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Les alertes à destination des consommateurs sur la nocivité de produits alimentaires (allégations de santé) non établie scientifiquement peuvent être sanctionnées au titre des pratiques commerciales déloyales. Sur saisine de la Fédération des Entreprises françaises de charcuterie-traiteur, l’éditeur de l’application mobile YUCA a été condamné à 20.000 € à titre de dommages et intérêts.
L’application déchiffre la composition inscrite sur les étiquettes des produits alimentaires et cosmétiques, attribue à ceux-ci une note de 0 à 100, dont 30% de la note est liée aux additifs et donne un avis sur la qualité de ces produits, de « excellent» à « médiocre »jusqu’à « mauvais ».
En diffusant des informations fausses sur les dangers que les additifs nitrés représenteraient pour la santé des consommateurs et en diffusant une pétition d’interdiction des nitrites en lien avec les produits de charcuterie-traiteur contenant des additifs nitrés, la société YUCA a commis une pratique commerciale trompeuse et une pratique commerciale déloyale au préjudice de la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur ;
Le droit européen fixe les règles applicables aux professionnels de la charcuterie quant aux additifs qu’ils sont autorisés à ajouter à leurs produits. Un nouvel additif ne peut être utilisé qu’après :
– avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ;
– avis du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux de la Commission européenne et consultation du Conseil et du Parlement européen ;
– publication d’un règlement d’autorisation au Journal officiel de l’Union européenne précisant les modalités d’emploi (doses et denrées dans lesquelles il peut être employé) ».
A ce titre, le règlement (CE) no 1333/2008 du 16 décembre 2008 sur les additifs alimentaires, d’application directe en droit français, vise à établir « les règles relatives aux additifs alimentaires utilisés dans les denrées alimentaires en vue d’assurer le fonctionnement efficace du marché intérieur tout en garantissant un niveau élevé de protection de la santé humaine et un niveau élevé de protection des consommateurs, y compris la protection des intérêts des consommateurs et la loyauté des pratiques dans le commerce des denrées alimentaires, en tenant compte, le cas échéant, de la protection de l’environnement »
Afin de prévenir tout risque pour le consommateur, les additifs alimentaires sont évalués par l’European Food Safety Authority (EFSA) avant d’être autorisés par les Etats membres. Et ce n’est qu’après avoir fait la preuve de leur innocuité qu’ils peuvent être autorisés.
Pour pouvoir être utilisée, une substance doit aussi faire la preuve de son intérêt et qu’elle n’est pas susceptible de tromper le consommateur.
Le Règlement prévoit qu’un additif ne peut figurer sur les listes « que s’il remplit les conditions suivantes [… ] :
a) il ne pose, selon /es preuves scientifiques disponibles, aucun problème de sécurité pour la santé du consommateur aux doses proposées et ;
b) il existe un besoin technologique suffisant qui ne peut être satisfait par d’autres méthodes économiquement et technologiquement utilisables et;
c) son utilisation n’induit pas le consommateur en erreur».
Sur cette base, une liste positive d’additifs autorisés pour les denrées alimentaires est établie, en indiquant les aliments dans lesquels ils peuvent être ajoutés et les doses maximales à utiliser. Les nitrites et nitrates figurent dans la liste limitative des additifs autorisés :
E 249 = Nitrite de potassium
E 250 = Nitrite de sodium
E 251 = Nitrate de sodium
E 252 = Nitrate de potassium
Ces additifs sont utilisés comme conservateurs, c’est-à-dire « des substances qui prolongent la durée de conservation des denrées alimentaires en les protégeant des altérations dues aux micro-organismes et/ou qui les protègent contre la croissance de micro-organismes pathogènes ».
S’agissant des produits de charcuterie-salaison, la « quantité maximale pouvant être ajoutée durant la fabrication, exprimée en NaNO ou en NaNO » (dans les produits non cuits) est de 150 mg/kg en nitrates et nitrites. Le Règlement, qui avait été adopté en 2008 après une évaluation toxicologique menée par I’EFSA, est régulièrement réétudié en fonction des dernières avancées et recherches scientifiques et des recommandations actuelles de I’EFSA et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).
La juridiction a considéré que YUCA alerte les consommateurs par des allégations graves qu’elle reconnaît ne pas être nécessairement objectives, qu’elle s’autorise à les dissuader d’achats sur le fondement d’observations «vraisemblables» et d’« opinions», qu’elle s’autorise encore à « l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle », enfin que sa démarche peut être politique et militante, et ce à l’encontre de produits dont la réglementation européenne transposée en droit français dit qu’ils « garantissent un niveau élevé de protection de la santé humaine et un niveau élevé de protection des consommateurs, […] en tenant compte, le cas échéant, de la protection de l’environnement», qu’ils ne posent « aucun problème de sécurité pour la santé du consommateur aux doses proposées et que leur « utilisation n’induit pas le consommateur en erreur».
La condition de l’acte de dénigrement consistant en l’inexistence d’une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause se trouvait ainsi remplie.
Pour rappel, constitue un acte de dénigrement la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé, mettant en cause ses qualités pour en déconseiller fortement l’utilisation. Le dénigrement suppose de caractériser cet objectif de disqualification chez son auteur.
Le dénigrement peut être caractérisé même en l’absence de situation de concurrence entre les personnes concernées, dès lors qu’est établi que les propos litigieux ont un impact sur le comportement de la clientèle de la partie qui se prétend dénigrée.
Cet impact peut être avéré, lorsqu’il est mesuré par exemple par des études de marché ; il
peut aussi être potentiel en ce qu’il est susceptible de conduire à un mouvement d’opinion défavorable pouvant aller jusqu’à infléchir la réglementation en défaveur du produit visé. L’acte de dénigrement prétendu apparaît donc d’autant plus préjudiciable qu’est grande la confiance qu’accordent à son auteur les clients des produits visés.
A contrario, ne constituent pas un dénigrement la libre critique et l’expression subjective d’une opinion ou d’un ressenti, à condition que la partie dénigrée bénéficie de conditions identiques à celles dont bénéficie l’auteur du dénigrement prétendu, pour répondre et se défendre à la suite des publications qu’elle conteste. Dès lors que l’équilibre entre la liberté d’expression et la liberté d’exercice d’une activité économique licite est respecté, l’acte de dénigrement n’est plus caractérisé.
Ne constitue pas non plus un dénigrement l’information qui se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur des observations objectives et sur une base factuelle suffisante au regard de la gravité des allégations en cause, et non sur des assertions non vérifiées, et sous réserve que cette information soit exprimée avec une certaine mesure.
Pour caractériser l’éventuel dénigrement, le tribunal vérifie la réalisation cumulée des conditions que sont (i) l’objectif de disqualification des produits visés par la divulgation de l’information, (ii) l’impact sur le comportement de la clientèle, (iii) l’impossibilité pour la filière de production de répondre sur les mêmes supports avec les mêmes moyens aux allégations contestées, (iv) l’absence de limitation de l’information divulguée à la seule contribution au débat sur un sujet général, (v) l’existence d’une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause et, dans cette hypothèse, sous réserve que cette information soit exprimée avec une certaine mesure.
La preuve de la réalisation de ces conditions peut résulter de l’existence formelle de pièces se suffisant à elles-mêmes mais aussi d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants, apprécié globalement et constitué par diverses pièces versées aux débats, alors même que chacune d’elles prise isolément n’aurait pas un caractère suffisamment probant.
Le consommateur qui scanne, avec l’application Yuka, un produit de charcuterie contenant des additifs nitrés voit apparaître une note qui peut être de « 0/100 », suivie dans ce cas de l’adjectif« Mauvais ».
Si le consommateur clique sur le « v » du menu déroulant concernant les additifs, il découvre un cartouche représentant un poing fermé levé accompagné du texte : « Pétition interdiction des nitrites (ces mots en gras) Additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac ». Le message est dans son ensemble incontestablement un message d’alerte de risque sur un item particulièrement dissuasif, à savoir le cancer.
N’était pas dans le débat la liberté de YUCA d’exercer dans le cadre légal une activité politique et militante pour contester la réglementation européenne ou tel comportement alimentaire, voire telle filière agro-alimentaire ni, toujours dans le cadre légal, sa liberté d’appeler à tel boycott qu’elle estimerait utile à l’atteinte de ses objectifs.
