Préavis de rupture commerciale : ou en est-on ?

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Préavis de rupture commerciale : ou en est-on ?

L’étude de la jurisprudence de la cour d’appel de Paris démontre une tendance croissante dans la durée du préavis accordé en fonction de la durée de la relation démontrée, au-delà de 11 ans cet effet s’inverse et la durée du préavis en mois devient inférieure à la durée de la relation en année.

Les autres critères classiquement retenus par la jurisprudence (pour fixer la durée du préavis) sont l’absence de dépendance économique, l’absence d’exclusivité territoriale, l’absence de clause de non concurrence, l’absence de contraintes de distribution particulières imposées par le fournisseur, et l’existence de produits substituables, au regard de la part des produits dans le chiffre d’affaires de la société.

Pour rappel, en application de l’article L. 442-6 I du code de commerce dans sa rédaction applicable au présent litige,  » engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (…) :

5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (…) « .

Le premier des critères à prendre en compte pour évaluer la durée du délai de préavis raisonnable est l’ancienneté de la relation rompue.

L’article L. 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au présent litige ne sanctionnant que la brutalité de la rupture de relations commerciales établies, à condition qu’elle ait généré une difficulté de réorganisation chez le cocontractant, le préjudice indemnisable sont peut se prévaloir une partie victime d’une rupture brutale résulte précisément des difficultés de réorganisation que cette rupture génère.

Résumé de l’affaire :

Contexte de l’affaire

La SAS [15] est un grossiste spécialisé dans la vente de produits de jardin et a distribué les produits de la SAS [8] depuis 1983. En octobre 2010, la SAS [8] a notifié à la SAS [15] son intention de mettre fin à leur relation commerciale avec un préavis de 11 mois.

Procédures judiciaires initiales

En février 2012, la SAS [15] a assigné la SAS [8] devant le tribunal de commerce de Lyon, contestant la validité du délai de préavis. Le tribunal a débouté la SAS [15] en juillet 2015. Après la signification du jugement, la SAS [15] a tenté d’interjeter appel, mais des erreurs de procédure ont conduit à la caducité de sa déclaration d’appel.

Appels et décisions judiciaires

Un nouvel appel a été introduit en janvier 2016, mais a été déclaré irrecevable en raison de sa tardiveté. La cour d’appel de Paris a confirmé cette irrecevabilité, et la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la SAS [15] en février 2019.

Responsabilité de l’avocat

En janvier 2017, la SAS [15] a informé son avocat de son intention de le tenir responsable pour la perte de chance d’obtenir une réformation du jugement. En septembre 2019, elle a assigné la SELARL [10], l’ancien avocat, pour engager sa responsabilité civile professionnelle.

Décisions du tribunal de Colmar

Le tribunal de Colmar a déclaré la SELARL [10] incompétente territorialement, renvoyant l’affaire à Paris. En novembre 2022, une ordonnance a déclaré irrecevable l’action de la SELARL [10] contre un autre avocat, confirmée en appel en septembre 2023.

Demandes de la SAS [15]

La SAS [15] a demandé des dommages-intérêts pour un total de 522 787 euros, incluant des pertes de marge brute et des frais liés à des difficultés de réorganisation. Elle a reproché à la SELARL [10] de ne pas avoir respecté les délais de procédure.

Arguments de la SELARL [10]

La SELARL [10] a contesté toute faute, affirmant que l’avocat plaidant avait mal orienté la procédure. Elle a également soutenu que la rupture des relations commerciales n’était pas brutale et que le préavis de 11 mois était suffisant.

Motivations du tribunal

Le tribunal a reconnu la faute de la SELARL [10] pour ne pas avoir signifié la déclaration d’appel dans les délais. Il a évalué la perte de chance de la SAS [15] à 20 % et a condamné la SELARL [10] à verser 93 405 euros pour la perte de chance d’obtenir un préavis plus long.

