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COUR D’APPEL DE BORDEAUX
1ère CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 19 FEVRIER 2024
N° RG 21/03305 – N° Portalis DBVJ-V-B7F-ME2C
S.E.L.A.R.L. TEN FRANCE [Localité 4]
S.A. MMA IARD
c/
S.A.S. GROUPE JML
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 20 mai 2021 par le Tribunal Judiciaire de LIBOURNE (RG : 19/00341) suivant déclaration d’appel du 09 juin 2021
APPELANTES :
S.E.L.A.R.L. TEN FRANCE [Localité 4], agissant en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 3]
S.A. MMA IARD, agissant en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 1]
représentées par Maître Xavier LAYDEKER de la SCP LAYDEKER – SAMMARCELLI – MOUSSEAU, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉE :
S.A.S. GROUPE JML, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siége social sis [Adresse 5]
représentée par Maître Annie TAILLARD de la SCP ANNIE TAILLARD AVOCAT, avocat postulant au barreau de BORDEAUX, et assistée de Maître Nathalie JOUKOFF, avocat plaidant au barreau de BEZIERS
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 08 janvier 2024 en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant M. Emmanuel BREARD, Conseiller, qui a fait un rapport oral de l’affaire avant les plaidoiries,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Président : Mme Paule POIREL
Conseiller : M. Emmanuel BREARD
Conseiller : Mme Sylvie HERAS DE PEDRO
Greffier : Mme Véronique SAIGE
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
* * *
EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE
La société Ten France [Localité 4] a sollicité la SAS Ten France [Localité 4], exerçant la profession d’avocat, aux fins de rédaction d’un contrat d’accord commercial entre la société Groupe JML et deux autres sociétés la SARL L’Ange Vin et la SARL The Wines 88 Carats, incluant l’engagement de caution personnelle de M. [O] [K], gérant et associé de ces deux sociétés.
Ce contrat a été rédigé le 25 mai 2010.
Conformément à cet accord commercial, la société Groupe JML a livré à la société The Wines 88 Carats différentes marchandises pour un montant de 294 871,30 euros.
Par jugement du 8 septembre 2014, le tribunal de commerce de Libourne a placé la société The Wines 88 Carats en redressement judiciaire.
Par jugement du 6 juillet 2015, le tribunal de commerce de Libourne a admis la créance de la société Groupe JML en totalité au passif de la procédure.
Par jugement du 6 juillet 2015, le tribunal de commerce de Libourne a prononcé la liquidation judiciaire de la société The Wines 88 Carats.
La société Groupe JML a saisi le tribunal de commerce de Libourne pour obtenir la condamnation de la caution.
Par jugement du 25 mars 2016, ce même tribunal l’a déboutée de sa demande aux motifs que l’engagement de caution ne respectait pas les dispositions des articles L.341-5 et L.341-2 du code de la consommation, cet acte ne comportant ni la limitation de la somme ni la durée de l’engagement.
Selon la société Groupe JMB, la SA Mutuelles Du Mans IARD (ci-après MMA IARD) a reconnu que Me Béatrice Maitre de la société Ten France [Localité 4] a commis une faute dans la rédaction du contrat, mais a limité sa garantie à la somme de 150 000 euros.
Par acte d’huissier du 28 février 2019, la société Groupe JML a fait assigner la société Ten France [Localité 4] et son assureur la MMA IARD, devant le tribunal de grande instance de Libourne, aux fins, notamment, de les voir condamner solidairement au paiement de dommages et intérêts.
Par ordonnance du 10 janvier 2020, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Libourne a :
– condamné la société Ten France [Localité 4] et son assureur la société MMA IARD à payer à la société Groupe JML une indemnité provisionnelle de 50 000 euros à valoir sur son préjudice,
– condamné la société Ten France [Localité 4] et son assureur la société MMA IARD à payer à la société Groupe JML une somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Par jugement contradictoire du 20 mai 2021, le tribunal judiciaire de Libourne a :
– condamné in solidum la société Ten France [Localité 4] et son assureur les MMA à payer à la société Groupe JML la somme de 150 000 euros avec intérêts au taux légal à compter du 18 juin 2015,
– condamné in solidum la société Ten France [Localité 4] et son assureur les MMA à payer à la société Groupe JML la somme de 1 500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,
– ordonné l’exécution provisoire de la décision,
– rejeté le surplus des prétentions des parties,
– condamné in solidum la société Ten France [Localité 4] et son assureur les MMA aux dépens.
Les sociétés Ten France [Localité 4] et MMA IARD ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 09 juin 2021 et par conclusions déposées le 23 juillet 2021, elles demandent à la cour de :
– réformer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Libourne le 20 mai 2021,
En conséquence, statuant à nouveau :
– débouter la société Groupe JML de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
– condamner la société Groupe JML à payer à la société Ten France [Localité 4] et à la société MMA la somme de 50 000 euros correspondant à la provision qui lui a été octroyée à tort par ordonnance du 10 janvier 2019,
– condamner la société Groupe JML à payer à la société Ten France [Localité 4] et à la
société MMA la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner la société Groupe JML aux entiers dépens de l’instance.
Par ordonnance du 05 août 2021, la première présidente de la cour d’appel de Bordeaux a :
– ordonné l’arrêt de l’exécution provisoire résultant du jugement du tribunal judiciaire de Libourne en date du 20 mai 2021,
– dit que la demande reconventionnelle en radiation n’a plus d’objet,
– condamné la société Groupe JML à payer à la société Ten France [Localité 4] et la société MMA IARD la somme de 800 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société Groupe JML aux entiers dépens de la présente instance.
Par conclusions déposées le 20 octobre 2021, la société Groupe JML demande à la cour de :
– confirmer le jugement rendu le 20 mai 2021 en ce qu’il a retenu l’existence de la faute de Me Béatrice Maitre dans la rédaction de l’acte de cautionnement et l’existence du lien de causalité entre cette faute et le préjudice subi par la société Groupe JML,
– réformer le jugement du 20 mai 2021 pour le surplus,
Faisant droit à l’appel incident de la société Groupe JML,
– condamner solidairement la société Ten France [Localité 4] et les MMA au paiement de la somme de 294 871,30 euros outre intérêts au taux légal à compter de l’acte introductif d’instance devant le tribunal de commerce de Libourne, en date du 18 juin 2015,
– débouter la société Ten France [Localité 4] et les MMA de leur demande en paiement de la somme de 50 000 euros au titre de la provision allouée par l’ordonnance du 10 janvier 2020, celle-ci étant particulièrement irrecevable et totalement infondée,
– condamner les MMA au paiement de la somme de 2 500 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– les condamner au paiement des entiers dépens.
L’affaire a été fixée à l’audience rapporteur du 08 janvier 2024.
L’instruction a été clôturée par ordonnance du 26 décembre 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION
I Sur la responsabilité de la société Ten France [Localité 4].
Les appelantes contestent toute reconnaissance de responsabilité de la part de la société Ten France [Localité 4], rappelant que tant le choix de privilégier initialement une voie amiable que la déclaration de sinistre auprès d’un assureur ne sauraient constituer un tel aveu.
Elles admettent néanmoins qu’une faute a été commise de la part de la société d’avocats en ce qu’il n’a pas été inséré dans le cautionnement de limitation de durée ou de montant à l’engagement souscrit.
Elles considèrent en revanche qu’il n’existe pas de lien de causalité entre cette faute et le dommage allégué, en ce que le cautionnement objet du présent litige, quand bien même il aurait été régulier, aurait posé la question de la disproportion de l’engagement de la caution, M. [K], qui était manifeste selon leurs dires.
Elles observent que les premiers juges avaient déjà relevé cet élément, notamment en ce que la caution a vu cet élément retenu à l’encontre de la société Groupe JML lors du jugement du tribunal de commerce de Libourne du 25 mars 2016.
Elles ajoutent que l’argument tiré du devoir de conseil de l’avocat instrumentaire à propos de l’efficacité de l’acte et de la vérification de la solvabilité de la caution sont sévères et contraire au droit positif, disant qu’il n’avait pas à s’assurer de la viabilité économique et financière de l’opération ou à avoir un avis sur son opportunité.
