Responsabilité de l’Avocat : 6 juin 2023 Cour d’appel de Rennes RG n° 22/00813

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Responsabilité de l’Avocat : 6 juin 2023 Cour d’appel de Rennes RG n° 22/00813
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1ère Chambre

ARRÊT N°166/2023

N° RG 22/00813 – N° Portalis DBVL-V-B7G-SOT7

S.A.S. BOISTECH

C/

M. [G] [S]

S.E.L.A.R.L. CNTD AVOCATS

S.A. MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 06 JUIN 2023

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Monsieur Fabrice ADAM, Premier Président de chambre entendu en son rapport

Assesseur : Madame Véronique VEILLARD, Présidente de chambre,

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère,

GREFFIER :

Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé

DÉBATS :

A l’audience publique du 28 mars 2023

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 06 juin 2023 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l’issue des débats

****

APPELANTE :

La société BOISTECH, SAS immatriculée au registre du commerce et des sociétés de La Roche-sur-Yon sous le n°422.533.513, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

[Adresse 8]

[Localité 5]

Représentée par Me Eve NICOLAS de la SELARL RACINE, Postulant, avocat au barreau de NANTES

Représentée par Me Thomas ROUBERT de la SELARL GAUVIN-ROUBERT ET ASSOCIÉS Plaidant, avocat au barreau de LA ROCHE-SUR-YON

INTIMÉS :

Monsieur [G] [S]

né le [Date naissance 1] 1978 à [Localité 7] (85)

[Adresse 3]

[Adresse 3]

[Localité 6]

Représenté par Me Thibaud HUC de la SELARL CONSEIL ASSISTANCE DÉFENSE C.A.D., Postulant, avocat au barreau de NANTES

Représenté par Me Frédéric MADY de la SELARL MADY-GILLET-BRIAND-PETILLION, Plaidant, avocat au barreau de POITIERS

La société CHEVET-NOËL-TEXIER-[S], SA immatriculée au registre du commerce et des sociétés de La Roche-sur-Yon sous le n°790.116.230. agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

[Adresse 3]

[Adresse 3]

[Localité 6]

Représentée par Me Thibaud HUC de la SELARL CONSEIL ASSISTANCE DÉFENSE C.A.D., Postulant, avocat au barreau de NANTES

Représentée par Me Frédéric MADY de la SELARL MADY-GILLET-BRIAND-PETILLION, Plaidant, avocat au barreau de POITIERS

La société MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES, SA immatriculée au registre du commerce et des sociétés du Mans sous le n°440.048.882, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

[Adresse 2]

[Localité 4]

Représentée par Me Thibaud HUC de la SELARL CONSEIL ASSISTANCE DÉFENSE C.A.D., Postulant, avocat au barreau de NANTES

Représentée par Me Frédéric MADY de la SELARL MADY-GILLET-BRIAND-PETILLION, Plaidant, avocat au barreau de POITIERS

EXPOSÉ DU LITIGE’:

La société Boistech a pour activité la construction tous corps d’état, l’extension, la rénovation et l’aménagement de bâtiments existants.

La société Cintrage du Bois Massif (CBM) avait pour activité la conception, l’industrialisation, la transformation et le négoce de tous éléments destinés à l’industrie du meuble et du bois, la sous-traitance éventuelle des produits de fabrication, notamment celle des éléments destinés à l’industrie du meuble et du bois.

Courant 2012, la société Boistech a confié à la société CBM le débitage et l’usinage d’un stock de bois de frêne d’Amérique qu’elle lui a fourni et dont le coût d’acquisition s’était élevé à la somme de 110’079,46 euros TTC. Par la suite, un différend est survenu entre elles.

La société Boistech a mandaté Me David Durand, avocat au barreau de la Roche-sur-Yon et membre de la Selarl Chevet Noël Texier [S] pour l’assister dans ce litige.

Par ordonnance du 18 février 2013, le président du tribunal de commerce de La Roche-sur-Yon a autorisé la société CBM à pratiquer, entre ses mains, une saisie conservatoire sur le stock de bois appartenant à la société Boistech. Par ordonnance du 22 mars 2013, il a autorisé la société Boistech à substituer à la mesure une garantie bancaire à hauteur de 120’000 euros et à reprendre possession de son stock de bois après remise de la caution.

