Contexte de l’affaireLe 9 octobre 2015, Madame [K] [P] a saisi le conseil des prud’hommes de Villeneuve-Saint-Georges. Après plusieurs audiences, dont une audience de conciliation le 14 décembre 2015 et une audience de jugement le 3 octobre 2016, l’affaire a été renvoyée à une nouvelle audience de jugement le 3 juillet 2017. Le conseil des prud’hommes a rendu un jugement le 11 décembre 2017, suivi d’une audience de départage le 2 mars 2018. Le jugement de départage a été notifié le 29 juin 2018. Appel et assignationLe 25 juillet 2018, Madame [K] [P] a interjeté appel du jugement devant la cour d’appel de Paris, qui a programmé une audience de plaidoirie pour le 15 décembre 2021. L’arrêt de la cour d’appel a été rendu le 23 février 2022. Par la suite, le 15 décembre 2022, Madame [K] [P] a assigné l’agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, demandant des dommages et intérêts pour préjudice moral et des frais sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile. Arguments de Madame [K] [P]Madame [K] [P] soutient que la durée de la procédure est excessive et engage la responsabilité de l’État pour déni de justice. Elle affirme que cette situation a eu un impact moral significatif sur elle, notamment en raison de son statut de salariée de l’association durant la procédure prud’homale. Réponse de l’agent judiciaire de l’ÉtatL’agent judiciaire de l’État a reconnu un délai excessif de 35 mois pour l’ensemble de la procédure, demandant cependant que la demande indemnitaire de Madame [K] [P] soit réduite à 7.900 € et la demande fondée sur l’article 700 à 500 €. Il a également précisé que la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée que pour des délais excessifs spécifiques. Évaluation des délais de la procédureLe tribunal a examiné les délais entre chaque étape de la procédure, concluant que certains délais étaient excessifs et engageaient la responsabilité de l’État. En particulier, il a noté un délai excessif de 32 mois cumulés, dont 26 mois étaient liés à l’appel. Décision du tribunalLe tribunal a condamné l’agent judiciaire de l’État à verser à Madame [K] [P] la somme de 7.900 € pour préjudice moral et 900 € pour les frais de justice. Les intérêts au taux légal ont été appliqués à compter du prononcé du jugement. L’agent judiciaire de l’État a également été condamné aux dépens. Exécution provisoireLa décision a été déclarée exécutoire de droit à titre provisoire, sans circonstances justifiant une exception à cette règle. |
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
■
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 23/00873 – N° Portalis 352J-W-B7G-CYRRW
N° MINUTE :
Assignation du :
15 Décembre 2022
JUGEMENT
rendu le 30 Octobre 2024
DEMANDERESSE
Madame [K] [P]
[Adresse 1]
[Localité 4]
Représentée par Me Pétra LALEVIC, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #D1757
DÉFENDEUR
AGENT JUDICIAIRE D ETAT
[Adresse 2]
[Localité 3]
Représenté par Me Julie COUTURIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0880
MINISTÈRE PUBLIC
Monsieur [Z] [I],
Premier Vice-Procureur
Décision du 30 Octobre 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 23/00873 – N° Portalis 352J-W-B7G-CYRRW
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoit CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Président de formation,
Madame Cécile VITON, Première vice-présidente adjointe
Madame Marjolaine GUIBERT, Vice-présidente
Assesseurs,
assistés de Monsieur Gilles ARCAS, Greffier
DÉBATS
A l’audience du 02 Octobre 2024
tenue en audience publique
JUGEMENT
Prononcé par mise à disposition
Contradictoire
en premier ressort
Le 9 octobre 2015, Madame [K] [P] a saisi le conseil des prud’hommes de Villeneuve-Saint-Georges, lequel a convoqué les parties à l’audience devant le bureau de conciliation et d’orientation du 14 décembre 2015, puis à l’audience de jugement du 3 octobre 2016.
