Responsabilité du Notaire : 1 juin 2023 Cour d’appel de Douai RG n° 21/06240

·

·

Responsabilité du Notaire : 1 juin 2023 Cour d’appel de Douai RG n° 21/06240
Je soutiens LegalPlanet avec 5 ⭐

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D’APPEL DE DOUAI

TROISIEME CHAMBRE

ARRÊT DU 01/06/2023

****

N° de MINUTE : 23/192

N° RG 21/06240 – N° Portalis DBVT-V-B7F-UAAM

Jugement (N° 19/02752) rendu le 28 Septembre 2021 par le tribunal judiciaire de Dunkerque

APPELANTE

SARL [Adresse 6]

[Adresse 6]

[Localité 1]

Représentée par Me Frédéric Dufour, avocat au barreau de Dunkerque, avocat constitué

INTIMÉES

Madame [C] [S]

de nationalité Française

[Adresse 6]

[Localité 2]

SELARL [P] [L] et [C] [S]

[Adresse 6]

[Localité 2]

Représentées par Me Véronique Vitse-Boeuf, avocat au barreau de Lille, avocat constitué, substitué par Me Olivier Playoust, avocat au barreau de Lille

Etablissement Public l’Agence de l’Eau Artois-Picardie

[Adresse 5],

[Adresse 5]

[Localité 3]

Représenté par Me Julien Sabos, avocat au barreau de Dunkerque, avocat constitué et assisté de Me Pierre-Florent Daureu, avocat au barreau de Paris

DÉBATS à l’audience publique du 08 mars 2023 tenue par Guillaume Salomon magistrat chargé d’instruire le dossier qui, a entendu seul(e) les plaidoiries, les conseils des parties ne s’y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).

Les parties ont été avisées à l’issue des débats que l’arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe

GREFFIER LORS DES DÉBATS :Harmony Poyteau

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ

Guillaume Salomon, président de chambre

Claire Bertin, conseiller

Yasmina Belkaid, conseiller

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 01 juin 2023 après prorogation du délibéré en date du 11 mai 2023 (date indiquée à l’issue des débats) et signé par Guillaume Salomon, président et Harmony Poyteau, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

OBSERVATIONS ÉCRITES DU MINISTÈRE PUBLIC : 9 février 2023

Communiquées aux parties le 14 février 2023

ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 27 février 2023

****

EXPOSE DU LITIGE :

L’Agence de l’eau Artois Picardie (l’AEAP) est créancière de la Sarl [Adresse 4], au titre d’une convention de participation financière conclue en 2010.

La Sarl [Adresse 4] a cédé son fonds de commerce à la Sarl [Adresse 6], moyennant un prix de 500 000 euros, dont une partie a été directement versée par le cessionnaire au cédant.

Mme [C] [S], notaire exerçant au sein de la Selarl [P] [L] et [C] [S] (la Selarl), a rédigé l’acte de cession qui a été signé le 14 avril 2016, et a procédé aux formalités légales de la cession de ce fonds de commerce. La publicité au Bodacc de l’avis de cession est à ce titre intervenue le 3 juillet 2016. Cet avis ne comporte pas certaines mentions prévues par la loi.

L’AEAP a été informée par son cocontractant d’un projet de cession du fonds, selon courrier du 16 mars 2016.

Elle n’a pas formé opposition entre les mains du notaire, désigné comme séquestre.

Elle a émis un titre de recette à l’encontre de la Sarl [Adresse 4]. L’huissier de justice en charge de l’exécution de ce titre lui a indiqué que le fonds de commerce était désormais exploité par la Sarl [Adresse 6].

L’AEAP a assigné la Sarl [Adresse 6] en paiement de sa créance devant le tribunal de commerce. Mme [S] et la Selarl notariale sont intervenues volontairement à cette instance.