Cependant et par ordonnance du 5 avril 2013, le juge de l’exécution du tribunal de grande instance des Sables d’Olonne a autorisé onze salariés de la société CBM à effectuer une saisie conservatoire portant sur le même stock de bois, en garantie d’une créance salariale en péril puis, par jugement du 25 avril 2013, a maintenu sa décision au contradictoire de la société Boistech. Par arrêt du 18 novembre 2014, la cour d’appel de Poitiers a infirmé ce jugement et constaté la caducité de cette mesure.

Entre temps et par jugement du 19 juin 2013 prononcé sur déclaration de cessation des payements, le tribunal de commerce de La Roche-sur-Yon a prononcé la liquidation judiciaire de la société CBM et désigné Me [N] en qualité de mandataire liquidateur. Par ordonnance du 28’octobre 2013, le juge commissaire a autorisé Me'[N] à vendre aux enchères publiques les actifs mobiliers de la société CBM et cette vente a eu lieu le 20 février 2014.

Le stock de bois ayant été vendu, la société Boistech a assigné Me [N] devant le tribunal de grande instance de Nantes aux fins de voir engager sa responsabilité quasi-délictuelle. Par jugement du 15 décembre 2016, le tribunal a débouté la société Boistech de sa demande, au motif qu’il lui appartenait d’agir en exerçant son action en revendication dans le délai de 3 mois à compter de la publication du jugement prononçant la liquidation judiciaire.

Par exploit des 31 octobre et 2 novembre 2018, la société Boistech, estimant que Me [S] avait commis une faute en ne mettant pas en ‘uvre la procédure de revendication de la propriété du stock de bois dans le délai légal, l’a fait assigner ainsi que sa structure d’exercice, la Selarl Chevet Noël Texier [S] et, son assureur, la société MMA Iard Assurances Mutuelles, aux fins d’indemnisation du préjudice résultant de sa faute professionnelle.

Par jugement du 13 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Nantes a notamment :

– débouté la société Boistech de l’ensemble de ses demandes,

– condamné la société Boistech à payer à Me [S], à la Selarl Chevet Noël Texier [S] et à la société MMA Iard Assurances Mutuelles la somme de 3’000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

La société Boistech a interjeté appel de cette décision par déclaration du 9 février 2022.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 21 octobre 2022, la société Boistech demande à la cour de :

– dire et juger recevable et bien fondé l’appel qu’elle a interjeté à l’encontre du jugement du tribunal judiciaire de Nantes du 13 janvier 2022,

– infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions,

statuant à nouveau,

– débouter Me [S], la société Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Assurances de l’intégralité de leurs demandes, fins et conclusions,

– dire et juger que Me [S] a commis une faute professionnelle en ne revendiquant pas, au soutien des intérêts de sa cliente, la propriété du stock de bois litigieux,

– dire et juger que Me [S] est responsable du préjudice qu’elle a subi du fait de l’absence de revendication dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire de la société CBM,

– fixer le préjudice subi par la société Boistech à la somme de 121’219’euros,

– condamner solidairement et/ou in solidum Me [S], la société Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Assurances d’avoir à régler à la société Boistech la somme de 121’219’euros en réparation du préjudice subi,

– condamner solidairement et/ou in solidum Me [S], la société Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Assurances d’avoir à lui régler la somme de 4’000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner solidairement et/ou in solidum Me [S], la société Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Assurances aux entiers dépens.

Elle soutient, en premier lieu, que Me [S] a commis une double faute’:

– d’une part, un manquement à son devoir de diligence en n’ayant pas diligenté, dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire de la société CBM, une procédure aux fins de revendication de la propriété du stock de bois dont elle était propriétaire alors qu’il avait connaissance tant de la détention par la société CBM de ce stock, que de l’ouverture à son encontre d’une procédure de liquidation judiciaire,

– d’autre part, un manquement à son obligation d’information et de conseil en n’informant pas la société Boistech de la nécessité de mettre en ‘uvre une procédure en revendication de la propriété du stock. Elle ajoute qu’il ne peut lui être reproché, en tant que non-professionnelle du droit, de ne pas avoir exercé les voies de droit destinées à remédier aux conséquences des manquements de son avocat.

