Responsabilité de l’État face aux délais excessifs dans le traitement des litiges prud’homaux : enjeux et conséquences.

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Responsabilité de l’État face aux délais excessifs dans le traitement des litiges prud’homaux : enjeux et conséquences.

Introduction de l’affaire

Le 22 mars 2021, Monsieur [N] a engagé une procédure devant le conseil des prud’hommes de Nanterre contre son ancien employeur, la SARL la Guardia Security.

Dépaysement de l’affaire

Par ordonnance du 21 avril 2021, le premier président de la cour d’appel de Versailles a décidé de dépayser l’affaire au conseil de prud’hommes de Mantes-La-Jolie, qui a été saisi le 28 juin 2021. Les parties ont été convoquées à plusieurs audiences de conciliation et d’orientation.

Évolution de la procédure

L’affaire a connu plusieurs renvois, avec des audiences de mise en état programmées pour mars et mai 2022, suivies d’une audience de jugement le 20 juin 2022. Après des prorogations, un jugement avant dire droit a été rendu le 9 janvier 2023, ordonnant la réouverture des débats.

Jugement et notification

Le jugement a été notifié aux parties le 19 janvier 2023, et une audience de plaidoirie a été fixée au 20 mars 2023. Le conseil de prud’hommes a rendu son jugement le 15 mai 2023, notifié le 6 juin 2023.

Assignation de l’agent judiciaire de l’État

Le 6 juillet 2023, la SARL la Guardia Security a assigné l’agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, demandant des dommages et intérêts pour préjudice moral et des frais sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Arguments de la SARL la Guardia Security

La SARL la Guardia Security a soutenu que la durée de la procédure était excessive, engageant la responsabilité de l’État pour déni de justice. Elle a également affirmé que le délai anormalement long avait des conséquences significatives sur sa gestion.

Réponse de l’agent judiciaire de l’État

Dans ses conclusions du 20 octobre 2023, l’agent judiciaire de l’État a demandé le débouté des demandes de la SARL la Guardia Security, tout en reconnaissant un délai excessif de 9 mois pour la procédure, mais contestant le préjudice moral invoqué par la société.

Évaluation des délais de procédure

Le tribunal a examiné les délais entre chaque étape de la procédure, concluant que certains délais étaient excessifs, notamment le délai de 6 mois entre le bureau de jugement et le jugement avant dire droit, engageant ainsi la responsabilité de l’État.

Indemnisation du préjudice moral

Le tribunal a reconnu le préjudice moral de la SARL la Guardia Security, mais a limité l’indemnisation à 1.800,00 €, considérant que la société ne justifiait pas un préjudice à hauteur des sommes demandées.

Décisions accessoires

L’agent judiciaire de l’État a été condamné aux dépens et à verser 1.200,00 € à la SARL la Guardia Security sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Exécution provisoire

La décision a été déclarée exécutoire de droit à titre provisoire, sans circonstances justifiant une exécution différée.

Conclusion

Le tribunal a statué en faveur de la SARL la Guardia Security, condamnant l’agent judiciaire de l’État à verser des indemnités pour préjudice moral et frais, tout en déboutant les parties de leurs demandes supplémentaires.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

30 octobre 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG
23/08857
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :

1/1/1 resp profess du drt

N° RG 23/08857 – N° Portalis 352J-W-B7H-C2JIH

N° MINUTE :

Assignation du :
06 Juillet 2023

JUGEMENT
rendu le 30 Octobre 2024
DEMANDERESSE

S.A.R.L. LA GUARDIA SECURITY
[Adresse 1]
[Localité 3]

Représentée par Me Emmanuel PIRE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0028

DÉFENDEUR

AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 4]
[Localité 2]

Représenté par Me Julie COUTURIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0880

MINISTÈRE PUBLIC

Monsieur [D] [T] [I],
Premier Vice-Procureur

Décision du 30 Octobre 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 23/08857 – N° Portalis 352J-W-B7H-C2JIH

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Monsieur Benoit CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Président de formation,

Madame Cécile VITON, Première vice-présidente adjointe
Madame Marjolaine GUIBERT, Vice-présidente
Assesseurs,

assistés de Monsieur Gilles ARCAS, Greffier

DÉBATS

A l’audience du 02 Octobre 2024
tenue en audience publique

JUGEMENT

Prononcé par mise à disposition
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

Le 22 mars 2021, Monsieur [N] a saisi le conseil des prud’hommes de Nanterre à l’encontre de son ancien employeur, la SARL la Guardia Security.