Elles rappellent que seule existe pour la société Groupe JML une perte de chance d’obtenir une condamnation de M. [K] à la garantir et au paiement effectif des sommes réclamées à ce dernier.
Elle indique que cette perte de chance doit être réelle et sérieuse et relative à la disparition d’une éventualité favorable et que la caution était insolvable, de sorte qu’il n’existait aucune chance d’obtenir le paiement envisagé, quand bien même le cautionnement aurait été reconnu valide.
Elles mettent encore en avant que la société intimée n’a pas justifié de la solvabilité de M. [K] lors du litige qui les a opposés et que, malgré une sommation de sa part, les éléments dont elle se prévalait alors n’ont pas été communiqués. Elles en déduisent que le jugement attaqué a inversé la charge de la preuve à leur égard et en quoi le tribunal de commerce n’aurait pas dû faire droit à la demande de la caution.
En outre, elles contestent que l’immeuble dont serait propriétaire M. [K], en ce qu’il a obtenu un financement pour cette acquisition, présentait des revenus suffisants et une solvabilité certaine, en ce qu’il s’agit d’un bien commun ou indivis et objet d’un privilège de la part du prêteur.
Elles dénient également que les parts dans la société Joan ait permis la moindre solvabilité de M. [K], cette personne morale étant en difficulté financière en 2016, notamment en ce que les deux biens immobiliers qu’elle détenait étaient loués à la société THE WINE 88 CARTS, qui a fait l’objet d’une liquidation judiciaire et ne versait donc plus de loyer, alors qu’il existait un passif d’un montant de 283.000 €.
Quant à l’héritage qui aurait été perçu par M. [K], elles admettent que le père de l’intéressé est décédé le [Date décès 2] 2013, mais qu’il aurait institué son épouse et sa fille comme légataires universels, limitant la part de l’intéressé à la somme de 253.745 € au titre de ses droits réservataires dans des biens indivis. Elles s’opposent à toute solvabilité de l’intéressé à ce titre du fait de la nécessité de liquider la quote-part de l’intéressé et des difficultés afférentes à une telle opération, en relevant que les documents fournis à ce titre ne permettent pas de connaître des droits de l’intéressé ou de la nature des biens concernés.
S’agissant des revenus de cette même caution, elles reconnaissent que celle-ci avait en 2010 un revenu de 4.500 €, mais que ce dernier ne permettait pas de couvrir la dette d’un montant de 294.871,30 €, ni que ses parts sociales dans les diverses sociétés qu’il a créées lui ait permis de dégager un revenu complémentaire au vu des différentes procédures collectives dont elles ont fait l’objet.
Elles rappellent également que la société Groupe JML a fait perdurer et augmenter la dette de la société THE WINES 88 CARATS par ses choix propres et donc a laissé s’accumuler les dettes, a choisi d’accepter les retards de paiement et doit supporter, au moins en partie, les conséquences de sa propre négligence.
***
L’article 1147 du code civil applicable au litige prévoit que ‘Le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part’.
L’avocat est tenu d’une obligation générale de diligence, de conseil et de mise en garde à l’égard de son client. L’obligation de conseil de l’avocat est particulière en matière de rédaction d’acte, en ce qu’il doit assurer la validité de celui qu’il rédige au profit de son client et l’informer des conséquences prévisibles de l’acte.
La réparation du préjudice à ce titre doit être réalisée au vu de la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.
La cour constate en premier lieu qu’il n’est pas remis en cause l’existence d’une faute de la part du conseil ayant rédigé l’acte de cautionnement.
Sur les questions de la solvabilité de la caution et de la disproportion manifeste de son engagement au vu de sa situation financière, il sera remarqué qu’il n’est pas remis en cause qu’une partie du cautionnement réalisé par M. [K] a pu résulter du fait de ses revenus salariés, non contestés à hauteur de 4.500 € mensuel.
De plus, il n’est pas davantage remis en cause que l’intéressé était propriétaire d’un bien immobilier, certes grâce à un emprunt, mais il pouvait être espéré un solde positif en cas de vente. Surtout, il s’ajoutait à cet élément l’existence de droits au titre d’une succession positive à hauteur de 253.745 €, soit un montant équivalent à la somme réclamée lors du présent litige. S’il est allégué des difficultés à réaliser ce montant, il appartient aux sociétés appelantes de justifier d’une telle difficulté, ce qu’elles ne font pas.
En effet, il n’est justifié ni d’une tentative à ce titre, ni de ce que certains biens n’aient pas été attribués à la seule caution, y compris une partie des liquidités rapportées lors de la déclaration de succession.
Au vu de ces éléments, l’insolvabilité de la caution ne sera pas considérée comme établie lors de la présente instance.
Mieux, il sera relevé que la décision rendue par le tribunal de commerce de Libourne du 25 mars 2016 n’a pas tranché la question de l’insolvabilité de M. [K], seule la faute dans la rédaction de l’acte ayant été retenue. Aussi, cette décision ne saurait établir cet argument, qui n’a été qu’évoqué par les parties.
De même, la faute alléguée, en ce qu’elle ne peut qu’avoir retiré à la société intimée la possibilité de recouvrir au moins une partie de sa créance, peu important ses propres fautes par ailleurs, caractérise la perte de chance alléguée.
Aussi, le lien de causalité entre le préjudice allégué et la faute de rédaction du conseil, pourtant tenu d’une obligation de mise en garde et de conseil à ce titre, est avéré.
C’est pourquoi, les demandes des société Ten France [Localité 4] et MMA IARD seront rejetées et la décision attaquée sera confirmée de ce chef.
II Sur l’appel incident de la société Groupe JML.
La société intimée reproche aux premiers juges de ne pas avoir exposé les raisons pour lesquelles ils ont fixé son indemnisation à la seule somme de 200.000 €, alors que son préjudice est déterminé par les pertes subies à hauteur de 294.871,30 €.
Elle met en avant que la faute commise dans la rédaction de l’engagement a directement induit le rejet de ses demandes en paiement à l’encontre de M. [K] et son préjudice, laquelle n’est pas remise en cause par ses adversaires.
Elle insiste sur l’absence de mise en garde ou de conseil de la part de l’avocat rédacteur et sur le fait qu’elle n’a pas été indemnisée de sa perte liée à la fourniture de marchandise à la société liquidée.
***
Vu l’article 1147 du code civil précité.
Il ressort tant de ce qui précède que des pièces versées aux débats que les premiers juges ont rappelé que le préjudice subi l’était non au titre de l’indemnisation d’un préjudice total, mais bien d’une perte de chance, ce que la cour ne peut qu’approuver.
Aussi, ne saurait-il être alloué à la société Groupe JML la totalité du préjudice qu’elle subit. Mieux, s’il apparaît, au vu des éléments retenus ci-avant que la caution aurait pu indemniser au moins partiellement la société intimée, celle-ci, faute de démontrer que l’indemnisation n’aurait pu être que totale, ne peut réclamer un montant la remplissant quasiment de l’ensemble de la perte.
Par conséquent, l’estimation faite par les premiers juges sera retenue par la cour comme parfaitement adaptée aux éléments de preuve fournis, la demande contraire de la société Groupe JML sera rejetée et le jugement en date du 20 mai 2021 sera confirmé de ce chef.
III Sur les demandes annexes.
En application de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
En l’espèce, l’équité commande que les sociétés Ten France [Localité 4] et MMA IARD soient condamnées in solidum à verser un montant de 2.000 € à la société Groupe JML en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile au titre de la présente procédure en appel.
Aux termes de l’article 696 alinéa premier du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. Sur ce fondement les sociétés Ten France [Localité 4] et MMA IARD, qui succombent au principal, supporteront in solidum la charge des dépens.
PAR CES MOTIFS
La cour,
CONFIRME la décision rendue par le tribunal judiciaire de Libourne le 20 mai 2021 ;
Y ajoutant,
CONDAMNE in solidum les sociétés Ten France [Localité 4] et MMA IARD à verser à la société Groupe JML la somme de 2.000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE in solidum les sociétés Ten France [Localité 4] et MMA IARD aux entiers dépens.
Le présent arrêt a été signé par Madame Paule POIREL, président, et par Madame Véronique SAIGE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, Le Président,