Elle fait valoir, en second lieu, que le tribunal n’a pas valablement pu retenir que l’action en revendication n’avait aucune chance réelle et sérieuse de prospérer dans la mesure où il résulte des pièces produites aux débats que le stock de bois, qui est la propriété de la société Boistech, se trouvait en nature entre les mains de la société CBM à l’ouverture de la liquidation judiciaire. S’agissant de biens fongibles, elle rappelle que l’exigence d’identité entre le stock vendu et l’objet de la revendication est satisfaite dès lors qu’il s’agit de la même espèce et de la même qualité. Or, elle précise que des opérations d’usinage n’affectent pas la substance du bois qui a continué d’exister en nature. Elle estime ainsi que la perte de chance de n’avoir pu exercer l’action en revendication résultant des manquements commis par Me [S] est caractérisée. Elle soutient que l’absence totale de revendication constitue une absence d’aléa impliquant une indemnisation totale du préjudice, s’élevant à 121’219 euros correspondant à la valeur du stock, aux frais générés par les cautions souscrites substituées à la saisie et les frais de la procédure diligentée contre Me [N].

Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 26 juillet 2022, Me [S] et la Selarl Chevet-Noël-Texier-Durand et la société MMA Iard Assurances Mutuelles demandent à la cour de :

– confirmer le jugement rendu le 13 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nantes en toutes ses dispositions,

– dire et juger que la société Boistech ne peut se prévaloir d’une perte de chance de n’avoir pu exercer une action en revendication en relation de causalité avec un préjudice indemnisable,

– débouter, en conséquence, la société Boistech de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions dirigées contre eux,

à titre subsidiaire,

– dire et juger que dans l’hypothèse où une perte de chance serait consacrée à ce titre, celle-ci devrait être fixée à une somme très inférieure à la somme de 56’000 euros, devant, en outre, tenir compte du fait que la somme payée par la société Boistech était assujettie à la TVA de 20% et qu’elle aurait dû indemniser la société CBM au titre des travaux réalisés sur le stock de bois litigieux,

en toute hypothèse,

– débouter la société Boistech de ses prétentions formées au titre des frais de garantie bancaire exposés pour la somme de 9’368,48 euros et des condamnations prononcées par le tribunal de grande instance de Nantes dans son jugement du 15 décembre 2016 pour la somme de 1’771,06 euros,

y ajoutant,

– condamner la société Boistech à leur payer la somme globale de 6’000 euros par application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

– la condamner enfin en tous les frais et dépens tant de 1e instance que d’appel dont la distraction au profit de la Thibaud Huc Selarl CA, avocat, qui pourra les recouvrer dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.

Ils soutiennent qu’il n’existe aucune perte de chance réparable puisque l’action en revendication n’aurait pas pu prospérer. En effet, ils affirment d’abord que l’appelante ne produit pas aux débats la preuve de l’existence du contenu du stock et de son individualisation à la date du jugement d’ouverture, et ne produit pas, en particulier, l’inventaire établi à la demande du liquidateur judiciaire de la société CBM. Ils ajoutent que la désignation des biens ayant fait l’objet de saisies conservatoires ainsi que les factures de bois acquittées par la société Boistech ne correspondent pas au procès-verbal d’inventaire établi par le commissaire priseur. Ils indiquent qu’en tout état de cause, les biens ont subi une transformation de leur substance et ne peuvent plus avoir leur usage d’origine, ne correspondant ainsi pas à la définition de la fongibilité.

Ils font également valoir que même si une perte de chance était caractérisée, la société Boistech ne pourrait, contrairement à ce qu’elle prétend, être indemnisée à hauteur de la totalité des sommes qu’elle a payées à l’achat du stock, mais seulement à hauteur d’une fraction de ce montant. Ils précisent, en outre, que le bois a fait l’objet d’une plus-value dont il faut tenir compte, en raison des transformations effectuées par la société CBM.

Ils prétendent enfin que les frais de garantie bancaire et de condamnation judiciaire ne sont pas indemnisables en l’absence de lien de causalité avec les fautes reprochées à Me [S].

L’ordonnance de clôture a été rendue le 7 mars 2023.

SUR CE, LA COUR’:

Bien qu’aucune des parties n’ait versé aux débats la convention d’honoraires les liant (si tant est qu’elle existe), il n’est pas contesté que Me [S] et sa société d’exercice assuraient, depuis le début de l’année 2013 au moins, la défense de la société Boistech dans le litige l’opposant à la société CBM comme en attestent les décisions versées aux débats.

Il est constant qu’ils étaient toujours son conseil au moment où la liquidation judiciaire de la société CBM a été prononcée (juin 2013) et l’était encore en 2014 devant la cour de Poitiers (contestation de la saisie effectuée en avril 2013 par les salariés de la société CBM), en 2015 et en 2016 devant le tribunal de commerce de La Roche sur Yon puis, à nouveau, devant la cour d’appel de Poitiers (dans le cadre d’une action en responsabilité et en payement engagée par la société CBM et son liquidateur à l’encontre la société Boistech).

Préliminairement, il sera rappelé que l’avocat est tenu à l’égard de son client d’un devoir d’information et de vigilance et d’une obligation de conseil. À bon droit, le tribunal a également précisé qu’en vertu des articles 411 à 418 du code de procédure civile, le mandat de représentation et d’assistance en justice emporte pouvoir et devoir d’accomplir, au nom du mandant, tous les actes de la procédure, d’informer et conseiller la partie et de présenter sa défense dans le respect des règles de droit en vigueur.

La responsabilité de l’avocat envers son client est régie par le droit commun de la responsabilité contractuelle, en l’occurrence et s’agissant d’une relation née antérieurement au 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2016-131 du 10’février 2016 portant réforme du droit des contrats, par l’article 1147 ancien du code civil.

Il revient au client d’établir l’existence d’une faute, d’un préjudice, et d’un lien de causalité entre cette faute et le préjudice. Il convient d’ajouter que le manquement au devoir de conseil est réparé, dès lors qu’il est établi, en considération de la chance perdue par le client.

Sur la faute de l’avocat’:

En l’espèce, il est établi que la société Boistech qui avait acquis courant 2012 un stock de bois (50,36 m³ de frêne USA en 6/4 et 63,42 m³ de frêne USA en 8/4) auprès de la société Essarbois qu’elle avait intégralement réglée (92’039,69’euros HT), l’a fait livrer à la société CBM pour divers travaux. À la suite de cette livraison et des premiers travaux effectués par cette dernière société, un litige a opposé les deux entreprises et la société CBM, autorisée par décision de justice a fait saisir à titre conservatoire entre ses mains (19 février 2013) ce stock de bois qui a été légalement placé sous sa garde.

Si la société Boistech, défendue par Me [S], a obtenu, le 22 mars 2013, l’autorisation d’en reprendre possession contre la délivrance d’une garantie bancaire de 120’000 euros laquelle a été obtenue le 10 avril suivant, cette mesure n’a pu être mise en ‘uvre puisque ce stock avait fait l’objet la veille d’une nouvelle saisie conservatoire, toujours entre les mains de la société CBM, instituée gardienne, à la demande de onze de ses salariés, mesure dont la société Boistech, défendue par Me [S], n’a pu obtenir la mainlevée, sa demande ayant été rejetée par jugement du juge de l’exécution du tribunal judiciaire des Sables d’Olonne en date du 25 avril 2013 dont appel a été interjeté par le truchement de Me [S] et de son correspondant à la cour le 7 mai 2013 (cf. arrêt CA Poitiers du 18 novembre 2014).

Il s’ensuit qu’à la date du jugement prononçant la liquidation judiciaire de la société CBM (19’juin 2013), le stock de bois de la société Boistech était saisi et sous la garde de cette société ou plus exactement de son liquidateur Me [N] qui, en l’absence de revendication, a été autorisé, par le juge commissaire à le céder.

La revendication d’un bien, dans le cadre d’une procédure collective, est régie par les articles L 624-9 («’la revendication des meubles ne peut être exercée que dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement ouvrant la procédure’») et R 624-13 («’La demande en revendication d’un bien est adressée dans le délai prévu à l’article L. 624-9 par lettre recommandée avec demande d’avis de réception à l’administrateur s’il en a été désigné ou, à défaut, au débiteur. Le demandeur en adresse une copie au mandataire judiciaire. À défaut d’acquiescement dans le délai d’un mois à compter de la réception de la demande, le demandeur doit, sous peine de forclusion, saisir le juge-commissaire au plus tard dans un délai d’un mois à compter de l’expiration du délai de réponse. Avant de statuer, le juge-commissaire recueille les observations des parties intéressées. La demande en revendication emporte de plein droit demande en restitution’») du code de commerce.

En l’espèce, il est établi que Me [S] était informé de ce que la société CBM avait été placée en liquidation judiciaire puisqu’il a adressé le 19 juillet 2013 (un mois après le prononcé du jugement ouvrant la procédure) la lettre suivante au liquidateur (sa pièce n° 28)’: «’Vous avez été désigné comme liquidateur de la société CBM depuis le 19 juin dernier. Afin de prévenir toute difficulté, je vous précise que la société CBM détient un stock de bois pour le compte de la société Boistech, lequel ne fait pas partie des actifs de la société. Je vous en adresse ci-après les justificatifs’».

Dans cette lettre qui n’a pas été adressée en recommandé, Me [S] ne revendique pas expressément au nom de sa cliente le stock de bois et, en tout état de cause, à l’issue du délai d’un mois faute de réponse, il n’a pas saisi le juge commissaire.

Ce faisant, il a incontestablement commis d’une part, un manquement à son devoir de conseil et d’information en n’informant pas sa cliente de la nécessité, en raison de la liquidation judiciaire de la société CBM, de mettre en ‘uvre une procédure aux fins de préserver ses droits sur le stock de bois, et d’autre part, un manquement à son devoir de diligence en ne procédant pas lui-même, en sa qualité de mandataire chargé de ce dossier, à l’action en revendication du stock de bois.

Le jugement doit donc être confirmé en ce qu’il a retenu que l’avocat avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

Sur le préjudice et le lien de causalité’:

La société Boistech fait état d’un préjudice de 121’219 euros dont elle sollicite réparation, cette somme comprenant, d’une part, le prix TTC d’acquisition du bois (110’079,46 euros) et, d’autre part, les frais de caution bancaire (9 368,48 euros) et les frais (hors honoraires) qu’elle a exposés à l’occasion de l’action en responsabilité qu’elle a engagée, devant le tribunal de grande instance de Nantes, contre Me [N] pour avoir vendu le stock de bois (1 771,06’euros).

Le préjudice causé par la faute d’un avocat dans le cadre d’une mission d’assistance et de représentation est caractérisée par la perte d’une chance de gagner son procès ou d’obtenir une issue plus favorable. La perte de chance est donc la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable. Il appartient au demandeur d’apporter la preuve de l’existence de son préjudice qui doit résulter de manière directe et certaine de cette perte.

Afin d’apprécier les chances de succès d’une voie de droit, il convient de reconstituer fictivement la discussion qui aurait pu avoir lieu au regard des conclusions et des pièces produites. Il appartient donc à la société Boistech de rapporter la preuve de l’existence d’une perte de chance réelle et certaine qu’elle aurait pu obtenir une issue favorable dans le cadre de l’action en revendication devant le liquidateur et, le cas échéant, devant le juge commissaire si son conseil l’avait été mise en ‘uvre dans les délais prévus par les textes précités.

En premier lieu, il convient de relever que Me [S] a été informé de la procédure collective de la société CBM bien avant l’issue du délai de trois mois pour introduire l’action en revendication. Il avait donc toute faculté de le faire.

En second lieu, il sera rappelé qu’aux termes de l’article L 624-16 du code de commerce’: «’Peuvent être revendiqués, à condition qu’ils se retrouvent en nature, les biens meubles remis à titre précaire au débiteur ou ceux transférés dans un patrimoine fiduciaire dont le débiteur conserve l’usage ou la jouissance en qualité de constituant… La revendication en nature peut s’exercer dans les mêmes conditions sur les biens mobiliers incorporés dans un autre bien lorsque la séparation de ces biens peut être effectuée sans qu’ils en subissent un dommage. La revendication en nature peut également s’exercer sur des biens fongibles lorsque des biens de même nature et de même qualité se trouvent entre les mains du débiteur ou de toute personne les détenant pour son compte…’». Il s’ensuit que le stock de bois, propriété de la société Boistech, détenu par la société CBM en liquidation, pouvait matériellement et juridiquement être revendiqué par son propriétaire.

Si les intimés soutiennent que l’action était, à l’évidence, vouée à l’échec puisque le stock de bois de la société Boistech ne figure pas dans l’inventaire dressé par Me [Y], commissaire priseur, le 20 février 2014, au moment de la vente aux enchères (pièce n°10), cette argumentation n’est manifestement pas sérieuse dans la mesure où’:

– il est avéré qu’en février puis en avril 2013, la société CBM a reconnu, lors des saisies conservatoires qui ont été effectuées qu’elle détenait bien ce stock (21 février 2013′: «’M.'[P] [U] me précise que la société CBM détient pour le compte de la société Boistech un stock de plaques de frêne américain, ainsi que des colis de produits finis issus de ce bois… je procède à la saisie conservatoire des palettes de plaque de frêne américain, plaques de 3700mm et d’épaisseur 40 ou 50 mm à savoir 11 palettes de plaques de 40 mm et 3 commencées, 20 palettes de plaques de 50 mm et 1 commencée. De plus je relève également les colis terminés 23 poteaux de 800 mm et 513 de 2800 mm…’»’; 9’avril 2013′: «’M. [U], gérant, me déclare qu’il détient pour le compte de la société débitrice (Boistech) un stock de frêne américain en produits bruts en produits finis… j’inventorie 11 palettes de bois 40*3700 mm et 3 palettes commencées, 20 palettes entières et une palette commencée de bois en 50*3700 mm, 3 palettes de produits finis emballés et 3’palettes de produits finis commencés représentant 23 poteaux de 800 mm et 513 de 2800’mm’») dont elle a été instituée gardienne,

– le descriptif des lots mis en vente ‘ bien que sommaire et imprécis ‘ du commissaire priseur, établi pour la vente aux enchères du 20 février 2014, comprend un lot n° 49′: «’sous réserve’: stock de bois (tranche bleu) sur le côté gauche et en deux palettes filmées et au milieu, soit environ 40 palettes de bois pré débit dit frêne américain “bois teck”‘»,

– ce lot a fait l’objet d’un incident lors de la vente (pièce n° 36 des intimés) relaté par le commissaire priseur ainsi’: «’cette personne se déclarant salarié de la société Boistech, a pris la parole pour indiquer que le lot n° 49 appartenait à son employeur Boistech et ne pouvait être mis en vente. J’ai demandé à la secrétaire du procès verbal de se charger de ce problème tout en continuant la vacation. Cette dernière a pris note des revendications du demandeur devant les gendarmes présents ayant été en réalité appelés par ce dernier sur le motif d’incident durant la vente. Afin de justifier l’intervention du demandeur, elle lui a demandé de présenter tout jugement ou courrier confirmant l’acceptation de la revendication par le tribunal de commerce de Le Roche sur Yon ou par Me [N]. Ce dernier a alors déclaré qu’il n’avait aucun document à présenter, que son employeur M. [H] de la société Boistech devant arriver sur place avec les éléments. Dans cette attente, elle a joint par téléphone Me [N] pour avoir confirmation ou infirmation du litige. L’étude de Me'[N] a confirmé téléphoniquement, avec haut parleur afin que les gendarmes présents en soient témoins, que le lot 49 était bien à vendre pour le compte de la liquidation judiciaire, ce dernier n’ayant pas été revendiqué par la société Boistech. M.'[H] est arrivé à cet instant et la secrétaire du procès verbal lui a expliqué la situation en lui demandant de présenter un écrit éventuel lui attribuant le dit lot. Ne pouvant présenter un tel document, elle a prié M. [H] de ne plus perturber la vacation…’».

