Saisie-attribution : décision du 5 décembre 2023 Cour d’appel de Chambéry RG n° 22/01345

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Saisie-attribution : décision du 5 décembre 2023 Cour d’appel de Chambéry RG n° 22/01345

5 décembre 2023
Cour d’appel de Chambéry
RG n°
22/01345

MR/SL

COUR D’APPEL de CHAMBÉRY

Chambre civile – Première section

Arrêt du Mardi 05 Décembre 2023

sur renvoi de la cour de cassation

N° RG 22/01345 – N° Portalis DBVY-V-B7G-HBRI

Décision attaquée : Jugement du Tribunal de Grande Instance de VILLEFRANCHE SUR SAONE en date du 04 Septembre 2014

Demandeurs à la saisine

M. [G] [Y] [T] [I]

né le 16 Août 1984 à [Localité 9], demeurant [Adresse 7]

Mme [M] [L]

née le 16 Février 1960 à [Localité 5], demeurant [Adresse 7]

Représentés par la SELARL LEXAVOUE GRENOBLE – CHAMBERY, avocats postulants au barreau de CHAMBERY

Représentés par la SELARL ELECTA JURIS, avocats plaidants au barreau de LYON

Défendeurs à la saisine

S.A.R.L. CABINET [K] [A], dont le siège social est situé [Adresse 3]

Représentée par la SCP MAX JOLY ET ASSOCIES, avocats postulants au barreau de CHAMBERY

Représentée par la SCP PROVANSAL D’JOURNO GUILLET & ASSOCIES, avocats plaidants au barreau de MARSEILLE

SELARL ALTIUS AVOCATS, dont le siège social est situé [Adresse 6]

SOCIETE CIVILE LE NEGOCE, dont le siège social est situé [Adresse 2]

Représentées par la SELARL BOLLONJEON, avocats postulants au barreau de CHAMBERY

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Date de l’ordonnance de clôture : 28 Août 2023

Date des plaidoiries tenues en audience publique : 26 septembre 2023

Date de mise à disposition : 05 décembre 2023

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Composition de la cour :

Audience publique des débats, tenue en rapporteur, sans opposition des avocats, par Mme Myriam REAIDY, Conseillère, qui a entendu les plaidoiries, avec l’assistance de Sylvie LAVAL, Greffier,

Et lors du délibéré, par :

– Mme Hélène PIRAT, Présidente,

– Mme Myriam REAIDY, Conseillère,

– Mme Inès REAL DEL SARTE, Magistrate honoraire

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Faits et procédure

La société Le Négoce (Sc), constituée par les trois associés de la Selarl Concorde Avocats, avocats au barreau de Lyon, a acquis le 12 juin 2012 de Mme [M] [L] et de son fils, M. [G] [I], propriétaires indivis, une péniche de type Freychet nommée « Le Négoce », habituellement stationnée sur la Saône face au [Adresse 1] à [Localité 4].

Des désaccords sont survenus entre les parties concernant la réalisation de travaux sur la péniche, en exécution de la clause de bateau insérée dans l’acte de vente.

Une ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Lyon a désigné M. [P] [J] en qualité d’expert judiciaire, aux fins d’examiner la péniche et de dire si son état correspond à une usure normale depuis les précédents rapports de visite réalisés en 2005 et 2008 par le cabinet [K] [A].

M. [P] [J] a déposé son rapport le 30 décembre 2013.

La société Le Négoce et la société Concorde Avocats ont saisi le tribunal de grande instance de Lyon d’une assignation à jour fixe le 14 février 2014, et cette juridiction a renvoyé le renvoi de la procédure par décision du 22 avril 2014 au tribunal de grande instance de Villefranche-sur-Saône, en application de l’article 47 du code de procédure civile.

Par jugement rendu le 4 septembre 2014, Mme [L] et M. [I] ont été solidairement condamnés, sous le bénéfice de l’exécution provisoire, à verser notamment :

– à la société Le Négoce la somme de 70 530 euros au titre des frais de réparation, réduits en raison de l’amélioration de la péniche par lesdits travaux,

– à la société Le Négoce la somme de 8 259,44 euros au titre de la peinture anticorrosion, la somme de 56 364,euros au titre de l’aménagement intérieur et la somme de 14 111,50 euros au titre de ses frais de réparation provisoire,

– à la société Concorde Avocats la somme de 85 778,17 euros au titre de sa perte de jouissance, somme à parfaire en fonction de la date effective d’achèvement des travaux, la somme de 5 000 euros au titre des frais de convoyage et la somme de 1 166 euros au titre des frais de l’expertise réalisée par la société [K] [A] (Sarl).