Par ordonnance du 21 avril 2021, le premier président de la cour d’appel de Versailles a procédé au dépaysement d’office d’une série de dossiers, dont celui de Monsieur [N], au profit du conseil de prud’hommes de Mantes-La-Jolie.

Ce dernier a été saisi le 28 juin 2021 et les parties ont été convoquées aux audiences devant le bureau de conciliation et d’orientation des 11 octobre 2021 et 8 novembre 2021.

L’affaire a ensuite fait l’objet de renvois aux audiences de mise en état des 28 mars 2022 et 23 mai 2022 puis d’un renvoi à l’audience de jugement du 20 juin 2022, date à laquelle l’affaire a été plaidée et mise en délibéré.

Après plusieurs prorogés, un jugement avant dire droit ordonnant la réouverture des débats a été rendu le 9 janvier 2023, motivé par la difficulté du président à assurer la mise à disposition du jugement avant la fin de son mandat, prévue le 20 janvier 2023.

Le jugement a été notifié aux parties le 19 janvier 2023.

Aux termes dudit jugement avant dire droit, les parties ont été convoquées à l’audience de plaidoirie du 20 mars 2023, et le conseil de prud’hommes de Mantes La Jolie a rendu son jugement le 15 mai 2023, lequel a été notifié aux parties le 6 juin 2023.

C’est dans ces conditions que, par acte du 6 juillet 2023, la SARL la Guardia Security a fait assigner l’agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.

Aux termes de ses conclusions notifiées le 8 décembre 2023, la SARL la Guardia Security demande la condamnation de l’agent judiciaire de l’État à lui payer, sous le bénéfice de l’exécution provisoire :
– la somme de 11.000,00 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
– la somme de 2.500,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.

La SARL la Guardia Security estime que la durée de la procédure est excessive et engage la responsabilité de l’État pour déni de justice. Elle explique notamment que l’intégralité du délai postérieur à l’audience de plaidoirie du 20 juin 2022 caractérise un dysfonctionnement du service public de la justice et engage la responsabilité de l’Etat, le jugement avant dire droit du 9 janvier 2023 ayant ordonné la réouverture des débats en raison d’une mauvaise organisation de la juridiction. S’agissant de son préjudice, elle rappelle que tant la Cour de cassation que le Conseil d’Etat et la CEDH reconnaissent de façon constante qu’une société peut prétendre à la réparation d’un préjudice moral découlant d’un délai déraisonnable de procédure. Elle précise qu’en l’espèce, n’ayant pas de service juridique prenant en charge les dossiers prudhommaux, c’est à son dirigeant que revient leur gestion, et qu’un tel délai de procédure anormalement lent entraine d’importantes conséquences, notamment comptables et organisationnelles.

Suivant conclusions signifiées le 20 octobre 2023, l’agent judiciaire de l’État sollicite le débouté des demandes de la SARL la Guardia Security et sa condamnation à lui verser la somme de 1.500€ au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Il reconnait un délai excessif global de 9 mois mais considère que la demanderesse, personne morale dépourvue de ressentis, ne peut se prévaloir d’un préjudice moral résultant d’une situation d’attente et d’une inquiétude quant à la réussite d’une procédure, qui induit une souffrance morale propre aux personnes physiques.

Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.

La clôture de la mise en état a été prononcée le 6 mai 2024 par ordonnance rendue le même jour par le juge de la mise en état.

A l’audience du 2 octobre 2024, l’affaire a été mise en délibéré au 30 octobre 2024, date du présent jugement.

SUR CE

Sur la demande principale :

Aux termes de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.

Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.

Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.

Le seul non-respect d’un délai légal n’est pas suffisant pour caractériser un déni de justice mettant en jeu la responsabilité de l’État.

Par ailleurs, en l’absence de preuve que les renvois critiqués ont été ordonnés exclusivement pour répondre à des contraintes d’organisation de la juridiction, extérieures aux parties, il n’appartient pas au présent tribunal d’apprécier l’opportunité des renvois accordés par le conseil de prud’hommes, ou celle d’un incident soulevé d’office par le juge de la mise en état, s’agissant de décisions juridictionnelles qui ne peuvent être remises en question dans le cadre d’une action fondée sur l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire. En effet, hors le cas de dommages causés aux particuliers du fait d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne par une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort, l’action en responsabilité de l’État ne saurait avoir pour effet de remettre en cause une décision judiciaire, en dehors de l’exercice des voies de recours (Civ. 1ère, 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-19.517).

