Refus de la fondation Giacometti d’authentifier une oeuvre : que faire ?

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Refus de la fondation Giacometti d’authentifier une oeuvre : que faire ?

Il ne saurait d’y avoir d’abus ni plus généralement aucune faute, pour le titulaire du droit moral d’un auteur, à exprimer, à la demande du propriétaire d’une oeuvre, un avis sur l’authenticité de celle-ci fondé sur l’analyse d’un comité d’experts reconnus dans le domaine.

Le droit moral de l’auteur

Le droit moral de l’auteur au respect de son nom ne donne pas à celui-ci (ainsi qu’à ses héritiers ou légataires) le devoir de se prononcer sur l’authenticité de chaque oeuvre qu’on lui présente, ni a fortiori de modifier son avis à chaque fois qu’on lui présente des éléments nouveaux.

Autrement formulé, la loi ne fait pas du titulaire du droit moral un certificateur obligatoire.

La mission de « certificateur »

S’il exerce une telle mission de certificateur, il se place dans la même situation que toute personne prétendant pouvoir distinguer les oeuvres authentiques des imitations, et c’est seulement aux personnes concernées (amateurs, propriétaires…) qu’il incombe de lui donner du crédit dans ce rôle.

L’affaire Giacometti

En l’espèce, au-delà de l’argument du droit moral qui est manifestement dépourvu de fondement, l’action envisagée vise à reprocher à une personne d’avoir émis, à la demande de l’intéressé, un avis exprimé sur la base de l’opinion de techniciens reconnus pour des motifs certes succincts mais explicites (défectuosité apparente du tirage), et d’avoir refusé de modifier ultérieurement cet avis lorsqu’un autre expert a adopté une opinion contraire. Il est manifeste qu’un tel grief n’est pas susceptible de caractériser une faute. L’action envisagée est donc vouée à l’échec.

La demande d’expertise

Pour rappel, aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.

L’obtention de telles mesures est subordonnée à plusieurs conditions, à savoir :

– l’absence de procès devant le juge du fond ;
– l’existence d’un motif légitime ;
– l’intérêt probatoire du demandeur, apprécié notamment au regard de la mesure sollicitée et des intérêts du défendeur ;
– la nature légalement admissible de la mesure demandée.

À ce stade, le juge n’est pas tenu de caractériser l’intérêt légitime du demandeur au regard des règles de droit éventuellement applicables ou des différents fondements juridiques des actions que ce dernier envisage d’engager, puisqu’il s’agit seulement d’analyser le motif légitime qu’a le demandeur de conserver ou d’établir l’existence de faits en prévision d’un éventuel procès, lequel peut être de nature civile ou pénale.

Si le litige au fond peut n’être qu’éventuel, la mesure sollicitée doit toutefois reposer sur des faits précis, objectifs et vérifiables, qui permettent de projeter ce litige futur comme plausible et crédible (Cass. 2e Civ., 16 mars 2017, n° 16-13.950).

Dès lors, si l’action est manifestement vouée à l’échec, la mesure d’instruction n’a pas de motif légitime (Cass. Com., 18 janvier 2023, pourvoi n° 22-19.539).

Résumé de l’affaire : La société Alexandre Landre détient, pour le compte de M. N, une sculpture intitulée « Femme plate V » du sculpteur Z. En 2014, le comité V de la fondation Z a jugé que cette sculpture était un « tirage défectueux » et ne devait pas figurer dans le catalogue raisonné de l’artiste. En 2022, la société Landre a sollicité l’expertise de M. T, qui a trouvé la sculpture conforme à un autre exemplaire, mais n’a pas pu comparer avec celui de la fondation, qui a refusé, qualifiant la sculpture de contrefaçon. Insatisfaite, la société Landre a assigné la fondation en référé pour obtenir une expertise judiciaire sur l’authenticité de la sculpture. La société demande que l’expert compare la sculpture avec d’autres exemplaires et réclame 7 000 euros. La fondation s’oppose à l’expertise et demande 8 000 euros. La société Landre argue que la fondation a un devoir d’authentification, tandis que la fondation soutient que son refus est légitime et que l’action est prescrite. Le juge des référés a rejeté la demande d’expertise et condamné la société Landre à payer 4 000 euros à la fondation.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

10 octobre 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG
24/52939
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

N° RG 24/52939 – N° Portalis 352J-W-B7I-C4NKZ

N° : 9-CH

Assignation du :
11 Avril 2024

[1]

