Responsabilité décennale et preuve des désordres : enjeux et conséquences dans le cadre d’une construction immobilière

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Responsabilité décennale et preuve des désordres : enjeux et conséquences dans le cadre d’une construction immobilière

En 2007 et 2008, la Sci Ti a engagé la Sarl Ozkan pour des travaux de construction d’un bâtiment, pour un montant total de 190 760 euros hors taxes. La Sarl Ozkan a ensuite été placée en liquidation judiciaire en mai 2009. En raison de fissures apparues dans le bâtiment, la Sci Ti a demandé une expertise, qui a été initialement rejetée par le juge des référés, mais ordonnée par la cour d’appel en novembre 2017. L’expert a rendu son rapport en avril 2021. En septembre 2023, la Sci Ti a assigné Axa France Iard, l’assureur de la Sarl Ozkan, pour obtenir une indemnisation. La Sci Ti a réclamé 137 775,45 € pour les travaux, 20 000 € de dommages et intérêts, et 5 000 € pour les frais de procédure. Axa France Iard a contesté ces demandes, arguant que les travaux n’étaient pas clairement imputables à la Sarl Ozkan et que les devis fournis étaient surévalués. Le tribunal a finalement rejeté les demandes de dommages et intérêts de la Sci Ti, condamné celle-ci à verser 1 500 € à Axa France Iard pour les frais de procédure, et a statué sur les dépens.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

15 octobre 2024
Tribunal judiciaire de Mulhouse
RG
23/00570
TRIBUNAL JUDICIAIRE DE MULHOUSE
———————————
[Adresse 1]
[Adresse 1]
[Localité 5]
—————————-
Première Chambre Civile

MINUTE n°
N° RG 23/00570
N° Portalis DB2G-W-B7H-INFH

KG/BD
République Française

Au Nom du Peuple Français

JUGEMENT

DU 15 octobre 2024
Dans la procédure introduite par :

S.C.I. TI
dont le siège social est sis [Adresse 4] – [Localité 6]

représentée par Me Gülcan YASIN, avocat au barreau de MULHOUSE, vestiaire : 28

– partie demanderesse –

A l’encontre de :

S.A. AXA FRANCE IARD es qualité d’assureur RC-RD de la SARL OZKAN
dont le siège social est sis [Adresse 2] – [Localité 7]

représentée par Maître Jean luc VONFELT de la SAS VONFELT & ASSOCIES, avocats au barreau de MULHOUSE, vestiaire : 57

– partie défenderesse –

CONCERNE : Demande d’exécution de travaux, ou de dommages-intérêts, formée par le maître de l’ouvrage contre le constructeur ou son garant, ou contre le fabricant d’un élément de construction

Le Tribunal composé de Blandine DITSCH, Juge au Tribunal de céans, statuant à Juge unique, de Claire-Sophie BENARDEAU, greffier placé et de Thomas SINT, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Jugement contradictoire en premier ressort

Après avoir à l’audience publique du 24 septembre 2024, entendu les avocats des parties en leurs conclusions et plaidoiries, et en avoir délibéré conformément à la loi, statuant comme suit, par jugement mis à disposition au greffe ce jour :

EXPOSÉ DU LITIGE

Courant 2007 et 2008, la Sci Ti a confié à la Sarl Ozkan, assurée auprès de la société Axa France Iard, les travaux de construction d’un bâtiment à usage privé et professionnel sis [Adresse 3] à [Localité 8] (68).

La Sarl Ozkan a émis cinq factures et un avenant supplétif au titre des travaux pour un montant total de 190 760 euros hors taxes.

La Sarl Ozkan a été admise au bénéfice d’une procédure de redressement judiciaire, convertie en procédure de liquidation judiciaire par jugement du 6 mai 2009, avant d’être radiée du registre du commerce et des sociétés le 10 avril 2013.

Déplorant l’apparition de fissures à l’extérieur et à l’intérieur du bâtiment, la Sci Ti a fait réaliser un constat d’huissier de justice établi par Me [I] [W] le 27 septembre 2016.

Par ordonnance en date du 14 février 2017, le juge des référés du tribunal de grande instance de Mulhouse a rejeté la demande d’expertise formée par la Sci Ti.

L’arrêt rendu le 10 novembre 2017 par la cour d’appel de Colmar a infirmé cette décision et ordonné une expertise confiée à M. [M] [S].