Les procédures en matière de litiges du travail appellent par nature une décision rapide (CEDH Frydlender c. France [GC], 2000, § 45 ; Vocaturo c. Italie, 1991, § 17 ; Ruotolo c. Italie, 1992, § 17).

En l’espèce, il y a lieu d’évaluer le caractère excessif de la procédure prud’homale litigieuse en considération, non de sa durée globale, mais du temps séparant chaque étape de la procédure.

Ainsi, à l’aune de ces critères, il convient de relever que :
– le délai de moins d’un mois entre la saisine du conseil de prud’hommes de Nanterre et l’ordonnance de dépaysement d’office de l’affaire n’est pas excessif ;
– le délai de 3 mois entre la saisine du conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie et la première audience de conciliation du 11 octobre 2021 n’est pas excessif ;
– le délai de mois d’un mois entre la première et la deuxième audience de conciliation du 8 novembre 2021 n’est pas excessif ;
– le délai de 4 mois entre la deuxième audience de conciliation et la première audience de mise en état du 28 mars 2022 n’est pas excessif;
– le délai de 1 mois entre la première et la deuxième audience de mise en état du 23 mai 2022 n’est pas excessif ;
– le délai de mois de 1 mois entre la deuxième audience de mise en état et le renvoi de l’affaire devant le bureau de jugement du 20 juin 2022 n’est pas excessif ;
– le délai de 6 mois entre le bureau de jugement et le prononcé du jugement avant dire droit est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 4 mois ;
– le délai de 2 mois entre le délibéré du jugement avant dire droit et l’audience de plaidoirie du 20 mars 2023 est imputable à l’Etat, s’agissant d’un jugement réouvrant les débats à une audience ultérieure en raison d’une désorganisation du service public de la justice ;
– le délai de 1 mois entre le l’audience de plaidoirie du 20 mars 2023 et le prononcé du jugement du 15 mai 2023 n’est pas excessif ;
– le délai de moins de 1 mois séparant la date de la décision de sa notification n’est pas excessif.

L’examen détaillé des différentes étapes de la procédure révèle ainsi un délai déraisonnable d’une durée cumulée de 6 mois.

Toutefois, l’agent judiciaire de l’État reconnaît en l’espèce un délai excessif global de 9 mois pour l’ensemble de la procédure, de sorte qu’il convient de retenir la responsabilité de l’État à hauteur de cette durée.

S’agissant du préjudice, la demande formée au titre du préjudice moral est justifiée en son principe, dès lors qu’un procès est nécessairement source d’incertitude pour une personne morale et qu’une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d’incertitude supplémentaire.

La SARL la Guardia Security ne justifie cependant pas d’un préjudice à hauteur des sommes demandées.

Il s’ensuit que l’indemnité allouée en réparation de son préjudice moral ne saurait excéder l’indemnisation du préjudice que le dépassement excessif du délai raisonnable de jugement cause nécessairement.

Le préjudice moral de la SARL la Guardia Security est en conséquence entièrement réparé par l’allocation de la somme de 1.800,00 €.
En application des dispositions de l’article 1231-7 du code civil, cette somme portera intérêts au taux légal à compter du prononcé de la présente décision.

Sur les demandes accessoires :

L’agent judiciaire de l’État, partie perdante, est condamné aux dépens, conformément aux dispositions de l’article 696 du code de procédure civile.

Enfin, compte tenu des situations économiques respectives des parties, de la durée de l’instance et des démarches judiciaires qu’a dû accomplir la partie demanderesse, l’agent judiciaire de l’État est condamné à verser à la SARL la Guardia Security la somme de 1.200,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Aux termes de l’article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dispose autrement.

En l’espèce, aucune circonstance ne justifie d’écarter l’exécution provisoire de droit.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe à la date indiquée à l’issue des débats en audience publique en application de l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile, contradictoirement et en premier ressort,

CONDAMNE l’agent judiciaire de l’État à payer à la SARL la Guardia Security:
– la somme de 1.800,00 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
– la somme de 1.200,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent jugement;
CONDAMNE l’agent judiciaire de l’État aux dépens ;

RAPPELLE que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;

DÉBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Fait et jugé à Paris le 30 Octobre 2024

Le Greffier Le Président
Gilles ARCAS Benoit CHAMOUARD


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