L’appréciation d’un produit aux fins de dissuader le client d’effectuer son achat à l’instant précis de celui-ci ne saurait être confondu, ni dans le fond ni dans la forme, ni dans les circonstances, ni dans la fin poursuivie, avec la contribution à un « débat sur un sujet général», le débat étant par essence contradictoire et n’ayant pas pour objectif l’obtention de résultats instantanés.
Alors que YUCA ne conteste pas, au travers d’une information de la clientèle défavorable à certains produits, avoir pour objectif final d’en interdire la vente, une telle pratique, notamment de par son caractère imparable à l’instant de son exercice, conduit à un déséquilibre manifeste entre la liberté d’expression d’une part, la liberté d’exercice d’une activité économique licite d’autre part, au détriment de la seconde.
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REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Tribunal de commerce de Paris
1re chambre
25 mai 2021
La Fédération des Entreprises françaises de charcuterie-traiteur (ci-après « FICT »), qui a pour objet la défense des intérêts tant individuels que collectifs de ses membres, déclare représenter 300 entreprises de charcuterie-traiteurs, dont 52% emploient moins de 50 salariés, réalisant 6,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 7,8% à l’export.
YUCA, société créée en 2016, a développé une application mobile dénommée » Yuka » qui, suivant un algorithme créé par elle, déchiffre la composition inscrite sur les étiquettes des produits alimentaires et cosmétiques, attribue à ceux-ci une note de 0 à 100, dont 30% de la note est liée aux additifs et donne un avis sur la qualité de ces produits, de « excellent» à
« médiocre »jusqu’à « mauvais ».
Deux versions de l’application sont disponibles :
-· une version gratuite : l’utilisateur télécharge gratuitement l’application,
– une version payante « premium » (15 euros/an) dans laquelle le consommateur accède directement à l’ensemble des données de l’application.
YUCA publie un blog, sur lequel sont présentés notamment des articles d’information sur des produits, des modes de consommation, des recettes ; elle commercialise un calendrier des fruits et légumes de saison et a publié Le guide de l’alimentation saine.
YUCA, qui ne publie pas ses comptes, indique à l’audience que son chiffre d’affaires annuel est de 623 K€, réalisé à hauteur de 56% par les abonnements « premium », à 22% par le
calendrier, à 17% par le livre et à 5% par des activités de formation, avec un effectif de dix salariés, chacun des deux dirigeants se rémunérant en-dessous de deux fois le SMIC.
YUCA annonce sur son site internet avoir plus de 20 millions d’utilisateurs, parmi lesquels elle précise à l’audience que 12,5 millions sont français; l’application Yuka est classée en
3e position des applications pour smartphone, après « TousAntiCovid » et « Ameli » de
l’assurance maladie (source : impression écran de l’Apple store].
La FICT reproche à YUCA des pratiques commerciales déloyales et trompeuses, des actes de dénigrement et d’appel au boycott, que YUCA conteste.
C’est dans ces circonstances que la FICT a engagé la présente instance.
Procédure
Autorisée à assigner à jour fixe par ordonnance du Président de ce tribunal rendue sur requête le 5 janvier 2021, FICT assigne YUCA par acte du 6 janvier 2021.
En application des dispositions de l’article 446.2 du code de procédure civile, le tribunal retiendra les dernières demandes formulées par écrit par les parties qui en sont convenues.
FICT demande au tribunal de :
Vu la requête autorisant à assigner à bref délai,
Et par application des articles L.121-1, L.121-2, L.121-3 et L.121-6 du Code de la consommation, et de l’article 1240 du Code civil,
Et au vu des pièces communiquées,
DIRE la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur (FICT) recevable et bien fondée en ses demandes ;
DIRE qu’en diffusant des informations fausses sur les dangers que les additifs nitrés
représenteraient soi-disant pour la santé des consommateurs et qu’en diffusant une
pétition d’interdiction des nitrites en lien avec les produits de charcuterie-traiteur contenant des additifs nitrés, la société YUCA a commis une pratique commerciale trompeuse et une pratique commerciale déloyale au préjudice de la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur ;
DIRE qu’en diffusant ces informations sur les additifs nitrés et sur les dangers qu’ils représenteraient soi-disant pour la santé des consommateurs et qu’en formulant des recommandations à l’attention des consommateurs visant à les convaincre d’éviter les produits de charcuterie-salaisons contenant des additifs nitrés, la société YUCA a commis une faute par dénigrement et appel au boycott au préjudice de la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur ;
En conséquence,
CONDAMNER la société YUCA à payer à la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur la somme de 150.000 euros en réparation de son préjudice moral et réputationnel ;
INTERDIRE à la société YUCA de diffuser ou de publier sous quelque forme, de quelque manière, sur quelque support (physique ou électronique) et à quelque titre que ce soit, et en particulier sur son application Yuka, directement ou indirectement, par
toute personne physique ou morale interposée, à compter du prononcé du jugement à
intervenir, et sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, tout contenu :
o dénigrant d’une quelconque manière, pour quelque raison que ce soit, directement ou indirectement, les produits de charcuterie-salaison et en particulier les produits de charcuterie-salaison contenant des additifs nitrés,
o opérant un lien, direct ou indirect, entre la pétition Interdiction des nitrites et les fiches de l’application Yuka relative aux produits de charcuterie (contenant ou non des additifs nitrés),
ORDONNER, aux frais de la société YUCA, sur son application ainsi que sur tout autre support, historique, lien ou document et ce, dans un délai de trois jours après le prononcé du jugement à intervenir et sous astreinte, passé ce délai de 5.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, la suppression :
o du renvoi vers la pétition Interdiction des nitrites à partir des fiches de produits de charcuterie (contenant ou non des additifs nitrés),
o de tout appel à interdire l’ajout de nitrites ou de nitrates dans les produits de charcuterie,
o de la mention « additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac » sur l’encadré de renvoi vers la pétition,
o de tout conseil ou recommandation sur l’application Yuka, directement ou indirectement, d’éviter de consommer n’importe quel produit de charcuterie
contenant des additifs nitrés et d’éviter ces additifs,
o de toute référence, directe ou indirecte, aux industriels de la charcuterie salaison et de tout contenu les stigmatisant par rapport aux autres acteurs du secteur,
o de toutes mentions, dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252, précisant que ces additifs seraient cancérogènes et favoriseraient l’apparition de maladies du sang,
o de la mention de la classification du CIRC, dans les fiches techniques des
additifs E249, E250, E251 et E252,
ORDONNER, aux frais de la société YUCA, sur son application ainsi que sur tout autre support, historique, lien ou document et ce, dans un délai de trois jours après le prononcé du jugement à intervenir et sous astreinte, passé ce délai de 5.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, la modification :
o de la section intitulée « Pourquoi interdire les nitrites ajoutés ? » de la page relative à la pétition, en vue de supprimer toute référence au fait que ces additifs favoriseraient l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac et de maladies du sang, risques qui ne sont pas prouvés scientifiquement aux doses d’exposition actuelles,
o de la section intitulée «Pourquoi les industriels les utilisent?» de la page relative à la pétition, en vue d’ajouter la raison première de cette utilisation
{lutte contre le botulisme et salmonellose) et d’indiquer que les autres effets sont accessoires,
o de la section relative aux « sources scientifiques » de la page relative à la pétition, pour ajouter la référence à la recommandation de J’ANSES de décembre 2019,
o de la couleur (rouge) attribuée aux additifs E249, E250, E251 et E252,
o de l’appréciation « risque élevé » attribuée aux additifs E249, E250, E251 et E252,
o du système de notation des produits tel que défini par la société YUCA, pour éviter que les produits contenant des additifs nitrés perdent automatiquement
30% de leur note sur l’application Yuka,
o des fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 et de la rubrique « En savoir plus » pour ajouter en caractères très visibles la position de I’EFSA, à savoir que I’EFSA affirme (i) que les nitrites et nitrates ajoutés à l’alimentation constituent une « protection adéquate pour la santé publique », de sorte qu’il n’est pas nécessaire de modifier les niveaux de sécurité existants et (ii) que « les nitrosamines qui se forment dans l’organisme à partir des nitrites ajoutés dans des produits à base de viande aux niveaux autorisés sont peu préoccupantes pour la santé humaine»,
