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COUR D’APPEL de CHAMBÉRY
Chambre civile – Première section
Arrêt du Mardi 10 Janvier 2023
N° RG 22/00814 – N° Portalis DBVY-V-B7G-G7PP
Décision attaquée : Ordonnance du Président du TJ d’ANNECY en date du 25 Avril 2022
Appelante
Mme [O] [Y]
née le 13 Février 1975 à [Localité 6], demeurant [Adresse 1]
Représentée par Me Eléonore RUBAT DU MERAC, avocat au barreau d’ANNECY
Intimée
COMMUNE D'[Localité 3], dont le siège social est situé [Adresse 4]
Représentée par la SCP VISIER PHILIPPE – OLLAGNON DELROISE & ASSOCIES, avocats postulants au barreau de CHAMBERY
Représentée par la SELARL CDMF AVOCATS-AFFAIRES PUBLIQUES, avocats plaidants au barreau de GRENOBLE
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Date de l’ordonnance de clôture : 26 Septembre 2022
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 25 octobre 2022
Date de mise à disposition : 10 janvier 2023
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Composition de la cour :
– Mme Hélène PIRAT, Présidente,
– Mme Inès REAL DEL SARTE, Conseiller,
– Mme Claire STEYER, Vice-présidente placée,
avec l’assistance lors des débats de Mme Sylvie LAVAL, Greffier,
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Faits et Procédure :
Mme [O] [Y], fonctionnaire à temps plein au sein de la commune d'[Localité 3] au grade d’attachée principale (catégorie A) et affectée aux fonctions de chef du service « travaux neufs » au sein de la direction de la commande publique était en congés maladie. Son employeur, la commune d'[Localité 3], souhaitant établir qu’elle exerçait parallèlement une activité privée lucrative de massage, fasciathérapie et méditation, sollicitait par requête de la présidente du tribunal judiciaire d’Annecy de nommer un huissier avec la mission suivante :
– solliciter, sans décliner sa véritable identité, un rendez-vous téléphonique auprès de Mme [O] [Y] en usant du numéro de téléphone portable publiée sur le site internet de l’intéressée ([05]) au nom de « [X] [T], relaxation » ;
– autant que de besoin, autoriser que la prise de rendez-vous se fasse par un appel téléphonique au cours duquel, si nécessaire, l’huissier de Justice est autorisé à laisser un message sans décliner sa véritable identité ;
– se présenter au rendez-vous fixé et entrer dans les lieux où elle exerce son activité au [Adresse 2] ou en tout autre lieux autant que de besoin, ce, sans avoir à décliner sa véritable identité ;
– une fois entré dans les lieux, décliner sa véritable identité, puis procéder à tout constat matériel qu’elle estimera utile sur l’exercice d’une activité de massage, fasciathérapie et méditation, ou toute autre activité privée lucrative autre que son activité de fonctionnaire titulaire de la fonction publique territoriale…;
– se faire remettre les comptes et carnets de commande de cette activité privée lucrative des trois derniers mois ;
– dresser un constat des opérations réalisées.
La présidente du tribunal judiciaire d’Annecy faisait droit à la requête par ordonnance en date du 6 janvier 2022 et l’huissier accomplissait partiellement sa mission les 10, 17 et 20 janvier 2022 mais n’obtenait pas de Mme [O] [Y] les documents comptables.
Selon exploit en date du 10 février 2022, Mme [O] [Y] assignait la commune d'[Localité 3], en référé, devant la présidente du tribunal judiciaire d’Annecy aux fins notamment de voir rétracter l’ordonnance sur requête du 6 janvier 2022, de constater la nullité du constat d’huissier de justice et de tous les actes d’instruction effectués en exécution de l’ordonnance sur requête rétractée et d’interdire à la commune d'[Localité 3] de faire usage dudit constat.
Par ordonnance de référé rendue le 25 avril 2022, la présidente du tribunal judiciaire d’Annecy :
– rejetait l’exception d’irrecevabilité de la demande en rétractation ;
– rejetait l’exception d’incompétence du juge judiciaire ;
– déboutait Mme [O] [Y] de l’ensemble de ses demandes ;
– déboutait la commune d'[Localité 3] de sa demande reconventionnelle ;
– déboutait les parties de leurs demandes du chef de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamnait Mme [O] [Y] aux dépens.
Par déclaration au Greffe en date du 9 mai 2022, Mme [O] [Y] interjetait appel de cette ordonnance.