Conclusion du jugement

Le tribunal a rejeté les autres demandes de la SAS [15], condamné la SELARL [10] aux dépens, et lui a ordonné de payer 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

6 novembre 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG
21/05514
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :

1/1/2 resp profess du drt

N° RG 21/05514 – N° Portalis 352J-W-B7F-CUH3O

N° MINUTE :

Assignation du :
05 Février 2021

JUGEMENT
rendu le 06 Novembre 2024
DEMANDERESSE

S.A.S. [15]
SIEGE SOCIAL
[Adresse 2]
[Localité 4]

Représentée par Me Flore ABOUKRAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0098

DÉFENDERESSE

S.E.L.A.R.L. [10], anciennement dénommée SCP [V] & [6], société civile professionnelle d’avocats, immatriculée au RCS de [Localité 12] sous le numéro [N° SIREN/SIRET 3], prise en la personne de son gérant domicilié es-qualité audit siège ;
[Adresse 1]
[Localité 5]

Représentée par Me Denis DELCOURT POUDENX, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0167

Décision du 06 Novembre 2024
1/1/2 resp profess du drt
N° RG 21/05514 – N° Portalis 352J-W-B7F-CUH3O

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Monsieur Benoit CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Président de formation,

Madame Marjolaine GUIBERT, Vice-présidente
Madame Valérie MESSAS, Vice-présidente
Assesseurs,

assistés de Madame Marion CHARRIER, Greffier

DÉBATS

A l’audience du 09 Octobre 2024
tenue en audience publique

JUGEMENT

Prononcé par mise à disposition
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

La SAS [15] est un grossiste spécialisé dans la vente de produits  » grand public  » dédiés au jardin et assurait notamment la distribution des produits de la SAS [8] depuis 1983.

Par courrier recommandé avec accusé de réception du 22 octobre 2010, la SAS [8] a informé la SAS [15] de sa volonté de mettre fin à leurs relations commerciales à l’issue d’un délai de préavis de 11 mois.

Par exploit d’huissier du 16 février 2012, la SAS [15] a fait assigner la SAS [8] devant le tribunal de commerce de Lyon aux fins d’engager sa responsabilité sur le fondement de l’insuffisance du délai de préavis initialement fixé.

Par jugement du 20 juillet 2015, le tribunal de commerce de Lyon a débouté la SAS [15] de ses demandes.

Le 31 juillet 2015, la SAS [8] a fait signifier le jugement, l’acte d’huissier indiquant qu’un appel pouvait être interjeté devant la cour d’appel de Lyon.

Par acte annulant et remplaçant l’acte du 31 juillet 2015, un huissier a signifié une nouvelle fois à la SAS [15] le jugement du tribunal de commerce de Lyon le 7 septembre 2015, lui indiquant qu’un appel pouvait être interjeté devant la cour d’appel de Paris, juridiction d’appel spécialisée en matière de contentieux des pratiques restrictives de concurrence.

Le conseil habituel de la SAS [15], Maître [M], avocat inscrit au barreau de Colmar, ne pouvait postuler devant la cour d’appel de Paris et a chargé le 14 septembre 2015 la SCP [V] et [6], avocat au barreau de Paris, d’interjeter appel du jugement du 20 juillet 2015 et d’assurer le suivi de la procédure.

La SCP [V] et [6], aux droits et obligations de laquelle vient la SELARL [10], a régularisé une déclaration d’appel devant la cour d’appel de Paris le 22 septembre 2015, et a été informée par un avis du greffe du 28 octobre 2015 de l’absence de constitution d’avocat par la société [8] et de la nécessité de procéder par voie de signification.

La SCP [V] et [6], aux droits et obligations de laquelle vient la SELARL [10], a omis de de dénoncer la déclaration d’appel à la SAS [8].

Considérant que la signification de l’intimée n’était pas intervenue dans le délai d’un mois suivant l’avis du greffe, le conseiller de la mise en état de la cour d’appel de Paris a, par un avis du 1er décembre 2015, déclaré caduque la déclaration d’appel du 22 septembre 2015.

Le 11 janvier 2016, la SAS [15] a une nouvelle fois interjeté appel du jugement du 20 juillet 2015 et a fait assigner la SAS [7] à comparaître devant la cour d’appel de Paris par acte du 28 janvier 2016.

Par ordonnance du 14 juin 2016, le conseiller de la mise en état de la cour d’appel de Paris a toutefois déclaré l’appel introduit le 11 janvier 2016 irrecevable en raison de sa tardiveté.