o des fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 et de la rubrique « En savoir plus » pour ajouter en premier lieu que l’ANSES recommande l’utilisation des sels nitrités aux charcutiers-traiteurs, industriels et artisanaux, aux doses autorisées par la réglementation française,
o de la rubrique « sources scientifiques » des fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 pour ajouter la recommandation de l’ANSES de décembre 2019,
ENJOINDRE à la société YUCA de publier, à ses frais, pendant une durée de six mois, en bandeau de sa page d’accueil de son site Internet (https://yuka.io) et en pop-up à chaque ouverture de l’application Yuka, ainsi que dans le cadre d’une newsletter adressée à ses abonnés et ce, dans un délai de dix jours après le prononcé du jugement à intervenir et sous astreinte, passé ce délai de 10.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, le communiqué suivant : « Erratum: YUKA a été condamné pour des allégations non justifiées concernant les nitrites. Contrairement à ce que YUKA affirmait, les nitrites et les nitrates ne sont pas dangereux pour la santé humaine aux doses actuellement autorisées par la réglementation, comme l’ont confirmé toutes les expertises scientifiques collectives officielles disponibles à ce jour. Les autorités françaises et européennes insistent sur le rôle majeur que jouent les nitrites dans la prévention de taxi-infections graves tels que le botulisme. En parallèle, afin de répondre aux demandes des consommateurs qui souhaitent des produits avec moins d’additifs, /es professionnels de la charcuterie poursuivent feurs efforts menés depuis des années en réduisant volontairement en 2020 /es additifs de 50% et tes nitrites de 20% (après une première réduction de 20% en 2016 par rapport à la réglementation). » CONDAMNER la société YUCA à faire publier à ses frais mais à la diligence de la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur (FICT) à concurrence de la somme de 5.000 € HT par publication, dans cinq périodiques et/ou journaux laissés au choix de la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur (FICT), le dispositif du jugement à intervenir,
COMMETTRE tel huissier de justice qu’il lui plaira pour contrôler l’exécution des mesures prononcées et dresser rapport de ses constatations,
ENJOINDRE à la société YUCA de communiquer à la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur (FICT), sous le contrôle de l’huissier commis, tous documents et informations, notamment comptables et certifiés, relatifs (i) au nombre d’utilisateurs de son application, en distinguant les utilisateurs de la version gratuite et de la version payante, (ii) au nombre d’utilisateurs qui ont signé la pétition d’interdiction des nitrites via l’application Yuka, (iii) au nombre de produits de charcuterie qui sont scannés par mois et (iv) au nombre de consommateurs ayant scanné un produit contenant des nitrites ou nitrates,
ORDONNER que cette communication intervienne dans les quinze jours à compter du prononcé du jugement à intervenir, sous astreinte, passé ce délai, de 2.000 euros par jour de retard,
SE RÉSERVER la liquidation des astreintes ainsi prononcées,
En tout état de cause,
DONNER ACTE à la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur (FICT) de ce qu’elle se réserve le droit d’agir devant les juridictions compétentes pour les actes de diffamations dont elle est l’objet,
ORDONNER l’exécution provisoire au seul vu de la minute, par application de l’article 503 du Code de procédure civile,
CONDAMNER la société YUCA à payer à la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur la somme de 20.000 euros, sur le fondement des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile,
CONDAMNER la société YUCA aux entiers dépens.
YUCA demande au tribunal de :
Par application :
des articles L121-1, L121-2, L121-3 et L121-6 du code de la consommation ;
de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales ;
de l’article 1240 du code civil ;
de l’article 514-4 du code de procédure civile ;
de l’article 32-1 du code de procédure civile ;
de l’article 700 du code de procédure civile ;
Et au vu des pièces communiquées ;
DIRE que la société YUCA n’a pas commis de pratique commerciale trompeuse par action ou par omission au préjudice de la FICT ;
DIRE que la société YUCA n’a pas commis de pratique commerciale déloyale au préjudice de la FICT ;
DIRE que la société YUCA n’a pas commis de faute par dénigrement et appel au boycott au préjudice de la FICT ;
En conséquence,
DEBOUTER la FICT de l’intégralité de ses demandes ;
A titre subsidiaire :
DIRE les demandes d’interdiction. de suppression, de modification, de publication, de communication et de réparation formulées par la FICT à l’égard de la société YUCA infondées et par conséquent les REJETER ;
REJETER la demande d’exécution provisoire formulée par la FICT ;
En toute hypothèse,
CONDAMNER la FICT au paiement d’une amende civile de 3.000 euros et au paiement à la société YUCA de la somme de 30.000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive et dilatoire ;
CONDAMNER la FICT au paiement de la somme de 50.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
A l’audience du 22 mars 2021, à laquelle les parties sont convoquées, après avoir entendu ces parties en leurs explications et observations, le juge chargé d’instruire l’affaire clôt les débats, met l’affaire en délibéré et dit que le jugement sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 11 mai 2021, date qui a ensuite été reportée au 25 mai 2021, ce dont les parties ont été avisées en application de l’article 450, alinéa 2 du code de procédure civile. Conformément à l’article 871 du code de procédure civile, le juge chargé d’instruire rend compte au tribunal dans son délibéré.
Moyens des parties
Après avoir pris connaissance de tous les moyens et arguments développés par les parties, le tribunal en résumera les principaux de la manière suivante.
La FICT, demanderesse, soutient que :
– La très grande majorité des produits de charcuterie utilisent des additifs, parmi lesquels des nitrites et des nitrates. Les additifs nitrés sont recommandés par l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentation, environnement, travail (ANSES).
– Si certaines marques ont pu supprimer les ajouts de nitrites dans certains produits de leurs gammes, tous (y compris ces marques) s’accordent à dire qu’il n’existe à ce jour aucune solution généralisable qui permette de garantir la sécurité des produits auxquels aucun nitrite ne serait ajouté.
– L’absence de « rigueur scientifique » a été dénoncée par l’association Terra Nova, groupe de réflexion indépendant réputé pour ses prises de position critiques vis-à-vis de l’industrie alimentaire, estimant que les applications telles que YUCA devraient être régulées.
– YUCA revendique avoir « changé fa manière de faire les courses de 88% des utilisateurs », « 94% [ayant] arrêté d’acheter certains produits », 92% des consommateurs reposent les produits lorsqu’ils sont notés rouge sur l’application et 95% d’entre eux les reposent également lorsqu’un additif est noté rouge, ce qui est le cas de 100% des produits de charcuterie contenant des additifs nitrés.
– En faisant le choix arbitraire d’amputer de 30 points la note sur 100 d’un produit qui contient des nitrites ou nitrates dans le respect de la réglementation, YUCA a manifestement un comportement trompeur.
– La Cour de Justice de l’Union européenne a considéré que la conception du professionnel dans la directive 2005/29/CE visait « toute personne physique ou morale » qui exerce une activité rémunérée, précisant que la directive n’exclut de son champ d’application ni les entités poursuivant une mission d’intérêt général ni celles qui revêtent un statut de droit public.
– La jurisprudence rappelle régulièrement qu’il importe peu qu’il y ait une relation de concurrence entre l’auteur de la pratique commerciale trompeuse et celui qui la dénonce.
– YUCA a omis, dissimulé et fourni de façon inintelligible, ambiguë ou à contretemps plusieurs informations substantielles, tout en n’indiquant pas sa véritable intention commerciale.
– YUCA a commis des pratiques commerciales trompeuses par action, notamment en associant les additifs nitrés, dont il est précisé qu’ils présentent un risque élevé de cancer, à la pétition d’interdiction de ces additifs, créant. un lien dans l’esprit du consommateur qui arrêtera d’acheter des produits de charcuterie contenant des nitrites ou nitrates ajoutés.
– Le fait d’associer l’ajout de nitrite à un risque mortel pour le consommateur alors qu’au contraire, c’est l’absence de nitrite qui lui fait courir ce risque de façon directe de par l’exposition à une infection botulique, constitue une information délibérément erronée.
