Responsabilité de l’État face aux délais excessifs dans le traitement des litiges judiciaires

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Responsabilité de l’État face aux délais excessifs dans le traitement des litiges judiciaires

Le 5 mars 2019, Madame [J] [U] transportait un matelas et un sommier dans son pick-up, qui se sont détachés durant le trajet sur la route départementale 58, provoquant un accident impliquant Monsieur [W] [K] et Monsieur [V] [I]. Ce dernier a succombé à ses blessures le [Date décès 1] 2019. Après une enquête, Madame [U] et Monsieur [K] ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel de Brest pour homicide involontaire. Le 19 novembre 2019, ils ont été déclarés coupables, et Madame [U] a été condamnée à six mois d’emprisonnement avec sursis et à l’annulation de son permis. Elle a interjeté appel, et le 17 mai 2022, la cour d’appel a infirmé le jugement et l’a relaxée.

Estimant que la durée de la procédure était excessive, Madame [U] a assigné l’agent judiciaire de l’État, demandant 20 000€ de dommages et intérêts pour préjudice moral et d’autres compensations. Elle a souligné des délais déraisonnables dans le traitement de son affaire, notamment des périodes d’inactivité et des renvois. L’agent judiciaire a contesté ces demandes, arguant que la durée de la procédure devait être évaluée en fonction de la complexité du dossier. Le ministère public a reconnu une responsabilité de l’État pour un mois de retard et 15 mois supplémentaires.

Le tribunal a finalement condamné l’agent judiciaire de l’État à verser 5 400€ à Madame [U] pour préjudice moral et 3 000€ au titre de l’article 700 du code de procédure civile, tout en déboutant les parties de leurs autres demandes.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

11 septembre 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG
22/13449
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :

1/1/1 resp profess du drt

N° RG 22/13449
N° Portalis 352J-W-B7G-CYJC5

N° MINUTE :

Assignation du :
10 Novembre 2022

JUGEMENT
rendu le 11 Septembre 2024
DEMANDERESSE

Madame [J] [U] épouse [E]
[Adresse 6]
[Localité 2]

représentée par Maître Elise TAULET, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0028

DÉFENDEUR

AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 5]
[Adresse 3]
[Localité 4]

représenté par Maître Colin MAURICE de la SARL CM & L AVOCATS, avocats au barreau de PARIS, avocats plaidant, vestiaire #C1844

MINISTÈRE PUBLIC

Monsieur Étienne LAGUARIGUE DE SURVILLIERS
Premier Vice-Procureur

Décision du 11 Septembre 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/13449 – N° Portalis 352J-W-B7G-CYJC5

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint,
Président de formation

Monsieur Éric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,

assistés de Gilles ARCAS, Greffier

DEBATS

A l’audience du 19 Juin 2024, tenue en audience publique

JUGEMENT

– Contradictoire
– En premier ressort
– Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
– Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, Greffier, à qui la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire

EXPOSE DU LITIGE

Le 5 mars 2019, Madame [J] [U] transportait dans la benne de son pick up un matelas et un sommier. Durant le trajet, sur la route départementale 58 dans le Finistère, ces derniers se détachaient et s’envolaient sur la voie opposée.

Certains véhicules évitaient les obstacles, mais un conducteur, Monsieur [W] [K], percutait le véhicule à l’arrêt de Monsieur [V] [I].

Le 6 mars 2019, les principaux protagonistes et témoins étaient entendus par les services de gendarmerie.

Monsieur [I] décédait des suites de ses blessures le [Date décès 1] 2019.

Le 29 mars 2019, Monsieur [K] était placé en garde à vue. A l’issue de cette mesure, Madame [U] et lui étaient renvoyés devant le tribunal correctionnel de Brest pour homicide involontaire par conducteur.

Le 19 novembre 2019, le tribunal correctionnel de Brest les déclarait coupables des faits reprochés. Madame [U] était condamnée à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis et à l’annulation de son permis de conduire. Le tribunal renvoyait l’affaire sur intérêts civils à une audience du 10 mars 2020.