Sur appel interjeté par Mme [L] et M. [I], par arrêt du 17 octobre 2017 la cour d’appel de Grenoble a infirmé le jugement de première instance et condamné Mme [L] et M. [I], notamment :

– à payer à la société Le Négoce la somme de 110 530 euros au titre des travaux de réfection de la coque, la somme de 14 111,50 euros au titre des frais engagés pour les travaux d’urgence,

– à payer à la société Concorde Avocats la somme de 1 166 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et devant la cour,

– a rejeté les autres demandes de la société Le Négoce et de la société Concorde Avocats,

– a condamné la société [K] [A] à relever et garantir Mme [L] et M. [I] de cette condamnation.

La société Le Négoce et la société Concorde Avocats se sont pourvus en cassation.

En raison de la défaillance de la société Concorde Avocats dans l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble, la première présidente de la cour de cassation a prononcé la radiation de l’affaire du rôle le 25 octobre 2018.

A la suite de l’acquiescement à la saisie-attribution effectuée par Mme [L] et M. [I] entre les mains de l’établissement bancaire de la société Concorde Avocats, la première présidente de la cour de cassation a procédé, le 11 mars 2021, à la réinscription de l’affaire au rôle de la cour.

Par arrêt du 11 mai 2022, la première chambre civile de la cour de cassation a cassé et annulé, seulement en ce qu’il rejette la demande formée par la société Concorde Avocat au titre de la perte de jouissance et en ce qu’il condamne la société Cabinet [K] [A] à relever et garantir Mme [L] et M. [I] de l’intégralité des condamnations prononcées contre eux, l’arrêt rendu le 17 octobre 2017 par la cour d’appel de Grenoble, et a remis, sur ces points, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les a renvoyées devant la cour d’appel de Chambéry.

Mme [L] et M. [I] ont saisi la cour d’appel de Chambéry sur renvoi de cassation le 12 juillet 2022. (RG 22/1345)

Par arrêt du 26 octobre 2022, la première chambre civile de la cour de cassation a rabattu l’arrêt prononcé le 11 mai 2022 au motif qu’elle ne s’était pas prononcée sur l’irrecevabilité du pourvoi incident de la société Cabinet [K] [A] et a cassé et annulé mais seulement en ce qu’il a rejeté la demande formée par la société Concorde Avocats au titre de sa perte de jouissance et en ce qu’il a condamné la société Cabinet [K] [A] à relever et garantir Mme [L] et M. [I] de l’intégralité des condamnations prononcées contre eux, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Grenoble le 17 octobre 2017.

Mme [L] et M. [I] ont saisi la cour d’appel de Chambéry le 9 janvier 2023 sur renvoi de cassation. (RG 23/51). Cette instance a été jointe à l’instance portant le n° RG 22/1345.

Par acte d’huissier du 4 janvier 2023, Mme [L] et M. [I] ont assigné la société Altius Avocats, anciennement Concorde Avocats, devant la première présidente de la cour d’appel, notamment aux fins de voir ordonner la consignation de la somme de 85 000 euros due, en application du jugement du tribunal de grande instance de Villefranche-sur-Saône du 4 septembre 201à la société Altius Avocats.

Par ordonnance de référé du 28 mars 2023 la première présidente de la cour d’appel de Chambéry a :

– Autorisé Mme [L] et M. [I] à consigner la somme de 85 000 euros auprès de la caisse des dépôts et consignations dans le délai d’un mois à compter de la signification de la présente décision ;

– Rejeté les demandes présentées sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

– Laissé les dépens à la charge de Mme [L] et M. [I].