– Ce n’est qu’en cherchant dans les systèmes de notation de YUCA que l’on apprend, en fin de page d’une fenêtre de l’application et dans une police d’écriture très réduite, que les adjectifs utilisés pour qualifier les produits («Excellent », « Bon», «Médiocre» et « Mauvais ») ne représentent en réalité qu’une « opinion » exprimée par YUCA, qu’ils qualifient « le score du produit selon la méthode de notation Yuka » et qu’en aucun cas « ces adjectifs ne se réfèrent au produit directement ».
– YUCA a des pratiques commerciales trompeuses par omission au sens de l’article L.121-3 du Code de la consommation. A cet égard, YUCA a, quoique très partiellement, reconnu avoir fourni une information erronée puisqu’elle a pris l’initiative de modifier la fiche du nitrite de sodium E250. – Si le tribunal venait à considérer que la pratique reprochée à YUCA ne peut être considérée comme une pratique commerciale trompeuse, il devrait la qualifier de pratique commerciale déloyale au sens de l’article L.121-1 du Code de la consommation.
– La jurisprudence considère que constitue un dénigrement le fait d’instiller un doute dans l’esprit du consommateur sur les qualités d’un aliment, qui peut ainsi le conduire à ne plus s’intéresser au produit en question. Les faits de dénigrement seront plus aisément caractérisés lorsque l’auteur de la pratique se prévaut d’une autorité morale qui dépasse le simple cadre de son activité commerciale.
– Si YUCA avait voulu passer un message proportionné, il aurait fallu qu’elle écrive que le risque n’était pas encore certain et surtout, que l’additif n’était pas dangereux aux doses autorisées par la réglementation.
– La jurisprudence sanctionne l’appel au boycott comme un acte de concurrence déloyale.
YUCA, défenderesse, réplique que :
– La présente procédure, introduite à bref délai, alors que l’utilisation de ces additifs est actuellement débattue en mission parlementaire, sert l’activité de lobbying de la FICT.
Sur le site de la FICT, à la rubrique « nos actualités » sont éditées les publications suivantes :
– « Rapport de la mission parlementaire sur les nitrites : Analyse objective ou agitation politico-médiatique ? ». Cette publication date du 15 janvier 2021 soit quelques jours après la signification de l’assignation à bref délai.
– « Nitrites et charcuterie : rétablir la vérité ». Cette publication date du 11 décembre 2020 et a donc été publiée après la mise en demeure que la FICT a adressé à YUCA le 7 octobre 2020, et alors que l’assignation à bref délai était manifestement en cours de rédaction.
– les informations issues de l’application Yuka et la pétition que dénonce la FICT sont en ligne respectivement depuis 2016 et le 20 novembre 2019, ce qu’elle a caché au tribunal en invoquant des circonstances d’urgence afin d’obtenir l’autorisation d’assigner à bref délai.
– l’activité de critique ou de notation de produits constitue une activité commerciale normale, à l’instar des guides gastronomiques, des sites internet de notation de restaurants ou d’hôtels, des comparateurs de produits ou de services.
– Si YUCA avait un intérêt à mal noter les produits afin de gagner un « avantage concurrentiel» pour « faire le buzz », elle ne réclamerait pas l’interdiction des sels nitrités qui l’empêcherait de continuer à les dénoncer.
– la notation proposée par l’application Yuka est transparente et largement accessible sur son site internet et dans l’application : 60 % de la note provient du Nutriscore, calculée par les producteurs eux-mêmes, donc notamment par les adhérents de la FICT, 30 % en fonction de la présence d’additifs et de leur nature, 10 % en fonction du caractère bio ou non du produit. le choix de pondérer à 30% la note des produits en fonction des additifs est parfaitement raisonnable et proportionnée : le site web du gouvernement « Manger Bouger» indique justement qu’il « convient de privilégier les aliments sans additifs ou avec la liste la plus courte d’additifs».
– les études scientifiques et données versées aux débats, qu’elles soient internationales, européennes ou françaises, établissent qu’il existe des liens scientifiquement établis entre la consommation des sels nitrités contenus dans les produits de charcuterie et l’apparition de maladies du sang et de cancers colorectaux.
– YUCA ne dépend financièrement ni des sociétés dont elle apprécie les produits, ni des lobbys, n’exerce aucune activité publicitaire, ne monnaye pas les données de ses utilisateurs, ne fait pas la promotion de certains produits au détriment d’autres. Elle relaie les informations disponibles dans la littérature scientifique et les recommandations sanitaires.
– Les articles l.121-1 et l.121-2 du Code de la consommation ne sont pas applicables à l’activité d’évaluation de produits alimentaires. En effet, une « pratique commerciale » constitue un agissement destiné à faire la publicité en faveur d’un produit. Avant 2008, le législateur visait même la seule « publicité » déloyale ou trompeuse. le changement de dénomination n’emporte pas de changement du domaine de cette législation.
– la FICT ne justifie aucunement le montant très élevé des dommages et intérêts qu’elle réclame. Elle ne démontre pas l’étendue du préjudice allégué, alors que les producteurs de jambon sans nitrites contribuent, dans une bien plus grande mesure encore que la société Yuka, à « ternir » l’image et la réputation des sels nitrités.
– la liberté d’expression est garantie par plusieurs dispositions constitutionnelles et conventionnelles. Elle est plus grande en matière de jugement de valeur qu’en matière de déclaration de fait. En l’espèce, il n’existe pas une seule « bonne » appréciation des additifs, contrairement à ce que la FICT souhaiterait voir imposer par voie de justice. la Cour de cassation juge ainsi que la liberté d’expression inclut le droit de critiquer des produits et des services commerciaux « lorsque l’information en cause se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, cette divulgation relève du droit à la liberté d’expression, qui inclut le droit de libre critique, et ne saurait, dès lors, être regardée comme fautive, sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure »
– La CEDH retient que le droit à la liberté d’expression justifie même l’appel au boycott de produits, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance.
DISCUSSION
Sur les actes de dénigrement
Constitue un acte de dénigrement la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé, mettant en cause ses qualités pour en déconseiller fortement l’utilisation. Le dénigrement suppose de caractériser cet objectif de disqualification chez son auteur.
Le dénigrement peut être caractérisé même en l’absence de situation de concurrence entre les personnes concernées, dès lors qu’est établi que les propos litigieux ont un impact sur le comportement de la clientèle de la partie qui se prétend dénigrée.
Cet impact peut être avéré, lorsqu’il est mesuré par exemple par des études de marché ; il
peut aussi être potentiel en ce qu’il est susceptible de conduire à un mouvement d’opinion défavorable pouvant aller jusqu’à infléchir la réglementation en défaveur du produit visé. L’acte de dénigrement prétendu apparaît donc d’autant plus préjudiciable qu’est grande la confiance qu’accordent à son auteur les clients des produits visés.
A contrario, ne constituent pas un dénigrement la libre critique et l’expression subjective d’une opinion ou d’un ressenti, à condition que la partie dénigrée bénéficie de conditions identiques à celles dont bénéficie l’auteur du dénigrement prétendu, pour répondre et se défendre à la suite des publications qu’elle conteste. Dès lors que l’équilibre entre la liberté d’expression et la liberté d’exercice d’une activité économique licite est respecté, l’acte de dénigrement n’est plus caractérisé.
Ne constitue pas non plus un dénigrement l’information qui se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur des observations objectives et sur une base factuelle suffisante au regard de la gravité des allégations en cause, et non sur des assertions non vérifiées, et sous réserve que cette information soit exprimée avec une certaine mesure.
Pour caractériser l’éventuel dénigrement, le tribunal devra donc vérifier la réalisation cumulée des conditions que sont (i) l’objectif de disqualification des produits visés par la divulgation de l’information, (ii) l’impact sur le comportement de la clientèle, (iii) l’impossibilité pour la filière de production de répondre sur les mêmes supports avec les mêmes moyens aux allégations contestées, (iv) l’absence de limitation de l’information divulguée à la seule contribution au débat sur un sujet général, (v) l’existence d’une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause et, dans cette hypothèse, sous réserve que cette information soit exprimée avec une certaine mesure.
La preuve de la réalisation de ces conditions pourra résulter de l’existence formelle de pièces se suffisant à elles-mêmes mais aussi d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants, apprécié globalement et constitué par diverses pièces versées aux débats, alors même que chacune d’elles prise isolément n’aurait pas un caractère suffisamment probant.
