AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le cinq janvier mil neuf cent quatre vingt quinze, a rendu l’arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller GUERDER, les observations de Me RYZIGER, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général LIBOUBAN ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
– LA LIGUE FRANCAISE DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN, partie civile, contre l’arrêt de la cour d’appel de VERSAILLES, 9ème chambre, en date du 13 janvier 1993, qui, dans la procédure suivie contre Jean-Claude X…, du chef de provocation à la discrimination raciale, a relaxé le prévenu, et débouté la partie civile ;
Vu le mémoire produit ;
Sur le moyen unique de cassation pris de la violation de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, des articles 485, 593 du Code de procédure pénale ;
« en ce que la décision attaquée a relaxé Jean-Claude X… des fins de la poursuite et dit que le délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe en raison de leur origine en raison de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion non déterminée, n’était pas constituée ;
« aux motifs que si le dessin dont s’agit est expressif et met en relief l’aspect menaçant des jeunes concernés et si, sans doute, le ton du dialogue figurant dans ce dessin est d’une ironie grinçante et la tonalité générale de celui-ci dépourvue de toute bienveillance, ce dessin, cependant, dont les débats ont montré qu’il était paru dans un organe de presse à diffusion nationale sans, semble-t-il, avoir été l’objet de poursuites, doit être replacé dans le contexte général incriminé qui, traitant de certains aspects des débats sur l’insécurité et l’immigration, ne revêt pas un ton excessivement polémique outrancier ;
que d’ailleurs, la légende du dessin, qui relève que l’insécurité est souvent le fait de bandes ethniques et qui énumère à côté des blacks et des beurs, les redskins, sans que cette énumération, qui est suivie de points de suspension, soit limitative, n’est dénoncée de manière ni violente, ni même démesurée ;
que, dès lors, l’écrit dont s’agit ne présente pas la charge explosive relevée par les premiers juges ;
que ne constituant pas une incitation claire et sans équivoque à la discrimination, à la haine ou à la violence, il n’est pas, contrairement à ce qu’on relevé les premiers juges, de nature à susciter des sentiments de discrimination ou de haine de la part de la grande majorité des lecteurs vis à vis des africains de race noire ou d’ethnie magrébine ;
que tout en pouvant être ressenti désagréablement, il ne s’écarte pas, pour autant, de la polémique admissible dans le cadre de la liberté d’opinion et d’expression ;
« alors, d’une part, que pour apprécier si un dessin et sa légende constituent une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, les juges du fond doivent tenir compte exclusivement du dessin incriminé et non des articles qui peuvent figurer par ailleurs dans une publication, qu’en affirmant que le dessin doit être reclassé dans le contexte général de l’écrit incriminé traitant de certains aspects des débats sur l’insécurité, l’immigration et qui ne revêtiraient pas un ton excessivement polémique ou outrancier, la décision attaquée a violé l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ;
« alors, d’autre part, que dès lors que le dessin incriminé reproduit exclusivement des jeunes de race noire ou ayant le type magrébin, dont certains armés notamment d’un gourdin, d’un rasoir, d’une lampe à souder ou d’un couteau, avec la mention que l’insécurité est souvent le fait de bandes ethniques (blacks, beurs) ce dessin est de nature à provoquer une discrimination ou la haine raciale dans le mesure où il a pour objet de suggérer que les ethnies considérées sont responsables de violences et d’insécurité ;
que le fait que les redskins soient dans la légende mentionnés à côté des blacks et des beurs n’étant pas de nature à atténuer l’effet provoqué par le dessin qui vise des bandes ethniques, la Cour a violé les textes susvisés ;
« alors enfin, que les juges du fond, saisis d’une poursuite pour provocation à la haine ou à la discrimination raciale n’ont pas à rechercher si un article s’écarte de la polémique admissible et ont le devoir d’entrer en condamnation dès lors qu’il constatent une provocation au sens de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ;
qu’en n’y procédant pas, ils ont violé les textes susvisés » ;
Vu lesdits articles ;
Attendu qu’il appartient à la Cour de Cassation d’exercer son contrôle sur le point de savoir si, dans les propos retenus par la prévention, se retrouvent les éléments légaux de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, telle que définie par l’article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881 modifiée ;
Attendu qu’il appert de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que Jean-Claude X… a été poursuivi, sur plainte avec constitution de partie civile de l’association Ligue des Droits de l’Homme, et renvoyé devant la juridiction correctionnelle, du chef de provocation à la discrimination raciale ;
que la poursuite a incriminé la publication et la distribution, dans le journal « National 92 », surtitré « Hiver 1990-1991 N 2 », d’un article intitulé « Insécurité ça suffit », illustré par un dessin représentant un adolescent de type européen, coiffé d’un béret, un ministre, et neuf adolescents de type africain ou maghrébin, dont trois armés d’une batte, d’un rasoir et d’un couteau ;
que le premier personnage demandant au second « à propos de ces jeunes, vous ne remarquez rien, M’sieur Y…? », le dessin prêtait à celui-ci la réponse « Si, bien sûr, il y a de plus en plus de bacheliers parmi eux » ;
que le dessin était assorti de la légende suivante :
« L’insécurité est souvent le fait de bandes ethniques (blacks, redskins, beurs…) » ;
Attendu que pour infirmer, sur les appels du prévenu et du ministère public, le jugement de condamnation du tribunal correctionnel, renvoyer le prévenu des fins de la poursuite, et débouter la partie civile, la cour d’appel observe que le dessin doit être replacé dans le contexte général de l’écrit incriminé qui, traitant de certains aspects des débats sur l’insécurité et l’immigration, ne revêt pas un ton excessivement polémique ou outrancier, et que la légende du dessin « n’est énoncée de manière ni violente ni même démesurée » ;
que les juges en déduisent que l’écrit incriminé ne présente pas la charge explosive relevée par les premiers juges, qu’il ne constitue pas une incitation claire et sans équivoque à la discrimination, à la haine ou à la violence, qu’il n’est pas de nature à susciter des sentiments de discrimination ou de haine de la part de la grande majorité des lecteurs vis à vis des africains de race noire ou d’ethnie maghrébine, et que tout en pouvant être ressenti désagréablement, il ne s’écarte pas pour autant de la polémique admissible dans le cadre de la liberté d’opinion et d’expression ;
Mais attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée du dessin et des propos incriminés, lesquels, sous une apparence humoristique, imputaient l’insécurité de la ville à certaines personnes, en raison de leur origine, ou de leur appartenance à une race ou à une ethnie, et avaient pour objet l’incitation à la discrimination envers ces personnes ;
D’où il suit que la cassation est encourue ;
Par ces motifs,
CASSE ET ANNULE l’arrêt de la cour d’appel de Versailles, en date du 13 janvier 1993, mais seulement en ses dispositions concernant l’action civile, toutes autres dispositions dudit arrêt étant expressément maintenues, et pour qu’il soit à nouveau jugé conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l’impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la Cour d’appel de Versailles, sa mention en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement annulé ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. Milleville conseiller le plus ancien, faisant fonctions de président en remplacement du président empêché, M. Guerder conseiller rapporteur, MM. Pinsseau, Joly, Martin, Grapinet conseillers de la chambre, Mmes Batut, Fossaert-Sabatier, M. de Larosière de Champfeu conseillers référendaires, M. Libouban avocat général, Mme Nicolas greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;