La société INGENIERIE DU BATIMENT, créée en 2012 et exerçant en tant que bureau d’études en bâtiment, a assigné la société SADEC AKELYS, son cabinet d’expertise-comptable, en mars 2022 pour obtenir réparation de préjudices liés à des conseils jugés fautifs concernant le chômage partiel de ses salariés pendant la crise sanitaire de la COVID-19. La société INGENIERIE DU BATIMENT a soutenu que SADEC AKELYS avait manqué à son devoir de conseil en lui indiquant que ses deux salariés, dont le gérant M. [F], étaient éligibles au chômage partiel, ce qui a conduit à un redressement par l’inspection du travail et à une dette de 31.166,46 €. Elle a également demandé des indemnités pour préjudice moral et financier. En réponse, SADEC AKELYS a contesté la responsabilité, arguant que son devoir de conseil était une obligation de moyens et non de résultats, et a souligné l’incertitude juridique entourant la situation. Le tribunal a finalement condamné SADEC AKELYS à verser 29.736,23 € à INGENIERIE DU BATIMENT, tout en déboutant la société de la majorité de ses demandes et en ordonnant l’exécution provisoire du jugement.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
JUGEMENT DU : 04 Octobre 2024
DOSSIER N° : N° RG 22/00914 – N° Portalis DBZE-W-B7G-IDRD
AFFAIRE : S.A.R.L. INGENIERIE DU BATIMENT C/ S.E.L.A.S. SADEC AKELYS
TRIBUNAL JUDICIAIRE DE NANCY
POLE CIVIL section 1 CIVILE
JUGEMENT
COMPOSITION DU TRIBUNAL :
PRESIDENT : Monsieur Hervé HUMBERT,
Statuant par application des articles 812 à 816 du Code de Procédure Civile, avis préalablement donné aux Avocats.
GREFFIER : Madame Nathalie LEONARD,
PARTIES :
DEMANDERESSE
S.A.R.L. INGENIERIE DU BATIMENT SIRET 751 828 245 00033 prise en la personne de son représentant légal, Monsieur [N] [F], dont le siège social est sis [Adresse 1]
représentée par Me Hélène STROHMANN, avocat au barreau de NANCY, avocat plaidant, vestiaire : 51
DEFENDERESSE
S.E.L.A.S. SADEC AKELYS prise en son établissement de [Localité 5] [Adresse 2], dont le siège social est sis [Adresse 3]
représentée par Maître Bertrand GASSE de la SCP GASSE CARNEL GASSE TAESCH, avocats au barreau de NANCY, avocats postulant, vestiaire : 11, Me Marine KLEIN-DESSERRE, avocat au barreau de METZ, avocat plaidant, vestiaire :
Clôture prononcée le : 19 mars 2024
Débats tenus à l’audience du : 16 Avril 2024
Date de délibéré indiquée par le Président : 05 juillet 2024 délibéré prorogé au 22 août 2024, 20 septembre 2024, 27 septembre 2024
Jugement prononcé par mise à disposition au greffe du 04 Octobre 2024, nouvelle date indiquée par le Président.
le
Copie+grosse+retour dossier :
Copie+retour dossier :
La société INGENIERIE DU BATIMENT a été créée le 1er juin 2012 avec un début d’activité au 1er janvier 2014, d’abord sous le statut d’une SELARLU puis à compter de 2018, sous le statut de SARL. Elle exerce une activité de bureau d’études en bâtiment. Son gérant est Monsieur [N] [F], associé à parts égales avec Madame [V] [W], également salariée de la société en qualité de secrétaire. M. [F] est également devenu salarié de la SELARLU, puis de la SARL en tant que chargé d’affaires.
INGENIERIE DU BATIMENT a recours à la société SADEC AKELYS comme cabinet d’expertise-comptable.
Par acte de commissaire de justice signifiés le 18 mars 2022, la SARL INGENIERIE DU BATIMENT a assigné la SELAS SADEC AKELYS aux fins de la voir condamner, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, à indemniser ses différents préjudices.
