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N° T 22-84.537 F-D
N° 00857
RB5
5 SEPTEMBRE 2023
REJET
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 5 SEPTEMBRE 2023
Mmes [Z] et [M] [V], MM. [L] et [P] [V], parties civiles, ont formé un pourvoi contre l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, 4e section, en date du 1er juillet 2022, qui a confirmé l’ordonnance du juge d’instruction s’étant déclaré incompétent pour informer sur leur plainte du chef de diffamation publique envers un particulier.
Un mémoire a été produit.
Sur le rapport de M. Dary, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de Mmes [Z] et [M] [V], MM. [L] et [P] [V], et les conclusions de M. Tarabeux, avocat général, après débats en l’audience publique du 6 juin 2023 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Dary, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Boudalia, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. Le 28 juillet 2021, M. [L] [V], ancien président de la République d’Albanie, son épouse, Mme [M] [V], et leurs enfants, Mme [Z] [V] et M. [P] [V], tous quatre de nationalité albanaise et résidant en Albanie, ont porté plainte et se sont constitués partie civile devant le doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Paris contre M. [F] [I], secrétaire d’Etat américain, du chef de diffamation publique envers un particulier en raison de la publication, le 19 mai précédent, sur le site internet du département d’Etat américain, d’un communiqué de presse en anglais contenant des propos jugés diffamatoires, pouvant se traduire ainsi : « En ce jour, j’annonce la désignation publique de M. [L] [V], qui a exercé les fonctions de député, de Président et de Premier ministre de l’Albanie, pour cause d’implication dans des affaires de corruption massive. En sa qualité de Premier ministre d’Albanie en particulier, M. [V] a pris part à des actes de corruption, tel le détournement de fonds publics et l’interférence dans la vie publique, en abusant notamment de son pouvoir dans son propre intérêt et pour enrichir ses alliés politiques et les membres de sa famille au détriment de la confiance placée par le peuple albanais dans les institutions gouvernementales et les représentants politiques de son pays. Sa rhétorique démontre par ailleurs sa volonté d’échapper, et de faire échapper les membres de sa famille et ses alliés politiques, à toutes enquêtes indépendantes, efforts anticorruption et mesures de reddition des comptes ».
3. Le même jour, M. [I] a publié depuis son compte Twitter un texte en anglais, dont la première phrase, après traduction, signifie : « les actes de corruption de l’ex-président albanais, [L] [V], ont sapé la démocratie ».
4. Le 1er février 2022, le magistrat instructeur a rendu une ordonnance d’incompétence et disant n’y avoir lieu à informer.
5. Les parties civiles ont relevé appel de cette décision.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a confirmé l’ordonnance d’incompétence et disant n’y avoir lieu à informer prise par le juge d’instruction à la suite de leur plainte du 28 juillet 2021, alors :
« 1°/ que les juridictions françaises sont compétentes pour juger des propos diffamatoires diffusés par Internet lorsque ceux-ci sont destinés, même de manière non exclusive, au public français et peuvent ainsi être rattachés au territoire de la République ; qu’en jugeant que les propos poursuivis concernant la vie politique albanaise, diffusés en langue anglaise par le secrétaire d’Etat américain sur le site du département d’Etat américain et sur le compte Twitter dudit secrétaire, aient été relayés en langue française par un article du Figaro et deux articles du Courrier des Balkans, et que 7 personnes résidant en France, dont deux albanais naturalisés français, en aient eu connaissance, ne suffisait pas à établir qu’ils étaient destinés au public français, lorsque la publication litigieuse, par sa dimension internationale, visait notamment le public français, ce que démontre d’ailleurs le relais de ces informations par les médias nationaux, la chambre de l’instruction a méconnu les articles 113-2 et 113-2-1 du code pénal, 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ qu’il appartient aux juges du fond, avant d’exclure la compétence des juridictions françaises, de rechercher tout élément de rattachement au territoire national autre que la simple accessibilité comme, notamment, l’intérêt du public, le sujet traité, sa dimension internationale et la volonté de l’auteur des propos d’en porter la connaissance au plus grand nombre ; qu’en confirmant l’ordonnance d’incompétence, lorsque les propos incriminés portaient sur un sujet de politique internationale susceptible d’intéresser un très large public dans un grand nombre de pays et dont le département d’Etat américain a voulu se faire l’écho auprès du plus grand nombre, la chambre de l’instruction a de plus fort méconnu les articles 113-2 et 113-2-1 du code pénal, 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
3°/ qu’en application de l’alinéa 2 de l’article 113-2 du Code pénal, une infraction est réputée commise sur le territoire de la République lorsque l’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire ; que la publicité est un élément constitutif du délit de diffamation prévu par la loi du 29 juillet 1881, de sorte que la compétence des juridictions françaises doit être retenue lorsqu’un propos diffamatoire diffusé sur internet est accessible en France ; qu’en rejetant la compétence des juridictions françaises, lorsqu’il résulte des mentions mêmes de la décision attaquée que les propos litigieux ont été relayés par des médias français et que des personnes résidant en France ont pu y avoir accès, la chambre de l’instruction n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a méconnu les articles 113-2 et 113-2-1 du code pénal, 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 591 et 593 du code de procédure pénale.»
Réponse de la Cour
7. Pour confirmer l’ordonnance entreprise, l’arrêt attaqué énonce qu’il résulte de la jurisprudence de la chambre criminelle (Crim.,12 juillet 2016, pourvoi n° 15-86.645, Bull. crim. 2016, n° 218) que, s’agissant de propos diffusés par internet, le critère d’accessibilité aux propos litigieux depuis le territoire français ne peut suffire à lui seul à caractériser un acte de publication sur ce territoire, rendant le juge français compétent pour en connaître.
8. Les juges en déduisent qu’il doit être recherché si les propos poursuivis peuvent être rattachés au territoire de la République, c’est-à-dire s’ils sont destinés au public français.
9. Ils relèvent qu’en l’espèce, la plainte avec constitution de partie civile vise des propos publiés en langue anglaise, par le secrétaire d’Etat américain, d’une part sur le site du département d’Etat américain, d’autre part sur son compte Twitter, le siège de la société Twitter étant situé aux Etats-Unis.
10. Ils ajoutent que les propos poursuivis concernent la vie politique albanaise, les plaignants résidant en Albanie, pays dont ils sont ressortissants.
11. Ils concluent que, bien que les propos poursuivis aient ensuite été relayés en langue française dans un article du Figaro et dans deux articles du Courrier des Balkans, actes de publication au demeurant non poursuivis par les plaignants, et que sept personnes, résidant en France, en aient eu connaissance via le réseau social Twitter, à savoir cinq ressortissants albanais et deux personnes nées au Kosovo et en Albanie, naturalisées françaises, cela ne suffit pas à établir qu’ils étaient destinés au public français.
12. En se déterminant ainsi, la chambre de l’instruction n’a méconnu aucun des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.
13. En premier lieu, en l’absence de tout critère rattachant au territoire de la République les propos incriminés, la circonstance que ceux-ci, du fait de leur diffusion sur le réseau internet, aient été accessibles depuis ledit territoire ne caractérisait pas, à elle seule, un acte de publication sur ce territoire rendant le juge français compétent pour en connaître.
14. En second lieu, les plaignants auraient pu poursuivre les organes de presse ayant repris en France les propos dénoncés.
15. Ainsi, le moyen doit être écarté.
16. Par ailleurs, l’arrêt est régulier en la forme.