Prétentions des parties
Par dernières écritures en date du 22 juillet 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, Mme [O] [Y] demandait à la cour de :
– confirmer l’ordonnance rendue en ce qu’elle avait :
– rejeté l’exception d’irrecevabilité de la demande en rétractation ;
– débouté la commune d'[Localité 3] de sa demande reconventionnelle ;
– débouté la commune d'[Localité 3] de sa demande d’indemnité procédurale ;
– l’infirmer pour le surplus et statuant à nouveau sur les chefs critiqués ;
In limine litis,
– constater l’incompétence des juridictions judiciaires et se déclarer incompétente pour statuer sur la requête de la commune d'[Localité 3] au profit du tribunal administratif de Grenoble ;
– en conséquence, rétracter l’ordonnance sur requête du 6 janvier 2022 en raison de l’incompétence de la juridiction ;
– constater la nullité du constat d’huissier de justice et de tous les actes d’instruction effectués en exécution de l’ordonnance sur requête rétractée ;
– interdire à la commune d'[Localité 3] de faire usage dudit constat de quelque manière et quelque titre que ce soit ;
Subsidiairement et au fond,
– constater l’absence d’urgence, l’absence de mention de notification dans l’ordonnance, la déloyauté et la disproportion des mesures sollicitées et des mesures ordonnées ;
– en conséquence, rétracter l’ordonnance sur requête du 6 janvier 2022 en raison du caractère infondé de ladite requête ;
– constater la nullité du constat d’huissier de justice et de tous les actes d’instruction effectués en exécution de l’ordonnance sur requête rétractée ;
– interdire à la commune d'[Localité 3] de faire usage dudit constat de quelque manière et quelque titre que ce soit ;
En tout état de cause,
– constater la nullité du constat d’huissier de justice et de tous les actes d’instruction effectués en exécution de l’ordonnance sur requête rétractée ;
– interdire à la commune d'[Localité 3] et l’huissier instrumentaire de, directement ou indirectement faire usage (ce qui inclut la transmission, la production, la copie,…) de quelque manière et quelque titre que ce soit dudit constat et de tous les actes d’instruction effectués en exécution de l’ordonnance sur requête rétractée ;
– déclarer irrecevable la demande reconventionnelle de la commune d'[Localité 3], ou subsidiairement, l’en débouter ;
– condamner la commune d'[Localité 3] à verser à Mme [O] [Y] une indemnité d’un montant de 3 000’euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner la commune d'[Localité 3] aux entiers dépens de première instance et d’appel avec distraction au profit de Me Eléonore Rubat du Merac.
Par dernières écritures d’intimé et d’appelant incident en date du 13 juillet 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la commune d'[Localité 3] demandait à la cour de :
Sur l’appel principal de Mme [Y],
– dire et juger Mme la présidente du tribunal judiciaire d’Annecy, ès qualité de juge des requêtes, compétente pour connaitre de la demande de la commune d'[Localité 3] tendant à autoriser la réalisation d’un constat non contradictoire sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile ;
– constater, d’une part, l’existence d’un motif légitime à ordonner la mesure probatoire et, d’autre part, l’existence de circonstances justifiant de ne pas y procéder contradictoirement ;
– en conséquence, confirmer pleinement l’ordonnance entreprise en tant qu’elle a débouté Mme'[Y] de ses demandes ;
– débouter Mme [Y] de toutes ses prétentions ;
Sur son appel incident,
– constater que Mme [Y] n’a pas déféré à la demande de la Selarl Officialis tendant à « se faire remettre les comptes et carnets de commande de cette activité privée lucrative des trois derniers mois » ;
– en conséquence, infirmer l’ordonnance entreprise en tant qu’elle a débouté la ville d'[Localité 3] de sa demande reconventionnelle tendant à la condamnation de Mme [Y] à remettre les comptes et carnets de commande de son activité privée lucrative de massage, fasciathérapie et méditation, des trois derniers mois, ce, sous astreintes de 150’euros par jour de retard ;
– condamner Mme [Y] à remettre les comptes et carnets de commande de son activité privée lucrative de de massage, fasciathérapie et méditation, des trois derniers mois, ce, sous astreintes de 150’euros par jour de retard ;
En tout état de cause,
– débouter Mme [Y] de toutes ses prétentions ;
– condamner Mme [Y] à verser à la commune d'[Localité 3] une somme de 2 000’euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner la même aux entiers dépens, dont distraction au profit de Me Christelle Laverne, SCP d’avocats Visier-Philippe – Ollagnon-Delroise & associés, avocat, sur son affirmation de droit.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l’audience ainsi qu’à la décision entreprise.
L’ordonnance de clôture était prononcée le 26 septembre 2022 et l’affaire était renvoyée à l’audience du 25 octobre 2022.
MOTIFS ET DÉCISION
L’exception d’irrecevabilité de la demande en rétraction de l’ordonne sur requête rendue le 6 janvier 2022 n’est plus présentée devant la cour. L’ordonnance déférée est dès lors définitive de ce chef.
Sur la compétence du juge des référés de l’ordre judiciaire
En vertu de l’article 145 du code de procédure civile, toute personne qui dispose d’un motif légitime peut obtenir du juge des référés les mesures d’instruction légalement admissibles lesquelles peuvent être ordonnées, sur requête ou en référé. Le juge judiciaire est compétent pour les ordonner dès lors que le fond du litige est susceptible de relever, fût-ce pour partie, des juridictions de l’ordre judiciaire.
En vertu de l’article 493 du code de procédure civile, ces mesures d’instruction peuvent être ordonnées sur requête lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement.