Par jugement définitif du 22 juillet 2019, le tribunal de commerce de Dunkerque a déclaré non libératoire à l’égard de l’AEAP le versement du prix de vente à la Sarl [Adresse 4] par le cessionnaire, en l’absence de publicité régulière de la cession du fonds de commerce, et a condamné cette dernière à payer à l’AEAP, tiers créancier du cédant, la somme principale de 77 364,47 euros, outre intérêts au taux légal, au visa de l’article L. 141-17 du code de commerce.

Par actes des 24 et 25 avril 2018, la Sarl [Adresse 6] a assigné Mme [S], la Selarl et l’AEAP devant le tribunal de grande instance de Dunkerque pour solliciter la garantie du notaire au titre de sa responsabilité professionnelle, concernant les sommes qu’elle serait conduite à devoir payer à l’AEAP au titre de l’instance diligentée par cette dernière devant le tribunal de commerce.

Par jugement du 28 septembre 2021, le tribunal judiciaire de Dunkerque a :

1- débouté la Sarl [Adresse 6] de sa demande de dommages-intérêts et de sa demande d’indemnité de procédure’;

2- débouté Me [C] [S], la Selarl ainsi que l’AEAP de leurs demandes fondées sur l’article 700 du code de procédure civile’;

3- condamné la Sarl [Adresse 6] aux dépens.

Par déclaration du 15 décembre 2021, la Sarl [Adresse 6] a formé appel de ce jugement en limitant la contestation du jugement critiqué aux seuls chefs du dispositif numérotés 1 et 3 ci-dessus.

Vu les dernières conclusions notifiées le 7 mars 2022 par la Sarl [Adresse 6], par lesquelles elle demande à la cour de’:

– réformer le jugement querellé en ce qu’il l’a déboutée de sa demande de dommages et intérêt et de sa demande d’indemnité procédurale’;

– condamner solidairement la Selarl et Me [C] [S] au paiement de la somme de 83 262,74 euros, somme qu’elle a payée au titre de la condamnation par le tribunal de commerce de Dunkerque en réparation du préjudice subi’;

– condamner solidairement Me [C] [S] et la Selarl à payer la somme de 3 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile’;

– les condamner solidairement aux entiers dépens.

A l’appui de ses prétentions, la Sarl [Adresse 6] fait valoir que :

– la faute commise par le notaire au titre d’une publication irrégulière de l’acte de cession du fonds de commerce au Bodacc a été valablement retenue par les premiers juges’;

– en sa qualité d’acquéreur du fonds de commerce, elle n’était pas libérée à l’égard de l’AEAP, créancier du cédant et tiers à la cession, dès lors que le prix de cession a été payé au vendeur sans qu’il ait été procédé aux publications prescrites, en application de l’article L. 147-17 du code de commerce’;

– contrairement à l’analyse des premiers juges, le lien de causalité entre la faute du notaire et le préjudice constitué par le montant de la créance qu’elle a dû payer à l’AEAP à la place du cédant, est établi’: seule la publicité irrégulière a permis à l’AEAP de poursuivre en paiement le cessionnaire du fonds de commerce en règlement de la dette du cédant’; si la publicité avait été régulière, l’AEAP aurait pu faire opposition pour le montant de sa créance entre les mains du notaire séquestre disposant d’une somme suffisante pour la désintéresser, de sorte que l’AEAP n’aurait pas pu la poursuivre en sa qualité de cessionnaire’;

– à titre subsidiaire,

(i) elle n’a commis aucune faute en sa qualité de cessionnaire’: les premiers juges ne pouvaient retenir à son encontre une faute, alors qu’ils ne s’expliquent ni sur le préjudice qui en résulterait, ni sur le lien de cause à effet’; en sa qualité de cessionnaire, elle a pris soin de séquestrer auprès du notaire une somme de 385 426 euros, pour permettre à l’AEAP de faire opposition et d’être réglée de sa créance, de sorte que seule la faute du notaire a fait obstacle à la possibilité d’opposition par l’AEAP, et non le paiement partiel intervenu’;