L’expert a déposé son rapport le 21 avril 2021.

Par exploit de commissaire de justice en date du 22 septembre 2023, la Sci Ti a fait assigner la Sa Axa France Iard, en sa qualité d’assureur responsabilité civile décennale de la Sarl Ozkan, devant le tribunal judiciaire de Mulhouse aux fins de la voir condamner à l’indemniser de ses préjudices.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 5 juin 2024, la Sci Ti demande au tribunal de :
– condamner la défenderesse à la somme de 137.775,45 € représentant le montant des travaux soulevés dans le pré rapport d’expertise ;
– condamner la défenderesse à lui payer la somme de 20.000,00 € au titre de dommages et intérêts ;
– condamner la défenderesse à payer la somme de 5.000, 00 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, en sus des frais d’expertise engagés, et des entiers dépens et frais de la procédure ;
– ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir.

A l’appui de ses demandes, la Sci Ti soutient, au visa des articles 1792 et suivants du code civil, pour l’essentiel :
– que les factures établies par la Sarl Ozkan entre le 10 décembre 2007 et le 6 mars 2008 démontrent qu’elle est intervenue pour les travaux de maçonnerie générale de sorte qu’elle a bien effectué les travaux de réalisation des acrotères en agglo creux,
– qu’elle justifie du montant des travaux de remise en état par la production de deux devis dont les montants sont cohérents au regard de l’ampleur des travaux à effectuer,
– qu’elle subit un préjudice d’affection en raison d’un état d’angoisse et d’anxiété de voir le bâtiment s’écrouler dans la mesure où les fissures en compromettent la solidité alors que la Sa Axa France Iard fait s’éterniser la prise en charge, étant rappelé que la jurisprudence admet le droit d’une personne morale de se faire indemniser d’un tel préjudice.

Par conclusions signifiées par Rpva le 19 mars 2024, la Sa Axa France Iard sollicite du tribunal de :

à titre principal,
– débouter la Sci Ti de l’intégralité de ses demandes à son encontre,
– condamner la Sci Ti à lui verser une somme de 3.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

à titre subsidiaire,
– réduire le montant mis en compte par la Sci Ti à la somme de 70.679,70 € au titre des travaux de reprise,
– débouter la Sci Ti de sa demande au titre des dommages et intérêts.

Au soutien de ses prétentions, la Sa Axa France Iard fait valoir, en substance :
– qu’aucun décompte précis n’a pu être fourni par la Sarl Ozkan avant sa liquidation judiciaire de sorte que la réalisation des acrotères n’est imputée à celle-ci par l’expert que par simple déduction, et non de façon certaine,
– que, subsidiairement, la demanderesse sollicite l’indemnisation des travaux de reprise sur la base de deux devis qui n’ont pas été communiqués à l’expert, d’un montant supérieur au devis communiqué lors des opérations d’expertise et qui avait déjà été considéré comme étant surévalué, de sorte qu’il y a lieu de retenir la somme évaluée par l’expert,
– que le préjudice d’affection dont l’indemnisation est sollicitée par la Sci Ti n’est pas justifié.

Une ordonnance de clôture a été rendue le 20 juin 2024.

Il est, en application de l’article 455 du code de procédure civile, pour plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties, renvoyé au dossier de la procédure, aux pièces versées aux débats et aux conclusions des parties ci-dessus visées.

MOTIFS

Sur les demandes de dommages et intérêts formée par la Sci Ti

En application de l’article L. 124-3 du code des assurances, le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable.

Les dispositions de l’article 1792 du code civil prévoient que tout constructeur d’un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage, des dommages, même résultant d’un vice du sol, qui compromettent la solidité de l’ouvrage ou qui, l’affectant dans l’un de ses éléments constitutifs ou l’un de ses éléments d’équipement, le rendent impropre à sa destination.
Une telle responsabilité n’a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d’une cause étrangère.

Il est constant que la garantie prévu par les dispositions des articles 1792 et suivants du code civil est due par le constructeur à compter de la réception des travaux, seule la responsabilité civile contractuelle du constructeur étant susceptible d’être engagée avant réception.

En application de l’article 1353 du code civil, celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver de sorte qu’il appartient à la Sci Ti d’apporter la preuve d’un désordre, de son imputabilité aux travaux confiés à la Sci Ti et d’un préjudice.