Sur (i} l’objectif de disqualification des produits visés par la divulgation de l’information
YUCA, dans son dossier de presse du 13 novembre 2020 versé aux débats, explique que
« la notation se base sur 3 critères : • La qualité nutritionnelle représente 60% de la note et
est basée sur la méthode de calcul du Nutriscore. • La présence d’additifs représente 30% de la note : notre référentiel se base sur l’état de la science à ce jour. Nous prenons en compte les avis de I’EFSA, de l’ANSES, du CIRC mais aussi de nombreuses études indépendantes. • La dimension biologique représente 10% de la note et se base sur la présence du label bio européen».
La note donnée par YUCA à un produit est donc à hauteur de 60% une note de « qualité
nutritionnelle », comme l’est la note de « dimension biologique » à hauteur de 10%. Le reste de la note (30%) repose sur la présence d’additifs.
Le tribunal relève que, du fait même des critères retenus par la notation, l’essentiel de la note repose sur la qualité nutritionnelle et le caractère « bio » du produit.
Or, il résulte des pièces [10, 11 et 12 FICT] que le consommateur qui scanne, avec
l’application Yuka, un produit de charcuterie contenant des additifs nitrés voit apparaître une note qui peut être de « 0/100 », suivie dans ce cas de l’adjectif« Mauvais ».
Si le consommateur clique sur le « v » du menu déroulant concernant les additifs, il découvre un cartouche représentant un poing fermé levé accompagné du texte : « Pétition interdiction des nitrites (ces mots en gras) Additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac ». Le message est dans son ensemble incontestablement un message d’alerte de risque sur un item particulièrement dissuasif, à savoir le cancer.
Sans qu’il y ait besoin de rechercher les informations complémentaires prétendant éclairer le consommateur qui clique ainsi sur le « v » du menu déroulant concernant les additifs, le tribunal relève que la divulgation de l’information que reçoit le consommateur au moment précis de son achat a pour objectif de la part de YUCA une disqualification du produit concerné sur une justification grave de santé.
La condition, pour qu’il y ait acte de dénigrement, que son auteur ait un objectif de disqualification des produits visés par la divulgation de l’information, se trouve donc remplie.
Sur (ii) l’existence d’un impact sur le comportement de la clientèle
Il ressort de la « mesure d’impact » que YUCA a fait réaliser par un organisme tiers, que le comportement de la clientèle est impacté par les actes que lui reproche la FICT.
En effet, la « mesure d’impact » révèle que 94% des utilisateurs de l’application Yuka « ont arrêté d’acheter certains produits » et 92% « reposent les produits lorsqu’ils sont notés rouges sur l’application », ce qui est le cas selon la FICT, non contestée sur ce point, de 100% des produits de charcuterie contenant des additifs nitrés. D’autre part, au-delà de leurs propres actes d’achat, 84% des utilisateurs « sont convaincus que Yuka peut avoir plus d’impact que les pouvoirs publics pour changer les choses » et 88% d’entre eux « affirment que Yuka peut contribuer à faire évoluer la législation sur les substances autorisées dans les produits ». Ainsi, l’application Yuka a-t-elle un double impact sur le comportement de la clientèle, le premier en les dissuadant d’acheter certains produits dans un objectif sanitaire personnel, le second en les incitant à des arbitrages collectifs comme moyen de pression visant à interdire la vente de certains produits.
La condition de l’acte de dénigrement consistant en l’existence d’un impact sur le comportement de la clientèle se trouve ainsi remplie.
Sur (iii) l’impossibilité pour la filière de production de répondre sur le même support avec les mêmes moyens aux allégations contestées
Il n’est pas besoin de démontrer que la FICT n’a aucun moyen de répondre sur l’application Yuka et par conséquent aucun moyen d’y défendre son point de vue et les produits mal notés par cette application. Cette question n’est pas en débat. La condition de l’acte de dénigrement consistant en l’impossibilité pour la FICT de répondre sur les mêmes supports avec les mêmes moyens aux allégations contestées se trouve remplie.
Sur (iv) l’absence de limitation de l’information divulguée à la seule contribution au débat sur un sujet général
YUCA, dans la lettre du 9 novembre 2020 adressée par son conseil à la FICT, expose que : « L’exigence d’une base factuelle suffisante suppose que l’information repose sur des éléments matériels vraisemblables[…] La base factuelle suffisante ne prohibe pas l’expression d’une opinion circonstanciée. Au cas contraire, toutes les critiques, exprimant toujours une part de subjectivité, seraient de facto interdites » […] En matière de discours politiques et militants, la liberté de critique autorise l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle. »
N’est pas dans le débat la liberté de YUCA d’exercer dans le cadre légal une activité politique et militante pour contester la réglementation européenne ou tel comportement alimentaire, voire telle filière agro-alimentaire ni, toujours dans le cadre légal, sa liberté d’appeler à tel boycott qu’elle estimerait utile à l’atteinte de ses objectifs.
Mais l’appréciation d’un produit aux fins de dissuader le client d’effectuer son achat à l’instant précis de celui-ci ne saurait être confondu, ni dans le fond ni dans la forme, ni dans les circonstances, ni dans la fin poursuivie, avec la contribution à un « débat sur un sujet général», le débat étant par essence contradictoire et n’ayant pas pour objectif l’obtention de résultats instantanés.
Alors que YUCA ne conteste pas, au travers d’une information de la clientèle défavorable à certains produits, avoir pour objectif final d’en interdire la vente, une telle pratique, notamment de par son caractère imparable à l’instant de son exercice, conduit à un déséquilibre manifeste entre la liberté d’expression d’une part, la liberté d’exercice d’une activité économique licite d’autre part, au détriment de la seconde.
La condition de l’acte de dénigrement consistant en l’absence de limitation de l’information divulguée à la seule contribution au débat sur un sujet général se trouve ainsi remplie.
Sur (v) l’existence d’une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause
YUCA soutient dans ses conclusions que « lorsqu’il s’agit de jugement de valeur, comme cela est reproché à YUCA en l’espèce, il ne saurait être question de « prouver » l’assertion litigieuse car une opinion, contrairement à un fait, ne peut pas faire l’objet d’une preuve. Autrement dit, il n’existe pas une seule « bonne » appréciation des additifs, contrairement à ce que la FICT souhaiterait voir imposer par voie de justice. »
Le tribunal relève que YUCA, dans sa lettre du 9 novembre 2020 adressée par son conseil à la FICT, précédemment citée, et dans ses conclusions susvisées, reconnaît informer sur son site les consommateurs « sur des éléments matériels vraisemblables » en exprimant une
« opinion circonstanciée», qu’« il ne saurait être question de « prouver » l’assertion litigieuse car une opinion, contrairement à un fait, ne peut pas faire l’objet d’une preuve. Autrement dit, il n’existe pas une seule « bonne » appréciation des additifs » et revendique de pouvoir tenir des «discours politiques et militants, la liberté de critique autoris[ant] l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle ».
Le tribunal relève cette reconnaissance non équivoque de la part de YUCA de ce que ses allégations peuvent ne pas reposer sur une base d’observations objectives mais
« vraisemblables », qu’elle émet des avis péremptoires sur des produits alors qu’elle reconnaît qu’ « il n’existe pas une seule «bonne » appréciation des additifs » et que « la liberté de critique » l’autorise à « l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle».
Le tribunal relève par ailleurs que YUCA ne conteste pas l’exposé que fait la FICT de la réglementation européenne, ci-après résumé :
Le droit européen fixe les règles applicables aux professionnels de la charcuterie quant aux
additifs qu’ils sont autorisés à ajouter à leurs produits.
Ainsi que l’expose la DGCCRF, « Un nouvel additif ne peut être utilisé qu’après :
– avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ;
– avis du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux de la Commission européenne et consultation du Conseil et du Parlement européen ;
– publication d’un règlement d’autorisation au Journal officiel de l’Union européenne précisant les modalités d’emploi (doses et denrées dans lesquelles il peut être employé) ».