Prétentions et moyens des parties

Par dernières écritures du 23 février 2023, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, Mme [L] et M. [I] sollicitent la jonction de la présente procédure avec celle pendante devant la cour d’appel de Chambéry portant n° de rôle 23/00051 et demandent à la cour de :

– Annuler, infirmer et à tout le moins reformer le jugement entrepris en ce qu’il a condamné Mme [L] et M. [I] à payer à la société Concorde Avocats, devenue la société Altius Avocats, la somme de 85.778,17 € à titre de perte de jouissance, somme à parfaire en fonction de la date effective d’achèvement des travaux, et en ce qu’il a débouté Mme [L] et M. [I] de leur demande de se voir relever et garantir par la société cabinet [K] [A] de toutes condamnations qui seraient prononcées à leur encontre,

In limine litis,

– Rejeter la demande de voir considérer comme nulle et non avenue la saisine de la cour d’appel de Chambéry ensuite de l’arrêt de la Cour de Cassation du 11 mai 2022 ;

– Déclarer régulière et recevable la saisine de la cour d’appel suivant déclaration du 12 juillet 2022 ;

– Dire et juger que Mme [L] et M. [I] ont, en tant que de besoin, saisi la cour d’appel de Chambéry suivant déclaration du 9 janvier 2023 ensuite de l’arrêt de la Cour de Cassation du 26 octobre 2022 ;

Sur le fond et jugeant à nouveau,

– Débouter la société Concorde Avocats, devenue la société Altius Avocats, de sa demande indemnitaire formulée à l’encontre de Mme [L] et de M. [I] au titre d’un préjudice de jouissance d’un montant de 85 778.17 euros ;

– Condamner la société cabinet [K] [A] à relever et garantir Mme [L] et M. [I] de toutes condamnations susceptibles d’être prononcées à leur encontre au profit de la société Le Négoce et de la société Concorde Avocats, devenue la société Altius Avocats ;

À tout le moins,

– Condamner la société cabinet [K] [A] à payer à Mme [L] et M. [I] :

– la somme de 135 807,50 euros, outre intérêts au taux légal en réparation du préjudice économique subi du fait de l’obligation de la prise en charge par Mme [L] et M. [I] du montant des travaux réparatoires de la péniche au bénéfice de la société Le Négoce,

– et pour le cas extraordinaire où la cour retiendrait la condamnation de Mme [L] et M. [I] à indemniser le préjudice de jouissance de la société Concorde Avocats, devenue la société Altius Avocats, la somme de 85 778,17 euros en réparation du préjudice économique subi de ce fait ;

– Condamner in solidum la société Le Négoce, la société Concorde Avocats, devenue la société Altius Avocats, et la société cabinet [K] [A] ou qui mieux le devra à leur payer la somme de 20 000 euros par application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

– Condamner in solidum la société Le Négoce, la société Concorde Avocats, devenue la société Altius Avocats, et la société le cabinet [K] [A] en tous les dépens qui comprendront les frais d’expertise et les dépens de la procédure de référé distraits au profit du cabinet Lexavoué ‘ M. [F] [O].

Au soutien de leurs prétentions, Mme [L] et M. [I] font valoir notamment que :

La saisine de la cour d’appel de Chambéry ensuite de l’arrêt de la cour de cassation du 11 mai 2022 n’est ni nulle ni non avenue en ce que dans son arrêt du 11 mai 2022, la Cour de cassation a omis de statuer sur la demande formulée par Mme [L] et M. [I] de voir déclaré irrecevable le pourvoi incident la société le cabinet [K] [A] du fait de sa tardiveté ;

La Cour de cassation dans son arrêt du 26 octobre 2022, considérait le pourvoi incident de la société Cabinet [A] comme recevable et, tout en rabattant son arrêt du 11 mai 2022, reprenait mot pour mot sa décision du 11 mai 2022 ;

Les manquements généralisés de la société cabinet [K] [A], notamment d’information et de conseil dans sa mission d’expert fluvial agréé, sont bien la cause et sont en relation directe avec l’état de la péniche non seulement au jour de l’acquisition par Mme [L] et M. [I] mais également au moment de la vente à la société Le Négoce ;

Les réparations qui ont été préconisées par M. [A] se sont montrées parfaitement inefficaces voire même dangereuses ;

Mme [L] et M. [I] n’ont pris certains engagements contractuels que sur le fondement des résultats des missions de la société Cabinet [K] [A] ;

L’accumulation considérable de fautes commises par la société cabinet [K] [A], qui n’a pas tiré les conséquences qui s’imposaient de ses constatations tant lors de la visite à sec que lors de la visite à flot, a conduit Mme [L] et M. [I] à ne pas s’opposer à l’introduction de la clause « certificat de bateau » sans aucune connaissance des conséquences que celle-ci pouvait avoir sur les conditions de la vente et leurs obligations vis-à-vis de leur acquéreur ;