Par un arrêt du 23 novembre 2016, la cour d’appel de Paris a confirmé l’irrecevabilité de la déclaration d’appel du 11 janvier 2016.

Par un arrêt du 20 février 2019, la chambre commerciale de la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Paris et rejeté le pourvoi formé par la SAS [15].

Par courrier recommandé avec avis de réception du 23 janvier 2017, la SAS [15] a indiqué à Me [D] [Y], avocat à la SCP [V] et [6], sa volonté d’engager sa responsabilité et de l’indemniser d’un préjudice fondé sur la perte de chance de voir réformer le jugement du 20 juillet 2015 en appel.

Par courrier du 10 février 2017, Me [Y], avocat à la SCP [V] et [6], a contesté le préjudice subi par la SAS [15].

C’est dans ce contexte que, par acte extrajudiciaire du 18 septembre 2019, la SAS [15] a fait assigner la SELARL [10], anciennement SCP [V] et [6], devant le tribunal de grande instance de Colmar aux fins d’engager sa responsabilité civile professionnelle sur le fondement de l’article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable à l’époque.

Par ordonnance du 5 février 2021, le tribunal judiciaire de Colmar s’est déclaré territorialement incompétent au profit du tribunal judiciaire de Paris et l’examen du litige a été renvoyé devant le tribunal de céans.

Par acte du 16 décembre 2021, la SELARL [10] a fait assigner en intervention forcée la SELARL [M] [G] [S] [J].

Les deux procédures ont été jointes.

Par ordonnance du 17 novembre 2022 confirmée en appel le 6 septembre 2023, le juge de la mise en état a notamment déclaré irrecevable comme prescrite l’action de la SELARL [10] dirigée contre la SELARL [M] [G] [S] [J].

Par ordonnance du 8 juin 2023, le juge de la mise en état a rejeté la demande de sursis à statuer et la demande de disjonction d’instance en rappelant que le tribunal n’était, en raison de l’irrecevabilité précédemment prononcée, plus saisi de l’instance ayant opposé la société [10] à la société [J] [S].

Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 5 avril 2022, la SAS [15] demande au tribunal de débouter la SELARL [10] de ses demandes et de la condamner à lui payer la somme de 522 787 euros en réparation de la perte de chance subie, la somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et les entiers dépens.

Elle reproche à la SELARL [10] de ne pas avoir dénoncé la déclaration d’appel du 22 septembre 2015 dans le délai imparti à l’intimée qui n’avait pas constitué avocat. En réponse au moyen adverse, elle rappelle à titre liminaire que la question de la dénomination sociale de l’intimée, déjà tranchée par le jugement du 20 juillet 2015, n’a aucune incidence sur le présent litige. Elle ajoute qu’il revient à l’avocat postulant, responsable en cas d’erreur de procédure, de s’assurer notamment du respect des délais de procédure et de la bonne délivrance et communication des actes. Elle considère qu’il revenait à ce titre à l’avocat postulant, préalablement à la déclaration d’appel, de s’assurer de l’existence juridique tant de son mandant que de l’adversaire de celui-ci et qu’elle aurait dû, en cas de doute, interroger son dominus litis ou la société [15]. Elle soutient qu’aucune faute ne peut être reprochée à l’avocat plaidant, dès lors que la SELARL [10], si elle démontre avoir informé Me [M] qu’elle avait interjeté appel, ne justifie pas lui avoir transmis ni la déclaration d’appel ni l’avis du greffe du 28 octobre 2015. Me [M] n’ayant jamais été informé de la nécessité de procéder par voie de signification, elle considère la SELARL [10] malvenue à objecter ne pas avoir reçu d’instruction de la part de son dominus litis. Elle précise enfin que le siège social de l’intimée n’a pas changé, et qu’en tout état de cause la SELARL [10] pouvait faire signifier la déclaration d’appel au dernier domicile connu.

Le second appel par déclaration du 11 janvier 2016 ayant été jugé tardif de manière définitive par les tribunaux, elle conclut que la faute professionnelle de l’avocat postulant est indiscutable, précisant que Me [Y] l’avait expressément reconnu dans son courrier du 10 février 2017.