Aux termes de ses dernières écritures notifiées par voie électronique le 18 mars 2024, elle demande au Tribunal, au visa des articles 1231 et suivants du Code civil, de bien vouloir :
-dire et juger que la société SADEC AKELYS a engagé sa responsabilité contractuelle vis-à-vis de la SARL INGENIERIE DU BATIMENT,
– en conséquence, condamner la société SADEC AKELYS à lui régler la somme de 43.166, 46 € (12.000 € + 31.166, 46 € ) en réparation du préjudice financier subi, avec intérêts au taux légal au jour de la délivrance de l’assignation,
-condamner la société SADEC AKELYS à lui régler la somme de 10.000 € en réparation de son préjudice moral,
-condamner la société SADEC AKELYS à lui régler la somme de 3.000 € en application des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile,
-ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir et dire n’y avoir lieu à écarter l’exécution provisoire de la décision à intervenir,
-condamner la société SADEC AKELYS aux entiers dépens de l’instance.
Au soutien de ses prétentions, la société INGENIERIE DU BATIMENT expose que SADEC AKELYS , parmi ses activités, s’occupait de l’établissement de ses fiches de paie et de ses déclarations sociales. Elle expose également que la crise sanitaire de la covid 19,en 2020, a stoppé pendant un temps son activité, les chantiers étant à l’arrêt, et qu’elle a sollicité le 06 mars 2020 son cabinet d’expertise comptable aux fins de savoir si ses deux salariés Mme [W] et M. [F] , étaient recevables à bénéficier du chômage partiel. Elle ajoute que SADEC AKELYS a répondu par l’affirmative s’agissant tant de Mme [W] que de M. [F], et a régularisé la demande d’autorisation au titre de l’allocation d’activité partielle et le suivi, chaque mois, de cette situation. Elle précise que SADEC AKELYS, qui connaissait le double statut de mandataire social et de salarié de M. [F], n’a émis aucune réserve sur l’éligibilité de M. [F] au chômage partiel. Elle expose que l’inspection du travail, à la suite d’un contrôle réalisé en mars 2020, a notifié le 23 mars 2021 à INGENIERIE DU BATIMENT le fait que M. [F], compte tenu de la petite taille de la société, n’avait pas de lien de subordination avec l’employeur, ce qui le rendait inéligible au chômage partiel. Un indu de 31.160, 46 € a été notifié à ce titre à la société
La société INGENIERIE DU BATIMENT considère donc que son expert-comptable a manqué à son devoir de conseil en l’orientant sans aucune réserve vers le recours au chômage partiel s’agissant de ses deux salariés et en traitant sans la moindre réserve non plus les demandes d’indemnisation à ce titre, facturant chaque mois sa prestation. Elle indique avoir été détrompée par les observations de l’inspection du travail, qui a conclu que M. [F], n’ayant aucun lien de subordination avec l’employeur, ne pouvait bénéficier du chômage partiel, contrairement à Mme [W]. Elle ajoute que M. [F] ne cotise pas au chômage, là encore contrairement à Mme [W]. Elle affirme donc avoir revu à la baisse sa demande d’indemnisation et admis que Mme [W] n’était pas concernée. Elle précise avoir résilié le 05 mai 2021 le contrat la liant à la société SADEC AKELYS, et ce pour faute grave. Elle souligne que, même si le contexte de la pandémie était inédit, le régime de chômage partiel existe depuis des années et ne pouvait être ignoré par la défenderesse.
Elle répond aux arguments de la défenderesse que, contrairement à ce qu’affirme cette dernière, elle a présenté des éléments de défense pour tenter de modifier la position de l’inspection du travail. Elle considère toutefois que la position de la société SADEC AKELYS selon laquelle les dispositions de l’ordonnance 2020-346 du 27 mars 2020 relatives aux cadres dirigeants pouvaient être applicables à M. [F], qui occupe les fonctions distinctes de mandataire social, n’est pas soutenable. Elle considère que de ce point de vue l’analyse de l’inspection du travail ne pouvait souffrir de contestation et qu’il ne peut lui être reproché par son expert-comptable de ne pas être allée jusqu’au bout de la procédure de redressement pour la contester ensuite.
S’agissant du préjudice matériel et financier en lien avec la faute de son expert-comptable, INGENIERIE DU BATIMENT expose que cette faute a créé une dette incontestable à sa charge, d’un montant de 31.166, 46 € correspondant à la somme versée suite au redressement, et qu’elle l’a empêchée de bénéficier d’autres aides qu’elle aurait pu recevoir en lieu et place de l’indemnité de chômage partiel, au titre du fonds de solidarité, à hauteur de 12. 000 €. Elle ajoute qu’elle n’avait pas demandé le bénéfice du fonds de solidarité sur la foi des conseils de son expert-comptable qui lui avait indiqué que le cumul avec le chômage partiel était impossible.
