mandataire spécial pour percevoir ses revenus, les appliquer à son entretien, recevoir son courrier et dresser inventaire de son patrimoine.
Un jugement du 10 septembre 2014 a ensuite ouvert la tutelle et désigné l’UDAF pour exercer cette mesure, celle-ci ayant été renouvelée à son échéance le 25 juin 2019.
La société [C] [X] a obtenu le 2 novembre 2017 du juge de l’exécution la liquidation de l’astreinte à la somme de 215.850 euros, mais cette décision a été annulée par un arrêt de la cour de céans du 13 février 2020, au motif que l’assignation n’avait pas été délivrée au tuteur.
Saisi une nouvelle fois aux mêmes fins, le juge de l’exécution a rendu un second jugement le 5 mars 2020 supprimant cette fois l’astreinte à compter du 10 septembre 2014, actuellement frappé d’appel.
PROCÉDURE SOUMISE À LA COUR :
Faisant valoir que les travaux précédemment ordonnés en justice n’avaient toujours pas été réalisés, et se prévalant de deux nouveaux constats d’huissier dressés les 11 mai 2017 et 4 décembre 2018 démontrant l’aggravation des désordres, la société [C] [X] a fait assigner le 23 avril 2020 la bailleresse à comparaître devant le tribunal judiciaire de Marseille pour l’entendre condamner à lui payer la somme de 82.000 euros en réparation de son préjudice de jouissance et celle de 10.000 euros en raison de l’inexécution de ses obligations.
En défense Madame [S], représentée par son tuteur, a opposé principalement la prescription de l’action. Subsidiairement au fond, elle a conclu au rejet des demandes en l’absence de comportement fautif de sa part. Elle a formé d’autre part des demandes reconventionnelles en paiement des loyers échus depuis septembre 2015 et en résiliation du bail.
Aux termes d’un jugement rendu le 23 septembre 2021, le tribunal a fait droit à la fin de non recevoir tirée de la prescription en retenant qu’en application de l’article 2224 du code civil, et s’agissant d’un préjudice continu, le locataire aurait dû introduire son action dans les cinq ans suivant la première assignation délivrée devant le tribunal de grande instance, soit au plus tard le 9 février 2017.
Le premier juge a omis en revanche de statuer sur les demandes reconventionnelles formées par la bailleresse.
La société [C] [X] a interjeté appel de cette décision par déclaration adressée le 20 octobre 2021 au greffe de la cour.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Dans ses conclusions notifiées le 9 mars 2022, la société d’exercice libéral [C] [X] soutient que son action n’est pas prescrite en raison de la persistance des désordres dans le temps. Subsidiairement, elle fait valoir que la prescription ne pourrait affecter que l’action en réparation du préjudice subi plus de cinq ans avant l’introduction de son action en justice, c’est à dire au cours de la période antérieure au 23 avril 2015.
Elle se prévaut des dispositions de l’article 1719 du code civil, faisant obligation au bailleur d’entretenir la chose louée et d’en faire jouir paisiblement le preneur.
Elle soutient qu’en dépit de la dégradation de son état de santé, Madame [S] était en capacité d’agir par l’intermédiaire de son tuteur à compter de l’ouverture de la mesure de protection, et que l’UDAF avait eu connaissance du litige a minima en début d’année 2016.
Elle demande à la cour d’infirmer le jugement entrepris et, statuant à nouveau, de condamner la partie intimée à lui payer :
– la somme de 82.000 euros en réparation du préjudice de jouissance subi entre le 28 juin 2013 et le 28 février 2020 (soit 1.000 euros par mois),
– et celle de 10.000 euros en raison de l’inexécution de ses obligations contractuelles, sur le fondement de l’article 1231-1 du code civil.
Elle conclut en revanche à la confirmation du jugement en ce qu’il aurait rejeté les demandes reconventionnelles de la bailleresse, faisant valoir que la créance de loyer est prescrite, et qu’elle est en droit d’opposer l’exception d’inexécution tirée de l’article 1219 du code civil.
En tout état de cause, elle réclame paiement d’une somme de 10.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, outre ses entiers dépens.
Par conclusions en réplique notifiées le 13 juin 2022, Madame [R] [S], représentée par son tuteur l’UDAF 13, poursuit la confirmation du jugement en ce qu’il a déclaré prescrite l’action de son locataire, faisant valoir que les désordres actuels ne sont que l’aggravation d’un dommage apparu dès le 22 octobre 2009.
Pour le cas où cette fin de non recevoir serait écartée par la cour, l’UDAF conclut au rejet de l’action au motif que sa protégée s’est trouvée dans l’impossibilité d’agir en raison de son état d’insanité mentale, constitutif d’un cas de force majeure au sens de l’article 1218 du code civil, et qu’elle-même n’a été informée des condamnations mises à sa charge qu’au mois de novembre 2018. Subsidiairement, elle conclut à une minoration des indemnités allouées.
Elle précise que l’immeuble a finalement été vendu le 15 octobre 2020.
Elle demande d’autre part à la cour de réparer l’omission de statuer affectant le jugement, en condamnant la société [C] [X] à lui verser la somme de 16.365 euros représentant la moitié des loyers retenus ou consignés par la locataire entre les mois de septembre 2015 et septembre 2020 (soit 60 x 272,75 euros).
En tout état de cause, elle réclame paiement d’une somme de 6.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, outre ses entiers dépens.
La clôture de l’instruction a été prononcée le 7 février 2023.
DISCUSSION
Sur la fin de non recevoir tirée de la prescription :
En vertu de l’article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
En matière d’action en responsabilité, le point de départ du délai pour agir se situe à la date de la manifestation du dommage ou de son aggravation.
En l’espèce, le jugement rendu le 2 avril 2013 par le TGI de Marseille a condamné Madame [S] a réparer le préjudice subi par son locataire du fait des désordres apparus depuis l’année 2009, ainsi qu’à effectuer l’ensemble des travaux préconisés par l’expert judiciaire afin d’y remédier. Toutefois, ces travaux n’ayant pas été réalisés, et les constats dressés les 11 mai 2017 et 4 décembre 2018 démontrant l’aggravation des désordres, la société [C] [X] était recevable à agir moins de cinq ans après leur établissement afin d’être indemnisée d’un préjudice supplémentaire.
Le jugement déféré doit être dès lors infirmé en ce qu’il a déclaré sa demande irrecevable.
Sur la responsabilité de la bailleresse :
Il n’y a pas lieu pour la cour d’examiner le moyen tiré de l’existence d’un cas de force majeure du fait de l’état d’insanité mentale de Madame [S], dès lors que la période antérieure à son placement sous tutelle n’est pas concernée par la présente action.
En revanche, c’est à bon droit que l’UDAF fait valoir qu’elle n’a été que tardivement informée de la situation, n’ayant pris connaissance des condamnations prononcées à l’encontre de sa protégée qu’au mois de novembre 2018, lorsqu’elle a obtenu du greffe la délivrance d’une copie du jugement rendu par le TGI de Marseille, après en avoir appris l’existence par l’état hypothécaire levé par le notaire à l’occasion de la rédaction du compromis de vente du bien loué.
Il est constant en effet que le jugement ne lui a pas été signifié postérieurement à l’ouverture de la mesure de protection, et la seule démarche dont justifie la société [C] [X] vis-à-vis du tuteur consiste dans l’envoi d’un courrier daté du 18 janvier 2016 qui se bornait à faire état d’une créance sans aucunement l’expliciter, l’UDAF ayant répondu dès le 26 janvier 2016 qu’elle ne détenait aucune information sur l’existence d’une procédure.
Dès lors que le tuteur n’a pas été mis en mesure d’agir plus tôt, le préjudice de jouissance lié à l’aggravation des désordres ne peut ouvrir droit à réparation que pour la seule période comprise entre le mois de décembre 2018 et le mois d’octobre 2020, date de la cession de l’immeuble loué, et doit être réparé par l’allocation d’une somme de 10.000 euros.
La société [C] [X] ne justifie pas en revanche d’un préjudice distinct qui justifierait l’octroi d’une indemnité supplémentaire.
Sur la demande reconventionnelle en paiement des loyers :
En raison de l’effet dévolutif de l’appel, il appartient à la cour de réparer l’omission de statuer affectant le jugement de ce chef.
Il résulte d’une attestation de la société IN EXTENSO, expert-comptable de la société [C] [X], que celle-ci s’est acquittée de la moitié du loyer mensuel (soit 272,75 euros) entre les mains de l’UDAF entre le 1er janvier 2015 et le 30 septembre 2020.
La demande en paiement dont est saisie la cour porte sur l’autre moitié du loyer pour la période de septembre 2015 à septembre 2020.
Celle-ci n’est pas prescrite puisqu’elle a été valablement formée par conclusions notifiées durant le cours de la procédure de première instance, valant demande en justice.
En revanche c’est à bon droit que la locataire oppose l’exception d’inexécution des obligations de la bailleresse tirée de l’article 1219 du code civil, dès lors qu’elle avait été autorisée par le juge des référés à consigner cette part du loyer jusqu’à l’exécution des travaux, et que ceux-ci n’ont jamais été réalisés.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire,
Infirme le jugement entrepris, et statuant à nouveau :
Rejette la fin de non recevoir tirée de la prescription,
Condamne Madame [R] [S] à payer à la société d’exercice libéral [C] [X] la somme de 10.000 euros en réparation de son préjudice de jouissance,
Déboute l’appelante du surplus de ses prétentions,
Déboute Madame [S] de sa demande reconventionnelle en paiement de loyers,
Condamne Madame [S] aux entiers dépens de première instance et d’appel, ainsi qu’à payer la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés par la partie adverse.
LA GREFFIERE LE PRESIDENT