Pour caractériser son préjudice, elle expose avoir été privée, par la faute de la SELARL [10] qui n’a pas dénoncé correctement la déclaration d’appel à la SAS [7], de la possibilité d’interjeter appel du jugement du 20 juillet 2015.

Elle soutient avoir eu de sérieuses chances d’obtenir l’infirmation du jugement ayant considéré suffisant le délai de préavis de 11 mois accordé à la SAS [15], dès lors que :
– le tribunal a en l’espèce retenu une durée de relations commerciales de 23 années, là où elle entendait produire de nouveaux éléments devant la cour d’appel pour démontrer une relation commerciale établie de 27 années, notamment l’attestation de M. [O], ancien salarié de la société [7] et désormais salarié de la SAS [15], témoignant de relations commerciales depuis la fin d’année 1984, ainsi que des documents comptables (inventaire au 30 septembre 1984, état du stock) confirmant qu’elle distribuait des produits [7] dès 1983 et des échanges de courriers en fin d’année 2010 dans lesquels la SAS [15] évoquait un début de relations commerciales à partir de 1983;
– elle soutient que la cour d’appel aurait considéré insuffisant le délai de préavis de 11 mois accepté par le tribunal, au regard du délai de préavis de 2 ans accordé à la société [9] pour une relation d’affaires de 16 ans, de la production du jugement du tribunal de commerce de Marseille du 10 décembre 2012 condamnant la SAS [7] à payer à la SAS [13], société dans une situation similaire, la somme de 246 000 euros en réparation du préjudice résultant d’une insuffisance du préavis au regard de l’ancienneté des relations commerciales et de la part significative du chiffre d’affaires réalisé, et des jurisprudences dont elle entendait faire état ;

Au vu des éléments produits, elle estime que la cour d’appel, au regard du nombre d’années des relations commerciales établies, aurait retenu un délai de préavis raisonnable d’une durée de 24 mois et sollicite en conséquence l’indemnisation de la perte de marge brute pour avoir été privée de 13 mois de préavis et du coût des produits [7] en stock lors de la rupture, soit l’octroi de la somme de 467 025 euros telle qu’évaluée les 9 janvier 2012 et 8 octobre 2012 par le cabinet d’expertise comptable [14] compensant le manque à gagner au titre de la rupture brutale des relations commises par la SAS [7]. Elle sollicite également l’indemnisation de la somme de 50 000 euros correspondant au préjudice subi du fait de difficultés de réorganisation, exposant avoir été contrainte de rechercher de nouveaux distributeurs, d’accepter, pour compenser la baisse du chiffre d’affaires, la distribution de produits à faible taux de marge et d’élargir en septembre 2013 sa zone d’activité dans 12 départements, ce qui a nécessité l’embauche de trois nouveaux commerciaux et a emporté l’augmentation de ses frais généraux, qui sont passés de 2 à 3 % à 5 à 6 % (pb LC).

Enfin, elle estime que la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et les dépens pour un montant de 225 euros auxquels elle a été condamnée en première instance auraient été récupérés lors de la réformation du jugement par la cour d’appel, de sorte qu’il convient de condamner la SELARL [10] à lui payer la somme totale de 522 787 euros.

Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 24 octobre 2023, la SELARL [10] demande au tribunal de prononcer la jonction des deux instances portant les numéros 21/5514 et 21/15526, de débouter la SAS [15] de ses demandes, de la condamner à verser à la société [11] prise en sa qualité d’assureur de la SELARL [10] le somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et de la condamner aux entiers dépens, avec recouvrement dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.