Le juge doit apprécier la compétence des juridictions de l’ordre auquel il appartient au vu de la requête, les mesures sollicitées ne devant pas être manifestement insusceptibles d’être utiles lors d’un litige relevant de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire (nota cass civ 1ère 1 octobre 2014 pourvoi 13-22.853 et tribunal des conflits 3 octobre 2000 n°3220).
Par requête en date du 4 janvier 2022, la commune d'[Localité 3] a saisi la présidente du tribunal judiciaire d’Annecy aux fins de voir désigner un huissier chargé de prendre un rendez-vous auprès de Mme [O] [Y], agent public, employée de la commune, dans le cadre de l’activité privée de celle-ci de massage, fasciathérapie et méditation et de procéder à un constat matériel une fois entré à son domicile, ainsi que de se faire remettre par cette dernière ses comptes et carnets de commande de cette activité privée.
La commune d'[Localité 3] a fait valoir, pour obtenir les mesures sollicitées, les éléments suivants :
– le cumul d’activités est interdit à tous les agents publics en vertu notamment de l’article 25 speties de la loi 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ;
– le cumul d’activités constitue en outre un manquement aux obligations de probité et de loyauté dont chaque agent public doit faire preuve lorsque l’activité privée est exercée pendant un congé maladie, en application de l’article 25 de la loi précitée ;
indiquant qu’elle envisageait l’ouverture d’une procédure disciplinaire contradictoire.
La procédure disciplinaire engagée contre un agent public ne relève en aucun cas des juridictions de l’ordre judiciaire.
Pour justifier cependant la compétence du juge des référés de l’ordre judiciaire, la commune d'[Localité 3] a soutenu en première instance lors de la procédure en rétractation devant le juge des référé, puis en appel, tout d’abord, que le constat d’huissier sollicité serait susceptible d’être utilisé dans ‘le cadre d’une instruction pénale ou de l’éventuelle mise en mouvement de l’action publique et d’un déferrement de Mme [O] [Y] devant le tribunal correctionnel, l’exercice d’une activité lucrative privée par Mme [O] [Y] étant susceptible de recevoir la qualification de travail illégal pour cumuls irréguliers et celle de travail dissimulé’. La commune d'[Localité 3] a aussi rappelé l’obligation de dénonciation au procureur de la République d’un crime ou d’un délit pesant sur elle en vertu de l’article 40 de procédure pénale. Toutefois, il n’appartient pas aux personnes, sur lesquelles pèse l’obligation de dénonciation d’un délit (en l’espèce d’ailleurs le seul délit de travail illégal puisqu’est constitutif de la même infraction de travail illégal le travail dissimulé et le cumul irrégulier d’emplois) prévue à l’article 40 susvisé, de procéder aux mesures d’investigation destinées à prouver l’existence de l’infraction dénoncée avant sa dénonciation, et ainsi de se substituer aux pouvoirs d’enquête du ministère public et du magistrat instructeur en détournant de leurs finalités les dispositions des articles 145 et 493 du code de procédure civile. D’ailleurs, ayant déjà acquis la connaissance d’un éventuel délit par ses premières investigations (constat d’huissier sur le site internet, auditions d’agents), il est étonnant que la commune d'[Localité 3] ne l’ait pas immédiatement dénoncé afin que les autorités judiciaires effectivement en charge des poursuites pénales et disposant des pouvoirs à cet effet, se prononcent sur l’opportunité d’une enquête.
La commune d'[Localité 3] a soutenu ensuite que le constat pourrait être utile dans le cadre d’une action des organismes sociaux tels que l’Urssaf diligentée devant le pôle social du tribunal judiciaire en raison des cotisations sociales impayées. Mais tout comme la commune d'[Localité 3] n’a pas à vocation à être enquêtrice et à venir ‘en aide’ aux autorités judiciaires pénales, elle n’a pas à recueillir des éléments susceptibles de fonder une éventuelle action judiciaire civile d’une autre partie, quelqu’elle soit, action à laquelle elle serait elle-même sans intérêt à agir.
En réalité, le recours à la procédure civile de mesures d’instruction sur requête a été utilisé en l’espèce dans le but de pallier, comme la commune d'[Localité 3] le dit elle-même, à l’absence d’une telle mesure non contradictoire à la disposition du juge de l’ordre administratif, alors même que ce constat qu’elle a sollicité est manifestement insusceptible d’être utile à son profit ou celui des intérêts qu’elle défend lors d’un litige relevant de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire.
En conséquence, la décision entreprise sera infirmée en toutes ses dispositions dont appel et l’ordonnance sur requête sera rétractée, de sorte que la cour n’a pas à se prononcer sur les autres demandes de Mme [O] [Y].
La commune d'[Localité 3] qui succombe sera tenue aux dépens de première instance et d’appel distraits au profit de Me [B] [D] [N] et sera déboutée de sa demande d’indemnité procédurale. Elle sera par ailleurs condamnée, vu l’équité, au paiement d’une indemnité procédurale au profit de Mme [O] [Y] d’un montant de 1 000 euros.