[1] 2 Copies exécutoires
délivrées le:

ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
rendue le 10 octobre 2024

par Arthur COURILLON-HAVY, Juge au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,

Assisté de Célia HADBOUN, Greffière.
DEMANDERESSE

LA SOCIÉTÉ ALEXANDRE LANDRE [Localité 5], société par actions simplifiée unipersonnelle
[Adresse 2]
[Localité 4]

représentée par Maître Pascal-pierre GARBARINI de la SAS GARBARINI ET ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS – #D0827

DEFENDERESSE

LA FONDATION [Z] ET ANNETTE [V]
[Adresse 1]
[Localité 3]

représentée par Maître Hélène DUPIN de la SELARL HDA AVOCATS, avocats au barreau de PARIS – #D1370

DÉBATS

A l’audience du 12 Septembre 2024, tenue publiquement, présidée par Arthur COURILLON-HAVY, Juge, assisté de Célia HADBOUN, Greffière,

Nous, Président,

Après avoir entendu les conseils des parties,

Vu l’assignation en référé introductive d’instance, délivrée le 11 avril 2024, et les motifs y énoncés,

EXPOSÉ DU LITIGE

La société ‘Alexandre landre [Localité 5]’ (la société Landre) détient, pour le compte de M. [S] [N] qui lui en a donné mandat de vente, un exemplaire de l’oeuvre « Femme plate V » du sculpteur Giacometti.
M. [N] avait précédemment recherché l’avis du « comité [V] », au sein de la fondation ‘[Z] et annette [V]’ (la fondation [V], ou la fondation), lequel, en septembre 2014, a estimé que sa sculpture était un « tirage défectueux », non conforme au plâtre original de l’artiste et ne devait pas être inscrite au catalogue raisonné de celui-ci tenu par la fondation.
Dans la perspective de la vente, en 2022, la société Landre a fait appel à l’expertise de M. [T] [R] qui a comparé l’objet avec l’exemplaire de la même oeuvre se trouvant au Centre [6] et les a trouvés identiques mais n’a pas pu le comparer avec l’exemplaire se trouvant par ailleurs entre les mains de la Fondation [V], celle-ci le lui ayant refusé, affirmant que la sculpture de M. [N] était une contrefaçon et proposant seulement un nouvel examen à huis-clos par les trois membres de son comité.
Insatisfaite de cette proposition d’examen qu’elle estime non contradictoire, la société Landrea, le 11 avril 2024, assigné la fondation [V] en référé sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, demandant une expertise judiciaire de l’authenticité de la sculpture.

Prétentions des parties

À l’audience et dans ses conclusions soutenues oralement, la société Landre demande en substance que l’expert se prononce sur l’authenticité de sa sculpture après l’avoir notamment comparée aux deux exemplaires de la même oeuvre se trouvant à Beaubourg pour l’un et entre les mains de la fondation [V] pour l’autre, outre la condamnation de la défenderesse à lui payer 7 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

À l’audience et dans ses conclusions soutenues oralement, la fondation [V] s’oppose à l’expertise et réclame 8 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Moyens des parties

La société Landre estime que la recherche de la preuve d’authenticité de la sculpture en cause est en lien avec un éventuel procès en ce que la fondation [V], étant investie du droit moral de l’artiste, a le devoir de participer à l’authentification de ses oeuvres et son refus peut être fautif s’il est considéré comme abusif, outre que l’intégration d’une oeuvre authentique au catalogue raisonné d’un artiste peut être ordonnée judiciairement en raison de l’impératif d’objectivité auquel ce catalogue doit répondre (mais elle précise ne pas avoir demandé une telle intégration au catalogue).
Elle conteste l’incidence de la renonciation contractuelle de M. [N] à exercer l’action envisagée contre la fondation, faisant valoir d’une part que c’est elle, et non M. [N], qui engagera l’action, d’autre part que la validité de cette renonciation sera précisément contestée dans le cadre du procès, ce qui échappe au pouvoir du juge des référés.
En défense, la fondation [V] soutient que la mesure est inutile et n’est pas légitime car fondée sur une action vouée à l’échec dès lors que le refus d’inscription dans un catalogue raisonné relève de la liberté d’expression et n’est pas susceptible d’être fautif, qu’un comité d’artiste ne peut être contraint de certifier l’attribution d’un objet à l’artiste contre l’avis de ses spécialistes, que M. [N] a, par sa demande d’avis en 2014, pris un engagement contractuel lui interdisant d’agir contre les membres du comité concernant leur expertise et contre la fondation à raison du catalogue raisonné, que l’action est en toute hypothèse prescrite car l’avis litigieux date de 2014

MOTIVATION

Aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.
L’obtention de telles mesures est subordonnée à plusieurs conditions, à savoir :- l’absence de procès devant le juge du fond ;
– l’existence d’un motif légitime ;
– l’intérêt probatoire du demandeur, apprécié notamment au regard de la mesure sollicitée et des intérêts du défendeur ;
– la nature légalement admissible de la mesure demandée.