Le 7 février 2020, Madame [U] interjetait appel des dispositions pénales et civiles du jugement. L’audience sur intérêts civils était renvoyée au 13 octobre 2020.

Le 4 mars 2021, les parties civiles se désistaient de leurs demandes sur intérêts civils.

Le 17 juin 2021, le conseil de Madame [U] interrogeait par courrier le parquet général de la cour d’appel de Rennes sur la fixation d’une date d’audience. Un second courrier était adressé le 22 janvier 2022.

L’affaire était examinée à l’audience du 17 mai 2022. La cour d’appel infirmait le jugement du tribunal correctionnel et relaxait Madame [U] des faits qui lui étaient reprochés.

Estimant que la durée de la procédure a été excessive, Madame [U] a fait assigner l’agent judiciaire de l’Etat devant ce tribunal par acte du 10 novembre 2022.

Par dernières conclusions du 7 septembre 2023, Madame [U] demande au tribunal de condamner l’agent judiciaire de l’Etat au paiement de 20 000€ de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, ainsi que 1 500€ au titre des diligences particulières imposées par les renvois sur intérêts civils.

Elle sollicite également la condamnation de l’agent judiciaire de l’Etat aux dépens, ainsi qu’au paiement de 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Madame [U] expose que le délai de 3 ans et 2 mois séparant les faits de sa relaxe est manifestement déraisonnable et engage la responsabilité sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Elle précise que le délai court à compter du 5 mars 2019, date des faits. Elle soutient que l’étude de la chronologie de l’audiencement laisse apparaître de longues périodes d’inactivité, et plus particulièrement :

– 8 mois entre la décision de poursuite et l’audience correctionnelle ;
– 2 mois pour rendre le délibéré ;
– de multiples renvois sur intérêts civils ;
– 2 ans et 4 mois entre le jugement du tribunal correctionnel et l’audience d’appel.

Elle souligne que l’affaire ne présentait pas de complexité particulière et qu’elle n’a pas retardé par son comportement le déroulement de la procédure. Elle estime subir un déni de justice à hauteur d’au moins 17,5 mois, en présence d’un délai de délibéré devant le tribunal correctionnel excessif à hauteur de 2 semaines.

Madame [U] expose avoir subi un préjudice moral, résultant du maintien anormalement long d’une tension psychologique dommageable. Elle souligne que l’affaire a été médiatisée et qu’elle a été ostracisée par les habitants de sa commune jusqu’à sa relaxe.

Elle précise que l’assurance a résilié sa police et qu’elle a dû se séparer de son véhicule, ce qui aurait pu être évité si la relaxe était intervenue plus tôt.

Elle ajoute subir un préjudice matériel du fait de représentation aux audiences sur intérêts civils.

Par dernières conclusions du 30 août 2023, l’agent judiciaire de l’Etat demande au tribunal de débouter Madame [U] de ses demandes.

L’agent judiciaire de l’Etat expose que la durée d’une procédure ne peut constituer en soi la preuve d’un déni de justice, puisque cette durée doit être analysée au regard de la complexité du dossier, de l’ensemble des diligences et des investigations réalisées.

Il précise que :

– le délai entre la décision de poursuite et l’audience correctionnelle est excessif à hauteur de 2 mois ;
– le délai entre l’audience correctionnelle et le délibéré n’est pas excessif;
– la durée de la procédure d’appel est déraisonnable à hauteur de 15 mois ;

portant à 17 mois le quantum du déni de justice en l’espèce.

Au titre des préjudices, l’agent judiciaire de l’Etat soutient que la demanderesse ne démontre pas la réalité de son préjudice. Il précise que le préjudice subi dans des circonstances similaires à celles de la demanderesse est habituellement réparé par l’allocation d’une somme comprise entre 100 et 150€ par mois de délai déraisonnable.

Par avis du 8 septembre 2023, le ministère public estime que la responsabilité de l’Etat est engagée à hauteur d’un mois entre la convocation et l’audience devant le tribunal correctionnel, puis à hauteur de 15 mois entre l’appel et l’arrêt rendu le 17 mai 2022. Il s’en rapporte à l’appréciation du tribunal concernant l’évaluation du préjudice résultant de ce retard.

Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.

A l’audience du 19 juin 2024, l’affaire a été mise en délibéré au 11 septembre 2024, date du présent jugement.

MOTIFS DE LA DECISION

1. Sur le déni de justice

Aux termes de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.

Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.

Décision du 11 Septembre 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/13449 – N° Portalis 352J-W-B7G-CYJC5

Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.

Il n’y a pas lieu d’examiner la durée de la procédure dans son ensemble, mais d’analyser à chaque étape de la procédure l’existence d’éventuels délais déraisonnables.

En l’espèce, le délai à prendre en considération débute lorsque Madame [U] a acquis la qualité d’usager du service public de la justice. En matière pénale, cette qualité s’acquiert en particulier lorsque la personne concernée reçoit notification qu’une infraction pénale est susceptible de lui être reprochée.

Au regard des éléments de l’enquête pénale produits, cette qualité a été acquise le 29 mars 2019, date à laquelle la demanderesse s’est vue notifier une convocation devant le tribunal correctionnel, aucune notification antérieure n’apparaissant dans les pièces produites.

Aucun délai excessif ne peut donc résulter de la phase d’enquête, antérieure à cette date.

Le délai de 7 mois séparant la délivrance de la convocation et l’audience devant le tribunal correctionnel est excessif à hauteur d’un mois. L’agent judiciaire de l’Etat reconnaissant toutefois un délai excessif à hauteur de deux mois pour cette étape de la procédure, ce délai sera retenu.

Le délai de 2 mois séparant l’audience de la décision n’est pas excessif.

Le délai de 25 mois séparant l’appel de l’audience devant la cour d’appel est excessif à hauteur de 16 mois.

Le délai d’un mois séparant l’audience de l’arrêt d’appel n’est pas excessif.

La responsabilité de l’Etat est ainsi engagée à hauteur de 18 mois.

2. Sur le préjudice

Le délai excessif nécessaire aux juridictions saisies pour statuer sur les faits reprochés à Madame [U] lui a nécessairement occasionné un préjudice moral, compte tenu de l’incertitude inutilement prolongée sur sa situation.

Si Madame [U] indique que la médiatisation de l’affaire a accru son préjudice, il convient de relever qu’elle n’est pas nommément citée dans les extraits de presse produits.

Aucune pièce n’étaie par ailleurs le fait qu’elle aurait été mise à l’écart de la vie sociale de son village, et que son assurance aurait résilié sa police.

Compte tenu de ces éléments, de la nature de l’affaire et de l’âge de Madame [U], son préjudice moral sera intégralement réparé par la condamnation de l’agent judiciaire de l’Etat au paiement de 5 400€ de dommages et intérêts.

Le délai excessif exposé en appel a prolongé la procédure sur intérêts civils en première instance. Il apparaît toutefois que les dates d’audiences du tribunal sont toutes antérieures au 17 février 2021, date à laquelle l’arrêt d’appel aurait été rendu sans délais déraisonnables. Dès lors, les frais de représentation devant le tribunal correctionnel saisi sur intérêt civils ne constituent pas un préjudice en lien de causalité avec le déni de justice. Ce chef de préjudice sera rejeté.

3. Sur les autres demandes

L’agent judiciaire de l’Etat, partie perdante, sera condamné aux dépens, ainsi qu’au paiement de 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

L’exécution provisoire de ce jugement est de droit en application de l’article 514 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et par jugement susceptible d’appel,

Condamne l’agent judiciaire de l’Etat à payer à Madame [J] [U] épouse [E] :

– 5 400€ de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,

– 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne l’agent judiciaire de l’Etat aux dépens,

Déboute les parties de leurs autres ou plus amples demandes,

Rappelle que l’exécution provisoire de ce jugement est de droit.

Fait et jugé à Paris le 11 Septembre 2024

Le Greffier Le Président

G. ARCAS B. CHAMOUARD


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