Pratiques anti-concurrentielles : les garanties du procès équitable

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Pratiques anti-concurrentielles : les garanties du procès équitable

L’action du ministre chargé de l’économie

En droit interne, l’action du ministre chargé de l’économie exercée sur le fondement de l’article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits est de nature civile (en ce sens, Com. 18 octobre 2011, n° 10-28.005 qui valide la qualification d’action en responsabilité quasi délictuelle) et est soumise aux règles du code de procédure civile. Et, conformément à ces dernières, l’assignation, acte de procédure, ne peut être annulée que pour des vices de forme ou de fond au sens des articles 112 et suivants du code de procédure civile. 

L’enquête pour pratiques anticoncurrentielles

L’enquête pour pratiques anticoncurrentielles ne constitue qu’un mode de recueil des preuves, elle n’est pas le support nécessaire de l’assignation, la nullité de la première, à supposer que le juge civil puisse la prononcer, n’emportant pas celle de la seconde. Et, l’absence de preuves qui en résulterait, soit à raison de leur irrecevabilité soit faute pour elles d’être aptes à emporter la conviction du juge, n’est pas une cause de nullité de l’acte introductif d’instance mais un moyen de défense au fond conduisant au rejet des prétentions qu’il contient.

L’application du droit à un procès équitable

En application de l’article 6 « Droit à un procès équitable » de la CESDH :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle [‘].

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ».

Une juridiction saisie en appel d’une condamnation pour pratiques anticoncurrentielles,  n’est pas juge de la constitutionnalité des lois, même à travers leur mise en oeuvre concrète, et elle ne peut mobiliser juridiquement les principes issus de la DDHC qui font partie intégrante du bloc de constitutionnalité (CConst., 27 décembre 1973, n° 73-51 DC). 

Si ce n’est pour affirmer le haut degré de reconnaissance d’une norme pour souligner symboliquement sa valeur et apprécier sa pleine portée, le juge judiciaire ne peut appliquer directement ces principes généraux aux litiges qui lui sont soumis, son habilitation légale en la matière étant circonscrite par les articles 126-1 et suivants du code de procédure civile qui ne sont pas en débat. 

Ce constat, fait pour l’application de l’article 9 de la DDHC vaudra pour celle de ses articles 7 et 8 invoqués infra pour la détermination des imputabilités et l’appréciation de l’amende civile.

Action civile ou action pénale 

L’action introduite par le ministre chargé de l’économie sur le fondement de l’article L 442-6 III du code de commerce, action autonome de protection du fonctionnement du marché et de la concurrence (en ce sens, Com., 8 juillet 2008, n° 07-16.761), a pour objet la défense de l’ordre public économique français par la répression des pratiques restrictives de concurrence qu’il mentionne et, ainsi que l’a précisé le Conseil constitutionnel (décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011), le rétablissement de l’équilibre des rapports entre partenaires commerciaux, ce dernier objectif constituant le motif d’intérêt général fondant la limitation de la liberté d’entreprendre. 

Il dispose, sur le fondement des articles L 450-1 et suivants du code de commerce, de moyens d’enquête importants que la Cour de justice de l’Union européenne a qualifiés de moyens exorbitants par rapport au droit commun pour l’application de l’article 1er du Règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 qui n’est pas en débat et ne constitue pas un critère d’application de l’article 6 de la CESDH mais est néanmoins éclairant sur la nature de la procédure en cause (CJUE, 22 décembre 2022, Galec, C-98/22, §26, la Cour y voyant, pour soustraire à l’action de la matière civile et commerciale et au regard de l’amende civile demandée, l’exercice de la puissance publique). 

Il est enfin le seul, avec le ministère public, à avoir qualité pour solliciter le prononcé d’une amende civile d’un montant élevé de 2 millions ou assis sur celui des sommes indument versées.

La notion d’accusation en matière pénale appliquée au droit de la concurrence   

Ainsi, la CEDH (Carrefour c. France, 1er octobre 2019, 37858/14) a jugé que :

« 40. La Cour rappelle à cet égard que la notion d’ « accusation en matière pénale », telle que la conçoit l’article 6§1, est une notion autonome. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une telle accusation doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second, la nature même de l’infraction, et le troisième, le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale [‘]. Ces considérations valent aussi pour la notion de  » personne accusée d’une infraction  » à laquelle renvoie l’article 6§2 de la Convention [‘].

S’agissant des deux premiers de ces critères la Cour observe que, prévue par l’article L 442-6 du code de commerce, l’infraction dont il s’agit ne relève pas en droit interne du droit pénal. 

Elle observe toutefois également que le Conseil constitutionnel a précisé que l’amende civile instituée par cette disposition « a la nature d’une sanction pécuniaire » et que le principe de la personnalité des peines est applicable. Quant au troisième critère, la Cour relève la sévérité de la sanction encourue, puisqu’il s’agit d’une amende civile pouvant atteindre deux millions d’euros. Ces éléments confirment l’applicabilité de l’article 6 dans son volet pénal [‘], applicabilité que, du reste, le Gouvernement admet.

Au vu de ces considérations et à la lumière de sa jurisprudence consolidée en la matière, la Cour considère que l’article 6 de la Convention, dans son volet pénal, est applicable à l’amende civile à laquelle la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce « .

Il est dès lors acquis que, au regard des moyens d’enquête mis en oeuvre et du montant de l’amende demandée, dont le caractère civil est indifférent à raison de sa nature de sanction et de sa sévérité, l’action du ministre relève de la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH, les exigences d’équité du procès étant de ce fait plus strictes que sous le volet civil (CEDH, Moreira Ferreira c. Portugal, 11 juillet 2017, n° 19867/12, §67). Et, la CEDH envisage la procédure pénale comme un tout englobant la phase d’enquête (CEDH, Dvorski c. Croatie, 20 octobre 2015, n° 25703/11, §76 :  » la Cour rappelle que si l’article 6 a pour finalité principale, au pénal, d’assurer un procès équitable devant un « tribunal » compétent pour décider du « bien-fondé de l’accusation », il n’en résulte pas qu’il se désintéresse des stades antérieurs à la phase de jugement. Ainsi, l’article 6 – surtout son paragraphe 3 – peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si et dans la mesure où son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès « ). Aussi, les actes d’enquête querellés doivent également être appréciés sous l’angle de la  » matière pénale « .

Pour autant, ainsi qu’il a été dit, l’autonomie de cette qualification n’emporte pas application au litige et à l’examen de la recevabilité des éléments de preuve les règles internes de droit pénal et de procédure pénale. 

En outre, le jugement de l’affaire sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH ne se satisfait pas d’un examen isolé des violations alléguées mais commande une appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble pour apprécier l’impact effectif des premières sur le procès et sur l’appréciation portée par le tribunal au sens de l’article 6 de la CESDH.

Ainsi, la Cour a précisé la méthodologie pertinente en ces termes :

– CEDH, 9 novembre 2018, Beuze c. Belgique, n° 71409/10) :

« 120. L’équité d’un procès pénal doit être assurée en toutes circonstances. Toutefois, la définition de la notion de procès équitable ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres à chaque affaire [‘]. Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6§1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable [‘].

121. Ainsi que la Cour l’a relevé à maintes reprises, le respect des exigences du procès équitable s’apprécie au cas par cas à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident, bien que l’on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce. Pour apprécier l’équité globale d’un procès, la Cour prend en compte, s’il y a lieu, les droits minimaux énumérés à l’article 6§3, qui montrent par des exemples ce qu’exige l’équité dans les situations procédurales qui se produisent couramment dans les affaires pénales [‘].

122. Ces droits minimaux garantis par l’article 6§3 ne sont toutefois pas des fins en soi : leur but intrinsèque est toujours de contribuer à préserver l’équité de la procédure pénale dans son ensemble [‘]  » ;

– CEDH, 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, n° 22978/05 164 : « Pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut aussi rechercher si les droits de la défense ont été respectés. 

Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. 

Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre [‘]. A ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale [‘] ».

Elle avait antérieurement précisé l’absence d’incidence, au sens de l’article 6 de la CESDH, sur la recevabilité des preuves des violations alléguées en ces termes :

– CEDH, 12 juillet 1988, Schenk c. Suisse, n° 10862/84, §46 :  » Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève au premier chef du droit interne. La Cour ne saurait donc exclure par principe et in abstracto l’admissibilité d’une preuve recueillie de manière illégale, du genre de celle dont il s’agit. Il lui incombe seulement de rechercher si le procès [‘] a présenté dans l’ensemble un caractère équitable  » ;

– CEDH, 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, n° 22978/05 :

« 162. La Cour rappelle [‘ qu’il] ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne [‘] ;

163. La Cour n’a donc pas pour tâche de se prononcer par principe sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve – par exemple des preuves obtenues de manière illégale au regard du droit interne. Il lui faut examiner si la procédure, y compris le mode d’obtention des preuves, fut équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’illégalité en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, la nature de cette violation [‘] ».

Il s’en déduit que, non seulement la violation d’un droit garanti par l’article 6 de la CESDH sous son volet pénal n’est pas de nature à fonder l’irrecevabilité des pièces affectées, ce point relevant exclusivement du droit interne, mais le constat d’une violation n’est pertinent que s’il est de nature à priver irrémédiablement les appelantes de leurs droits, appréciation qui porte également sur leur possibilité de débattre contradictoirement devant un tribunal indépendant et impartial, caractères qui ne sont pas en débat, de la pertinence et de la portée des différentes preuves qui leur sont opposées.

Appréciation in concreto  

Quoiqu’envisagée sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH, cette déloyauté doit être appréciée in concrète et en tenant compte du cadre juridique de l’enquête. 

A ce titre, ainsi qu’il ressort les travaux préparatoires de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, l’introduction de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce qui est ici en débat avait précisément pour objet de garantir un meilleur équilibre des relations commerciales au sein de la grande distribution au bénéfice des fournisseurs, considérés comme structurellement en situation défavorable en dépit de renversements des équilibres ponctuels. 

Ce type de relations, peu important que le déséquilibre se vérifie ou non en l’espèce puisqu’il s’agit d’apprécier le cadre contextuel et juridique de l’enquête, induit une appréciation plus souple des atteintes aux droits garantis par l’article 6 de la CESDH en son volet pénal que dans le cadre d’une procédure correctionnelle ou criminelle, les enquêteurs pouvant être amenés à vaincre ou contourner la réticence des fournisseurs soucieux de ne pas déplaire à leurs partenaires commerciaux (analyse conforme à l’arrêt Beuze c. Belgique déjà cité et à l’arrêt CEDH, 17 janvier 2017, Habran et Dalem c. Belgique, 2017, n° 42000/11 et 49380/11, §96 qui rappelle que la Cour analyse chaque cas d’espèce en s’attachant à la procédure dans son ensemble, compte tenu des droits de la défense mais aussi de l’intérêt pour le public et les victimes à la répression effective de l’infraction en question et, au besoin, des droits des témoins).

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