Elle conteste avoir commis une faute, dès lors que l’avocat plaidant, Me [M], l’a saisie en urgence sans lui préciser quelle entité juridique, de la SAS [8] ou de la SAS [7], il convenait d’intimer. Elle ajoute qu’elle n’avait pas à pallier cette erreur initiale du dominus litis, et qu’en l’état elle ne pouvait délivrer l’acte à une société radiée. Elle considère donc Me [M] seul responsable de la caducité de la déclaration d’appel, dès lors qu’il n’a pas délivré d’instruction claire et qu’il n’a pas vérifié que les formalités accomplies répondaient bien à ses instructions.
Elle conteste que Me [Y] ait jamais reconnu sa responsabilité dans cette affaire, ajoutant que l’aveu de la matérialité d’un fait ne pouvant être assimilé à une reconnaissance de responsabilité et Me [Y] ayant toujours contesté l’existence d’un préjudice.
Elle dénie ensuite l’existence d’un préjudice en soutenant que la perte de chance dont se prévaut la société [15] est purement hypothétique dès lors que la rupture notifiée à la SAS [15] n’était pas brutale, celle-ci ayant bénéficié d’un préavis de 11 mois par courrier du 28 octobre 2010 et n’ayant pas établi devant le tribunal que ses relations commerciales avec la société [7] auraient bien débuté en 1983, de sorte que le tribunal avait retenu une durée de 23 années de relations commerciales au lieu de 27 alléguées. Elle conteste la force probatoire des trois pièces nouvellement communiquées dès lors qu’il s’agit d’une attestation établie par l’un de ses salariés, et de deux documents comptables internes de la société [15].
Elle considère le délai de préavis de 11 mois de toute façon suffisant pour permettre à la SAS [15] de réorganiser son activité, rappelant que le caractère raisonnable de ce délai doit être évalué à partir non seulement de la durée des relations commerciales entre les deux sociétés, mais également de l’absence d’exclusivité territoriale, de l’absence de clause de non concurrence, de l’absence de contraintes de distribution particulières imposées par la SAS [7], de l’existence de produits de traitement de jardin substituables et de l’absence de dépendance économique, les produits [7] ne représentant qu’une part minoritaire dans le chiffre d’affaires de la société [15]. Elle souligne le fait que le chiffre d’affaires de 2014 de la société demanderesse était semblable à celui atteint en 2011 avant la rupture, que ses résultats ont connu une nette hausse à compter de 2015 et qu’elle ne justifie globalement d’aucune baisse notable de son activité de 2008 à 2019, des variations de son chiffre d’affaires ayant toujours existé. Elle ajoute qu’un préavis de 11 mois est conforme aux usages et à la jurisprudence applicable et que les jurisprudences citées par la société demanderesse ne sont pas applicables en l’espèce, faute de preuve d’une situation similaire.

Subsidiairement, elle estime le préjudice de 522 587 euros manifestement surévalué. Elle considère en effet qu’indemniser la SAS [15] de la somme de 431 100 euros reviendrait à compenser les effets de la rupture, et non d’un seul préavis trop court. Elle ajoute que la SAS [15] ne peut, sans se contredire, être indemnisée de la somme de 36 462 euros correspondant à la détention d’un stock restant de produits [7] suite à la rupture, dès lors qu’elle pouvait sans difficulté écouler les stocks restants. Elle conclut enfin au débouté de la demande d’indemnisation de 50 000 euros au titre de difficultés de réorganisation, la rupture brutale visant précisément à compenser les difficultés de réorganisation et la SAS [15] ne démontrant en outre aucune difficulté de la sorte, ses résultats financiers étant restés stables après la rupture et le volume de ses ventes s’étant même accru à compter de 2015.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est expressément renvoyé à leurs dernières écritures, dans les conditions de l’article 455 du code de procédure civile.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 16 novembre 2023.

MOTIVATION

Selon l’article 768 du code de procédure civile, le tribunal ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion.

Sur la demande de jonction

La jonction des deux instances portant les numéros 21/5514 et 21/15526 ayant été ordonnée par décision du 6 janvier 2022, cette demande de la SELARL [10] apparaît sans objet.

Sur l’action en responsabilité civile professionnelle

Par la présente action, la SAS [15] entend engager la responsabilité civile professionnelle de la SELARL [10], avocat, sur le fondement de l’ancien article 1147, devenu l’article 1231-1 du code civil.

Aux termes de cet article, le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.

Un avocat engage sa responsabilité en cas de défaillance au devoir de conseil inhérent à l’exercice de sa profession, étant précisé qu’il lui appartient de se renseigner auprès de ses clients et de les informer des éléments utiles à l’action en justice qu’ils entendent mener. Lui incombe également un devoir de mise en garde, voire de dissuasion en cas de procédure manifestement vouée à l’échec. Son obligation de conseil est toutefois réduite en présence d’un client disposant de compétences professionnelles, sans pouvoir toutefois disparaître totalement.