A ce titre, le règlement (CE) no 1333/2008 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 sur les additifs alimentaires, d’application directe en droit français, vise à établir « les règles relatives aux additifs alimentaires utilisés dans les denrées alimentaires en vue d’assurer le fonctionnement efficace du marché intérieur tout en garantissant un niveau élevé de protection de la santé humaine et un niveau élevé de protection des consommateurs, y compris la protection des intérêts des consommateurs et la loyauté des
pratiques dans le commerce des denrées alimentaires, en tenant compte, le cas échéant, de la protection de l’environnement »
Afin de prévenir tout risque pour le consommateur, les additifs alimentaires sont évalués par l’European Food Safety Authority (EFSA) avant d’être autorisés par les Etats membres. Et ce n’est qu’après avoir fait la preuve de leur innocuité qu’ils peuvent être autorisés.
Pour pouvoir être utilisée, une substance doit aussi faire la preuve de son intérêt et qu’elle n’est pas susceptible de tromper le consommateur.
Le Règlement prévoit qu’un additif ne peut figurer sur les listes « que s’il remplit les
conditions suivantes [… ] :
a) il ne pose, selon /es preuves scientifiques disponibles, aucun problème de sécurité pour la santé du consommateur aux doses proposées et ;
b) if existe un besoin technologique suffisant qui ne peut être satisfait par d’autres méthodes économiquement et technologiquement utilisables et;
c) son utilisation n’induit pas Je consommateur en erreur».
Sur cette base, une liste positive d’additifs autorisés pour les denrées alimentaires est établie, en indiquant les aliments dans lesquels ils peuvent être ajoutés et les doses maximales à utiliser.
Les nitrites et nitrates figurent dans la liste limitative des additifs autorisés :
E 249 = Nitrite de potassium
E 250 = Nitrite de sodium
E 251 = Nitrate de sodium
E 252 = Nitrate de potassium
Ces additifs sont utilisés comme conservateurs, c’est-à-dire « des substances qui prolongent la durée de conservation des denrées alimentaires en les protégeant des altérations dues aux micro-organismes et/ou qui les protègent contre la croissance de micro-organismes pathogènes ». S’agissant des produits de charcuterie-salaison, la « quantité maximale pouvant être ajoutée durant la fabrication, exprimée en NaNO ou en NaNO » (dans les produits non cuits) est de 150 mg/kg en nitrates et nitrites. Le Règlement, qui avait été adopté en 2008 après une évaluation toxicologique menée par I’EFSA, est régulièrement réétudié en fonction des dernières avancées et recherches scientifiques et des recommandations actuelles de I’EFSA et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).
Il résulte de ce qui précède que YUCA alerte les consommateurs par des allégations graves qu’elle reconnaît ne pas être nécessairement objectives, qu’elle s’autorise à les dissuader d’achats sur le fondement d’observations «vraisemblables» et d’« opinions», qu’elle s’autorise encore à « l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle », enfin que sa démarche peut être politique et militante, et ce à l’encontre de produits dont la réglementation européenne transposée en droit français dit qu’ils « garantissent un niveau élevé de protection de la santé humaine et un niveau élevé de protection des consommateurs, […] en tenant compte, le cas échéant, de la protection de l’environnement», qu’ils ne posent « aucun problème de sécurité pour la santé du consommateur aux doses proposées et que leur « utilisation n’induit pas le consommateur en erreur».
La condition de l’acte de dénigrement consistant en l’inexistence d’une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause se trouve ainsi remplie.
En conclusion des développements qui précèdent, le tribunal dira que les actes reprochés par la FICT à YUCA remplissent toutes les conditions caractérisant des actes de dénigrement.
Sur la caractérisation de pratiques commerciales trompeuses
Il résulte de l’article L121-2 du code de commerce qu’une pratique commerciale est trompeuse lorsqu’elle repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant notamment sur les caractéristiques essentielles du bien ou du service, à savoir notamment ses propriétés et les résultats attendus de son utilisation. Il résulte de l’article L121-3 du même code qu’une pratique commerciale est également trompeuse si elle omet, dissimule ou fournit de façon inintelligible, ambiguë ou à contretemps une information substantielle.
YUCA prétend que les pratiques commerciales trompeuses visées par le code de commerce seraient limitées à celles en faveur d’un produit, alors qu’en l’espèce celles visées par la FICT sont exercées non pas en faveur mais en défaveur de produits. Mais les articles susvisés du code de commerce ne limitent pas leur application aux entreprises qui tireraient bénéfice du dénigrement en faveur de leur propre produit concurrent, seule étant visée par eux la « pratique commerciale déloyale lorsqu’elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle ». La Cour de Justice de l’Union européenne, dans sa décision relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs, a considéré que celles-ci pouvaient être le fait d’un « professionnel » et a défini celui-ci comme, notamment, « toute personne physique ou morale qui agit à des fins qui entrent dans le cadre de son activité, commerciale, industrielle, artisanale ou libérale{…]. »
YUCA, qui exerce une activité commerciale, entre dans la définition susvisée du «professionnel» et son activité est couverte par les articles L121-2 et L121-3 du code de commerce.
Sans qu’il soit nécessaire de reprendre les raisonnements précédemment su1v1s pour caractériser le dénigrement, largement transposables aux pratiques commerciales trompeuses, le tribunal dira que YUCA a commis des pratiques commerciales trompeuses en fournissant aux consommateurs des informations ambiguës et procédant par omission, au sens de l’article L.121-3 du Code de la consommation, en oubliant notamment de mentionner la validation légale de la composition des produits mal notés par elle.
Dans le cas des produits objet du débat, il convient de rappeler que les additifs n’ont pas pour objet principal d’améliorer la rentabilité de l’industrie agro-alimentaire, même si cet objectif est intégré à toute démarche d’une entreprise et que l’emploi d’additifs y participe, mais l’évitement de maladies et d’accidents. YUCA l’a d’ailleurs reconnu au moins dans un cas, en remplaçant sur la fiche « Nitrite de sodium » après le mot « Conservateur », la mention « Prolonge la durée de consommation du produit » par la mention « Limite la prolifération des microbes et champignons ». Et ce quand bien même l’utilisation du verbe
« limiter » au lieu de « éviter » maintient dans l’esprit du consommateur une perception du risque encouru supérieure à ce que justifie la probabilité de sa survenance.
Il n’est pas contesté que les additifs incriminés présentent intrinsèquement un degré de dangerosité, mais les plafonds de leur utilisation, autorisés par la législation, réduits de surcroît de 20% par les instances professionnelles françaises, sont établis pour éviter la survenance de leur fait d’un risque sanitaire, notamment parce que les autorités sanitaires se préoccupent de vérifier régulièrement que la consommation réelle de la très grande majorité des consommateurs ne dépasse pas les plafonds autorisés.
Les autorités sanitaires européennes et françaises, ainsi que les organisations professionnelles, maintiennent un équilibre entre l’aspect bénéfique de la limitation de la prolifération des microbes et champignons et le risque de survenance d’incidences sur la santé du fait de la dangerosité d’additifs, en contenant la teneur de ces derniers dans les produits. La circonstance que certains producteurs, pour un nombre très limité de produits,
parviennent à éviter l’adjonction de ces additifs est indifférente à l’équilibre sanitaire susvisé
atteint pour l’ensemble des autres produits de charcuterie.
Il résulte des pièces communiquées et de la partie des débats relative aux bases scientifiques sur lesquelles YUCA prétend fonder sa démarche, que l’application Yuka se caractérise par une partialité constitutive de pratiques commerciales trompeuses à l’encontre des producteurs représentés par la FICT.
Sur la caractérisation de la pratique commerciale déloyale
Il résulte de l’article L121-1 du code de la consommation qu’une pratique commerciale est déloyale lorsqu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l’égard d’un bien ou d’un service.
Il résulte des développements précédents que, YUCA multiplie dans le contenu accessible de son application les références à des institutions et des travaux scientifiques sans que le consommateur puisse vérifier la corrélation entre lesdits travaux et les conclusions que YUCA en tire dans son appréciation des produits, alors que, comme il a été précédemment démontré, l’information divulguée par YUCA ne repose pas sur une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause.
Ainsi, YUCA induit-elle à tort un sentiment de confiance dans un environnement
apparemment scientifique, qui « est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l’égard d’un bien ou d’un service. »
La pratique commerciale déloyale de la part de YUCA se trouve caractérisée au visa de l’article L121-1 du code de la consommation,
Sur l’ensemble des fautes commises par YUCA ayant causé un préjudice à la FICT
En conclusion de ce qui précède, le tribunal dira que YUCA commet des actes de dénigrement et a une pratique commerciale déloyale et trompeuse à l’encontre des producteurs dûment représentés par la FICT.
