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N° RG 24/00002 – N° Portalis DBV2-V-B7I-JRQ7
COUR D’APPEL DE ROUEN
JURIDICTION DU PREMIER PRÉSIDENT
ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
DU 7 FEVRIER 2024
DÉCISION CONCERNÉE :
Décision rendue par le tribunal paritaire des baux ruraux de Dieppe en date du 17 juillet 2023
DEMANDEUR :
Monsieur [D] [M]
[Adresse 7]
[Localité 12]
représenté par Me Nelly LEROUX-BOSTYN, avocat au barreau de l’Eure
DÉFENDEURS :
Madame [Y] [L] épouse [X]
[Adresse 8]
[Localité 5]
représentée par Me Catherine ROUSSELOT de la SELARL HELLOT-ROUSSELOT, avocat au barreau de Caen
Monsieur [T] [X]
[Adresse 2]
[Localité 9]
représenté par Me Catherine ROUSSELOT de la SELARL HELLOT-ROUSSELOT, avocat au barreau de Caen
Madame [Z] [X]
[Adresse 1]
[Localité 10]
représentée par Me Catherine ROUSSELOT de la SELARL HELLOT-ROUSSELOT, avocat au barreau de Caen
DÉBATS :
En salle des référés, à l’audience publique du 31 janvier 2024, où l’affaire a été mise en délibéré au 7 février 2024, devant Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre à la cour d’appel de Rouen, spécialement désignée par ordonnance de la première présidente de ladite cour pour la suppléer dans les fonctions qui lui sont attribuées,
Assistée de Mme Catherine CHEVALIER, greffier,
DÉCISION :
Contradictoire
Prononcée publiquement le 7 février 2024, par mise à disposition de l’ordonnance au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,
signée par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
*****
Par jugement du 17 juillet 2023, le tribunal paritaire des baux ruraux de Dieppe a, dans l’affaire opposant les bailleurs, Mme [Y] [L] épouse [X], M. [T] [X], Mme [Z] [X] au preneur, M. [D] [M] :
– constaté que le bail de carrière signé par les parties les 5 et 8 juillet 1996 avait pris fin à la fin de l’année culturale de l’année 2022,
– condamné M. [D] [M] à libérer les parcelles bâties et non bâtis données à bail, à savoir les parcelles A [Cadastre 3], A [Cadastre 4], A [Cadastre 6], et ZD [Cadastre 11] situées à [Localité 12] de tous objets ou animaux s’y trouvant de son fait, après avoir satisfait aux obligations mises à la charge de l’exploitant en cas d’arrêt définitif d’une exploitation classée, le tout sous astreinte de 100 euros par jour de retard passé un délai d’un mois à compter de la signification du jugement,
– dit que faute d’avoir libéré les lieux dans les délais fixés, il y a lieu d’ordonner son expulsion,
– débouté les consorts [X] de leur demande de dommages et intérêts,
– condamné M. [M] à payer aux consorts [X], unis d’intérêt, une indemnité d’occupation à compter du 1er octobre 2022 d’un montant annuel de 10 824,24 euros taxes comprises,
– rejeté tout autre demande,
– condamné M. [M] à payer aux consorts [X], unis d’intérêt, une somme de
1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– dit que le jugement était assorti de l’exécution provisoire de plein droit,
– laissé à la charge de M. [M] les dépens.
Par déclaration reçue au greffe le 3 août 2023, M. [M] a formé appel. La décision au fond a été mise en délibéré au 21 mars 2024.
Par assignation en référé délivrée le 28 décembre 2023 puis par dernières conclusions notifiées le 29 janvier 2024, M. [M] demande à la juridiction de :
– ordonner la suspension provisoire de droit attachée au jugement susvisé,
– condamner les consorts [X] à lui payer la somme de 2 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner les consorts [X] aux dépens de l’instance.
Au visa des articles 514, 514-1 et 514-3 du code de procédure civile, il fait valoir que l’exécution provisoire est incompatible avec la nature de l’affaire : il expose qu’il est éleveur de porcelets et reçoit tous les 21 jours un lot de 340 animaux à engraisser durant cinq mois vendus par la Scea du Bien-être sur la base d’engagements contractés sans qu’il ne puisse refuser ces livraisons ; qu’il tente en vain, en l’état de vendre les parts sociales qu’il détient dans cette société. La mise en oeuvre de l’exécution provisoire n’est pas compatible avec l’activité concernant les animaux et au regard des conséquences financières qu’emporterait son expulsion, les consorts [X] prenant le risque de devoir l’indemniser.
Après avoir indiqué qu’il s’était opposé à l’exécution provisoire du jugement, il invoque des conséquences manifestement excessives puisqu’il faudrait abattre les porcs avant la fin du cycle d’engraissement par un abattoir soit un coût important et un risque sanitaire non négligeable, l’évaluation pour 1 600 porcs s’élevant à la somme de 211 200 euros auquel s’ajoute une perte de 176 000 euros. En outre, en qualité de gérant de l’exploitation, l’Earl de la Plaine de Burgues, il serait condamné à licencier son salarié. De surcroît, les répercussions pour la Scea du Bien-être serait considérable, alors qu’il est associé à hauteur de 25 %. Il souligne qu’il n’est pas resté inactif depuis deux ans mais se réfère aux fluctuations du marché du porc et au coût de l’énergie affectant le résultat de l’exploitation.
Il évoque la bonne administration de la justice en raison de la décision au fond devant rapidement intervenir, de la contestation du congé délivré et des débats qui interviendront s’agissant de l’indemnité due au preneur sortant, l’article L. 411-76 du code rural et de la pêche maritime permettant à ce dernier de se maintenir dans les lieux jusqu’au versement de l’indemnité provisionnelle.
Enfin, il soutient développer des moyens sérieux de réformation justifiant l’arrêt de l’exécution provisoire : reprenant l’article L. 416-1 du code rural et de la pêche maritime, il soutient que le bail consenti pour une durée de 25 ans a pris fin depuis le 30 septembre 2020 ; qu’étant resté en place il est désormais titulaire d’un bail de neuf ans prenant fin le 30 septembre 2029, prétention soutenue devant le tribunal compétent puis devant la cour.
Il conteste la tentative des consorts [X] d’obtenir une qualification de bail de carrière pour soutenir que le bail est arrivé à son terme et obtenir son expulsion. Le bail n’a pu être renouvelé tacitement et la sollicitation que les consorts [X] lui ont adressé quant à la modification du régime des retraites provoquée par la loi n°2010-1330 du 9 novembre 2010 est sans incidence puisqu’il n’est pas compétent en la matière. Les éléments dont se prévalent ces derniers et notamment une réponse ministérielle du 22 février 2011 et le décret n°2012-847 du 2 juillet 2012 sont inopérants. Le bail souscrit est résolument un bail de 25 ans insusceptible de requalification. Les consorts [X] ont d’ailleurs pris soin de faire délivrer le 22 mars 2023 un nouveau congé pour le 30 septembre 2024 qu’il a contesté devant de tribunal paritaire des baux ruraux. Ils ne peuvent soutenir qu’il est désormais sans droit ni titre et bénéficier d’une indemnité d’occupation. En outre, il en discute l’évaluation.
Par dernières conclusions du 30 janvier 2024 soutenues à l’audience du 31 janvier 2024, Mmes [Y] et [Z] [X], M. [T] [X] demandent à la juridiction de :
– rejeter la demande d’arrêt de l’exécution provisoire de droit du jugement susvisé,
– débouter M. [M] de toutes ses demandes,
– condamner M. [M] à leur payer la somme de 2 500 euros en applications de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner M. [M] aux dépens.
Ils rappellent que les propriétés louées sont constituées d’une maison à usage d’habitation, de différents bâtiments d’exploitation dont la porcherie, des cours et jardins le tout sur 44 ha 32 a 02 ca qui constitue une unité économique ; que la bail a été signé pour une durée égale à la carrière professionnelle de M. [M], né le 24 mai 1960 soit 25 années à compter du 1er octobre 1995 pour se terminer à la fin de l’année culturale le 30 septembre 2020 ; qu’en raison de la réforme des retraites initiée par la loi du 9 novembre 2010 portant l’âge de la retraite à 62 ans, le bail a pris fin à l’issue de l’année culturale 2022 selon prorogation de plein droit. Par lettre du 13 septembre 2020, M. [M] a avisé les propriétaires de sa volonté de prendre sa retraite le 30 septembre 2022 pour bénéficier d’un taux plein. Il a présenté un cousin pour la reprise des lieux, proposition qu’ils ont rejetée, une autre candidate leur convenant étant ultérieurement mise en relation avec M. [M].
Ils défendent la qualification du bail, celle du bail de carrière selon les critères parfaitement identifiés par le tribunal en application de l’article L. 416-5 du code rural et de la pêche maritime ; ils le dissocient des baux à long terme fixé, contractés pour une durée d’au moins 18 ans au visa de l’article L. 416-1 du code rural et de la pêche maritime, pour une durée de 25 ans au visa de l’article L. 416-3 du même code. Ils soulignent que lors de la signature du bail en 1996, le seuil de surface au-delà duquel une autorisation d’exploiter était requise était fixé à 24 ha et en outre l’exploitation confiée constitue une unité économique de sorte que ces critères sont remplis. En outre, l’âge légal de la retraite était connu. Ce dernier étant porté à 62 ans par la loi n°2010-1330 du 9 novembre 2010, le bail a été prolongé de deux ans conformément à la jurisprudence en la matière.
Ils ajoutent que la délivrance d’un nouveau congé en mars 2023 n’est pas un aveu de la fragilité de leur argumentation mais une mesure de prudence compte tenu des délais applicables en la matière. En réalité, M. [M] ne développe aucun moyen sérieux de réformation.
Ils soulignent quant aux conséquences manifestement excessives de l’exécution provisoire que M. [M] disposait du temps pour anticiper la fin du bail et ne se trouve pas dans une situation imprévue de sorte que son argumentation est purement dilatoire ; que la difficulté qu’il énonce quant au sort des porcelets et aux conséquences financières de l’arrêt de l’exploitation signifie que l’activité ne pourrait jamais cessé ; qu’en réalité dès 2022, l’exploitant avait la faculté de s’organiser ; qu’il s’est opposé malgré des demandes réitérées à donner une date effective de son départ et poursuit actuellement son activité nonobstant le jugement prononcé avec exécution provisoire ; qu’il s’abrite à tort derrière les engagements qu’il a souscrits auprès de ses associés pour tenter d’échapper à ses obligations ; que de tels engagements ne leur sont pas opposables. Ils ajoutent encore que la difficulté provenant de la cession de parts, notamment pour des raisons économiques, est infondée.
Enfin, la bonne administration de la justice n’est pas un motif de l’arrêt de l’exécution provisoire ; que la demande le maintien dans les lieux sollicité au visa de l’article L. 411-76 du code rural et de la pêche maritime ne peut aboutir en l’absence de saisine du président du tribunal en référé afin de fixer une indemnité provisionnelle ; qu’une telle action n’a pas été intentée ; que la demande de
M. [M] ne peut aboutir.
MOTIFS
Sur l’arrêt de l’exécution provisoire
L’article 514-3 du code de procédure civile dispose qu’en cas d’appel, le premier président peut être saisi afin d’arrêter l’exécution provisoire de la décision lorsqu’il existe un moyen sérieux d’annulation ou de réformation et que l’exécution risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives. La demande de la partie qui a comparu en première instance sans faire valoir d’observations sur l’exécution provisoire n’est recevable que si, outre l’existence d’un moyen sérieux d’annulation ou de réformation, l’exécution provisoire risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives qui se sont révélées postérieurement à la décision de première instance.
La recevabilité de la demande d’arrêt de l’exécution provisoire du jugement entrepris n’est pas discutée, M. [M] ayant formé des observations et une prétention à ce titre devant la juridiction saisie.
M. [M] invoque des conséquences manifestement excessives tenant au sort des animaux dont il assure l’engraissement et aux coûts et pertes supportés dans le cadre d’une libération prématurée des lieux, la cour d’appel devant prochainement statué au fond.
En réalité, par courriels des 28 avril et 2 septembre 2020, Mme [Y] [X] interrogeait M. [M] sur la prolongation du bail signé au regard de l’âge légal de la retraite : par lettre du 13 septembre 2020, l’intéressé répondait qu’il souhaitait prendre sa retraite le 30 septembre 2022 et a expressément précisé : ‘j’accepte que le bail prenne fin le 30 septembre 2022.’
Par courriel du 28 avril 2022, Mme [X] informait M. [M] de sa visite et rappelait que ‘si je ne suis pas opposée, sous certaines conditions, à l’idée de vous accorder des délais pour libérer le corps de ferme, encore faut-il que vous vous engagiez sur une date précise’. La sommation d’avoir à quitter les lieux le 30 septembre 2022 a été délivré le 29 avril 2022.
Par courriel du 28 septembre 2022, M. [M] indiquait à Mme [X] que compte tenu de son refus de lui laisser des délais supplémentaires, il avait saisi un avocat pour porter l’affaire devant le tribunal paritaire des baux ruraux.
Pour justifier de ses difficultés relatives au sort des animaux, il ne verse aux débats que les attestations de ses deux associés dans la Scea du Bien-être, M. [A] et
M. [O] précisant qu’ils ne peuvent pas prendre davantage de porcelets pour procéder à leur engraissement, rappel étant fait que la société dispose d’une autorisation pour 622 places post-sevrage et 1996 places d’engraissement soit au total l’engraissement de 5 200 porcelets par an.
En premier lieu, ces deux témoins ont des intérêts communs avec M. [M] ; leur témoignage est insuffisant pour établir l’existence d’une difficulté rédhibitoire. Surtout, les trois associés, partie au procès et déclarants, ne font état d’aucune diligence, d’aucune hypothèse permettant d’envisager l’externalisation de l’engraissement auprès de tiers. L’absence de solution alléguée n’est donc en l’état qu’une affirmation.
En second lieu, M. [M], né en 1960, n’ignore pas depuis à tout le moins 2020, qu’il doit mettre fin à son activité dans le cadre de son départ à la retraite. Il a expressément accepté une fin de bail en septembre 2022 ; en janvier 2024 soit plus d’un an après la date qu’il a lui-même rappelé, il justifie d’aucune démarche pour respecter les termes du contrat dont il n’a commencé à discuter la pertinence que fin 2022. Si la vie des animaux pris en charge mérite la plus grande attention,
M. [M] ne peut opposer, aux propriétaires bailleurs, la prise en charge incessante des porcelets pour contraindre ces derniers, sans tenir compte du jugement prononcé, à la poursuite de fait du bail.
Pour prétendre à l’arrêt de l’exécution provisoire et expliquer l’obligation de recevoir des porcelets, M. [M] invoque également des conséquences financières.
Alors que Mme [X] lui a demandé à plusieurs reprises de lui soumettre la date souhaitée de la fin du bail, M. [M] s’est abstenu de répondre et de soumettre un projet argumenté, au moins cohérent, pour expliquer un éventuel report. Agé de bientôt 64 ans, et alors que l’exploitant qu’il présentait a été écarté par les bailleurs, M. [M] discute le terme du bail sans évoquer sa retraite et ses perspectives personnelles. Il soutient supporter des obstacles dans la cession des parts de la Scea du Bien-être. D’une part, il n’en justifie pas et ne produit aucun échange avec des tiers relatifs à une telle cession : ces associés n’évoquent pas ce point dans leur attestation. D’autre part, quand bien même de telles préoccupations seraient avérées, elles n’ont pas vocation à s’imposer aux bailleurs, totalement étrangers à la volonté de M. [M] de procéder à de telles négociations. La production des résultats économiques de la Scea est indifférente au regard des délais dont M. [M] a disposé pour préparer son départ à la retraite et les conséquences de la fin du bail fixée entre les parties au 30 septembre 2022. La lettre de la Cooperl du 25 octobre 2023 visant une consultation demandée par la Scea relative au chiffrage d’une extension de porcherie n’est pas assortie trois mois plus tard de la production d’un projet en suite de cette initiative.
D’autre part, M. [M] verse aux débats une analyse de Cerfrance sur les ‘conséquences d’un départ précipité ou non préparé du site de votre exploitation agricole’ du 31 octobre 2023. L’absence de maturité des porcs est selon ce rapport, susceptible de justifier l’euthanasie des porcelets alors invendables et d’entraîner une perte financière conséquente. Cependant, M. [M] a manifestement fait le choix délibéré de poursuivre l’exploitation malgré le jugement prononcé alors que depuis septembre 2022, il a bénéficié d’un temps de réflexion pour élaborer des alternatives et surtout depuis août 2023, sait en exécution provisoire du jugement devoir quitter les lieux et dès lors, ne plus accueillir d’animaux pour engraissement. Il lui incombe, dans le cadre de sa responsabilité d’exploitant agricole, ayant perdu en l’état la porcherie utile, de ne pas mettre en danger par ses choix, la vie des animaux pris en charge. En outre, l’euthanasie des porcelets n’est pas la réponse exclusive dans le cadre de la mise en oeuvre d’une expulsion.
En définitive, sans qu’il y ait lieu d’examiner les moyens de réformation allégués, portant sur le contrat de ‘bail de carrière’ signé par les parties pour la période comprise du 1er octobre 1995 au 30 septembre 2020 et prolongé dans le contexte ci-dessus rappelé, M. [M] ne démontre pas l’existence de conséquences manifestement excessives de l’exécution provisoire du jugement. La demande d’arrêt de l’exécution provisoire sera rejetée.
Sur les frais de procédure
M. [M] succombe à l’instance et en supportera les dépens.
Il sera condamné en application de l’article 700 du code de procédure civile à payer la somme de 2 500 euros pour les frais irrépétibles aux consorts [X].
PAR CES MOTIFS,
statuant par ordonnance contradictoire, mise à disposition au greffe,
Déboute M. [D] [M] de ses demandes,
Condamne M. [D] [M] à payer à Mme [Y] [L] épouse [X], M. [T] [X], Mme [Z] [X], ensemble, une somme de 2 500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [D] [M] aux dépens.
Le greffier, La présidente de chambre,