Ces différents éléments suffisent à confirmer que le stock de bois, propriété de la société Boistech, était toujours détenu par la société CBM à l’ouverture de la procédure collective et encore lors de la vente forcée des actifs de la société survenue plusieurs mois après. En toute hypothèse et comme le relève, à juste titre, la société Boistech et ce contrairement à ce que soutient Me [S], il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’une identité stricte entre le bien détenu et celui devant être restitué dans le cadre d’une action en revendication lorsque les biens en cause sont, comme en l’espèce, fongibles. En effet, la simple identité entre la qualité et l’espèce de biens suffit à admettre la restitution, peu importe qu’une partie du stock ait été usiné et débité. Malgré ces opérations, le bois n’a pas été transformé dans sa substance tel qu’il en résulterait un changement de nature des biens.

Il s’ensuit que l’action en revendication, si elle avait été exercée, aurait très certainement abouti à une décision ordonnant la restitution du stock à la société Boistech, le liquidateur n’ayant aucun motif sérieux pour s’y opposer (sauf à conserver, mais sans pouvoir procéder à la vente, les effets de la saisie jusqu’au jugement de l’action au fond, cf. infra).

La perte de chance doit donc être qualifiée de réelle, certaine et très sérieuse. La faute de l’avocat ayant eu pour conséquence d’interdire à son client (condamné, par ailleurs, à indemniser la société CBM de son préjudice façonnage et préjudice commercial, ainsi qu’il résulte de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Poitiers le 24 juin 2016, de sorte qu’aucune déduction n’est à opérer pour les travaux qui ont pu être effectués sur une partie du stock) de récupérer son bien, présent lors de la liquidation judiciaire du détenteur, la chance perdue doit être fixée à 90 %.

De ce chef, une somme de 82’835,72’euros HT, la société Boistech ayant récupéré la TVA, sera, en conséquence, allouée à titre de dommages et intérêts à l’appelante, le jugement étant infirmé de ce chef.

En revanche, la demande ne peut qu’être rejetée en ce qui concerne le coût de la caution bancaire, faute de lien de causalité entre le manquement reproché à l’avocat, exclusivement relatif à l’absence de revendication, et le recours à un cautionnement mis en ‘uvre antérieurement dont l’efficacité a été mise en échec par la saisie effectuée par les salariés. Son maintien, après l’ouverture de la procédure collective et a fortiori après la vente forcée du bois, est incompréhensible mais n’incombe pas à l’avocat.

Il en va de même de l’action en responsabilité contre le liquidateur laquelle si elle n’était pas utile et, de toute évidence, vouée à l’échec, ne résulte pas de la faute reprochée à l’avocat dans le cadre de la présente instance.

Me [S] et sa société d’exercice, la Selarl Chevet-Noël-Texier-[S] ainsi que son assureur, la société MMA Iard, seront donc condamnés in solidum à payer à la société Boistech la somme de 82’835,72 euros HT au titre de sa perte de chance de récupérer le stock de bois dont elle était propriétaire.

Sur les autres demandes’:

Succombant, Me [S], la Selarl Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Iard seront condamnés aux dépens.

L’équité commande de les condamner, en outre, à payer à la société Boistech une somme de 4’000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS’:

La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire :

Infirme le jugement rendu le 13 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nantes en toutes ses dispositions.

Statuant à nouveau,

Condamne in solidum Me [G] [S], la Selarl Chevet Noël Texier [S] et la société MMA IARD à payer à la société Boistech la somme de 82 835,72 euros HT au titre du préjudice résultant de la perte de chance d’obtenir la restitution de son stock de bois,

Déboute la société Boistech du surplus de ses demandes,

Condamne Me [G] [S], la Selarl Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Iard aux dépens de première instance et d’appel.

Condamne Me [G] [S], la Selarl Chevet Noël Texier [S] et la société MMA Iard à payer à la société Boistech la somme de 4’000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

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