L’affaire a ensuite fait l’objet d’un renvoi à l’audience de jugement du 3 juillet 2017.
Le 11 décembre 2017, le conseil des prud’hommes s’est prononcé en partage de voix, et les parties ont été convoquées à l’audience de départage du 2 mars 2018, date à laquelle l’affaire a été plaidée et mise en délibéré.
Le jugement de départage a été rendu le 1er juin 2018 et notifié aux parties le 29 juin 2018.
Le 25 juillet 2018, Madame [K] [P] a interjeté appel du jugement devant la cour d’appel de Paris, laquelle a convoqué les parties à l’audience de plaidoirie du 15 décembre 2021.
La cour d’appel de Paris a rendu son arrêt le 23 février 2022.
C’est dans ce contexte que, par acte du 15 décembre 2022, Madame [K] [P] a fait assigner l’agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.
Aux termes de cette assignation Madame [K] [P] demande la condamnation de l’agent judiciaire de l’État à lui payer, sous le bénéfice de l’exécution provisoire :
– la somme de 30.000,00 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
– la somme de 4.000,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entier dépens,
Madame [K] [P] estime que la durée de la procédure est excessive et engage la responsabilité de l’État pour déni de justice. Elle soutient que cette procédure l’a profondément perturbée sur un plan moral, et particulièrement dans la mesure où elle continuait d’être salariée de l’association durant la procédure prud’homale.
Suivant conclusions signifiées le 21 février 2024, l’agent judiciaire de l’État demande au tribunal de :
– juger que la responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée à hauteur de 35 mois, sur l’ensemble de la procédure ;
– réduire la demande indemnitaire de Madame [P] à de plus justes proportions, soit 7.900€ ;
– réduire à 500,00 € la demande de Madame [P] fondée sur l’article 700 du code de procédure civile.
Il estime que la responsabilité de l’État n’est susceptible d’être engagée sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire qu’à hauteur d’un délai excessif de 35 mois, et qu’il convient de réduire le préjudice de la demanderesse à de plus justes proportions.
Le 14 mars 2023, le Ministère public près le tribunal judiciaire de Paris a indiqué ne pas conclure.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.
La clôture de la mise en état a été prononcée le 6 mai 2024 par ordonnance rendue le même jour par le juge de la mise en état.
A l’audience du 2 octobre 2024, l’affaire a été mise en délibéré au 30 octobre 2024, date du présent jugement.
Sur la demande principale :
Aux termes de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.
Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.
Le seul non-respect d’un délai légal n’est pas suffisant pour caractériser un déni de justice mettant en jeu la responsabilité de l’État.
Par ailleurs, en l’absence de preuve que les renvois critiqués ont été ordonnés exclusivement pour répondre à des contraintes d’organisation de la juridiction, extérieures aux parties, il n’appartient pas au présent tribunal d’apprécier l’opportunité des renvois accordés par le conseil de prud’hommes, ou celle d’un incident soulevé d’office par le juge de la mise en état, s’agissant de décisions juridictionnelles qui ne peuvent être remises en question dans le cadre d’une action fondée sur l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire. En effet, hors le cas de dommages causés aux particuliers du fait d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne par une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort, l’action en responsabilité de l’État ne saurait avoir pour effet de remettre en cause une décision judiciaire, en dehors de l’exercice des voies de recours (Civ. 1ère, 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-19.517).
Enfin, la suspension de la majeure partie des activités juridictionnelles du 16 mars 2020 au 11 mai 2020, en raison de la crise sanitaire liée à l’épidémie de la covid-19, n’est pas imputable à l’Etat, dès lors qu’elle résulte des circonstances insurmontables inhérentes à la situation générale de confinement du pays et du déclenchement des plans de continuité d’activités des juridictions. Il en résulte que les délais supplémentaires résultant de cette période spécifique ne sont pas imputables au service public de la justice et ne peuvent contribuer à un déni de justice.