(ii) à titre infiniment subsidiaire, si une telle faute était retenue, le préjudice en résultant ne peut être constitué que par le solde de la créance non désintéressée par le séquestre, et non équivalent au préjudice causé par le notaire’;

– la faute commise par le notaire au titre d’un défaut de conseil est également établie, dès lors qu’il appartenait à ce professionnel d’informer le cessionnaire des dispositions impératives de l’article L. 141-17 du code de commerce et de l’alerter sur le risque qu’il encourrait à ne pas séquestrer l’intégralité du prix de cession. Le préjudice en lien avec cette faute est identique à celui déjà invoqué au titre de l’autre faute reprochée.

Vu les dernières conclusions notifiées le 15 avril 2022 par Mme [C] [S] et la Selarl notariale, par lesquelles elles demandent à la cour , au visa de l’article 1240 du code civil, de’:

=> infirmer le jugement, en ce qu’il les a déboutées de leur demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile et, statuant à nouveau sur ce point, condamner la Sarl [Adresse 6] à leur payer la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile au titre de la première instance’;

=> confirmer le jugement pour le surplus ,

En conséquence,

– rejeter toutes prétentions, fins et conclusions de la Sarl [Adresse 6], l’en débouter ;

– la condamner à leur verser la somme de 3 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile au titre de l’instance d’appel ;

– la condamner aux entiers frais et dépens de l’instance d’appel.

A l’appui de leurs prétentions, elles font valoir que’:

– aucune faute du notaire n’est établie, étant observé que la responsabilité notariale à l’égard d’un client est délictuelle, et non contractuelle’;

(i) au titre de la publication de l’avis de cession, l’AEAP a été directement informée de la cession du fonds de commerce par la Sarl [Adresse 4], de sorte qu’elle s’est même rapprochée de l’étude notariale pour l’interroger sur la perspective d’une cession très prochaine’; une insertion incomplète au Bodacc n’entraîne pas systématiquement son invalidité’; il en résulte que l’AEAP pouvait faire valablement opposition, ainsi que l’ont fait d’autres créanciers du cédant’; l’article L. 141-17 du code de commerce ne s’applique pas, alors que ce texte sanctionne exclusivement une absence de publicité’;

(ii) au titre du devoir de conseil, le grief de ne pas avoir alerté le cessionnaire sur les risques liés à un versement d’une quote-part du prix de vente avant l’expiration des délais d’opposition est injustifié, alors que ce versement est intervenu directement entre les parties, antérieurement à l’acte de cession et hors la présence de la Selarl notariale’;

– le préjudice résultant d’un défaut de conseil ne peut s’analyser qu’en une perte de chance de prendre une autre décision, propre à lui éviter de subir un dommage’; or seule une perte de chance sérieuse peut être indemnisée’; dans la reconstitution de la situation contrefactuelle, la créance de l’AEAP aurait pu être contestée dans son quantum par le cédant, alors que ce créancier n’aurait pas pu être en tout état cause désintéressée de l’intégralité de sa créance eu égard au montant total des oppositions formées sur le prix de cession séquestré par le notaire’; enfin, le solde du prix a été directement remis par le cessionnaire au cédant, sans transiter par l’étude notariale et avant la régularisation de l’acte de cession, de sorte qu’un tel paiement inopposable aux créanciers aurait pu permettre en tout état de cause à l’AEAP de poursuivre le cessionnaire en paiement du solde de sa créance, dans l’hypothèse où les seuls fonds séquestrés n’auraient pas suffi à la désintéresser ; la Sarl [Adresse 6] n’a pas contesté les réclamations de l’AEAP devant le tribunal de commerce, à défaut d’avoir mis en cause le cédant pour qu’il se prononce sur le bien-fondé de la créance, et n’a pas opposé à l’AEAP sa propre carence à pratiquer une opposition qu’elle pouvait valablement réaliser après avoir été effectivement informée de la cession du fonds, malgré l’absence de mentions dans la publicité de l’acte de cession.