Elle précise que le prêt garanti par l’Etat est en cours de remboursement, et conteste l’affirmation de la défenderesse selon laquelle son activité serait en péril et qu’elle frôlerait le dépôt de bilan.
Elle motive sa demande de préjudice moral en raison de l’atteinte à sa crédibilité auprès de l’inspection du travail et des organismes sociaux résultant de la procédure de redressement.
Elle s’oppose à voir écarter l’exécution provisoire, au motif que la faute n’est pas sérieusement contestable et que son préjudice est important.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 15 mars 2024, la SELAS SADEC AKELYS demande au tribunal, au visa des articles 1231 et suivants du Code civil, du code de déontologie des professionnels de l’expertise comptable, de l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-3046 du 27 mars 2020, de :
-débouter la SARL INGENIERIE DU BATIMENT de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
-condamner la SARL INGENIERIE DU BATIMENT à lui verser la somme de 3.000 € au titre des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile,
-condamner la SARL INGENIERIE DU BATIMENT aux entiers frais et dépens de la procédure.
En réponse aux prétentions adverses, la SELAS SADEC AKELYS rappelle en premier lieu que le devoir de conseil de l’expert-comptable s’analyse en une obligation de moyens et non de résultats.
Elle souligne que l’inspection du travail avait dans un premier temps remis en cause le bénéfice du chômage partiel tant pour Mme [W] que pour M. [F]. Elle rappelle avoir conseillé à M. [F] de se faire assister d’un avocat, à qui elle proposait de transmettre les documents utiles à la défense de la société INGENIERIE DU BATIMENT face à l’inspection du travail. Elle estime en effet que la position de cette administration était parfaitement contestable, qu’il existait une certaine incertitude juridique et s’étonne que INGENIERIE DU BATIMENT ait fait choix d’assigner son expert-comptable plutôt que de tenter de faire valoir ses arguments auprès de l’inspection du travail pour faire modifier le positionnement de cette dernière. Elle ajoute qu’il n’apparaît pas clairement si le trop-perçu réclamé par l’inspection du travail à hauteur de 16. 309, 16 € concerne Mme [W] ni M. [F]. Elle considère donc que le préjudice invoqué par la demanderesse n’est pas imputable à une quelconque faute de sa part, mais à son propre refus de contester la position de l’inspection du travail.
Elle invoque l’existence d’un flou juridique sur la question du cumul entre chômage partiel et rémunération du dirigeant de sorte qu’elle ne peut se voir reprocher d’avoir dispensé un mauvais conseil.
Au surplus, elle expose que le préjudice invoqué est indirect, incertain et imprécis. Elle fait valoir qu’aucune explication n’est apportée sur le calcul du montant des indemnités indûment versées au titre du chômage partiel, et qu’il n’est pas davantage démontré que la société entrait dans les conditions du fonds de solidarité, d’une part, et que le cumul entre le chômage partiel et l’intervention du fonds de solidarité, d’autre part, était impossible. S’agissant du préjudice moral, elle s’interroge sur le principe de l’indemnisation du préjudice moral d’une personne morale, la société INGENIERIE DU BATIMENT ne rapportant par ailleurs la preuve d’aucune atteinte à son image, son honneur ou sa réputation.
Par ordonnance en date du 19 mars 2024, le juge de la mise en état a ordonné la clôture de l’instruction et renvoyé l’affaire pour être évoquée à l’audience du 16 avril 2024 devant la formation de juge unique.
La décision a été mise en délibéré au 05 juillet 2024, délibéré prorogé au 22 août 2024, 20 septembre 2024, 27 septembre 2024 et 04 octobre 2024.
Sur la demande principale
Aux termes de l’article 1231-1 du Code civil, relatif à l’inexécution du contrat, le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.
La responsabilité contractuelle est engagée en présence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre les deux.
Le décret n° 2012-432 du 30 mars 2012 impose au professionnel d’établir et de faire signer par son client une lettre de mission définissant les droits et obligations de chacune des parties ; en cas de manquement à ses obligations, l’expert- comptable peut voir sa responsabilité mise en cause ; au-delà des termes du contrat, l’expert-comptable est tenu vis-à-vis de son client d’un devoir de conseil.
L’article 15 du décret n° 2007-1387 portant code de déontologie des professionnels de l’expertise comptable prévoit que, dans la mise en oeuvre de chacune de leurs missions, les experts-comptables sont tenues vis-à-vis de leur client à un devoir d’information et de conseil, qu’elles remplissent dans le respect des textes en vigueur.
Il est de jurisprudence constante qu’il revient à l’expert-comptable, tenu d’une obligation particulière d’information, de rapporter la preuve qu’il a bien exécuté cette obligation.
L’obligation de conseil ainsi définie est une obligation de moyens.
Sur l’existence d’une faute
En l’espèce, aucune des parties ne produit de contrat ou de lettre de mission ne définissant précisément les droits et obligations de chacune des parties, et les missions de la société SADEC AKELYS ; il n’est cependant discuté par aucune des parties que la société SADEC AKELYS était, depuis le début de l’activité d’INGENIERIE DU BATIMENT en janvier 2014, et y compris après le changement de statut de SELARLU en SARL, chargée de la comptabilité au sens strict, mais s’était également occupée du changement de statuts, et établissait les feuilles de paie et les déclarations sociales.
La note d’honoraires de SADEC AKELYS produite par INGENIERIE DU BATIMENT en pièce 27 montre que SADEC AKELYS assurait les prestations suivantes :
-Traitement des spécificités sur les bulletins de salaire et les charges sociales, notamment :
-l’intégration des heures de chômage partiel
-la vérification de l’articulation entre les arrêts de travail et le chômage partiel
-le calcul du taux d’indemnisation et des heures indemnisables
-la vérification du calcul du complément d’indemnité d’activité partielle
-le contrôle particulier des charges sociales et des DSN
-Demande d’indemnisation mensuelle qui comprend :
-la déclaration du nombre d’heures d’activité partielle par salarié
-le suivi et le contrôle des indemnisations.
En l’espèce, INGENIERIE DU BATIMENT a demandé conseil à SADEC AKELYS en adressant le 06 mars 2020 à 11h59 le courriel suivant (pièce 19) à Mme [S] [B] à l’adresse [Courriel 4] : « Pourriez-vous nous indiquer si nous pouvons me (sic) mettre en chômage partiel, vu que tous nos chantiers ont été arrêtés suite au virus du CORONAVIRUS ? ». SADEC AKELYS a apporté en substance le même jour à 12h44 en la personne de Mme [M] [D], responsable de dossiers, la réponse suivante : « Bonjour Madame [W], Suite à l’épidémie du CORONAVIRUS, la liste des cas éligibles à l’activité partielle s’est allongée. De ce fait, vous rentrez dans le cas de la baisse d’activité liée à l’épidémie, vous pouvez donc recourir à l’activité partielle. La demande se fait sur un portail en ligne, je pourrai m’en charger si vous le souhaitez. Pour information, lorsque les salariés sont placés en position d’activité partielle, le contrat de travail est suspendu mais non rompu. Ainsi, sur les heures ou périodes non travaillées, les salariés ne doivent pas être sur leur lieu de travail, à disposition de leur employeur et se conformer à ses directives. Le contrat de travail étant suspendu, les salariés perçoivent une indemnité compensatrice versée par leur employeur. Cette indemnité doit correspondre au minimum à 70% de la rémunération antérieure brute et peut être augmentée par l’employeur. Pour payer cette indemnité, l’entreprise reçoit une allocation financée conjointement par l’Etat et l’Unédic. L’allocation est fixée à :- 7, 74 euros par heure chômée pour les entreprises jusqu’à 250 salariés. Je reste à votre disposition. Bonne journée. Cordialement ».
Alors que le courriel initial était signé de Mme [W] et de M. [F], INGENIERIE DU BATIMENT a répondu à ces explications de l’expert-comptable ne concernant que Mme [W], par un nouveau courriel du même jour à 13h42 « Bonjour. Pouvez-vous vous charger de faire la demande ? M. [F] est aussi concerné. Dans l’attente. Cordialement ».
SADEC AKELYS ayant régularisé la demande d’autorisation au titre de l’allocation d’activité partielle, l’unité départementale des Vosges de la direction du Travail a notifié à INGENIERIE DU BATIMENT, par courriel du 10 mars 2020, sa décision d’autorisation de placement de cette société en activité partielle, pour deux salariés, pour un nombre total de 1.824 heures. Le même jour, M. [F] a retransmis ce courriel à SADEC AKELYS , avec le message suivant : « Bonjour Mme [D], Voici le retour que nous avons eu, c’est vous qui faites les démarches ? Dans l’attente de votre retour . Bien cordialement. [N] [F] » ce à quoi Mme [D] répondait le 12 mars 2020 : « Bonjour. Je me charge des démarches, il faudra simplement m’indiquer le nombre d’heures travaillées, et le nombre d’heures chômées chaque mois. Bonne journée. Cordialement ».
Il ressort de ces différents échanges que SADEC AKELYS, sollicitée par INGENIERIE DU BATIMENT pour savoir si le régime de chômage partiel était applicable à sa situation d’arrêt brutal des chantiers, a répondu sans aucune réserve qu’elle pouvait bénéficier de ce statut, et ce s’agissant de ses deux salariés, tant Mme [W] que M. [F], la précision ayant été demandée expressément par INGENIERIE DU BATIMENT et apportée par SADEC AKELYS. SADEC AKELYS a également par la suite traité mensuellement les demandes d’indemnisation sans aucune réserve et facturé cette prestation.
Or, il ressort du courrier de M. [R], inspecteur du Travail, adressé en date du 23 mars 2021 à M. [F], en qualité de gérant de la SARL INGENIERIE DU BATIMENT (pièce 20 de la demanderesse) que les demandes d’indemnisation adressées pour les deux salariés du 16 mars 2020 au 31 mai 2021 posent difficulté, s’agissant de M. [F], en raison de sa double qualité d’employeur et de salarié, ce qui pose la question de la possibilité de cumul entre un mandat social et un contrat de travail et de l’éligibilité au dispositif d’activité partielle le concernant.
Le fait que le courrier de l’inspecteur du travail soit entaché d’une erreur factuelle, en ce que M. [F] n’était plus associé unique de la société , comme indiqué, Mme [W] étant également devenue associée, ne modifie pas le raisonnement, dès lors que c’est le cumul entre le mandat social, que seul M. [F] détient, et le statut de salarié, qui pose difficulté .
L’inspecteur du travail rappelle la réglementation et la jurisprudence selon lesquelles le cumul n’est admis que si le contrat de travail correspond à un emploi effectif, le contrat de travail supposant l’existence de fonctions techniques distinctes des fonctions résultant du mandat social, et faisant l’objet d’une rémunération distincte du mandat social. De surcroît, l’intéressé doit se trouver dans l’exercice de ses fonctions techniques dans un état de subordination juridique à l’égard de la société.
Tel n’est pas le cas en l’espèce pour M. [F], en absence de lien de subordination avec la société, peu important en l’espèce que M. [F] soit associé unique, comme indiqué par erreur par l’inspecteur du Travail, ou co-associé avec Mme [W], qui exerce la fonction de secrétaire et à laquelle M. [F] n’est pas subordonnée. Par ailleurs, M. [F] ne perçoit aucune rémunération en tant que gérant.
L’article 8 de l’ordonnance n° 20_-346 du 27 mars 2020 relative aux mesures d’urgence en matière d’activité partielle qui prévoit la détermination par un décret des modalités de calcul de l’allocation pour « l’employeur de salariés qui ne sont pas soumis aux dispositions légales ou conventionnelles relatives à la durée du travail » s’applique aux cadres dirigeants salariés, mais pas aux mandataires sociaux et ce d’autant plus qu’il est constant que M. [F] n’a jamais cotisé à l’assurance chômage depuis le 1er juin 2015, ce que ne pouvait ignorer SADEC AKELYS, pas davantage qu’elle ne pouvait ignorer que M. [F] a le double statut de salarié et de mandataire social.
Ne cotisant pas à l’assurance chômage, on conçoit mal que M. [F] soit éligible à une indemnisation au titre du chômage partiel.
