Observations du Gouvernement sur le recours dirigé contre la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet

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Observations du Gouvernement sur le recours dirigé contre la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet

Article

Le Conseil constitutionnel a été saisi, par plus de soixante députés, d’un recours dirigé contre la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, adoptée le 13 mai 2009.

Les auteurs de la saisine adressent d’abord des critiques à la loi prise dans son ensemble puis articulent des griefs contre ses articles 5, 10 et 11.

Ce recours appelle, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.

*

* *

I. ― Sur les critiques dirigées

contre la loi dans son ensemble

1

. Les auteurs de la saisine font, en premier lieu, grief à la loi d’avoir été adoptée sans une complète information des parlementaires, ce qui aurait porté atteinte au principe de clarté et de sincérité des débats.

Plus particulièrement, les auteurs de la saisine reprochent au Gouvernement de n’avoir pas transmis au Parlement certaines études, réalisées à l’étranger, dont les conclusions remettraient en cause le bien-fondé d’un projet de loi visant à endiguer, par des obligations de surveillance appropriées, le téléchargement illégal.

Cette critique manque en fait.

On doit rappeler, en effet, que le travail législatif s’est engagé à la suite d’un cycle de négociations interprofessionnelles clôturées par la remise du rapport commandé à Denis Olivennes par la ministre de la culture et de la communication et la signature des  » accords de l’Elysée  » du 23 novembre 2007, dont la préparation et la conclusion ont fait l’objet d’un large débat public porté à la connaissance du Parlement.

Il faut aussi souligner que l’ensemble des données sur lesquelles le Gouvernement s’est fondé pour mesurer l’impact du projet de loi ont été rendues publiques, qu’il s’agisse des études menées sur le marché de la musique en France par l’Observatoire de la musique, des rapports du Centre national de la cinématographie (CNC) et notamment du rapport sur  » L’offre pirate de films sur internet  » d’octobre 2007, ou du premier rapport de l’Observatoire européen de l’audiovisuel et de la direction du développement des médias sur  » La vidéo à la demande en Europe  » de janvier 2008.

Il convient enfin de rappeler que les études réalisées postérieurement au dépôt du projet de loi devant le Parlement, le 18 juin 2008, par l’Observatoire de la musique, le CNC, d’autres organismes publics (comme le Conseil général des technologies de l’information) ou encore des cabinets indépendants (par exemple l’Etude Equancy de novembre 2008 sur l’impact économique du piratage en France) ont été systématiquement transmises aux rapporteurs des deux chambres qui s’en sont largement fait l’écho dans leurs rapports respectifs.

Dans ces conditions, le Gouvernement estime, en tout état de cause, que les débats au Parlement ont été éclairés par des informations suffisantes, permettant à la représentation nationale d’adopter la législation qui lui est apparue la plus appropriée.

2.

Il est ensuite fait reproche à la loi d’avoir conçu un dispositif dont les modalités seraient manifestement inadaptées à l’objectif poursuivi.

A.

L’objectif de la loi est clair : il consiste à endiguer la violation des droits de propriété littéraire et artistique sur les réseaux numériques et notamment le flux des échanges illégaux, exceptionnellement élevé dans notre pays, dans le but de protéger ces droits et de permettre l’essor du recours à l’offre légale de musique et de vidéo sur internet ainsi que le succès du livre numérique.

Le Gouvernement souhaite, à titre liminaire, souligner l’intérêt général qui s’attache à mettre en place, dans notre pays, un système permettant de prévenir et résorber l’échange illégal de fichiers relatifs à des œuvres protégées par le droit d’auteur.

S’agissant des œuvres cinématographiques, la récente étude de l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle, mentionnée au cours des débats parlementaires par le rapporteur du texte au Sénat, évalue à environ 450 000 par jour (soit 168 millions par an) le nombre de téléchargements illégaux, ce qui constitue un ordre de grandeur équivalent au nombre d’entrées en salles. Quant aux téléchargements illégaux d’œuvres musicales, ils sont généralement estimés au quadruple du volume apprécié pour le cinéma. Au total, le nombre de fichiers illégalement téléchargés en France au cours de la période récente peut donc être évalué à près d’un milliard par an. Cette situation place la France, selon l’ensemble des études internationales relatives au piratage des œuvres culturelles sur les réseaux numériques, dans les tout premiers rangs des pays concernés par l’échange illégal de fichiers.