En l’espèce, il n’est pas contesté par la Sa Axa France Iard qu’elle assure la Sarl Ozkan au titre de sa responsabilité civile décennale.

Aux termes du rapport d’expertise établi par M. [S] le 21 avril 2021, la réception des travaux n’est pas intervenue (page 6 du rapport).

Cependant, bien que la garantie décennale ne soit due par l’entrepreneur qu’à compter de la réception de travaux, la Sa Axa France Iard ne conteste pas l’existence d’une réception, au moins tacite, des travaux.

Sur les désordres

A cet égard, l’expert a relevé, outre des désordres esthétiques qui ne relèvent pas de la garantie décennale et des désordres affectant les fondations dont il est constant qu’elles n’ont pas été réalisées par la Sarl Ozkan, des fissures au niveau des acrotères sur les murs extérieurs de la construction et les murs de séparation entre la partie garage et la partie habitation.

Il a estimé que ces désordres provenaient du non-respect des règles de construction contenues au DTU 20.12, les acrotères ayant été réalisés en bloc agglo alors qu’ils auraient dû être réalisés en béton armé, et étaient susceptible de provoquer rapidement des dégâts plus importants, et notamment des infiltrations (page 13 du rapport) de sorte qu’ils sont de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage (page 14 du rapport).

Dès lors, la Sci Ti apporte la preuve de l’existence d’un désordre de nature décennale.

Sur les responsabilités

A cet égard, comme le soutient la Sa Axa France Iard, aucun décompte précis des prestations réalisées par la Sarl Ozkan n’a été produit.

Afin de justifier de l’imputabilité du désordre aux travaux réalisés par la Sarl Ozkan, la Sci Ti communique les factures établies par l’entrepreneur entre le 10 décembre 2007 et le 6 mars 2008.

Or, force est de constater qu’aucune des factures communiquées ne mentionne la réalisation des acrotères.

Si l’expert a estimé que, compte tenu de la réalisation de travaux de maçonnerie en agglo par la Sarl Ozkan, il était permis de penser que celle-ci avait réalisé les acrotères, cette seule probabilité est insuffisante pour imputer, de façon certaine, le désordre à l’entrepreneur, étant par ailleurs observé que seule la mention relative à des travaux de “maçonnerie en agglo” est faite sur la facture du 18 janvier 2008 et porte seulement sur les locaux de garage.

Le moyen selon lequel les factures émises le 10 décembre 2007 et le 4 février 2008 ne comportent aucun détail relatif à la désignation des travaux est sans emport, l’absence de détail quant aux travaux facturés ne permettant pas d’imputer les travaux portant sur les acrotères à l’entrepreneur.

La Sci Ti, sur laquelle pèse la charge de la preuve, n’apporte aucun autre élément susceptible de justifier de la réalisation des travaux litigieux par la Sarl Ozkan, et notamment, aucun devis accepté ou contrat.

Par conséquent, les demandes de dommages et intérêts formées par la Sci Ti seront rejetées.

Sur les autres demandes

Conformément à l’article 696 du code de procédure civile, la Sci Ti, partie perdante au procès, sera condamnée aux dépens, en ce compris les frais d’expertise judiciaire, étant observé que les dépens de l’instance de référé et de l’instance d’appel ont été mis à la charge de la Sci Ti.

Elle sera également condamnée à payer à la Sa Axa France Iard, au titre de l’article 700 du code de procédure civile, une somme de 1.500 euros, majorée des intérêts au taux légal à compter de la signification du présent jugement, conformément à l’article 1231-7 du code civil.

La demande de la Sci Ti, au titre de l’article 700 du code de procédure civile, sera quant à elle rejetée.

L’exécution provisoire est de droit, en application de l’article 514 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort, mis à disposition au greffe,

REJETTE les demandes de dommages et intérêts formée par la Sci Ti à l’encontre de la Sa Axa France Iard ;

CONDAMNE la Sci Ti à verser à la Sa Axa France Iard, au titre de l’article 700 du code de procédure civile, la somme de 1.500 € (MILLE CINQ CENTS EUROS) majorée des intérêts au taux légal à compter de la signification du présent jugement ;

REJETTE la demande de la Sci Ti, formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la Sci Ti aux dépens, en ce compris les frais d’expertise judiciaire ;

CONSTATE l’exécution provisoire du présent jugement.

Et ce jugement a été signé par le Président et le Greffier.

Le Greffier Le Président


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