Sur le préjudice allégué par la FICT
La FICT fait valoir que les agissements de YUCA lui ont fait subir un préjudice considérable, dès lors qu’ils pénalisent injustement J’activité économique des acteurs de la filière de la charcuterie, portent durablement atteinte à la réputation de la profession ainsi qu’aux produits de charcuterie-salaison contenant des additifs nitrés, et ce en dépit des efforts financiers, humains et technologiques de la profession pour améliorer en permanence la qualité des produits, y compris pour certains la réduction de la teneur en sel ; que par son action en faveur de l’interdiction des nitrites au travers de son application qui fait figure de référence impartiale, YUCA a réduit à néant des années de communication et de sensibilisation de la part de la FJCT en faveur de la profession ; que le temps consacré par les équipes de la FICT sur le sujet est considérable.
La FICT prétend devoir consacrer environ un tiers de son budget annuel destiné à promouvoir la charcuterie, qui était de 450.550 euros en 2020, à des actions de communication pour corriger le message de Yuka et son impact tant vis-à-vis des pouvoirs publics que vis-à-vis des consommateurs et des professionnels, de la grande distribution notamment.
Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 6-1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et au visa de l’article 451 du code de procédure civile, le jugement est rendu publiquement. Il en résulte que la décision qui sera prise constituera en elle-même une correction du message de Yuka, dont la FICT pourra se prévaloir aussi largement qu’elle l’entendra auprès des medias.
Par ailleurs, la FICT ne justifie pas des dépenses de communication dont elle se prévaut.
Toutefois, il s’infère nécessairement d’actes de dénigrement un préjudice justifiant l’octroi de dommages et intérêts.
Usant de son pouvoir d’appréciation, le tribunal condamnera YUCA à payer à la FICT la somme de 20.000 € à titre de dommages et intérêts, déboutant pour le surplus.
Sur la demande de communication de documents et informations de YUCA à la FICT
La FICT ne parvient pas, au-delà de son souhait d’obtenir des informations à toutes fins utiles, à justifier le fondement juridique de sa demande faite au tribunal d’« ENJOINDRE à la société YUCA de communiquer à la Fédération des entreprises françaises de charcuterie traiteur (FICT), sous le contrôle de l’huissier commis, tous documents et informations, notamment comptables et certifiés, relatifs (i) au nombre d’utilisateurs de son application, en distinguant les utilisateurs de la version gratuite et de la version payante, (ii) au nombre d’utilisateurs qui ont signé la pétition d’interdiction des nitrites via l’application Yuka, (iii) au nombre de produits de charcuterie qui sont scannés par mois et (iv) au nombre de consommateurs ayant scanné un produit contenant des nitrites ou nitrates».
Le tribunal déboutera la FICT de sa demande qui, outre qu’elle porte sur des informations susceptibles d’être couvertes par le secret des affaires, n’est pas nécessaire à la solution du présent litige et n’est fondée sur aucun juste motif.
Sur la demande de condamnation de la FICT au paiement d’une amende civile et de dommages et intérêts pour « procédure abusive et dilatoire »
Il n’appartient pas aux parties, même si elles considèrent la procédure abusive, de solliciter la mise en œuvre des dispositions relatives à l’amende civile, dont l’initiative revient au juge et qui profite à l’État.
La demande de condamnation pour procédure dilatoire est par ailleurs infondée, pour ne pas dire paradoxale, à l’encontre de la FICT quia sollicité le droit d’assigner à bref délai.
Il ne sera enfin pas fait droit à la demande de YUCA de voir condamner la FICT pour procédure abusive dès lors que la décision prononcera des condamnations à son encontre.
Sur les demandes de condamnation à des publications dans des journaux
Aux termes des articles 11-2 et 11-3 de la loi no 72-626 du 5 juillet 1972 relative à la réforme de la procédure civile, les jugements sont prononcés publiquement et les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement.
Les circonstances de l’affaire ne justifient pas une plus grande publicité du présent jugement. Le tribunal déboutera les parties de leurs demandes respectives de publication.
Sur les demandes de la FICT portant sur des modifications du contenu de l’application YuKa
Le tribunal relève que si la pétition elle-même ainsi que sa présentation par YUCA sont protégées par le droit à la liberté d’expression, leur intégration dans l’application Yuka conduit toutefois à des conséquences étrangères à la liberté d’expression, à savoir un impact direct et immédiat sur l’acte d’achat qui nuit gravement à la liberté d’exercice d’une activité économique licite.
Cette atteinte est manifestement disproportionnée par rapport au respect de la liberté d’expression.
Le tribunal statuera en conséquence sur les demandes de la FICT sans tenir compte de l’emplacement, à l’intérieur de l’application, des rubriques visées, qu’elles se trouvent ou non sur la page où figure la pétition, à la réserve toutefois du texte même de la pétition qui ne saurait être modifié au regard du droit à la liberté d’expression.
Le tribunal relève la confusion que fait YUCA entre la proposition d’une pétition dans un contexte militant et cette même proposition faite au client à l’instant où il s’apprête à acheter l’objet visé par la pétition. Alors que la pétition suppose un instant de réflexion avant d’agir, a contrario, à l’instant de l’achat, la proposition de pétition n’a pas pour effet de provoquer une réflexion mais de dissuader le client dudit achat. Le fait que la proposition de pétition est susceptible d’engendrer, dans un second temps, la réflexion sur la pétition elle-même, ne diminue en rien le caractère de dénigrement de celle-ci ni l’efficacité puissante et immédiate de ce dénigrement dont l’effet est la renonciation par le client à son achat.
Le tribunal interdira à YUCA d’opérer un lien direct entre, d’une part la pétition « Interdiction
des nitrites » ou tout appel à interdire l’ajout de nitrites ou de nitrates dans les produits de charcuterie, d’autre part les fiches de l’application Yuka relatives aux produits de charcuterie
(contenant ou non des additifs nitrés), ainsi que de faire figurer la mention « additifs favorisant J’apparition du cancer colorectal et de l’estomac», et ce sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter du 30e jour suivant la date de signification du jugement ;
La FICT demande au tribunal d’interdire à la société Yuca de diffuser ou de publier sous quelque forme, de quelque manière, sur quelque support (physique ou électronique) et à quelque titre que ce soit, et en particulier sur son application Yuka, directement ou indirectement, par toute personne physique ou morale interposée, à compter du prononcé du jugement à intervenir, et sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, tout contenu dénigrant d’une quelconque manière, pour quelque raison que ce soit, directement ou indirectement, les produits de charcuterie-salaison et en particulier les produits de charcuterie-salaison contenant des additifs nitrés.
Le tribunal ne fera pas droit à cette demande dont le caractère général apporte une restriction disproportionnée à la liberté d’expression.
Il en sera de même de la demande de la FICT d’ordonner, aux frais de la société Yuca, sur son application ainsi que sur tout autre support, historique, lien ou document et ce, dans un délai de trois jours après le prononcé du jugement à intervenir et sous astreinte, passé ce délai de 5.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, la suppression de :
– toute référence, directe ou indirecte, aux industriels de la charcuterie-salaison et de tout contenu les stigmatisant par rapport aux autres acteurs du secteur;
– tout conseil ou recommandation sur l’application Yuka, directement ou indirectement, d’éviter de consommer n’importe quel produit de charcuterie contenant des additifs nitrés et
d’éviter ces additifs ;
– toute référence, directe ou indirecte, aux industriels de la charcuterie-salaison et de tout contenu les stigmatisant par rapport aux autres acteurs du secteur ;
– la mention de la classification du CIRC, dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252;
-la couleur rouge attribuée aux additifs E249, E250, E251 et E252,
– le système de notation des produits tel que défini par la société Yuca, pour éviter que les produits contenant des additifs nitrés perdent automatiquement 30% de leur note sur l’application Yuka ;
Le tribunal fera droit en revanche à la demande de la FICT d’ordonner, aux frais de la société Yuca, sur son application ainsi que sur tout autre support, historique, lien ou document et ce, ne faisant en cela que partiellement droit à la demande de la FICT, sous astreinte de 500 euros par jour de retard à compter du 30e jour suivant la date de signification du jugement et par infraction constatée, la suppression :
– dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252, toutes mentions précisant que ces additifs seraient cancérogènes, aux doses autorisées, et favoriseraient l’apparition de maladies du sang, risques qui ne sont pas prouvés scientifiquement aux doses d’exposition actuelles ;
– dans la section intitulée «Pourquoi interdire les nitrites ajoutés ? », de toute référence au
fait que ces additifs favoriseraient, aux doses autorisées, l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac et de maladies du sang, risques qui ne sont pas prouvés scientifiquement aux doses d’exposition actuelles ;
– de l’appréciation «risque élevé» attribuée aux additifs E249,E250, E251 et E252,
Le tribunal ne fera pas intégralement droit à la demande de la FICT de modifier la section intitulée « Pourquoi les industriels les utilisent ? » de la page relative à la pétition, en vue d’ajouter la raison première de cette utilisation (lutte contre le botulisme et salmonellose) et d’indiquer que les autres effets sont accessoires.
