Responsabilité du Notaire : 20 juin 2023 Cour d’appel de Versailles RG n° 21/04756

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Responsabilité du Notaire : 20 juin 2023 Cour d’appel de Versailles RG n° 21/04756
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COUR D’APPEL

DE

VERSAILLES

1ère chambre 1ère section

ARRÊT N°

CONTRADICTOIRE

Code nac : 63B

DU 20 JUIN 2023

N° RG 21/04756

N° Portalis DBV3-V-B7F-UVFM

AFFAIRE :

[N] [U]

C/

Epoux [E]

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 03 Mars 2021 par le Tribunal Judiciaire de CHARTRES

N° Chambre :

N° Section :

N° RG : 20/00430

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

-la SCP COURTAIGNE AVOCATS,

-Me Lucie LANGUEDOC

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE VINGT JUIN DEUX MILLE VINGT TROIS,

La cour d’appel de Versailles, a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :

Maître [N] [U], Notaire (associé d’une société civile professionnelle titulaire d’un office notarial, inscrite au RCS de Nanterre sous le numéro 388 140 253, dont le siège social est sis [Adresse 6], représentée ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

né le [Date naissance 1] 1959 à [Localité 12]

de nationalité Française

[Adresse 6]

[Localité 7]

représenté par Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA de la SCP COURTAIGNE AVOCATS, avocat postulant – barreau de VERSAILLES, vestiaire : 52 – N° du dossier 021836

Me Barthélemy LACAN, avocat – barreau de PARIS, vestiaire : E0435

APPELANT

****************

Monsieur [F], [R], [J] [E]

né le [Date naissance 4] 1955 à [Localité 11]

de nationalité Française

et

Madame [L], [W] [B] épouse [E]

née le [Date naissance 2] 1969 à [Localité 10]

de nationalité Française

[Adresse 3]

[Localité 5]

représentés par Me Lucie LANGUEDOC, avocat – barreau de VERSAILLES, vestiaire : 533

INTIMÉS

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 27 Mars 2023 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Anna MANES, Présidente et Madame Pascale CARIOU, Conseiller chargée du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Anna MANES, Présidente,

Madame Pascale CARIOU, Conseiller,

Madame Sixtine DU CREST, Conseiller,

Greffier, lors des débats : Madame Natacha BOURGUEIL,

FAITS ET PROCÉDURE

Suivant acte notarié reçu le 16 décembre 2005 par M. [U], M. et Mme [E] ont acquis une maison sise [Adresse 3] à [Localité 8] (Eure et Loir) moyennant le prix de 270 000 euros.

Ce bien a été construit sur une parcelle de terrain faisant partie du lotissement dénommé « [Localité 9] ».

Cette parcelle a fait l’objet d’une division avant la vente et un règlement de copropriété horizontale a été établi à cette occasion.

Les époux [E] ont ainsi acquis, outre la propriété du pavillon, un droit à la jouissance exclusive du terrain d’assiette du lot d’une superficie de 1 589 m².

En 2019, les époux [E] ont souhaité, sans y parvenir, vendre leur bien devenu inadapté à leurs besoins.

Estimant ne pas pouvoir céder leur bien en raison d’un manquement de M. [U] à ses obligations professionnelles, M. et Mme [E] l’ont fait assigner par acte d’huissier de justice du 26 février 2020 aux fins d’indemnisation.

Par jugement contradictoire rendu le 3 mars 2021, le tribunal judiciaire de Chartres a :

– Déclaré M. [U] responsable du préjudice subi par M. et Mme [E] au titre de la perte de chance de pouvoir renoncer à l’engagement d’acquérir le bien immobilier objet de la présente procédure, consécutif au manquement à l’obligation d’information incombant au notaire ;

– Condamné M. [U] à verser à M. et Mme [E] la somme de 121 500 euros au titre de leur perte de chance ;

– Condamné M. [U] à verser à M. et Mme [E] la somme de 4000 euros au titre de leur préjudice moral ;

– Condamné M. [U] à verser à M. et Mme [E] la somme de 1500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

– Condamné M. [U] aux dépens à l’instance.

M. [U] a interjeté appel de ce jugement le 22 juillet 2021 à l’encontre de M. et Mme [E].

Par dernières conclusions notifiées le 15 février 2023 , M. [U] demande à la cour de :

Infirmant le jugement entrepris,

– Débouter M. et Mme [E] de l’ensemble de leurs demandes,

Y ajoutant,

– Condamner in solidum M. et Mme [E] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– Condamner in solidum M. et Mme [E] aux entiers dépens, de première instance et d’appel, qui pourront être recouvrés selon les modalités de l’article 699 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions notifiées le 15 février 2023 , M. et Mme [E] demandent à la cour de :

– Confirmer, en toutes ses dispositions, la décision du tribunal judiciaire de Chartres du 3 janvier 2021,

Ce faisant,

– Déclarer Maître [N] [U], notaire, responsable du préjudice subi au titre de la perte de chance de pouvoir renoncer à l’engagement d’acquérir le bien immobilier litigieux, consécutif au manquement, par le notaire, à son obligation d’information;

– Fixer le montant de leur préjudice à la somme de 121 500 euros,

– Condamner Maître [N] [U], Notaire, à leur régler la somme de 121 500 euros en réparation de leur préjudice financier, et plus précisément, au titre de la perte de chance de pouvoir renoncer à l’engagement d’acquérir le bien immobilier litigieux;

– Actualiser leur préjudice moral au regard de l’aggravation de l’état de santé de Mme [E] en cours de procédure d’appel;

– Condamner Maître [N] [U], Notaire, à leur payer la somme de 50 000 euros en réparation de leur préjudice moral ;

Et en tout état de cause,

– Condamner Maître [N] [U], Notaire, à leur payer la somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– Condamner Maître [N] [U], Notaire, aux entiers dépens.

La clôture de l’instruction a été ordonnée le 9 mars 2023.

SUR CE, LA COUR,

Sur la responsabilité de M. [U]

Pour retenir la responsabilité du notaire, le tribunal a estimé que M. [U] ne démontrait pas avoir informé M. et Mme [E] que le pavillon était construit sur une parcelle de terrain ayant fait l’objet d’une division en violation du cahier des charges auquelle elle était soumise. Il a estimé que le notaire n’aurait pas dû réaliser la vente et a manqué à son devoir d’information et de conseil.

Moyens des parties

M. [U], qui n’avait pas conclu en première instance, soutient pour l’essentiel devant la cour que la vente intervenue est dénuée de vice et que l’impossibilité alléguée de vendre le bien n’est pas réelle.

M. et Mme [E] poursuivent la confirmation du jugement et soutiennent pour leur part que le notaire aurait dû les informer de l’existence du cahier des charges du lotissement et de l’interdiction faite par celui-ci de subdiviser les terrains en faisant partie.

Appréciation de la cour

Le notaire est tenu à l’égard des parties d’un devoir d’information quant aux effets des actes auxquels il prête son recours et quant aux risques qui pourraient éventuellement en découler.

Par ailleurs, l’article 3/2 du cahier des charges de 1958 est ainsi rédigé ” Il est interdit de rediviser ou de morceler les terrains faisant l’objet du présent lotissement tels qu’ils sont délimités au projet. Toutefois, la cession d’une partie du terrain à un propriétaire voisin pourra être consentie à la condition formelle qu’il soit dûment constaté auparavant que ladite cession ne contredira en rien les clauses et obligations du présent cahier des charges. Dans le cas contraire, la vente sera considérée comme nulle.”

Or, le notaire ne justifie pas avoir informé les époux [E] de cette situation juridique particulière et encore moins d’avoir attiré leur attention sur les conséquences possibles, à terme, de la division du terrain.

Du reste, l’acte de vente passé par M. [U] ne fait même pas mention de l’existence d’un cahier des charges, ni même du fait que le terrain est inclus dans le périmètre d’un lotissement.

C’est donc à juste titre que le tribunal a estimé que M. [U] avait manqué au devoir d’information auquel il était tenu envers M. et Mme [E].

Sur le préjudice et le lien de causalité

Le tribunal a retenu que les fautes commises par M. [U] avaient fait perdre une chance à M. et Mme [E] de pouvoir renoncer à l’acquisition du bien immobilier et a condamné le notaire à leur verser la somme de 121 500 euros, outre celle de 4 000 euros au titre du préjudice moral.

Sur le préjudice financier

Moyens des parties

M. [U] soutient que l’impossibilité de vendre n’est pas avérée et que le quantum du préjudice n’est pas établi.

Il fait également valoir que les époux [D], propriétaires d’un pavillon construit dans les mêmes circonstances sur une parcelle issue de la division d’un autre lot du lotissement [Localité 9], ont pu vendre leur bien en janvier 2023, ce qui démontre que l’impossibilité alléguée de revendre le bien n’est pas réelle.

M. et Mme [E] soutiennent que s’ils avaient été correctement informés, ils auraient renoncé à acquérir le bien. Ils affirment que les notaires des environs ne veulent pas recevoir la vente en raison des incertitudes juridiques découlant de la division parcellaire, qu’ils ne peuvent pas vendre le bien devenu trop grand et inadapté à leurs besoins et que la vente réalisée par les époux [D] est isolée. Ils font enfin valoir que l’état dépressif de Mme [E] a été provoqué par l’impossibilité de vendre le bien et que cet état s’est dégradé depuis le jugement.

Appréciation de la cour

La perte de chance se définit comme la disparition actuelle et certaine d’un événement favorable.

En l’espèce, les époux [E] ont perdu une chance de renoncer à acquérir le bien en raison de sa situation juridique incertaine.

La chance perdue est donc constituée par cette possibilité de renoncer, pas par la renonciation elle-même.

Il convient ensuite d’évaluer cette perte de chance, c’est à dire quelle était la probabilité que les époux [E], dûment informés, renoncent à l’acquisition.

Ils affirment qu’il est certain qu’ils n’auraient pas poursuivi la vente.

Pourtant, cette affirmation ne repose sur aucun élément circonstancié et objectif.

Il n’est nullement certain que s’ils avaient disposé de toutes les informations relatives à la division du terrain, M. et Mme [E] auraient renoncé à cette acquisition. En tout état de cause ils n’en rapportent pas la preuve.

Une telle renonciation est d’autant moins certaine qu’il ressort des éléments du dossier, au rang desquels l’arrêt rendu par cette cour le 8 juin 2021 dans une affaire similaire, que plusieurs autres terrains compris dans l’assiette du lotissement ont fait l’objet de division identiques portant sur la jouissance du terrain.

Ainsi, à l’époque de la transaction, la réalisation d’une copropriété horizontale a pu paraître constituer une solution acceptable pour contourner l’interdiction du cahier des charges, puisqu’elle créait une division en jouissance et non en propriété.

Il n’est donc nullement établi que dûment informés de la situation, M. et Mme [E] auraient renoncé à leur acquisition, la situation de blocage actuelle telle que décrite par ceux-ci n’étant pas raisonnablement prévisible.

La perte de chance invoquée par M. et Mme [E] doit donc être limitée à 20%.

Ensuite, il convient d’évaluer le préjudice, lequel est selon les appelants constitué par l’impossibilité de vendre le bien en raison des difficultés juridiques rappelées ci-dessus.

Ainsi, si M. et Mme [E] affirment que deux notaires leur ont fait part de leur refus de recevoir une vente dans ces conditions, force est de constater qu’ils ne versent aucun élément probant à l’appui de leurs allégations.

Ils ne démontrent nullement avoir trouvé un acquéreur et s’être heurtés à une impossibilité de faire établir l’acte notarié.

Ils versent au débat les photocopies incomplètes de deux mandats de vente qui ne permettent pas de vérifier la date à laquelle ils ont été signés.

La cour ignore donc s’ils ont été signés en 2014, lorsque les époux [E] ont mis en vente leur pavillon pour la première fois avant d’y renoncer pour des raisons personnelles, ou en 2019.

Ils versent également la copie d’une annonce sur le site Se loger mais elle est datée de 2014.

Ces éléments ne permettent aucunement d’établir que la vente de la maison n’ait pas abouti en 2019 en raison de la difficulté juridique dénoncée, d’autres éléments tels le prix pouvant en être à l’origine.

Le seul document faisant état de difficultés réelles est une attestation établie par l’agence Hanche Immobilier le 15 janvier 2022 indiquant que compte tenu des procédures en cours, il est impossible de déterminer un avis de valeur.

Ce seul élément est manifestement insuffisant pour affirmer que la vente du bien est impossible, d’autant que depuis 2005 il n’ y a eu aucune procédure engagée par des colotis contre ces divisions irrégulières et qu’un mandataire ad hoc a été désigné en juin 2022 pour convoquer les colotis en assemblée et leur proposer une modification du cahier des charges pour régulariser la situation.

Dans ces conditions, les demandes indemnitaires de M. et Mme [E] ne peuvent qu’être rejetées.

Le jugement sera en conséquence infirmé en ce qu’il a condamné M. [U] à leur verser la somme de 121 500 euros.

Sur le préjudice moral

Les époux [E] sont en revanche fondés à se prévaloir d’un préjudice moral puisqu’ils n’ont découvert que tardivement la situation juridique incertaine du bien et les conséquences potentielles quant à sa revente.

C’est donc à bon droit, par des motifs que la cour adopte, que le jugement a alloué à M. et Mme [E] la somme de 4 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre du préjudice moral.

L’actualisation du préjudice sollicitée à hauteur de 50 000 euros n’est en revanche pas justifiée, rien ne permettant d’affirmer que la dégradation réelle de l’état de santé de Mme [E] soit imputable à la présente procédure.

La demande sera en conséquence rejetée.

Sur les demandes accessoires

Le sens du présent arrêt commande de confirmer les dispositions du jugement relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

Chaque partie succombant partiellement, il apparaît justifier de laisser à la charge de chacune d’entre elles les dépens exposés pour la procédure d’appel.

Par ailleurs, l’équité commande de rejeter les demandes présentées en appel sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant par arrêt contradictoire et mis à disposition,

INFIRME le jugement en ce qu’il a condamné M. [U] à verser à M. et Mme [E] la somme de 121 500 euros au titre de leur perte de chance ;

Le CONFIRME pour le surplus,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

DÉBOUTE M. et Mme [E] de leur demande au titre du préjudice financier,

DIT que chaque partie conservera à sa charge les dépens exposés pour la procédure d’appel,

REJETTE les demandes sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

– prononcé par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,

– signé par Madame Anna MANES, présidente, et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le Greffier, La Présidente,

 


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