Un avocat engage également sa responsabilité lorsqu’il commet un certain nombre de manquements dans la conduite des procédures qui lui sont confiées, et notamment lorsqu’il omet de déposer des conclusions, lorsqu’il introduit tardivement une action ou un appel, lorsque l’irrecevabilité d’une action est encourue par sa négligence ou alors lorsqu’il développe une argumentation manifestement inadéquate.

En application de l’article 1353 du code civil, celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation.

En l’espèce, la SAS [15] fait grief à son ancien avocat de lui avoir, par ses fautes professionnelles, fait perdre une chance d’obtenir une meilleure décision en appel.

– Sur la caractérisation de la faute

Aux termes de l’article 411 du code de procédure civile, le mandat de représentation en justice emporte pouvoir et devoir d’accomplir au nom du mandant les actes de procédure.

Il est constant que la SCP [V] et [6], aux droits et obligations de laquelle vient désormais la SELARL [10], a été chargée par la SAS [15], en qualité d’avocat postulant, de faire appel du jugement rendu le 22 septembre 2015 par le tribunal de commerce de Lyon, et d’assurer le suivi de la procédure d’appel.

Il n’est par ailleurs pas contesté que cette société n’a pas fait signifier la déclaration d’appel du 22 septembre 2015 au défendeur non constitué, rendant ladite déclaration caduque, et rendant hors délai toute tentative d’un nouvel appel postérieur.

Si la SELARL [10] conteste sa faute en se retranchant derrière les informations erronées et le manque de diligence de Me [M], avocat plaidant de la SAS [15], force est de constater que la question de la dénomination sociale de l’intimée, déjà tranchée dans le jugement du 20 juillet 2015, s’avère sans incidence sur le présent litige dès lors qu’une éventuelle erreur dans la désignation de l’intimée commise dans la déclaration d’appel n’est pas de nature à entraîner l’irrecevabilité de l’appel. Ladite société, ayant fait l’objet d’une fusion absorption en 2010, n’ayant en tout état de cause pas changé de siège social, l’acte de dénonciation pouvait valablement être effectué au dernier domicile connu.

A la suite de sa déclaration d’appel du 22 septembre 2015, la SELARL [10] a été rendue destinataire le 28 octobre 2015 d’un avis du greffe l’informant de l’absence de constitution d’avocat par l’intimée et l’invitant à procéder par voie de signification, conformément à l’article 902 du code de procédure civile.

La SELARL [10] ayant à cette date été seule informée de l’absence de constitution d’avocat en défense, il lui appartenait le cas échéant de transmettre cette information à son mandant afin de solliciter toute instruction utile et, en tout état de cause en vertu du mandat précité, de faire signifier l’acte à l’intimée dans le délai d’un mois rappelé par le greffe, à peine de caducité.

En l’absence de signification dans le délai d’un mois de la déclaration d’appel à l’intimé qui n’avait pas constitué avocat, la SELARL [10] a commis une faute susceptible d’engager sa responsabilité civile professionnelle.

– Sur la caractérisation des préjudices

La SAS [15] soutient que la carence de son avocat postulant lui a fait perdre une chance d’obtenir la réformation du jugement du tribunal de commerce de Lyon en appel et évalue à 522 787 euros le préjudice ainsi subi, se décomposant comme suit :
– 431 100 euros au titre de sa perte de marge brute pour l’année 2010/2011 ;
– 36 462 euros correspondant au stock des produits [7] détenus par la SAS [15] ;
– 50 000 euros en réparation de difficultés de réorganisation.

– Sur la perte de chance d’obtenir en appel l’indemnisation de sa perte de marge brute pour l’année 2010/2011

Le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu.

Le préjudice susceptible d’engager la responsabilité de l’avocat fautif doit être certain. Il peut être constitué par une perte de chance, c’est-à-dire la disparition d’une éventualité favorable. Cette chance doit être certaine, donc exister de façon réelle et sérieuse, même si la probabilité de sa survenance est faible. Il faut donc établir, pour caractériser l’existence de ce préjudice, que la possibilité de réalisation de l’événement était certaine avant la survenance du fait dommageable ayant conduit à la disparition de cette chance.