Le tribunal fera droit à la demande de la FICT d’ajouter :
– dans la section relative aux « sources scientifiques », de même que dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 et dans la rubrique « En savoir plus» :
«Recommandations de l’ANSES de décembre 2019 aux opérateurs(…)- Salaisons: le sel
nitrité (150 mg maximum de nitrites /kg de produit) est l’inhibiteur de croissance de C.
botufinum le plus efficace » ;
-dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 et la rubrique « En savoir plus », dans les mêmes caractères que ceux les plus couramment employés dans cette rubrique: « L’EFSA indique que: Le groupe d’experts a conclu que la DJA (dose journalière admissible) fixée par le CSAH en 1997 constituait une protection adéquate pour la santé publique. (…) Les nitrosamines qui se forment dans l’organisme à partir des nitrites ajoutés dans des produits à base de viande aux niveaux autorisés sont peu préoccupantes pour fa santé humaine » ;
Le tribunal ne fera pas droit à la demande de la FICT d’enjoindre à YUCA de publier
« l’erratum » (commençant par les mots « YUKA a été condamné » et se terminant par les
mots « à la réglementation »), les termes de cet « erratum » n’étant pas ceux de la présente décision.
Sur la demande de commettre un huissier de justice
La FICT demande au tribunal de commettre tel huissier de justice qu’il lui plaira pour contrôler l’exécution des mesures prononcées et dresser rapport de ses constatations.
Le tribunal déboutera la FICT de sa demande d’une mesure qu’il lui revient de mettre en œuvre à son gré.
Sur la demande de donner acte
La FICT demande au tribunal de lui donner acte de ce qu’elle se réserve le droit d’agir devant les juridictions compétentes pour les actes de diffamations dont elle est l’objet,
Le donner acte, qui ne formule qu’une constatation, n’étant pas susceptible de conférer un droit, le tribunal rejettera la demande de la FICT de ce chef.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
La FICT a dû, pour faire reconnaître ses droits, exposer des frais non compris dans les dépens et le tribunal condamnera YUCA à lui payer à la somme de 10.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, déboutant pour le surplus, ainsi qu’aux dépens.
Sur l’exécution provisoire
En vertu de l’article 514 du CPC, sauf si la loi ou la décision rendue en disposent autrement, les décisions de première instance sont exécutoires à titre provisoire.
Le juge, d’office ou à la demande des parties peut écarter l’exécution provisoire de droit s’il
l’estime incompatible avec la nature de l’affaire ou qu’elle risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives.
Le tribunal écartera l’exécution provisoire pour la seule condamnation de YUCA au paiement de dommages et intérêts.
Sur les autres demandes
Sans qu’il apparaisse nécessaire de discuter les demandes et moyens autres, plus amples ou contraires que le tribunal considère comme inopérants ou mal fondés et qu’il rejettera comme tels, il sera statué dans les termes du dispositif ci-après.
DECISION
Le tribunal statuant publiquement, en premier ressort, par jugement contradictoire :
– Dit que la SAS YUCA a une pratique commerciale déloyale et trompeuse et commet des actes de dénigrement au préjudice de la FICT ;
– Condamne la SAS YUCA à payer à la Fédération des Entreprises Françaises de Charcuterie-Traiteur (FICT) la somme de 20.000 € à titre de dommages et intérêts ;
– Interdit à la SAS YUCA, et ce sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter du 30e jour suivant la date de signification du jugement :
o d’opérer un lien direct entre, d’une part la pétition « Interdiction des nitrites » ou tout appel à interdire l’ajout de nitrites ou de nitrates dans les produits de charcuterie, d’autre part les fiches de l’application Yuka relatives aux produits de charcuterie (contenant ou non des additifs nitrés) ;
o de faire figurer la mention « additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac » ;
– Ordonne, aux frais de la SAS YUCA, sur son application ainsi que sur tout autre support, historique, lien ou document sous son contrôle et ce, sous astreinte de 500 euros par jour de retard à compter du « 30e jour suivant la date de signification du jugement et par infraction constatée, la suppression :
o dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252, toutes
mentions précisant que ces additifs seraient cancérogènes et favoriseraient l’apparition de maladies du sang,
o dans la section intitulée « Pourquoi interdire les nitrites ajoutés ? », de toute référence au fait que ces additifs favoriseraient l’apparition du cancer
colorectal et de l’estomac et de maladies du sang,
o de l’appréciation « risque élevé» attribuée aux additifs E249, E250, E251 et
E252,
– Ordonne à la SAS YUCA, dans la section intitulée « Pourquoi les industriels les utilisent ? », d’écrire que « Selon la Fédération française des entreprises de
charcuterie-traiteur, la raison première de cette utilisation est la lutte contre le botulisme et salmonellose » ;
– Ordonne à la SAS YUCA :
o dans la section relative aux « sources scientifiques», de même que dans les
fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 et dans la rubrique
«En savoir plus», d’ajouter: «Recommandations de l’ANSES de décembre
2019 aux opérateurs (…) – Salaisons : le sel nitrité (150 mg maximum de nitrites /kg de produit) est l’inhibiteur de croissance de C. botulinum le plus efficace »,
o dans les fiches techniques des additifs E249, E250, E251 et E252 et la rubrique « En savoir plus », d’ajouter dans les mêmes caractères que ceux les plus couramment employés dans cette rubrique : « L’EFSA indique que : Le groupe d’experts a conclu que la DJA fixée par le CSAH en 1997 constituait une protection adéquate pour la santé publique. (…) Les nitrosamines qui se forment dans l’organisme à partir des nitrites ajoutés dans des produits à base de viande aux niveaux autorisés sont peu préoccupantes pour la santé humaine»;
– Déboute la Fédération des Entreprises Françaises de Charcuterie-Traiteur (FICT) de sa demande d’enjoindre à YUCA de publier un « erratum » ;
– Déboute la Fédération des Entreprises Françaises de Charcuterie-Traiteur (FICT) de ses autres demandes visant à apporter des modifications à l’application Yuka ;
– Déboute la Fédération des Entreprises Françaises de Charcuterie-Traiteur (FICT) de sa demande de communication de documents et informations ;
– Déboute la SAS YUCA de sa demande de condamnation de la Fédération des
Entreprises Françaises de Charcuterie-Traiteur (FICT) pour procédure abusive ;
– Déboute les parties de leurs demandes respectives de publication dans des journaux;
– Rejette les demandes des parties autres, plus amples ou contraires ;
– Ecarte l’exécution provisoire pour la seule condamnation de la SAS YUCA au paiement de dommages et intérêts :
– Condamne la SAS YUCA à payer à la Fédération des Entreprises Françaises de
Charcuterie-Traiteur (FICT) la somme de 10.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– Condamne la SAS YUCA aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à
la somme de 70,87 € dont 11,60 € de TVA
En application des dispositions de l’article 871 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 22 mars 2021,en audience publique, devant M. Hervé de Bonduwe, juge chargé d’instruire l’affaire, les représentants des parties ne s’y étant pas opposés.
Ce juge a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré du tribunal, composé de : M. Hervé de Bonduwe, M. Jacques Bailet, M. Roland Cuni.
Délibéré le 10 mai 2021 par les mêmes juges.
Dit que le présent jugement est prononcé par sa mise à disposition au greffe de ce tribunal, les parties en ayant été préalablement avisées lors des débats dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile