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2 mai 2023
Cour d’appel de Bordeaux
RG n°
20/02868
COUR D’APPEL DE BORDEAUX
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
————————–
ARRÊT DU : 02 MAI 2023
RP
N° RG 20/02868 – N° Portalis DBVJ-V-B7E-LUNE
[Z] [W]
[F] [W]
S.A.R.L. ELKARLANEAN
c/
[I] [T]
S.A. GESTE
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 21 juillet 2020 par le Tribunal Judiciaire de BORDEAUX (chambre : 1, RG : 17/05820) suivant déclaration d’appel du 31 juillet 2020
APPELANTS :
[Z] [W]
née le 22 octobre 1938 à [Localité 4] (64)
de nationalité Française
demeurant [Localité 4]
[F] [W]
né le 26 août 1935 à [Localité 4] (64)
de nationalité Française
demeurant [Localité 3]
S.A.R.L. ELKARLANEAN, agissant en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 1]
représentés par Maître Olivier RAMOUL de la SELASU ORA – OLIVIER RAMOUL AVOCAT, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉS :
[I] [T]
né le 3 juin 1960 à [Localité 6] (75)
de nationalité française
demeurant [Adresse 2]
représenté par Maître Pierre LANDETE, avocat au barreau de BORDEAUX
S.A. GESTE, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 5]
représentée par Maître Maleine PICOTIN-GUEYE de la SELARL PICOTIN AVOCATS, avocat postulant au barreau de BORDEAUX, et assistée de Maître Benoît CHATEAU de la SCP CHÂTEAU, avocat plaidant au barreau de POITIERS
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 21 mars 2023 en audience publique, devant la cour composée de :
Roland POTEE, président,
Bérengère VALLEE, conseiller,
Emmanuel BREARD, conseiller,
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Véronique SAIGE
En présence de Bertrand MAUMONT, magistrat détaché en stage à la cour d’appel de Bordeaux
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.
* * *
EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE
La SARL Elkarlanean, éditeur, a publié en 1998 l’ouvrage ‘Histoire générale du Pays basque : Epoque romaine-Moyen âge’ en vertu d’un contrat d’édition conclu avec son auteur, M. [A] [W].
En 2016, la SA Geste, éditeur, a publié un ouvrage intitulé ‘Histoire du pays basque’ de [I] [T].
Estimant que cet ouvrage comporte de nombreux passages qui reprennent le texte et les cartographies de l’oeuvre de [A] [W] sans autorisation, la société Elkarlanean a mis en demeure la société Geste par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 29 novembre 2016 de cesser d’exploiter cet ouvrage.
Le 20 mars 2017, la société Elkarlanean a déposé une requête en saisie-contrefaçon.
Par ordonnance du 22 mars 2017, le président du tribunal de grande instance de Bordeaux a autorisé la procédure de saisie-contrefaçon au siège de la société Geste, ainsi que dans plusieurs librairies.
Par acte d’huissier du 12 juin 2017, la SARL Elkarlanean a assigné la SA Geste devant le même tribunal sur le fondement de la contrefaçon de droit d’auteur.
Par acte du 25 septembre 2017, la société Geste appelait en garantie M. [I] [T].
Le 19 avril 2018, Mme [Z] [W] et M. [F] [W], agissant en qualité d’héritiers de M. [A] [W] décédé en 2004, ont assigné la société Geste sur le fondement de la contrefaçon de droit d’auteur.
Les procédures ont été jointes.
Par jugement du 21 juillet 2020, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
– rejeté la fin de non recevoir soulevée par la SA Geste,
– déclaré par conséquent recevable la demande de la SARL Elkarlanean,
– débouté la SARL Elkarlanean ainsi que Mme [Z] [W] et M. [F] [W] de l’ensemble de leurs demandes,
– débouté par conséquent la SA Geste de ses demandes formées à l’encontre de M. [I] [T],
– condamné la SARL Elkarlanean ainsi que Mme [Z] [W] et M. [F] [W] à payer à la SA Geste et à M. [I] [T] la somme de 1.500 euros chacun en application de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la SARL Elkarlanean ainsi que Mme [Z] [W] et M. [F] [W] aux dépens,
– dit n’y avoir lieu à exécution provisoire.