La charge de la preuve de l’existence d’une chance perdue incombe au demandeur, conformément aux dispositions de l’article 1353 du code civil.

Dans le cas de la perte de chance de soumettre son litige à une juridiction ou d’obtenir un avantage lié à une procédure judiciaire, la perte de chance se caractérise en fonction de la probabilité de succès de ladite procédure. Il faut donc démontrer que l’action avait une chance sérieuse de succès en reconstituant la discussion qui aurait eu lieu devant la juridiction si aucune faute n’avait été commise.
Dans le cas où l’existence d’une perte de chance est établie, le préjudice est calculé selon une quote-part de l’avantage qui était escompté, un pourcentage de chance que l’événement favorable se produise. La faiblesse de la probabilité de la survenance de l’événement favorable affecte donc le quantum du préjudice retenu, et non le principe même de la réparation. Le montant de la réparation est limité à la chance perdue et ne peut être égal à l’avantage qui aurait été obtenu si la chance s’était pleinement réalisée.

Il revient dès lors à la SAS [15] de démontrer que, si elle avait pu faire appel du jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon le 20 juillet 2015, elle aurait eu de sérieuses chances d’obtenir que la cour d’appel de Paris estime insuffisant le délai de préavis de 11 mois accordé par son fournisseur au profit d’un délai de préavis de 24 mois, et l’indemnise des préjudices financiers en résultant.

En application de l’article L. 442-6 I du code de commerce dans sa rédaction applicable au présent litige,  » engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (…) :
5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (…) « .

Le premier des critères à prendre en compte pour évaluer la durée du délai de préavis raisonnable est l’ancienneté de la relation rompue.
Or, la SAS [15] verse aux débats trois nouvelles pièces démontrant que ses relations commerciales avec la SAS [7] ont débuté en 1983, soit une durée de 27 ans de relations commerciales au lieu des 23 ans au minimum retenus par le tribunal en première instance, de sorte que la faute de l’avocat postulant lui a fait perdre une chance de produire ces pièces en cause d’appel et d’obtenir que la cour retienne une ancienneté de 27 années.
Cependant, si l’étude de la jurisprudence de la cour d’appel de Paris démontre une tendance croissante dans la durée du préavis accordé en fonction de la durée de la relation démontrée, au-delà de 11 ans cet effet s’inverse et la durée du préavis en mois devient inférieure à la durée de la relation en année.
Les autres critères classiquement retenus par la jurisprudence, à savoir l’absence de dépendance économique, l’absence d’exclusivité territoriale, l’absence de clause de non concurrence, l’absence de contraintes de distribution particulières imposées par le fournisseur, et l’existence de produits de traitement de jardin substituables, au regard de la part des produits [7] dans le chiffre d’affaires de la société [15] apparaissent avoir été dûment examinés par le tribunal de commerce de Lyon, et la SAS [15] n’apporte pas d’éléments de nature à remettre en cause l’appréciation faite en première instance à ce titre.
Elle ne justifie notamment pas avoir été dans une situation comparable à celle de la société [9], laquelle aurait bénéficié d’un préavis de 2 années à l’issue de 16 années de distribution de produits [7].
Si elle indique en outre avoir été privée d’une chance de produire en cause d’appel le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 10 décembre 2012, non produit en première instance, condamnant la SAS [7] à payer à la SAS [13] la somme de 246 000 euros en réparation du préjudice résultant d’une insuffisance de préavis de 7 mois, force est de constater que les deux distributeurs n’étaient pas dans une situation comparable, la SAS [13] pouvant justifier d’une plus grande ancienneté dans les relations commerciales (30 ans) et surtout de la commercialisation de produits relevant d’un marché où l’offre est qualifiée par le tribunal de  » relativement restreinte « , ce qui n’est pas le cas du domaine d’activité de la SAS [15].
Les éléments issus du code de bonne conduite des pratiques commerciales entre professionnels du bricolage, du jardinage et de l’aménagement de la maison produit en pièce n° 11 par la SELARL [10] afin de démontrer que le délai de 11 mois serait déjà très favorable à la demanderesse, établi plusieurs années après la rupture litigieuse, ne saurait par ailleurs être applicable à la présente espèce.

Au regard des nouveaux éléments que la SAS [15] aurait produits devant la cour d’appel et notamment de l’importance de la durée de relations établies mise en balance avec la présence de nombreux autres fournisseurs de produits de traitement de jardin, l’existence de stocks importants de produits [7] avant la date d’échéance du préavis accordé ayant permis à la SAS [15] de prolonger de fait le délai litigieux, et le fort aléa démontré par la jurisprudence versée aux débats par chacune des parties, la perte de chance d’obtenir que la cour d’appel évalue le délai de préavis raisonnable à 24 mois doit être évaluée à 20 %.

La SAS [15] verse aux débats l’attestation de son expert-comptable estimant le montant de la perte de marge brute pour l’exercice 2010/2011 résultant de l’arrêt des relations commerciales avec la société [7] à la somme de 431 100 euros, soit 18,70 % du chiffre d’affaires total (pièce en demande n° 12) et sollicite la condamnation de la société défenderesse à lui payer ce montant. Ce faisant, le tribunal comprend qu’elle sollicite l’indemnisation d’un manque à gagner de 12 mois au lieu des 13 mois qu’elle revendique dans ses écritures, probablement compte-tenu de l’aléa composant par essence le préjudice de perte de chance.

Au regard du pourcentage de perte de chance retenue, la SELARL [10] doit être condamnée à payer à la SAS [15] la somme de 431 100 / 12 mois x 13 mois de préavis supplémentaires x 20 % = 93 405 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du présent jugement et jusqu’à complet paiement en application de l’article 1231-7 du code civil, en réparation de la perte de chance d’obtenir que la cour d’appel évalue à 24 mois le délai de préavis non fautif.

– Sur l’indemnisation de la somme de 36 462 euros correspondant à la détention d’un stock de produits [7]

La SAS [15], qui sollicite dans un premier temps l’indemnisation d’une perte de marge brute liée selon elle à la seule disparition des produits [7], ne saurait valablement soutenir avoir subi un préjudice du fait de la détention de produits [7] après la rupture. Dès lors qu’il n’est ni démontrée ni même allégué que la société [7] aurait interdit au distributeur d’écouler les stocks restants, ce préjudice doit être rejeté.

– Sur l’indemnisation de 50 000 euros fondée sur des difficultés de réorganisation

L’article L. 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au présent litige ne sanctionnant que la brutalité de la rupture de relations commerciales établies, à condition qu’elle ait généré une difficulté de réorganisation chez le cocontractant, le préjudice indemnisable sont peut se prévaloir une partie victime d’une rupture brutale résulte précisément des difficultés de réorganisation que cette rupture génère.

Dans ces conditions, ce préjudice est d’ores-et-déjà indemnisé au titre de la perte de chance précitée, et la demande supplémentaire de condamnation de la SELARL [10] au paiement de 50 000 euros doit être rejetée.

Sur les frais du procès et l’exécution provisoire

Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.

La SELARL [10] est condamnée aux dépens.

En application de l’article 700 du code de procédure civile, dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou la partie perdante à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a lieu à condamnation.

Il est équitable de condamner la SELARL [10], à payer à la SAS [15] la somme de 6.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et de la débouter de sa propre demande au titre de ses frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal, statuant après débats en audience publique, par jugement contradictoire rendu en premier ressort par mise à disposition au greffe,

DÉCLARE sans objet la demande de jonction des deux instances portant les numéros 21/5514 et 21/15526 ;

CONDAMNE la SELARL [10] à payer à la SAS [15] la somme de 93 405 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du présent jugement et jusqu’à complet paiement, en réparation de la perte de chance subie ;

REJETTE le surplus des demandes principales de la SAS [15] ;

CONDAMNE la SELARL [10] aux dépens ;

CONDAMNE la SELARL [10] à payer à la SAS [15] la somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

DÉBOUTE la SELARL [10] de sa propre demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 06 Novembre 2024

Le Greffier Le Président
Marion CHARRIER Benoit CHAMOUARD


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