Vu les dernières conclusions notifiées le 20 mai 2022 par l’AEAP, par lesquelles elle demande à la cour de’:

– déclarer recevable et bien fondée sa constitution et son appel incident,

y faisant droit, infirmer le jugement en ce qu’il l’a déboutée de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile, et statuant à nouveau sur ce point, condamner la Sarl [Adresse 6], à lui payer la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

En tout état de cause, condamner la Sarl Zuydcoote Beach à lui payer 3 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en compensation des frais irrépétibles qu’elle a eu à engager en cause d’appel et aux entiers dépens relatifs à cet appel.

A l’appui de ses prétentions, elle fait valoir que :

– le notaire a commis une faute en procédant à une publicité ne comportant pas l’ensemble des mentions requises, alors qu’il appartenait à celui-ci de procéder aux formalités légales afférentes à cette cession de fonds’; seul un avis conforme aux dispositions de l’article L. 141-13 du code de commerce met légalement un tiers créancier en mesure de faire opposition au paiement, de sorte que la connaissance effective par le créancier de la cession du fonds est sans incidence sur la sanction prévue par l’article L. 141-17 du même code’; aucune «’carence’» à faire opposition ne peut lui être par conséquent opposée’; elle est par ailleurs étrangère à la question de la responsabilité professionnelle du notaire à l’égard du cessionnaire’;

– le cessionnaire ne peut valablement prétendre que la sanction de l’inopposabilité ne s’applique qu’en cas de paiement du prix de cession dans son intégralité, alors qu’il ne peut se contredire au préjudice des autres parties avec la position qu’il a adopté devant le tribunal de commerce’; le jugement de cette juridiction a d’ailleurs acquis un caractère définitif sur ce point’; alors que le cessionnaire invoque un défaut de conseil par le notaire pour ne pas l’avoir informé des risques s’attachant à un paiement partiel anticipé et directement entre les mains du cédant, il a nécessairement admis que la sanction précisée s’applique à une telle hypothèse’;

– la publicité réalisée le 3 juillet 2016 était tardive, dès lors que l’unique délai de 15 jours prévu depuis la loi n°2012-387 du 22 mars 2012 était expiré à cette date, étant observé que ce délai court à compter de la date de cession, intervenue le 14 avril 2016′;

– bien qu’elle ne soit visée par aucune demande, elle a exposé des frais dans le cadre de la première instance et en appel, de sorte qu’elle doit être indemnisée de ses frais irrépétibles.

Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la responsabilité du notaire :

Lorsqu’il est reproché au notaire d’enfreindre une obligation tenant à sa qualité d’officier public, dans l’exercice strictement entendu de sa mission légale, sa responsabilité ne peut être que délictuelle ou quasi délictuelle. Ce fondement trouve sa justification dans la considération que ce professionnel est investi d’une mission définie par un statut d’ordre public, et que son intervention ne s’inscrit ainsi pas dans une relation contractuelle librement consentie.

En application de l’article 1382 du code civil, devenu l’article 1240 depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Alors que le premier juge ne pouvait à cet égard retenir une responsabilité contractuelle, la Sarl [Adresse 6] fonde valablement sa demande sur les dispositions de l’article 1240 du code civil, de sorte qu’il lui appartient de rapporter la preuve d’une faute de Mme [S], d’un préjudice, et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice.

Outre sa fonction d’authentification des actes qu’il reçoit, le notaire est tenu d’un devoir de conseil, qui lui impose d’éclairer les parties et de s’assurer de la validité et de l’efficacité de l’acte diligenté par ses soins. L’obligation d’efficacité impose au notaire de faire en sorte qu’après qu’il a été rédigé, l’acte produise toutes les conséquences attendues par ses signataires. Il appartient au notaire seul de vérifier l’efficacité des actes de vente, à l’exclusion des parties aux contrats.

La SARL [Adresse 6] reproche au notaire d’avoir procédé à une publication incomplète de la cession du fonds de commerce.

En application des articles L. 141-12 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n°2015-990 du 6 août 2015, toute vente ou cession de fonds de commerce, est, dans la quinzaine de sa date, publiée à la diligence de l’acquéreur sous forme d’extrait ou d’avis au Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales.

L’article L. 141-13 du même code dispose qu’outre les date, volume et numéro de la perception, ou, en cas de simple déclaration, la date et le numéro du récépissé de cette déclaration et, dans les deux cas, l’indication du bureau où ont eu lieu ces opérations, dont l’omission est sanctionnée par la nullité, cet extrait ou cet avis «’énonce, en outre, la date de l’acte, les noms, prénoms et domiciles de l’ancien et du nouveau propriétaire, la nature et le siège du fonds, le prix stipulé, y compris les charges ou l’évaluation ayant servi de base à la perception des droits d’enregistrement, l’indication du délai ci-après fixé pour les oppositions et une élection de domicile dans le ressort du tribunal’».

En l’espèce, le notaire et sa structure d’exercice prétendent que la publication existe, de sorte qu’aucune faute n’est établie à leur encontre.

Alors que l’acte de cession stipule que le notaire était chargé de procéder aux formalités légales, l’avis publié le 3 juillet 2016 à l’initiative de Mme [S] était toutefois irrégulier dès lors qu’il mentionne de manière erronée, au titre de l’origine du fonds, qu’il s’agit d’une création, et non d’une cession, de sorte qu’il ne mentionne l’identité d’aucun cédant. Ainsi, seule l’identité de la Sarl [Adresse 6] est mentionnée dans cet avis, en qualité de créateur du fonds de commerce dont le commencement d’activité est indiqué à compter du 2 mars 2016, et non en qualité de cessionnaire du fonds litigieux, même si la possibilité d’opposition auprès de la Selarl notariale est par ailleurs précisée sur un prix de cession de 500 000 euros.

Outre que cet avis n’a pas été publié dans le délai de quinze jours à compter de la cession intervenue le 14 avril 2016, aucune publication ultérieure n’est au surplus intervenue pour rectifier les erreurs affectant cet avis.

Alors que la faute du notaire n’est pas limitée à la seule hypothèse d’une absence de publication et qu’une publicité incomplète équivaut à une absence de publicité, les erreurs commises dans cet avis s’analysent ainsi comme un manquement de ce professionnel à son obligation de rédiger des actes conformes aux règles de droit applicables. Ce manquement a en outre causé l’inefficacité de l’acte à l’égard du cessionnaire, dès lors qu’un tel avis n’a pas libéré ce dernier de son obligation de s’acquitter des créances détenues par les tiers à l’égard de son cédant.

À cet égard, l’article L. 141-14 du code de commerce, dans sa rédaction applicable à l’espèce, dispose d’une part que «’dans les dix jours suivant la publication prévue à l’article L. 141-12 tout créancier du précédent propriétaire, que sa créance soit ou non exigible, peut former au domicile élu, par acte extrajudiciaire ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, opposition au paiement du prix. L’opposition, à peine de nullité, énonce le chiffre et les causes de la créance et contient une élection de domicile dans le ressort de la situation du fonds. Le bailleur ne peut former opposition pour loyers en cours ou à échoir, et ce, nonobstant toutes stipulations contraires. Aucun transport amiable ou judiciaire du prix ou de partie du prix n’est opposable aux créanciers qui se sont ainsi fait connaître dans ce délai’».

L’article L.147-17 du code de commerce dispose d’autre part que « l’acquéreur qui paie son vendeur sans avoir procédé aux publications prescrites, ou avant l’expiration du délai de dix jours, n’est pas libéré à l’égard des tiers. »

A défaut de réaliser de telles formalités, qu’il s’agisse d’une absence pure ou simple de publication ou d’une publication ne répondant pas aux exigences d’ordre public de l’article L. 141-13 du code de commerce, le cessionnaire du fonds de commerce reste débiteur des sommes dues aux créanciers du cédant à hauteur du montant de la cession et s’expose ainsi à payer jusqu’à deux fois le prix de vente, dès lors que son paiement du prix entre les mains du cédant, sur lequel aurait vocation à s’exercer d’éventuelles oppositions, n’est pas libératoire envers les tiers. Les créanciers du cédants n’ayant pas fait opposition entre les mains du séquestre désigné par l’avis peuvent ainsi agir directement à l’encontre du cessionnaire pour solliciter le montant de leurs créances.

En l’espèce, en omettant de mentionner l’identité du vendeur dans l’avis qu’il a publié le 3 juillet 2016 pour le compte du cessionnaire, le notaire n’a pas procédé aux publications prescrites.

Dans ces conditions, le paiement par la Sarl [Adresse 6] du prix de la cession à la Sarl [Adresse 4] n’était pas libératoire à l’égard des créanciers du cédant.

La circonstance que la Sarl [Adresse 6] a procédé au paiement d’une partie du prix de cession directement entre les mains du cédant, que les premiers juges ont analysé comme une faute de la Sarl [Adresse 6] ayant motivé d’exclure la responsabilité du notaire, est par conséquent indifférente’: en effet, la sanction prévue par l’article L. 147-17 précité s’applique sur l’intégralité du prix de la cession, quelles qu’en soient les modalités de paiement. Cette circonstance n’est ainsi pas de nature à priver ce cessionnaire de son recours à l’encontre de Mme [S] dont la faute a permis l’application de ce texte, alors qu’elle n’entretient aucun lien de causalité avec le préjudice subi par ce cessionnaire.

Outre qu’aucune fin de non-recevoir n’a été formalisée de ce chef à l’encontre de la Sarl [Adresse 6], l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui est en outre limitée aux seules demandes, et non aux moyens développés par une partie, et ne s’applique qu’au sein d’une même instance, étant observé qu’aucune de ces deux conditions cumulatives n’est remplie en l’espèce.

Le notaire et la Selarl notariale estiment enfin qu’aucune faute ne peut leur être reprochée, dès lors que l’AEAP avait été informée de la cession du fonds de commerce, pour en conclure que ce créancier pouvait faire valablement opposition sur le prix de cession. Ce moyen vise davantage le lien de causalité entre la défaillance du notaire dans la rédaction de l’avis litigieux et le préjudice qu’a invoqué l’AEAP pour obtenir la condamnation du cessionnaire devant le tribunal de commerce.

Un tel moyen est en revanche étranger à l’appréciation du lien de causalité entre la faute commise par le notaire et le préjudice qu’invoque la Sarl [Adresse 6] à l’encontre de ce dernier, qui est constitué par l’obligation pour le cessionnaire de supporter, au lieu et place du cédant, la charge des créances de ce dernier à l’égard des tiers. A l’égard de la Sarl [Adresse 6], l’inefficacité de l’avis résulte ainsi de la sanction applicable au cessionnaire que prévoit l’article L. 141-17 précité.

Au surplus, dès lors que l’AEAP était exclusivement créancière de la Sarl [Adresse 4], l’avis publié par le notaire n’était pas de nature à lui permettre d’identifier qu’il s’appliquait au fonds de son débiteur, alors qu’il ne peut être exigé d’un créancier du cédant de suppléer la carence du cessionnaire ayant la charge d’une publication comportant l’intégralité des mentions requises, notamment en identifiant de façon indirecte le fonds concerné à partir des autres mentions y figurant, telles que son lieu d’exploitation. La seule référence à la Sarl [Adresse 6] ne permettait pas d’exercer, sur la base de ce seul avis, une opposition sur le prix de cession, étant au surplus observé que les échanges par courriels de l’AEAP avec le notaire ou le courrier adressé le 16 mars 2016 par le cédant à l’AEAP ne mentionnent jamais l’identité du candidat à la cession.

La circonstance que d’autres créanciers de la Sarl [Adresse 4] aient formé opposition sur le prix de cession est à cet égard indifférente.

S’il n’est pas interdit au créancier de former une opposition par anticipation, avant que l’avis requis ne soit publié, encore est-il nécessaire d’établir que le créancier du cédant a eu connaissance effective de l’acte de cession.

À cet égard, il résulte d”un courriel adressé le 1er avril 2016 par l’agent comptable de l’AEAP au notaire qu’il a été informé d’une cession en cours du Camping des dunes et qu’il lui demande de lui confirmer’: «’l’existence d’un compromis de vente en cours et la date approximative de la cession’», dans l’objectif de former opposition.

Par courriel du 4 avril 2016, le notaire a exclusivement répondu qu’ «’un compromis de cession est en cours’; l’acte définitif devrait se régulariser très prochainement’».

Si ce créancier avait ainsi connaissance d’un projet de compromis de cession et de l’identité du notaire instrumentaire, il n’a toutefois jamais été avisé de la conclusion effective ni d’un compromis, ni de la cession par acte notarié définitif.

Dans ces conditions, à défaut d’avoir été ultérieurement informée de la signature d’une telle cession, l’AEAP n’avait pas vocation à formaliser une opposition par anticipation, alors même qu’elle n’avait pas à cette date une connaissance effective du versement d’un prix entre les mains du notaire ou d’un autre séquestre sur lequel s’opère une telle opposition.

En définitive, la présente instance constitue un appel en garantie exercé par la Sarl [Adresse 6] à l’encontre du notaire instrumentaire, pour être relevée de ses éventuelles condamnations prononcées au profit de l’AEAP par le tribunal de commerce, devant lequel le notaire ne peut être assigné au titre d’une action en responsabilité professionnelle au titre de la compétence d’attribution de cette juridiction d’exception. À cet égard, le jugement définitivement rendu le 22 juillet 2019 par le tribunal de commerce est notamment opposable à Mme [S] et à la Selarl notariale, dès lors que ces dernières sont intervenues volontairement à l’instance principale, ainsi qu’il résulte des propres énonciations de ce jugement.

Etant parties à cette instance, le notaire et sa structure d’exercice ont eu la faculté de contester la créance de l’AEAP, même en l’absence d’une mise en cause de la Sarl [Adresse 4] devant le tribunal de commerce qu’il leur appartenait, le cas échéant, de provoquer elles-mêmes. Sur ce point, si Mme [S] et la Selarl indiquent que «’leurs moyens de défense ont été purement et simplement ignorés par la juridiction commerciale, probablement en raison de leur qualité d’intervenants volontaires’», il s’observe qu’elles n’ont pas formé appel de ce jugement rendu par le tribunal de commerce.

L’absence de réalisation par le notaire des publications requises constitue ainsi le fait dommageable, dont la manifestation résulte de la condamnation prononcée par le tribunal de commerce à l’encontre de la Sarl [Adresse 6], alors que cette obligation de payer, au-delà du prix déjà versé au cédant, la créance de l’AEAP résultant de l’absence de libération du cessionnaire dans ses rapports aux tiers en application de l’article L. 141-17 du code de commerce constitue un préjudice subi par le cessionnaire, lequel est directement causé par une telle faute. Ce préjudice étant en relation certaine de causalité avec la faute commise, la notion de perte de chance est étrangère à la détermination du préjudice ainsi subi.

En l’absence de toute hiérarchie fixée par l’appelante dans ses conclusions, il en résulte que cette seule faute suffit à justifier l’intégralité de la demande indemnitaire de la Sarl [Adresse 6], de sorte qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la faute invoquée au titre d’un manquement au devoir de conseil par le notaire et sur la question corrélative d’une perte de chance s’y attachant.

Enfin, contrairement aux allégations du notaire, l’intégralité du montant des condamnations prononcées a été payée par la Sarl [Adresse 6], ainsi qu’il résulte à la fois des relevés bancaires de cette dernière et des conclusions de l’AEAP indiquant l’exécution complète de ce jugement en juillet 2020.

Dans ces conditions, il convient de condamner Mme [S], solidairement avec la Selarl au sein de laquelle elle exerce, à payer à la Sarl [Adresse 6] la somme de 83 262,74 euros.

Le jugement critiqué est par conséquent réformé en ce qu’il a débouté la Sarl [Adresse 6] de sa demande de ce chef.

Sur les dépens et les frais irrépétibles de l’article 700 du code de procédure civile :

Le sens du présent arrêt conduit :

– d’une part à infirmer le jugement attaqué sur ses dispositions relatives à l’article 700 du code de procédure civile, en ce qu’il a débouté la Sarl [Adresse 6] de sa demande à ce titre ; en revanche, la cour n’est pas saisie d’une critique de sa condamnation aux dépens de première instance, dès lors que ses dernières conclusions ont abandonné une telle demande d’infirmation du jugement critiqué sur ce point’;

– d’autre part, à le confirmer en ce qu’il a débouté le notaire, la Selarl et l’AEAP de leurs demandes sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile’;

– et enfin, à condamner solidairement Mme [S] et la Selarl, outre aux entiers dépens de première instance et d’appel, à payer à la Sarl [Adresse 6] la somme de 3’000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au titre des procédures devant les premiers juges et d’appel.

En revanche, s’il est normal qu’aucune demande ne soit formée dans le cadre de la présente instance à l’encontre de l’AEAP, dès lors qu’elle concerne l’appel en garantie à l’encontre du notaire, cet établissement n’a toutefois pas invoqué un défaut d’intérêt à défendre et a à l’inverse argumenté sur le fond, en réponse aux autres parties qui procédaient à sa mise en cause dans leurs propres conclusions.

Dans ces conditions, il n’est pas contraire à l’équité de laisser à la charge de l’AEAP les frais irrépétibles qu’elle a exposés en cause d’appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Réforme le jugement rendu le 28 septembre 2021 par le tribunal judiciaire de Dunkerque en ce qu’il a débouté la Sarl [Adresse 6] de sa demande de dommages-intérêts et de sa demande d’indemnité de procédure’;

Le confirme en ce qu’il a débouté Mme [C] [S], la Selarl [P] [L] et [C] [S], ainsi que l’Agence de l’eau Artois Picardie de leurs demandes fondées sur l’article 700 du code de procédure civile’;

Et statuant à nouveau sur les chefs réformés et y ajoutant’:

Dit que Mme [C] [S] a engagé sa responsabilité professionnelle délictuelle à l’égard de la Sarl [Adresse 6] ;

Déclare la Selarl [P] [L] et [C] [S] solidairement responsable de son associée, en application de l’article 16 de la loi n°90-1258 du 31 décembre 1990′;

Condamne par conséquent solidairement Mme [C] [S] et la Selarl [P] [L] et [C] [S] à payer à la Sarl [Adresse 6] la somme de 83 262,74 euros à titre de dommages-intérêts’;

Condamne solidairement Mme [C] [S] et la Selarl [P] [L] et [C] [S] à payer à la Sarl [Adresse 6] la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles qu’elle a exposés en première instance et en appel, en application de l’article 700 du code de procédure civile’;

Déboute l’Agence de l’eau Artois Picardie de sa demande au titre des frais irrépétibles qu’elle a exposés en cause d’appel’;

Déboute les parties de leurs autres demandes plus amples ou contraires.

Le greffier

Harmony POYTEAU

Le président

Guillaume SALOMON

 


0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x