À ce stade, le juge n’est pas tenu de caractériser l’intérêt légitime du demandeur au regard des règles de droit éventuellement applicables ou des différents fondements juridiques des actions que ce dernier envisage d’engager, puisqu’il s’agit seulement d’analyser le motif légitime qu’a le demandeur de conserver ou d’établir l’existence de faits en prévision d’un éventuel procès, lequel peut être de nature civile ou pénale.
Si le litige au fond peut n’être qu’éventuel, la mesure sollicitée doit toutefois reposer sur des faits précis, objectifs et vérifiables, qui permettent de projeter ce litige futur comme plausible et crédible (Cass. 2e Civ., 16 mars 2017, n° 16-13.950).
Dès lors, si l’action est manifestement vouée à l’échec, la mesure d’instruction n’a pas de motif légitime (Cass. Com., 18 janvier 2023, pourvoi n° 22-19.539).
Au cas présent, la demanderesse indique elle-même que l’expertise n’a pas pour but de rechercher l’inscription de la sculpture en cause au catalogue raisonné de l’artiste. Le débat sur la possibilité d’un procès à ce titre est donc sans objet (outre qu’il a été tranché par la Cour de cassation en 2014, sans nouveau revirement depuis, dans le sens de la liberté d’expression de l’auteur du catalogue raisonné).
Elle justifie la mesure demandée par la recherche éventuelle de la responsabilité civile de la fondation [V] du fait de son refus de reconnaitre l’authenticité de cette sculpture. Comme la demanderesse l’indique elle-même, une telle responsabilité ne pourrait être engagée qu’en cas d’abus.
Or il ne saurait d’y avoir d’abus ni plus généralement aucune faute, pour le titulaire du droit moral d’un auteur, à exprimer, à la demande du propriétaire d’une oeuvre, un avis sur l’authenticité de celle-ci fondé sur l’analyse d’un comité d’experts reconnus dans le domaine. Le droit moral de l’auteur au respect de son nom ne donne pas à celui-ci (ainsi qu’à ses héritiers ou légataires) le devoir de se prononcer sur l’authenticité de chaque oeuvre qu’on lui présente, ni a fortiori de modifier son avis à chaque fois qu’on lui présente des éléments nouveaux. Autrement formulé, la loi ne fait pas du titulaire du droit moral un certificateur obligatoire. S’il exerce une telle mission de certificateur, il se place dans la même situation que toute personne prétendant pouvoir distinguer les oeuvres authentiques des imitations, et c’est seulement aux personnes concernées (amateurs, propriétaires…) qu’il incombe de lui donner du crédit dans ce rôle.
Ainsi, au-delà de l’argument du droit moral qui est manifestement dépourvu de fondement, l’action envisagée vise à reprocher à une personne d’avoir émis, à la demande de l’intéressé, un avis exprimé sur la base de l’opinion de techniciens reconnus pour des motifs certes succincts mais explicites (défectuosité apparente du tirage), et d’avoir refusé de modifier ultérieurement cet avis lorsqu’un autre expert a adopté une opinion contraire. Il est manifeste qu’un tel grief n’est pas susceptible de caractériser une faute. L’action envisagée est donc vouée à l’échec.
Par conséquent, la demande d’expertise est rejetée.
Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

La société Landre, qui perd le procès, est tenue aux dépens et doit indemniser la défenderesse de ses frais, à une hauteur que l’équité permet de fixer à 4 000 euros.

PAR CES MOTIFS

Le juge des référés, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par ordonnance contradictoire en premier ressort :

Rejettons la demande d’expertise

Condamnons la société Alexandre Landre [Localité 5] aux dépens ainsi qu’à payer 4 000 euros à la fondation [Z] et annette [V] au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait à Paris le 10 octobre 2024

La Greffière, Le Président,

Célia HADBOUN Arthur COURILLON-HAVY


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