La SARL Elkarlanean et les consorts [W] ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 31 juillet 2020 et par conclusions déposées le 27 octobre 2022, ils demandent à la cour de :
– déclarer recevable et bien fondé leur appel,
– réformer le jugement entrepris en ce qu’il :
* Les déboute de l’ensemble de leurs demandes,
* Les condamne à payer à la société Geste et à M. [I] [T] la somme de 1.500 euros chacun au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens,
– dire que les demandes de la société Elkarlanean, de Mme [Z] [W] et M. [F] [W] sont recevables et bien fondées,
– dire que l”uvre de M. [A] [W] est une ‘uvre de l’esprit originale empreinte de la personnalité de son auteur, et qu’à ce titre elle bénéficie de la protection accordée aux ‘uvres par le code de la propriété intellectuelle,
– juger que la reproduction de l”uvre de M. [W] par M. [I] [T] constitue un acte de contrefaçon,
– juger que la reproduction sans autorisation de l”uvre de M. [W] par M. [T] et la société Geste cause un préjudice moral et financier aux héritiers de M. [W] et un préjudice matériel à la société Elkarlanean, et qu’à ce titre ils sont fondés à solliciter la réparation des préjudices causés,
En conséquence de quoi,
– condamner in solidum la société Geste et M. [I] [T], à verser à la société Elkarlanean et aux héritiers de M. [W] la somme de 15.000 euros en réparation des préjudices subis,
– condamner in solidum la société Geste et M. [I] [T], au paiement de la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du CPC, outre les intérêts au taux légal à compter du prononcé de l’arrêt de la cour d’appel au titre de l’article 1231-7 du code civil,
– condamner in solidum la société Geste et M. [I] [T], aux entiers dépens,
– condamner la société Geste à rendre publique la condamnation par une publication à la diligence de la société Elkarlanean dans les revues suivantes : Sud-Ouest, Livre Hebdo et Histoire, et ce aux frais de la Société Geste,
– condamner la société Geste à mettre au pilon, et à ses frais, tous les ouvrages « Histoire du Pays Basque de [I] [T] » édition principale et l’ouvrage du même nom édité en format poche, et en rapporter la preuve, sous astreinte de 100 euros par jour à compter de la signification de l’arrêt rendu.
Par conclusions déposées le 18 décembre 2020, la société Geste demande à la cour de :
– dire bien jugé et mal appelé,
– confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
– juger la société Elkarlanean irrecevable à invoquer un préjudice moral fondé sur les dispositions de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle et toute faute et préjudice sur le fondement de l’article 1240 du code civil et L.335.2 du code de la propriété intellectuelle,
– sur le fondement des articles L.122-4 et 331-1.3 du même code, juger que la société Elkarlanean n’apporte pas la preuve que l”uvre dont s’agit, dans les extraits litigieux, est une ‘uvre méritant la protection du droit d’auteur,
– juger que la société Elkarlanean n’apporte pas la preuve des préjudices qu’elle prétend avoir subis,
– subsidiairement, réduire à de plus justes proportions les demandes de condamnations pécuniaires et en toute hypothèse débouter la société Elkarlanean de toute demande de réparation qui ne serait pas strictement pécuniaire,
Subsidiairement,
– condamner M. [I] [T] à garantir la société Geste de toute condamnation de quelque nature que ce soit qui serait prononcée au profit de la société Elkarlanean et des consorts [W],
– condamner M. [I] [T] à payer à la société Geste la somme de 21.000 € pour le cas d’une condamnation au pilonnage des ouvrages restant en stock,
– condamner M. [I] [T] à payer à la société Geste la somme de 3.000 € à titre de dommages et intérêts et celle de 3.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner in solidum la société Elkarlanean et les consorts [W], d’une part, subsidiairement M. [I] [T] d’autre part, en tous les dépens, tant de première instance que d’appel et dont distraction au profit de Me Picotin, avocat postulant sur ses affirmations de droit conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
Par conclusions déposées le 6 novembre 2020, M. [T] demande à la cour de :
– confirmer en toutes ses dispositions le jugement dont appel en constatant l’absence de démonstration de l’originalité de l”uvre de M. [A] [W],
– constater l’absence de faute de M. [T],
– constater l’absence de préjudice subi,
– dire ainsi la société Elkarlanean, M. [F] [W] et Mme [Z] [W] irrecevables en leurs demandes, fins et conclusions et ainsi les débouter.
L’affaire a été fixée à l’audience collégiale du 21 mars 2023.
L’instruction a été clôturée par ordonnance du 7 mars 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le caractère d’oeuvre de l’esprit de l’ouvrage de [A] [W]
L’article L.111-1, alinéas 1 et 2, du code de la propriété intellectuelle, dispose : ‘L’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.
Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code.’
L’article L.112-1 du même code confère ce droit à l’auteur de toute oeuvre de l’esprit, ‘quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination.’
Aux termes de l’article L.112-2 du même code, sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit :
‘1° Les livres, brochures et autres écrits littéraires, artistiques et scientifiques ;
11° Les illustrations, les cartes géographiques ;
12° Les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture et aux sciences’.
En application de ces textes, une oeuvre, à condition qu’elle soit originale, est protégée par le droit d’auteur sans formalité.
Il en résulte qu’un récit historique est susceptible de constituer une oeuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur, à la condition qu’il révèle l’empreinte de la personnalité de son auteur, permettant de caractériser l’originalité.
Il est en outre constant qu’il appartient à la partie qui revendique la protection par le droit d’auteur, d’une oeuvre dont l’originalité est contestée, de démontrer cette originalité.
La SARL Elkarlanean et les consorts [W] font valoir que [A] [W] était professeur, historien, écrivain, et académicien basque français de langue basque et française et qu’en cette qualité, il s’est interrogé sur l’existence du Pays Basque et a répondu à cette interrogation dans son ouvrage ‘Histoire Générale du Pays-Basque’. Les appelants font valoir que dans cet ouvrage, l’auteur expose sa propre réflexion autour de la question, laquelle n’est pas partagée par tous les historiens. Ils soutiennent que l’ouvrage en cause ne décrit pas l’histoire du Pays Basque en relatant une succession d’événements mais intègre des apports personnels de l’auteur, nourris par ses recherches et ses engagements politiques. Ils font valoir que l’originalité de cette approche transparaît notamment au travers de l’organisation des chapitres, des cartes, des dessins et de l’utilisation par l’auteur d’un champ lexical basque.
M. [T] fait valoir que la compétence de l’auteur en la matière ne constitue pas en elle-même une originalité et demande la confirmation du jugement qui a retenu que l’originalité de l’oeuvre de [A] [W] n’était pas démontrée.
La société Geste soutient également à titre principal que l’oeuvre de [A] [W] est dénuée d’originalité. À titre subsidiaire, elle demande la condamnation de [I] [T] à la garantir de toute condamnation qui serait prononcée au profit de la société Elkarlanean et des consorts [W].
Les appelants arguent de l’originalité de l’ouvrage de [A] [W] en se fondant sur l’analyse de nombreux passages, pour souligner les choix délibérés effectués par l’auteur pour livrer dans son récit une approche nouvelle de l’histoire du Pays Basque. Il convient néanmoins de préciser que l’originalité ne se confond pas avec la nouveauté et qu’ainsi, le seul fait de ne pas se contenter de reproduire les travaux d’autres historiens ou de développer une approche de l’histoire qui n’est pas partagée par tous, ne caractérise pas suffisamment l’originalité d’une oeuvre.
En outre, les consorts [W] invoquent une réflexion personnelle qui tient aux compétences et à la personnalité de l’auteur et qui se retrouve dans l’organisation des chapitres de l’ouvrage, dans le texte, les cartes ou les dessins. Ils ne démontrent cependant pas en quoi les compétences, la notoriété de l’auteur ou son mérite, sont de nature à caractériser l’originalité de son oeuvre, étant précisé que le droit d’auteur ne protège pas un ouvrage eu égard à sa qualité mais en raison de l’empreinte de la personnalité de son auteur.
Il sera également rappelé que l’histoire elle-même et les faits historiques ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, sauf à présenter une particulière originalité, cette condition étant d’appréciation stricte par les juridictions.
À ce titre, les appelants, qui citent de nombreux passages de l’ouvrage de [A] [W] pour conclure à l’originalité de l’oeuvre, procèdent par affirmation, sans démontrer de manière effective en quoi les écrits de l’auteur relatant des faits historiques, des constatations géographiques et démographiques, révèlent l’empreinte de sa personnalité.
Les consorts [W] soutiennent par ailleurs que les cartes et dessins illustrent la volonté de l’auteur de présenter le Pays Basque de façon unitaire et que le choix de la découpe territoriale effectuée démontre la relativité des limites géographiques et administratives aux yeux de l’histoire. Cependant, les appelants qui procèdent là encore par affirmation, ne précisent pas et ne démontrent pas dans quelle mesure les cartes et dessins en cause ne seraient pas fondés sur des éléments issus de fonds cartographiques communs et manifesteraient une originalité certaine, eu égard à leur composition, leur échelle, les couleurs ou les graphismes employés, qui traduiraient l’empreinte de la personnalité de l’auteur.
Il convient au surplus de relever que le très grand nombre de notes de bas de page figurant dans l’ouvrage, citant les nombreuses références bibliographiques sur lesquelles l’auteur s’est appuyé, établissent que [A] [W] s’est lui-même fondé sur les recherches et publications de nombreux historiens des XIXème et XXème siècles, ainsi que sur des écrits historiques plus anciens.
Enfin, le style accessible et pédagogique invoqué, utilisé par l’auteur qui a été enseignant, ne permet pas davantage d’établir l’originalité de son ouvrage.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que les appelants ne démontrent pas en quoi l’ouvrage de [A] [W] intitulé ‘Histoire Générale du Pays Basque : Préhistoire – Époque Romaine – Moyen-âge’, revêt la condition d’originalité requise pour bénéficier de la protection par le droit d’auteur instituée à l’article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle.
Les prétentions développées au soutien de l’action en contrefaçon de droit d’auteur devront en conséquence être rejetées et le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions, sans qu’il n’y ait lieu de statuer sur les demandes de la société Geste à l’encontre de M. [T], devenues sans objet.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
Il y a lieu de confirmer le jugement du 21 juillet 2020 en ses dispositions relatives aux dépens et à l’article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de l’article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. Sur ce fondement, la société Elkarlanean et les consorts [W] supporteront in solidum la charge des dépens.
En application de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée.
En l’espèce, il n’y a pas lieu de prononcer de condamnation au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, en l’absence de demande de M. [T] et de la société Geste sur ce fondement.
PAR CES MOTIFS
La cour,
– Confirme le jugement du 21 juillet 2020 en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
– Dit n’y avoir lieu à condamnation sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– Condamne in solidum la SARL Elkarlanean, Mme [Z] [W] et M. [F] [W] aux dépens d’appel, dont distraction au profit de Me Picotin, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Roland POTEE, président, et par Madame Véronique SAIGE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, Le Président,