Les conséquences de ce phénomène sont de deux ordres.

On observe, en premier lieu, un impact négatif sur le chiffre d’affaires des industries concernées et, corrélativement, sur le renouvellement de la création : le marché du disque a ainsi baissé de plus de 50 % en volume et en valeur au cours des cinq dernières années, ce qui s’est traduit par une baisse de 40 % du nombre de nouveaux artistes produits chaque année par les maisons de disques ; le chiffre d’affaires de la vidéo physique a diminué pour sa part de 35 % au cours de la même période.L’impact global pour l’année 2007 a été estimé à 1, 2 milliard d’euros tous secteurs confondus (musique, cinéma, télévision et livre).

Mais surtout, et en second lieu, au-delà de ses conséquences directes sur les supports physiques traditionnels, la concurrence déloyale que représentent les échanges illégaux de fichiers ou, désormais, l’offre proposée par les sites illégaux de streaming, fait obstacle à ce que l’offre légale numérique prenne son essor dans notre pays. La France se distingue, en effet, par un taux exceptionnellement bas de ventes numériques, puisque ces dernières représentent en 2008 moins de 10 % du chiffre d’affaires de l’industrie musicale, contre 30 % aux Etats-Unis et 20 % en moyenne dans les autres pays comparables, et ce alors que l’offre légale de musique et de films ne souffre d’aucun handicap comparatif tant du point de vue de son coût pour le consommateur que de l’étendue des catalogues proposés.

Or deux particularités de la situation française doivent être soulignées : notre pays connaît, d’une part, un taux particulièrement élevé de pénétration de l’ADSL et, d’autre part, les fournisseurs d’accès à internet français ont pour pratique commerciale habituelle de proposer des abonnements sans limitation de débit qui anticipent l’avenir et favorisent l’essor de tous les usages numériques, à la différence de la plupart de leurs homologues étrangers, dont les offres donnent lieu à paiements complémentaires en fonction du débit consommé.L’abonné français à internet se distingue ainsi de ses homologues étrangers par le temps qu’il consacre à l’échange (légal et illégal) de fichiers : 512 minutes par mois, contre 301 minutes en Allemagne, 264 aux Etats-Unis et 227 minutes au Royaume-Uni.

C’est pourquoi l’objectif de protection des droits d’auteur et des droits voisins doit porter avant tout, dans notre pays, sur la responsabilisation des internautes en les incitant à réduire progressivement le volume des échanges illégaux de fichiers.

Jusqu’à présent, le régime de répression est exclusivement pénal et il est aisé de constater que ce mécanisme de sanction est rarement mis en œuvre et ne se montre pas réellement dissuasif pour le plus grand nombre. Le Gouvernement a donc considéré, à l’issue d’un long processus de concertation impliquant les industries culturelles et les fournisseurs d’accès à internet, qui s’est conclu par l’accord de toutes les parties signé le 23 novembre 2007, qu’il convenait de disposer d’un mécanisme plus souple, graduel, à la visée essentiellement pédagogique, pour s’adresser au grand public, en plus du dispositif pénal destiné, pour sa part, à réprimer les comportements de contrefaçon les plus caractérisés.

Tel est l’objet du dispositif mis en place par la loi déférée, qui institue une obligation, novatrice, de surveillance de son installation à la charge de l’abonné à internet, et prévoit un mécanisme très progressif permettant à une autorité administrative indépendante créée à cette fin, la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, de veiller au respect de cette obligation, en lui confiant le soin d’exercer, avant tout, un pouvoir d’influence et de persuasion par l’envoi de recommandations successives et, en tout dernier ressort seulement, le pouvoir de suspendre, pour un temps, l’abonnement de l’internaute qui n’aurait tenu aucun compte des avertissements préalables.

Le dispositif revêt donc une visée essentiellement incitative et pédagogique, l’existence d’un régime de sanction proportionné étant destinée à assurer sa crédibilité.

Il suffit, pour se convaincre de l’efficacité d’un tel système, de se reporter aux résultats des études d’opinion et aux effets, transposables, des expériences déjà menées à l’étranger.

On observera ainsi qu’une étude publiée en mars 2008 dans la revue Entertainment Mediaresearch et réalisée auprès des internautes en Grande-Bretagne ― pays qui envisageait alors la mise en place d’un dispositif comparable à celui envisagé par la loi déférée ― fait ressortir que 70 % des personnes interrogées auraient cessé toute pratique de téléchargement illégal dès la réception d’un premier message d’avertissement et 90 % dès la réception du second. Un sondage IPSOS réalisé en France au mois de mai 2008 fait apparaître qu’un dispositif du même ordre pourrait avoir un effet préventif comparable auprès des internautes français, 90 % d’entre eux faisant état de leur intention de cesser tout téléchargement illégal après réception de deux avertissements.

Ces estimations se trouvent corroborées par les résultats des expériences menées à l’étranger. En Grande-Bretagne, un accord a été passé le 24 juillet 2008 entre les fournisseurs d’accès à internet et les industries culturelles. Celui-ci prévoit l’envoi d’avertissements par courriel et la mise en place, après une évaluation conduite sur une période de six mois, d’une sanction dont la nature n’est pas encore précisée. Les premiers éléments d’évaluation disponibles font d’ores et déjà état d’un  » taux de désincitation  » de 70 %. En Suède, l’entrée en vigueur, le 1er avril 2009, de la loi dite  » IPRED  » (qui ouvre la possibilité aux ayants droit d’obtenir des fournisseurs d’accès à internet l’identité des titulaires des adresses IP à partir desquelles un acte de contrefaçon a été réalisé) a immédiatement entraîné une chute du trafic internet de près de 40 % (de 160 Gbits à 100 Gbits en moyenne journalière) et une hausse, comprise entre 20 % et 100 %, de la fréquentation des plates-formes légales de téléchargement.

Plus généralement, l’efficacité de la  » réponse graduée  » a été jugée suffisamment crédible pour que des conventions similaires aux accords français ou britanniques soient également passées en Irlande (janvier 2009), négociées dans plus d’une demi-douzaine de pays, dont les Pays-Bas, l’Australie et le Japon, ou qu’elle ait fait l’objet d’une transcription législative comme cela a été le cas en 2009 en Corée du Sud et à Taïwan, pays particulièrement en pointe dans l’usage du numérique.

L’objet de la loi n’est ni de mettre fin à toute forme de piratage ― tel est l’objet du dispositif pénal, bien adapté aux comportements les plus graves des particuliers ou de certains prestataires de services, qui est maintenu parallèlement ― ni de résorber complètement le téléchargement illégal. Mais il vise, en faisant cesser le sentiment d’impunité qui caractérise l’échange illégal, à responsabiliser la grande masse des internautes de bonne foi.

B.

― C’est pourquoi, au regard de cet objectif raisonnable et mesuré, les critiques générales adressées par la saisine n’emportent pas la conviction.

a)

Il est exact que l’obligation de surveillance, précisée infra, qui pourra se trouver remplie notamment par la sécurisation de la liaison Wi-Fi du foyer, n’empêchera pas un internaute d’avoir recours à un logiciel de masquage de son adresse IP, d’usurper l’adresse d’un autre abonné ou d’utiliser frauduleusement un réseau Wi-Fi du voisinage.

Le Gouvernement souhaite néanmoins souligner que l’entrée en vigueur effective du régime de sanction, subordonnée en application du nouvel article L. 331-32 du code de la propriété intellectuelle et du V de l’article 19 de la loi déférée, à la publication, après concertation avec les professionnels concernés, de la liste des dispositifs de sécurité exonératoires de responsabilité, devrait permettre de réduire fortement certains des risques évoqués par la saisine, en permettant l’essor de techniques de sécurisation (comme la clef WPA-2, l’énumération limitative des équipements autorisés identifiés par adresse MAC ou l’émission de certificats) plus fiables que celles communément répandues (comme les clefs WEP) et, surtout, en incitant les abonnés à y recourir de façon systématique ― ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui en dépit de la gratuité et de la simplicité de ces dispositifs.

Il convient d’observer surtout que ces pratiques de contournement ne revêtiront jamais la portée que leur prêtent les auteurs de la saisine. Elles nécessitent en effet, pour certaines d’entre elles, d’effectuer sur son ordinateur une succession complexe d’opérations inconnue du plus grand nombre. Contrairement aux pratiques de téléchargement aujourd’hui constatées, elles seront en outre caractérisées par une intention dolosive absente des comportements actuels. Il faut souligner, enfin, que la plus grave d’entre elles, à savoir l’introduction frauduleuse dans un système informatique, est passible des peines prévues aux

articles 323-1 et suivants du code pénal

, lesquelles s’élèvent à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

Pour ces raisons, on peut raisonnablement penser que les contournements du dispositif ne seront pas aussi nombreux que l’affirme la saisine.

b)

Il est également soutenu que le mécanisme de  » réponse graduée  » envisagé par la loi serait inapte à saisir les formes les plus modernes de violation des droits d’auteur et des droits voisins que sont, dès lors qu’ils n’ont pas été autorisés par les titulaires de droits, le streaming (c’est-à-dire l’écoute ou le visionnage sans téléchargement) ou le téléchargement direct, qui sont deux techniques supposant l’existence d’un centre unique d’émission ou de stockage, contrairement au téléchargement de pair-à-pair.

Il est vrai que le mécanisme prévu à l’article 5 de la loi déférée est plus particulièrement destiné à lutter contre cette dernière forme de violation des droits, dont la caractéristique principale est d’être décentralisée entre tous les internautes, sans possibilité d’identification d’une source unique de mise à disposition du fichier téléchargé.

Pour autant, les autres modalités du piratage, en expansion rapide, sont également prises en compte par la loi déférée. En effet son article 10 introduit un nouvel article L. 336-2 dans le code de la propriété intellectuelle qui permettra au tribunal de grande instance, statuant le cas échéant en la forme des référés, d’ordonner toute mesure propre à prévenir ou faire cesser les atteintes aux droits d’auteur ou aux droits voisins.

En permettant aussi au juge de tirer, dans de meilleures conditions, les conséquences qui s’imposent de l’identification d’un site illégal de mise à disposition ou d’émission, le législateur a bâti un régime complet pour résoudre la question de l’échange ou de la consultation illégale de fichiers, à la fois sous sa forme classique ou plus contemporaine.

c)

Le risque de basculement généralisé vers le cryptage des échanges apparaît, quant à lui, très largement surévalué.

Les réseaux d’échange cryptés proprement dits ne seront pas, en effet, susceptibles d’offrir une alternative crédible aux pirates. Ces réseaux sont adaptés, avant tout, à l’échange de documents écrits et non aux fichiers de gros volume comme les fichiers musicaux ou contenant de la vidéo. Aucun d’entre eux ne sera donc en mesure de supporter la charge d’un basculement de grande échelle. Au demeurant, il sera toujours possible, pour les ayants droit, de pénétrer dans ces réseaux en qualité de  » pair  » disposant de la clef de cryptage et d’y constater les infractions.

Quant au cryptage des flux sur les réseaux classiques de pair-à-pair, à supposer que les fournisseurs d’accès consentent à une telle diversion de l’utilisation de leur bande passante, il demeurera sans effet sur la détection de la mise à disposition de fichiers illégaux : dans ce cas de figure, la détection s’effectuera au cœur même des réseaux d’échange par la connexion des ayants droit aux  » nœuds  » de ces derniers.

d)

Il est ensuite inexact d’affirmer que le dispositif répressif institué par la loi déférée serait largement inapplicable, en raison notamment de difficultés techniques à ne suspendre que la connexion à internet, et pas celle du téléphone ou de la télévision, pour les abonnés titulaires d’un abonnement dit de  »

triple play

 » en zone non dégroupée.

Il est vrai que, dans son avis rendu sur le projet de loi, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes a fait valoir que de telles difficultés ne lui paraissaient pas exclues. Mais il convient de mettre en perspective cette affirmation, formulée à un stade très préliminaire de la procédure législative, avec la situation la plus actuelle du marché des communications électroniques. Or, il ressort à cet égard du rapport rendu par le Conseil général des technologies de l’information en décembre 2008, des auditions conduites par les rapporteurs de la loi déférée ainsi que des échanges récents du Gouvernement avec les fournisseurs d’accès à internet que, pour 95 % des lignes téléphoniques, il est déjà techniquement possible de procéder à la suspension des services de communication au public en ligne sans suspendre la télévision ou le téléphone. Il convient de signaler en outre que, compte tenu des campagnes en cours de  » migration  » des clients vers des infrastructures plus modernes en termes de réseaux et de boîtiers de connexion, près de 100 % des lignes devraient être couvertes dans un délai d’un an, c’est-à-dire selon un calendrier cohérent avec l’intervention des premières mesures de sanction qui pourraient être décidées par la Haute Autorité.

e)

Enfin, à supposer même qu’il soit coûteux à mettre en œuvre, le dispositif conçu par la loi déférée ne conduira à engager, en tout état de cause, que des volumes financiers prévisibles, maîtrisables et sans commune mesure avec les effets financiers attendus sur le financement de la création culturelle et sur l’utilisation de la bande passante mise à disposition de leurs abonnés par les fournisseurs d’accès à internet, dont il est estimé qu’elle est actuellement occupée à près de 50 % par des échanges liés au piratage de contenus.

3.

Les auteurs de la saisine font, en troisième lieu, grief à la loi déférée d’opérer une conciliation manifestement déséquilibrée entre la protection des droits d’auteur et la protection de la vie privée.

Les auteurs de la saisine font valoir, en particulier, que le respect de l’obligation de surveillance de son installation par l’abonné conduira nécessairement les internautes à devoir fournir à des tiers et, le cas échéant, aux autorités publiques, des informations relatives à leur activité sur internet, et donc à une réduction du degré de protection de leur vie privée.

Mais cette critique ne peut être retenue.

Il faut souligner, d’abord, que contrairement à ce que soutiennent les auteurs de la saisine, aucune atteinte au principe du secret des correspondances ne résultera de la loi déférée. En effet, l’obligation de surveillance de son installation par l’abonné ne porte pas sur la messagerie électronique mais exclusivement sur l’utilisation des services de communication au public en ligne.

Il convient de relever, ensuite, que les informations transmises, le cas échéant, par les moyens de sécurisation des installations internet mis en œuvre pour remplir l’obligation de surveillance ne portent, en eux-mêmes, aucune atteinte à la vie privée. Les mesures de sécurisation des réseaux Wi-Fi ne procèdent à aucun transfert d’information. Il est vrai que, pour leur part, les logiciels de type  » pare-feu  » ou de  » contrôle parental  » prévoient, ne serait-ce que pour permettre leur actualisation régulière, un dialogue avec un serveur distant qui peut comporter l’envoi, par l’ordinateur de l’utilisateur, de données précisant son identifiant et son état de fonctionnement. Mais la nature des données transmises demeure sans incidence sur le respect de la vie privée.

Au demeurant, on peut observer que le droit positif applicable impose déjà une obligation, bien plus contraignante que la simple obligation de moyens que constitue l’obligation de surveillance, de protection par l’abonné de son accès internet par la mise en œuvre d’un des moyens de sécurisation proposés par le fournisseur de cet accès en application du

premier alinéa du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004

pour la confiance dans l’économie numérique (cette disposition a été introduite à l’

article L. 335-12 du code de la propriété intellectuelle

[CPI] par l’article 25 de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006).

Or cette prescription, qui s’apparente à une véritable obligation de résultats, n’a fait l’objet d’aucune critique d’inconstitutionnalité lorsque la loi relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information dont elle est issue a été déférée à l’examen du Conseil constitutionnel.

A plus forte raison doit-il en être ainsi de l’option, plus nuancée, retenue par la loi déférée. La mise en œuvre des  » moyens de sécurisation  » visés par l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (qui devront désormais être définis par la Haute Autorité en application du nouvel article L. 331-32 du CPI) n’est plus imposée au titulaire de l’accès. Elle n’est que simplement suggérée comme voie privilégiée d’exonération de responsabilité.L’abonné demeure donc totalement maître des mesures de surveillance qu’il envisage de mettre en œuvre pour satisfaire à l’obligation énoncée par la loi.

Il ne saurait donc être fait grief au régime optionnel mis en œuvre par la loi déférée de porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée.

II. ― Sur les critiques dirigées

contre les articles 5 et 11 de la loi

Ces deux articles créent, d’une part, le mécanisme de  » réponse graduée  » qui constitue le cœur du dispositif adopté par le législateur et, d’autre part, l’obligation de surveillance mise à la charge de l’abonné à internet.

Différents griefs sont articulés à l’encontre de ces articles : il est d’abord fait reproche à l’article 11 d’avoir insuffisamment précisé la nature du manquement qui pouvait être imputé au titulaire d’un abonnement à internet, d’instaurer une sanction manifestement disproportionnée qui, au demeurant, devrait être prononcée par l’autorité judiciaire, d’avoir consenti des pouvoirs exorbitants aux agents privés compétents pour saisir la Haute Autorité ainsi qu’aux agents de cette dernière, d’instaurer un régime de sanction automatique qui, au surplus, ne respecterait pas les droits de la défense, de mettre, enfin, en œuvre un régime de présomption de culpabilité qui porterait atteinte à la liberté d’expression.

1.

Sur l’obligation de surveillance

mise à la charge de l’abonné

A.

― L’article 11 de la loi déférée introduit un nouvel article L. 336-3 dans le code de la propriété intellectuelle qui dispose que :  » la personne titulaire de l’accès à des services de communication au public en ligne a l’obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu’elle est requise « .

B.

― Contrairement à ce que soutiennent les auteurs de la saisine, cet article procède à une définition suffisamment claire et précise de l’obligation mise à la charge de l’abonné, sans que l’on puisse, par ailleurs, lui faire reproche d’entretenir la confusion entre la répression du piratage et la sanction d’un défaut de surveillance avéré.

a)

L’article L. 336-3 énonce une obligation précise de moyens à la charge de l’abonné, qui doit veiller à ce que son accès à internet ne puisse être l’instrument d’un échange illégal de fichiers ou de toute autre utilisation qui méconnaisse les droits de propriété littéraire et artistique par l’intermédiaire d’un service de communication au public en ligne.

Conformément aux indications données par les travaux parlementaires qui ont présidé à son adoption, cette obligation revêt une portée générale : elle porte sur toute utilisation de l’accès au réseau internet via l’abonnement et doit être regardée comme visant, en conséquence, le comportement de toutes les personnes qui sont susceptibles de l’utiliser pour violer les droits de propriété littéraire et artistique, que leur accès au réseau soit autorisé ou non.L’obligation doit donc porter sur les ordinateurs du foyer de l’abonné et, lorsque celui-ci dispose d’un réseau Wi-Fi, sur l’accès à ce dernier par d’éventuels utilisateurs extérieurs à ce foyer.

b)

L’obligation créée par le législateur est ainsi tout à fait distincte de l’interdiction de la piraterie, qui demeure par ailleurs.

Le manquement à l’obligation de surveillance, qui constitue le fondement juridique du mécanisme de  » réponse graduée  » prévu à l’article 5 de la loi déférée revêt donc une nature très différente de celle des délits de violation des droits de l’auteur (mentionnés aux articles L. 335-2 et L. 335-3 du CPI) ou des droits du producteur, de l’artiste interprète et de l’entreprise de communication audiovisuelle (mentionnés à l’article L. 335-4 du CPI).

Il est vrai qu’un défaut de surveillance ne pourra faire l’objet d’une procédure devant la Haute Autorité que si un échange illégal de fichiers a été réalisé à partir de l’accès internet de l’abonné. Mais cet échange ne constituera qu’un indice matériel révélant le manquement, et non le fait générateur de la sanction.

Dans ces conditions, la définition de l’obligation mise à la charge de l’abonné à internet par l’article L. 336-3 du CPI est formulée de façon suffisamment précise pour que le régime de sanction réprimant sa méconnaissance n’encoure pas de censure au regard du principe de légalité des délits.

c)

De même, les griefs tirés de ce que le législateur aurait méconnu l’étendue de sa compétence en renvoyant au pouvoir réglementaire, d’une part, le soin de préciser les conditions dans lesquelles la Haute Autorité pourra attribuer un label permettant d’identifier clairement le caractère légal des offres de service de communication en ligne et, d’autre part, la procédure d’évaluation des moyens de sécurisation mis à la disposition des abonnés seront écartés.

L’article L. 331-23 du CPI résultant de la loi déférée ― ainsi que cela a, d’ailleurs, été souligné lors des débats parlementaires ― n’a ni pour objet ni pour effet d’instaurer une procédure de recensement et de labellisation obligatoire, ou même seulement généralisée, de l’ensemble des offres de contenus qui respectent le droit d’auteur et les droits voisins.

Cette labellisation vise simplement à donner davantage de visibilité aux offres légales, car il est parfois difficile pour l’internaute de les distinguer de propositions plus douteuses.L’octroi du label reposera donc sur une initiative du promoteur de l’offre, à qui il appartiendra de la solliciter auprès de la Haute Autorité. La définition des conditions dans lesquelles ce label sera délivré ne ressortit à aucune des matières dont l’article 34 de la Constitution réserve la compétence au législateur.

Il en va de même pour la définition des conditions dans lesquelles les moyens de sécurisation seront évalués et labellisés par la Haute Autorité.A titre d’illustration, on rappellera que le

c du 3° de l’article 11 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978

attribue à la CNIL le pouvoir de délivrer  » un label à des produits ou à des procédures tendant à la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel, après qu’elles les a reconnus conformes aux dispositions de la présente loi « , tout en renvoyant, conformément au partage de compétences entre le législateur et le pouvoir réglementaire, le soin de préciser les conditions d’exercice de cette compétence à un décret.

2.

Sur les conditions dans lesquelles seront constatés

et instruits les manquements à l’obligation de surveillance

a)

Les auteurs de la saisine font valoir, en premier lieu, le caractère exorbitant du pouvoir de saisine de la Haute Autorité, aux fins d’identification nominative des abonnés à internet, par des agents privés assermentés chargés, pour le compte des ayants droit, de la surveillance des réseaux à l’effet de relever les adresses IP à partir desquelles un téléchargement suspect aurait été effectué. Ils exposent que cette possibilité serait contraire aux exigences fixées par la

décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004

.

Pour sa part, le Gouvernement considère que les exigences constitutionnelles sont respectées par la loi déférée.

En 2004, le législateur avait entendu mettre en œuvre la possibilité, prévue par la directive du 24 octobre 1995 sur la protection des données personnelles, d’autoriser les personnes morales de droit privé représentant les ayants droit à collecter les informations utiles pour repérer les échanges illicites d’œuvres protégées sur internet.

Le Conseil constitutionnel avait jugé que la disposition législative qui lui était soumise était conforme à la Constitution par les motifs suivants :  »

Considérant que la disposition contestée donne la possibilité aux sociétés de perception et de gestion des droits d’auteur et de droits voisins (…) ainsi qu’aux organismes de défense professionnelle (…) de mettre en œuvre des traitements portant sur des données relatives à des infractions, condamnations ou mesures de sûreté ; qu’elle tend à lutter contre les nouvelles pratiques de contrefaçon qui se développent sur le réseau internet ; qu’elle répond ainsi à l’objectif d’intérêt général qui s’attache à la sauvegarde de la propriété intellectuelle et de la création culturelle ; que les données ainsi recueillies ne pourront, en vertu de l’

article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques

, acquérir un caractère nominatif que dans le cadre d’une procédure judiciaire et par rapprochement avec des informations dont la durée de conservation est limitée à un an ; que la création des traitements en cause est subordonnée à l’autorisation de la CNIL en application du 3° du I de l’

article 25 nouveau de la loi du 6 janvier 1978

; que compte tenu de l’ensemble de ces garanties et eu égard à l’objectif poursuivi, la disposition contestée est de nature à assurer, entre le respect de la vie privée et les autres droits et libertés, une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée

.  »

Le commentaire de cette décision paru aux

Cahiers du Conseil constitutionnel

relève que l’intervention de l’autorité judiciaire n’est pas requise par l’

article 66 de la Constitution

: dans l’état de sa jurisprudence, le Conseil juge que le respect de la vie privée procède de l’

article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789

.

Le Gouvernement estime ainsi que l’intervention de l’autorité judiciaire ne constitue pas une exigence en soi mais l’un des éléments d’un régime global de garanties jugé suffisant. Dans ce cadre, il considère que le respect des exigences constitutionnelles n’impliquent pas nécessairement l’intervention d’un juge pour procéder à l’identification des abonnés à internet à partir de leur adresse IP, mais l’institution de garanties procédurales et substantielles suffisantes.

Or, il faut souligner que les garanties de procédure devant la Haute Autorité, dont la commission de protection des droits doit être regardée, au regard de ses règles de composition et de fonctionnement, comme un tribunal au sens et pour l’application de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, seront équivalentes à celles prévalant devant l’autorité judiciaire ainsi qu’en atteste


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