Le caractère direct et certain du lien de causalité entre les fautes de M. [A] et les désordres de la péniche et le préjudice subi par Mme [L] et M. [I] est parfaitement établi de sorte que la société cabinet [K] [A] ne peut être que condamné à relever et garantir Mme [L] et M. [I] non seulement de l’intégralité des mesures réparatoires rendues nécessaires par l’état de la péniche, mais également les dommages immatériels qui en résultent pour la société Le Négoce et la société Concorde Avocat ;

Il n’y a donc aucune faute à reprocher à Mme [L] et à M. [I] à ce titre en lien avec le préjudice de jouissance dont la société Concorde Avocats demande l’indemnisation, l’acte de vente lui-même laissant supposer la possible nécessité de faire des travaux, de sorte que les travaux de la réalisation de ceux-ci ne sont donc pas une faute et ne saurait causer un préjudice ;

Mme [L] et M. [I] n’avaient pas d’autres obligations contractuelles en lien avec les potentiels travaux nécessaires pour obtenir un certificat d’établissement flottant et aucune indemnité en lien avec l’occupation ou la jouissance du bien n’était prévue, y compris dans l’hypothèse de travaux à réaliser ;

Ce n’est pas l’inexécution d’une clause du contrat qui est la cause de l’indisponibilité de la péniche mais bien la nécessité, inconnue des vendeurs, de faire des travaux, situation induite par la clause dite de « certificat de bateau », contenue justement dans l’acte de vente ;

La société Concorde Avocats aurait dû se retourner contre son bailleur, soit la société Le Négoce qui reconnait sa négligence fautive, et qui est seule débitrice d’une obligation de délivrance vis-à-vis du locataire la société Concorde Avocats.

Par dernières écritures en date du 10 novembre 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Cabinet [K] [A] sollicite de la cour de :

– Déclarer nulle et non avenue la déclaration de saisine formalisée le 12 juillet 2022 par Mme [L] et M. [I], en raison du rabat de l’arrêt rendu le 11 mai 2022 par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation ;

– Confirmer en toutes ses dispositions le jugement n°14/124 rendu le 4 septembre 2014 par le tribunal de grande instance de Villefranche sur Saône (RG n°14/00562), à tout le moins en ce qu’il rejette l’appel en garantie de Mme [L] et M. [I] à l’encontre de la société Cabinet [K] [A] ;

– Condamner in solidum Mme [L] et M. [I] à verser à la société Cabinet [K] [A] une somme de 20 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

– Condamner in solidum Mme [L] et M. [I] aux entiers dépens assortis du droit au profit de M. Max Joly, avocat au barreau de Chambéry, qui en a fait l’avance sans en avoir reçu provision, de les recouvrer directement.

Au soutien de ses prétentions, la société Cabinet [K] [A] fait valoir notamment que :

A titre principal, la cour d’appel de Chambéry a été saisie par déclaration du 12 juillet 2022, sur renvoi par arrêt de la Cour de cassation en date du 11 mai 2022, toutefois, cette décision de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation a fait l’objet d’un rabat par arrêt du 26 octobre 2022, or, il est constant que le rabat de l’arrêt emporte rétractation par la Cour de cassation de son arrêt et entraine par voie de conséquence l’annulation de la procédure subséquente devant la juridiction de renvoi ;

Subsidiairement, la société Cabinet [K] [A] n’a pas commis de faute en ce que, d’une part celle-ci, lors de la visite réalisée le 29 mars 2005 a parfaitement identifié le phénomène de corrosion affectant la péniche examinée et préconisé les travaux de nature à y remédier, et d’autre part, les modalités d’accomplissement de cette visite n’ont en rien participé à l’apparition des désordres ;

Les désordres affectant la péniche proviennent donc exclusivement d’une mauvaise exécution des travaux anticorrosion dont le caractère impératif avait pourtant bien été mis en lumière par la société Cabinet [K] [A] ;

Le lien causal fait également défaut étant donné que quelle que soit l’information qui leur aurait été apportée par la société Cabinet [K] [A] concernant l’état de la péniche et la nature des réparations à effectuer Mme [L] et M. [I] auraient en toute hypothèse supporté la charge de ses travaux, soit en l’acquittant, soit en sollicitant un moindre prix lors de la vente à la société Le Négoce.

Par dernières écritures en date du 10 novembre 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, les sociétés Le Négoce et Altus Avocats sollicitent de la cour de :

A titre principal,

– Confirmer le jugement n°14/124 rendu le 4 septembre 2014 par le tribunal de grande instance de Villefranche sur Saône (RG n°14/00562) en ce qu’il a condamné Mme [L] et M. [I] à payer à la société Concorde Avocats, aujourd’hui dénommée Altius Avocats la somme de 85 778,17 euros à titre de perte de jouissance ;

En tout état de cause,

– Condamner in solidum Mme [L] et M. [I] à payer à la société Concorde Avocats, aujourd’hui dénommée société Altius Avocats et à la société Le Négoce la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

– Condamner solidairement les mêmes aux entiers dépens, en ce compris les frais d’expertise, avec pour les dépens d’appel application des dispositions de l’article 699 du code de procédure civile au profit de la société Bollonjeon, avocat associé ;

– Débouter Mme [L] et M. [I] de toutes leurs demandes.

Au soutien de leurs prétentions, les sociétés Le Négoce et Altus Avocats font valoir notamment que :

La faute contractuelle des vendeurs est définitivement jugée, retenue en première instance et confirmé par la partie de l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble devenue définitive ;

Les vendeurs auraient dû faire les démarches nécessaires pour obtenir un nouveau certificat, puis commander et payer les éventuels travaux nécessaires. Mais ils n’ont rien fait, si bien que c’est l’acquéreur qui a pris l’initiative de demander une expertise au cabinet [A], un rapport favorable étant le préalable indispensable à la délivrance d’un nouveau certificat ;

Mme [L] et M. [I] qui n’ont pas fait les travaux nécessaires pour obtenir un nouveau certificat d’établissement flottant, la péniche était inutilisable ;

Il existe un lien de causalité direct entre cette faute et le préjudice subi par la société Concorde Avocats, qui n’a pas pu occuper ses locaux entrainant la responsabilité quasi-délictuelle des vendeurs vis-à-vis de la Selarl Concorde Avocats ;

Entre le 22 janvier 2013 et le 15 octobre 2014, date de son emménagement, la Selarl Concorde Avocats a subi un préjudice de jouissance causé directement par la faute des vendeurs puisque la Selarl a loué en plus de la péniche, des bureaux où elle a exercé son activité dans l’attente de l’achèvement des travaux de mise aux normes de la péniche.

Une ordonnance en date du 28 août 2023 a clôturé l’instruction de la procédure. L’affaire a été plaidée à l’audience du 26 septembre 2023.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l’audience ainsi qu’à la décision entreprise.

MOTIFS ET DECISION

I- Sur la nullité de la déclaration de saisine de la cour d’appel

Mme [L] et M. [I] ont saisi la cour d’appel de Chambéry sur renvoi de cassation le 12 juillet 2022, le dossier a été enregistré sous le numéro 22/1345, et ils ont ressaisi la cour d’appel de Chambéry le 9 janvier 2023 sur renvoi de cassation, sous le numéro 23/51. Cette deuxième instance a été jointe à l’instance portant le n° RG 22/1345 suivant avis de jonction du 13 juillet 2023.

Le rabat d’un de ses arrêts par la Cour de cassation qui emporte la rétractation

entraîne par voie de conséquence l’annulation de la procédure subséquente devant la juridiction de renvoi, de sorte que le rabat de l’arrêt n°367-F-D du 11 mai 2022 emporte annulation de la déclaration d’appel du 12 juillet 2022 ayant donné lieu à l’ouverture de la procédure 22/1345 (2ème Civ. 3 mai 2018, pourvoi n°17-17.362).

Toutefois, l’arrêt de la Cour de cassation n°788 F-D du 26 octobre 2022 qui a rabattu l’arrêt n°367 F-D du 11 mai 2022 a statué sur le pourvoi incident de la société [K] [A] qui avait été oublié et a cassé et annulé, mais seulement en ce qu’il rejette la demande formée par la société Concorde avocats au titre de sa perte de jouissance et en ce qu’il condamne la société [K] [A] à relever et garantir Mme [L] et M. [I] de l’intégralité des condamnations prononcées contre eux, l’arrêt rendu le 17 octobre 2017, entre les parties, par la cour d’appel de Grenoble. La saisine du 9 janvier 2023 est donc bien recevable et la procédure se poursuivra sous le seul numéro 23/51.

La présente juridiction est actuellement saisie de la demande d’évaluation du préjudice de jouissance de la société SC Le Négoce et de la société Concorde avocats, ainsi que de la demande de garantie de Mme [L] et M. [I] par la société [K] [A].

II- Sur le préjudice de jouissance

L’arrêt du 17 octobre 2017 de la cour d’appel de Grenoble a retenu que la clause particulière intitulée ‘certificat de bateau’ incluse dans l’acte de vente du 12 juin 2012 prévalait sur la clause générale qui indiquait que l’acquéreur prendrait le bateau vendu avec ses agrés, accessoires qui en dépendent dans leur état actuel sans recours contre le vendeur pour raison de mauvais état de ce bateau. Mme [L] et M. [I] étaient ainsi condamnés à payer la somme de 110 530 euros HT de travaux de réfection de la coque et 14 111,50 euros HT de frais engagés pour les travaux d’urgence.

La demande d’indemnisation du préjudice de jouissance de la société propriétaire et de sa locataire ne se rattachent pas à l’exécution du contrat et supposent la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité.

Il ressort du rapport de visite du cabinet [K] [A] du 10 janvier 2013 que la société Concorde avocats, qui devait devenir locataire de la société Le Négoce, devenue propriétaire de la péniche litigieuse, est à l’origine de la demande d’intervention de l’expert fluvial, alors que les vendeurs s’étaient engagés à fournir un nouveau certificat de navigation pour 10 ans, après avoir fait procéder aux réparations éventuellement nécessaires réclamées par l’expert, à leurs frais. Les échanges de mails du mois de janvier 2013 établissent que Mme [L] et M. [I] s’étaient engagés à prendre en charge les travaux d’urgence, mais seulement ‘pour le compte de qui il appartiendra’. Il n’y a pas eu de refus matérialisé des vendeurs de prendre en charge les travaux définitifs nécessaires à la remise en état de la coque de la péniche, mais le 21 mars 2013, les sociétés Le Négoce et Concorde avocats ont pris l’initiative de saisir le juge des référés du tribunal de grande instance de Lyon, aux fins d’obtenir la désignation d’un expert judiciaire, et après dépôt du rapport, de saisir la juridiction du fond à jour fixe.

En ne prenant pas l’initiative de faire intervenir un expert fluvial, puis en acceptant très partiellement de prendre en charge les travaux provisoires, Mme [L] et M. [I] ont commis une faute qui a conduit à l’immobilisation de la péniche Le Négoce pendant de nombreux mois. En effet, les contraintes particulières liées à la nature du bien vendu, une péniche dépourvue de moteur et de possibilité de se mouvoir, liées à la disponibilité des grues permettant de mettre hors d’eau les bateaux (slipway) et la rareté des chantiers de construction navale réalisant les travaux nécessaires expliquent l’immobilisation du navire-logement pendant 8 mois, correspondant à la durée des travaux (convoyage ‘à couple’ par une autre péniche le 3 novembre 2013, arrivée dans l’atelier fluvial de [Localité 8] et fin des travaux le 9 juillet 2014).

La société Concorde avocats estime justifié de solliciter l’indemnisation de son préjudice de jouissance entre le mois de février 2013 et le mois de septembre 2014, dans la mesure où le cabinet d’avocats avait donné congé à son bailleur pour la fin du mois de janvier et prévoyait d’emménager dans la péniche louée à la société Le Négoce à cette période, moyennant un loyer annuel de 44 000 euros. Cette estimation paraît adaptée, dans la mesure où la vente de la péniche a été réalisée le 12 juin 2012, et qu’un délai de 7 mois et demi s’est écoulé avant fixation du point de départ du préjudice de jouissance.

L’exécution immédiate de la clause de bateau par Mme [L] et M. [I], conformément à leurs engagements contractuels aurait ainsi permis de réaliser les travaux de remise en état avant le mois de février 2013.

Il y a donc lieu de faire droit à la demande d’indemnisation du préjudice de jouissance des sociétés le Négoce et Concorde avocats à hauteur de 85 778,17 euros HT, correspondant aux loyers et frais engagés pour loger le cabinet d’avocats pendant cette période (janvier 2013-septembre 2014), qui sont justifiées par attestation de la comptable de l’entreprise.

III- Sur la garantie par le cabinet [K] [A]

Le cabinet [K] [A] est intervenu à trois reprises pour des examens de la

péniche le négoce :

– visite de conformité au règlement des bateaux logement du 11/10/2000 et à l’arrêté du 17/3/1998 annexe II, à sec, la demande de Mme [L], qui a donné lieu à un rapport de visite du 7 avril 2005 et à une liste de travaux à réaliser, rédigée de façon manuscrite et sur une page volante non incluse dans le rapport,

– visite de conformité dans le cadre du renouvellement d’autorisation spéciale de bateau non motorisé, à flot, à la demande de Mme [L], qui a donné lieu à un rapport signé le 24 décembre 2008,

– visite à sec dans le cadre de l’obtention du renouvellement du titre de navigation, à la demande de la société Concorde avocats, ayant donné lieu à un rapport du 10 janvier 2013.

Il est à relever qu’à la suite de la visite à flot du 24 décembre 2008, la cabinet [K] [A], a attesté le 30 avril 2009 de la réalisation des travaux demandés lors de la visite précédente du mois de décembre, ce qui a permis pour la péniche Le Négoce l’obtention du certificat d’établissement flottant à usage privé le 14 décembre 2009, fondé sur le rapport de visite à sec de 2015, la visite de conformité à flot de 2018 et valable pendant 10 ans à compter de la dernière visite à sec, soit jusqu’au 29 mars 2015.

M. [P] [J] a listé dans son rapport plusieurs éléments constituant à son sens des manquements du cabinet [K] [A] :

– absence de vérification en 2005 de l’état des virures et des membrures de la cale de l’intérieur,

– mentions contradictoires dans le rapport ‘coque en état correct’, alors que ‘les mesures d’épaisseur de coque ne sont pas conformes à la règlementation’, l’expertise judidiciaire a retenu ‘le processus de corrosion galvanique était déjà en cours en 2005″,

– ‘manque de conseils techniques ou de produits spécifiques adaptés’, concernant notamment la pose des anodes sacrificielles en magnésium et de la peinture à refaire,

– absence de suggestion aux autorités de proposer une visite intermédiaire, alors que ‘le bateau était d’un âge respectable, que sa coque soit entièrement doublée, avec présence de corrosion galvanique localisée’,

– remise d’une attestation de conformité le 30 mars 2009, bien qu’il n’ait pas vérifié lui-même les travaux de conformité.

L’expert judiciaire désigné, M. [J], a précisé dans son rapport ‘les peintures de coques de navires sont généralement composées de plusieurs couches assurant des fonctions différentes et appliquées après une préparation de surface appropriée (décapage à l’abrasif sec, décapage à l’eau sous pression)’ et a réalisé un schéma explicitant la nécessité d’une préparation de surface, une première couche inhibitrice de corrosion, une couche intermédiaire assurant l’étanchéité contre les agressions extérieures, et enfin une couche de finition, protectrice et esthétique, et a relevé dans son rapport que la peinture de protection spécifique, réalisée par des professionnels en multicouche, était absente sur la coque du Négoce.

Pour autant, ces travaux de peinture ont bien été préconisés par M. [A], de façon manuscrite et sur une feuille volante, mais sans que cette préconisation ne soit contestée par Mme [L] et M. [I], puisqu’ils ont signé cette liste de travaux, de même que M. [W], leur vendeur. Les préconisations du cabinet [A] apparaissent sur ce point satisfaisantes, et étaient de nature à limiter la progression de la corosion galvanique. L’expert a retenu que les mesures prises en exécution des travaux préconisés par le cabinet [A] n’ont pas bénéficié de l’effet escompté, M. [J] ayant constaté que la coque du bateau était dépourvue de peinture adaptée, et que ‘les anodes sacrifielles sont inefficaces, aussi bien celles fixées à proximité du tube d’étambot que celles qui devaient être pendues au pont en 2005.’ Toutefois, l’insuffisance de fixation des anodes, qui ont été suspendues sur la coque et non vissées, de même que l’application d’une peinture inadaptée, ne relèvent pas de la responsabilité du cabinet [A], même s’il est possible de lui reprocher de ne pas avoir attiré l’attention des acheteurs sur la nécessité de réaliser une visite à sec une fois les travaux réalisés et de ne pas avoir préconisé une visite intermédiaire après un délai de 5 ans entre deux visites à sec, qui doivent se tenir obligatoirement tous les dix ans.

M. [J] estime ainsi que ‘sans l’intervention en janvier 2013 de l’expert fluvial M. [A] [N] mandaté par la SC Négoce après vente actée en juin 2012, il n’est pas certain que la péniche Négoce aurait pu flotter jusqu’en mars 2015, date de validité du certificat d’établissement flottant.’

Par télécopie du 25 février 2005, le cabinet [K] [A] a informé Mme [L] sur une proposition d’honoraires ‘pour une visite complète, en vue de l’obtention d’un permis de navigation, d’un bateau logement’, et cette mention de ‘visite de conformité au règlement des bateaux logement du 11/10/2000 et à l’arrêté du 17/03/1988 annexe II’ est reprise dans l’intitulé du rapport de visite du 7 avril 2005.

L’expert judiciaire a mis en avant dans son rapport ‘la corrosion galvanique était déjà en cours en 2005, la protection ralentit la dégradation, et il est difficile de connaître à l’avance le résultat’, et que ‘le fond de la cale est entièrement doublé, et même si le doublage est toléré par l’administration, il dépasse dans cette ampleur le stade de simple réparation. A priori, cette solution réalisée avant 2005, n’est pas pérenne et n’aurait pas due être acceptée. L’eau s’est infiltrée dans l’interstice entre certaines plaques d’acier de nature différentes, l’absence de protection anticorrosion, l’absence de transformateur d’isolement, a permis une dégradation anormale de la coque’.

Ainsi, outre la préconisation de mesures adaptées, l’expert fluvial cabinet [A] aurait dû préconiser le contrôle de la réalisation des travaux destinés à ralentir la corosion galvanique localiser et ensuite imposer une visite à sec intermédiaire, ce qui aurait permis de limiter les travaux de réparation de 2013, à la nécessité de prévoir des travaux d’urgence pour enrayer le risque de naufrage de la péniche avant même l’expiration de son certificat d’établissement flottant à usage privé et la réfection d’une bonne partie de la coque.

Il est ainsi possible de considérer que les fautes du cabinet [K] [A] ont contribué à la perte de chance pour Mme [L] et M. [I], qui étaient des acheteurs profanes en matière de navires, d’assumer des travaux de moindre importance. La part de responsabilité du professionnel, au vu des ambiguités de son diagnostic technique de 2005, de l’absence de contrôle des travaux et de l’absence de visite intermédiaire alors que la coque était en mauvais état, sera évaluée à 25% du dommage lié aux réparations qui ont dû être réalisées sur la péniche le Négoce.

En revanche, la réalisation d’une expertise et l’indemnisation du préjudice de jouissance ne sont pas liés aux fautes commises par le cabinet [A], mais à l’inexécution par Mme [L] et M. [I] de leurs obligations contractuelles liées à la clause de bateau.

IV- Sur les demandes accessoires

Mme [L] et M. [I] succombant au fond supporteront les dépens de l’instance. Il ne paraît enfin pas inéquitable de les condamner à payer à la société Le Négoce et à la société Altius avocats, anciennement Concorde avocats, la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile. La société Cabinet [K] [A] sera enfin condamnée à payer à Mme [L] et M. [I] la somme de 2 000 sur le même fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par décision contradictoire et après en avoir délibéré conformément à la loi :

Confirme le jugement du 4 septembre 2014 du tribunal de grande instance de Villefranche-sur-Saône, décision entreprise en ce qu’il a condamné solidairement Mme [L] et M. [I] à payer à la société Concorde avocats, (devenue la société Altius Avocats), la somme de 85 778,17 euros en réparation du préjudice de jouissance,

L’infirme en ce qu’il a débouté en conséquence [M] [L] et [G] [I] de l’ensemble de leurs demandes dirigées à l’encontre de la société [K] [A],

Statuant de nouveau de ce chef,

Condamne la société Cabinet [K] [A] à garantir Mme [M] [L] et M. [G] [I], à hauteur de 25% de la somme 110 530 euros HT de travaux de réfection de la coque et à hauteur de 25% de la somme 14 111,50 euros HT au titre des travaux engagés pour les travaux d’urgence) mis à leur charge par arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 17 octobre 2017,

Y ajoutant,

Condamne in solidum Mme [L], M. [I] et la société Cabinet [K] [A] aux dépens de l’instance d’appel de renvoi,

Condamne in solidum Mme [L] et M. [I] à payer aux sociétés Le Négoce et Altius Avocats la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société Cabinet [K] [A] à payer à Mme [L] et M. [I] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,

et signé par Hélène PIRAT, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.

Le Greffier, La Présidente,

Copie délivrée le 05 décembre 2023

à

la SELARL LEXAVOUE GRENOBLE – CHAMBERY

la SCP MAX JOLY ET ASSOCIES

la SELARL BOLLONJEON

Copie exécutoire délivrée le 05 décembre 2023

à

la SELARL LEXAVOUE GRENOBLE – CHAMBERY

la SELARL BOLLONJEON

 


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