Il ne peut être reproché par la défenderesse à INGENIERIE DU BATIMENT d’avoir accepté sans discussion la position de l’inspection du travail dans la mesure où cette dernière, dans le courrier du 23 mars 2021, s’interrogeait également sur l’activité réelle de Mme [W] et les raisons motivant sa mise en activité partielle depuis un an, en observant que les chantiers du bâtiment n’avaient jamais vraiment été à l’arrêt, et que INGENIERIE DU BATIMENT a répondu à l’inspection du travail en fournissant à l’inspection du travail les éléments demandés, de sorte que l’éligibilité de Mme [W] au chômage partiel n’a finalement pas été remise en question par l’inspection du travail, et que les allocations reçues par INGENIERIE DU BATIMENT au titre de Mme [W] ne lui ont finalement pas été réclamées (cf pièce 35 a de la demanderesse). Par ailleurs, s’agissant de M. [F], sans contesté le bien-fondé juridique de la position de l’inspection du travail, le conseil de INGENIERIE DU BATIMENT, dans son courrier du 26 avril 2021, a plaidé la bonne foi de ce dernier et l’absence d’intention frauduleuse.
SADEC AKELYS, dans ses écritures, soutient que la situation de pandémie était inédite et qu’il pouvait exister des incertitudes quant aux conditions de mise en place du chômage partiel de sorte que INGENIERIE DU BATIMENT était fondée à contester la position de l’inspection du travail et à contester une éventuelle mesure de redressement.
Elle ne démontre cependant pas le mal fondé de la position de l’inspection du travail et de la possibilité pour INGENIERIE DU BATIMENT d’échapper au remboursement des sommes versées au titre de la prise en charge du chômage partiel de M. [F].
Par ailleurs, il convient de rappeler que SADEC AKELYS a, sans formuler aucun doute ni aucune réserve, répondu de manière affirmative à INGENIERIE DU BATIMENT dès le 06 mars 2020 et transmis à la direction du travail la demande d’allocation au titre de l’activité partielle concernant les deux salariés entre le 06 et le 10 mars 2020, soit antérieurement à la promulgation de l’ordonnance du 27 mars 2020. En cas d’incertitude ou de flou juridique, il lui appartenait, dans le cadre de son obligation de conseil, d’en faire part à INGENIERIE DU BATIMENT, de manière à permettre à cette société d’être pleinement éclairée dans le choix des aides qu’elle était en droit de solliciter, voire de conseiller à INGENIERIE DU BATIMENT de solliciter l’avis préalable de la direction du travail.
Il en ressort un comportement fautif de SADEC AKELYS qui a manqué à son obligation de conseil.
Sur le préjudice matériel et financier :
Il apparaît que c’est suite aux conseils hasardeux de SADEC AKELYS que INGENIERIE DU BATIMENT a sollicité le bénéfice d’allocations de chômage partiel s’agissant de M. [F], allocations qu’elle a dû ensuite rembourser dans le cadre du redressement.
INGENIERIE DU BATIMENT produit différentes pièces relatives au montant de ces sommes :
-en pièce 20, un courrier de la direction régionale du travail Grand Est en date du 23 mars 2021, récapitulant , au titre des demandes d’indemnisation pour activité partielle, le nombre d’heures et le montant total pour M. [F] soit 1.395, 89 heures et 28.528, 30 € sur la période de mars 2020 à février 2021
-en pièce 28, la notification en date du 10 août 2021 par l’agent comptable de l’agence de services et de paiement (ASP), d’un ordre de recouvrement du trop- perçu de la somme de 16.309, 16 € au titre de l’aide activité partielle, INGENIERIE DU BATIMENT restant redevable de la somme de 10.732, 19 €
– en pièce 29, la demande de délais de paiement formulée le 13 septembre 2021 par INGENIERIE DU BATIMENT sur cette somme de 10.732, 19 € pour la période de mars 2020 à août 2020
-en pièce 32, le courrier de l’ASP du 24 septembre 2021 acceptant un échéancier entre octobre 2021 et février 2022
-en pièce 33, un courrier de l’ASP du 07 mars 2022 acceptant un échéancier entre avril et novembre 2022 sur la somme due par INGENIERIE DU BATIMENT de 13.427, 07 €
-en pièce 34, un courriel de M. [R], inspecteur du Travail, évoquant « l’importance des sommes concernées (M. [F] : de mars 2020 à mars 2021 pour un total de 1.534 h et 31.166, 46 euros) » .
Nonobstant cette dernière pièce, INGENIERIE DU BATIMENT justifie qu’il lui a été demandé par l’ASP le versement, au titre de l’ensemble de la période, des sommes de 16.309, 16 € + 13.427, 07 € , soit un total de 29.736, 23 € qui constitue un préjudice matériel en lien direct avec la faute de SADEC AKELYS .
INGENIERIE DU BATIMENT sollicite au surplus une somme de 12.000 € au motif qu’elle n’ a pas pu bénéficier d’autres aides qu’elle aurait été en droit de recevoir en lieu et place des indemnités de chômage partiel , et plus spécifiquement l’aide au titre du fonds de solidarité. Elle se fonde à cet effet sur l’attestation versée en pièce 24 émanant de la société SONEG, son nouvel expert-comptable, selon laquelle INGENIERIE DU BATIMENT aurai pu bénéficier d’une aide de 1.500 € par mois d’avril à décembre 2020, sauf novembre, soit 1.500 €x 8 = 12.000 €.
Cette seule attestation, non étayée, et procédant par affirmation, ne suffit pas à démontrer que INGENIERIE DU BATIMENT était effectivement éligible au fonds de solidarité.
Ainsi que le fait observer SADEC AKELYS, l’une des conditions posées pour bénéficier du fonds de solidarité était le fait d’avoir réalisé un bénéfice imposable majoré des sommes versées au dirigeant inférieur à 60.000 €. Or, le bénéfice imposable de la société INGENIERIE DU BATIMENT au titre de l’année 2019 était de -50.841 € , auquel il doit être rajouté les rémunérations et charges versées à M. [F] en 2019, soit 86.422, 84 € et 33.913, 20 € , ce qui aboutit à un bénéfice corrigé de + 69.495, 04 €. De ce fait, INGENIERIE DU BATIMENT n’ y était pas éligible.
Il n’est par ailleurs pas démontré que le cumul entre les aides au titre du chômage partiel ne pouvaient être cumulées avec les aides au titre du fonds de solidarité.
Le préjudice invoqué à ce titre n’est pas constitué.
Sur le préjudice moral :
Il est de jurisprudence acquise que les personnes morales, au nombre desquelles les sociétés, peuvent être victimes d’un préjudice moral notamment en cas d’atteinte au droit à la protection de leur nom , de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation.
En l’espèce, le préjudice allégué par la demanderesse pour atteinte à son honneur ou à sa réputation n’est nullement constitué, s’agissant d’un litige habituel entre la direction du Travail et une société relativement à l’interprétation des conditions d’éligibilité au dispositif de chômage partiel, sans que cette procédure n’ait fait l’objet de publicité auprès du public, notamment les partenaires ou clients de cette société et n’ait donc eu d’incidence sur sa réputation ou son image.
La société INGENIERIE DU BATIMENT sera dès lors déboutée de cette demande.
Sur les dispositions annexes :
La société SADEC AKELYS, qui succombe à l’instance pour l’essentiel, sera condamnée aux entiers dépens .
Condamnée aux dépens, la société SADEC AKELYS sera condamnée au versement à la société INGENIERIE DU BATIMENT d’une somme qu’il est équitable de fixer à 3.000 euros, en application de l’article 700 du Code de procédure civile.
Par application de l’article 514 du Code de procédure civile, l’exécution provisoire est de droit, aucun motif n’étant invoqué de nature à en écarter l’application.
Le Tribunal, statuant par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et susceptible d’appel,
CONDAMNE la SELAS SADEC à payer à la SARL INGENIERIE DU BATIMENT la somme de 29.736, 23 euros (vingt-neuf mille sept cent trente six euros vingt trois centimes ), avec intérêts au taux légal à compter du 18 mars 2022,date de l’assignation,
DEBOUTE la SARL INGENIERIE DU BATIMENT du surplus de ses demandes,
CONDAMNE la SELAS SADEC AKELYS à payer à la SARL INGENIERIE DU BATIMENT la somme de 3.000 euros (trois mille euros) sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile,
CONDAMNE la SELAS SADEC AKELYS aux entiers dépens,
DIT que l’exécution provisoire du présent jugement est de droit.
Le présent jugement a été signé par le Greffier et le Président.
LE GREFFIER LE PRESIDENT