Les procédures en matière de litiges du travail appellent par nature une décision rapide (CEDH Frydlender c. France [GC], 2000, § 45 ; Vocaturo c. Italie, 1991, § 17 ; Ruoto-lo c. Italie, 1992, § 17).
En l’espèce, il y a lieu d’évaluer le caractère excessif de la procédure prud’homale litigieuse en considération, non de sa durée globale, mais du temps séparant chaque étape de la procédure.
Ainsi, à l’aune de ces critères, il convient de relever que :
– le délai de 2 mois entre la saisine du conseil de prud’hommes et l’audience de conciliation n’est pas excessif ;
– le délai de 9 mois entre l’audience de conciliation et la première audience devant le bureau de jugement n’est pas excessif ;
– le délai de 9 mois entre la première audience de jugement et l’audience de jugement du 3 juillet 2017 est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 3 mois ;
– le délai de 5 mois entre la deuxième audience de jugement et le procès-verbal de partage de voix est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 3 mois ;
– le délai de 2 mois entre le procès-verbal de partage de voix et l’audience de départage du 2 mars 2018 n’est pas excessif ;
– le délai de 2 mois entre l’audience de départage et le délibéré n’est pas excessif ;
– le délai de moins d’1 mois séparant la date de la décision de sa notification n’est pas excessif ;
– le délai de 40 mois entre la déclaration d’appel et l’audience de plaidoirie devant la cour d’appel est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 26 mois, déduction faite d’un délai de 2 mois relativement à l’état d’urgence sanitaire ;
– le délai de 2 mois entre l’audience de plaidoirie et le délibéré de la cour d’appel n’est pas excessif .
L’examen détaillé des différentes étapes de la procédure révèle ainsi un délai déraisonnable d’une durée cumulée de 32 mois.
Toutefois, l’agent judiciaire de l’État reconnaît en l’espèce un délai excessif global de 35 mois pour l’ensemble de la procédure, de sorte qu’il convient de retenir la responsabilité de l’État à hauteur de cette durée.
S’agissant du préjudice, la demande formée au titre du préjudice moral est justifiée en son principe, dès lors qu’un procès est nécessairement source d’une inquiétude pour le justiciable et qu’une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d’inquiétude supplémentaire.
Madame [K] [P] ne justifie cependant pas d’un préjudice à hauteur des sommes demandées.
Il s’ensuit que l’indemnité allouée en réparation de son préjudice moral ne saurait excéder l’indemnisation du préjudice que le dépassement excessif du délai raisonnable de jugement cause nécessairement.
Le préjudice moral de Madame [K] [P] est évalué à hauteur de 7.000,00€. Cependant, l’agent judiciaire de l’Etat reconnaît être tenu à la somme de 7.900,00 € et sera en conséquence condamné au paiement de celle-ci.
En application des dispositions de l’article 1231-7 du code civil, cette somme portera intérêts au taux légal à compter du prononcé de la présente décision
Sur les demandes accessoires :
L’agent judiciaire de l’État, partie perdante, est condamné aux dépens, conformément aux dispositions de l’article 696 du code de procédure civile.
Enfin, compte tenu des situations économiques respectives des parties, de la durée de l’instance et des démarches judiciaires qu’a dû accomplir la partie demanderesse, l’agent judiciaire de l’État est condamné à verser à Madame [K] [P] la somme de 900,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de l’article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dis-pose autrement.
En l’espèce, aucune circonstance ne justifie d’écarter l’exécution provisoire de droit.
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe à la date indiquée à l’issue des débats en audience publique en application de l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile, contradictoirement et en premier ressort,
CONDAMNE l’agent judiciaire de l’État à payer à Madame [K] [P]:
– la somme de 7.900,00 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
– la somme de 900,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent jugement;
CONDAMNE l’agent judiciaire de l’État aux dépens ;
RAPPELLE que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
DÉBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
Fait et jugé à Paris le 30 Octobre 2024
Le Greffier Le Président
Gilles ARCAS Benoit CHAMOUARD