3ème Chambre Commerciale
ARRÊT N°470
N° RG 19/07847 – N° Portalis DBVL-V-B7D-QJU5
SAS VINPAI
C/
M. [O] [X]
M. [F] [G]
SAS AB TECHNOLOGIES ALIMENTAIRES
Copie exécutoire délivrée
le :
à : Me LE COULS-BOUVET
Me CHAUVIN
Me DENIS
Me VIZIOZ
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 27 SEPTEMBRE 2022
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Monsieur Alexis CONTAMINE, Président de chambre,
Assesseur : Madame Olivia JEORGER-LE GAC, Conseillère,
Assesseur : Monsieur Dominique GARET, Conseiller, rapporteur
GREFFIER :
Madame Frédérique HABARE, lors des débats et Madame Julie ROUET lors du prononcé
DÉBATS :
A l’audience publique du 28 Juin 2022
ARRÊT :
Contradictoire, prononcé publiquement le 27 Septembre 2022 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l’issue des débats
****
APPELANTE :
La société VERBEIA INGREDIENTS ET PAI (VINPAI), inscrite au registre du commerce et des sociétés de Vannes sous le numéro 534.747.605, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège,
[Adresse 3]
[Adresse 3]
Représentée par Me Dominique LE COULS-BOUVET de la SCP PHILIPPE COLLEU, DOMINIQUE LE COULS-BOUVET, Postulant, avocat au barreau de RENNES
Représentée par Me Benjamin MOUROT de la SCP BIGNON LEBRAY, Plaidant, avocat au barreau de LILLE
INTIMÉS :
Monsieur [O] [X]
né le 04 Avril 1968 à [Localité 5]
[Adresse 2]
[Adresse 2]
Représenté par Me Jean-Maurice CHAUVIN de la SELARL CHAUVIN JEAN-MAURICE, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES
Monsieur [F] [G]
né le 01 Mars 1972 à [Localité 4]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
Représenté par Me Bruno DENIS de la SCP CADORET-TOUSSAINT, DENIS & ASSOCIES, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de SAINT-NAZAIRE
Société AB TECHNOLOGIES ALIMENTAIRES, inscrite au Registre du Commerce et des Sociétés de VANNES sous le numéro 379 460 199, prise en la personne de son représentant légal domicilié en ce qualité au siège.
[Adresse 6]
[Adresse 6]
Représentée par Me Anne DUMAS-L’HOIR de la SELARL SEKRI VALENTIN ZERROUK, Plaidant, avocat au barreau de PARIS
Représentée par Me Gaëlle VIZIOZ, Postulant, avocat au barreau de NANTES
FAITS ET PROCEDURE
La société AB Technologies Alimentaires (la société ABTA), dont le siège est fixé dans le Morbihan, exerce une activité de fabrication de fromages dits «’technologiques’» ou «’analogues’», soit des fromages d’origine végétale qui sont issus de la transformation d’amidons modifiés additionnés de divers compléments alimentaires.
Créée en 1990, la société ABTA a embauché d’abord M. [F] [G] en 2007 en qualité de directeur de production, et ensuite en 2008, M. [O] [X] en qualité de responsable du développement stratégique du groupe, ABTA appartenant en effet à un groupe familial dirigé par une holding – ABTA Groupe, et composé d’une autre filiale, AB Iberica, elle-même installée en Espagne.
Ces deux cadres allaient successivement quitter l’entreprise, M. [G] en juin 2011, puis M. [X] en octobre 2011, tous deux dans le cadre de ruptures conventionnelles, désormais libres de tous engagements, notamment de non-concurrence.
Suivant statuts constitutifs en date du 15 septembre 2011, MM. [G] et [X], en compagnie de M. [Y] [M], lui-même sans liens passés avec la société ABTA, fondaient ensemble la société Verbeia Ingrédients et PAI (produits alimentaires intermédiaires), aujourd’hui dénommée société Vinpai.
Dès le 16 avril 2012, M. [G] quittait définitivement la société Vinpai après avoir cédé l’ensemble de ses parts à M. [M].
Soupçonnant ses deux anciens salariés de la concurrencer de manière déloyale en fabriquant, désormais pour le compte de la société Vinpai, des produits issus du détournement de recettes confidentielles qu’elle avait mises au point alors qu’ils étaient encore à son service, la société ABTA obtenait, par ordonnance sur requête du président du tribunal de commerce de Vannes en date du 6 novembre 2012, le droit de faire procéder par huissiers de justice à certains constats aux domiciles respectifs de MM. [G] et [X] ainsi qu’au siège de la société Vinpai.
Les opérations ainsi autorisées étaient diligentées suivant procès-verbaux en date du 27 novembre 2012.
Forte de ces constats, la société ABTA saisissait alors le juge des référés du tribunal de grande instance de Vannes d’une demande en cessation de trouble manifestement illicite.
Elle en était déboutée par ordonnance du 28 janvier 2014 qui, néanmoins, décernait acte à M. [G] de ce qu’il avait «’supprimé divers fichiers Excel contenant les formules de production provenant de la société ABTA’» tels que retrouvés lors des opérations de constat.
Sur appel de la société ABTA, cette ordonnance était néanmoins confirmée par arrêt de la cour de Rennes en date du 31 mars 2015.
Le 4 juin 2015, la société ABTA Groupe, représentée par son liquidateur judiciaire, saisissait le conseil des prud’hommes de Vannes d’une action en dommages-intérêts dirigée à l’encontre de M. [G] pour manquement grave à son obligation contractuelle de loyauté et de confidentialité. Elle devait en être déclarée irrecevable pour défaut d’intérêt et de qualité à agir, faute d’avoir jamais été elle-même l’employeur du salarié visé, et ce, par jugement du 11 décembre 2018, aujourd’hui définitif, sans que la société ABTA, véritable employeur de l’intéressé, ait jamais repris l’instance à son compte.
La société ABTA saisissait finalement le tribunal de commerce de Vannes d’une action à l’encontre de la société Vinpai aux fins de la voir condamner, sur le fondement de la concurrence déloyale et du parasitisme, pour s’être rendue complice de la violation des engagements auxquels étaient tenus MM. [G] et [X].
La société Vinpai appelait alors en garantie M. [G], tandis que M. [X] intervenait volontairement à l’instance.
Par jugement du 22 novembre 2019, le tribunal’:
– ordonnait la jonction des instances en cours’;
– prenait acte de l’intervention volontaire de M. [X]’;
– déboutait la société ABTA de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice financier’;
– condamnait la société Vinpai à payer à la société ABTA une somme de 5.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral’;
– déboutait la société Vinpai de son appel en garantie contre MM. [G] et [X]’;
– déboutait la société Vinpai de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive’;
– déboutait M. [X] de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral’;
– déboutait M. [G] de sa demande de dommages-intérêts’;
– déboutait la société ABTA de sa demande de publication du jugement’;
– déboutait la société ABTA de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile’;
– condamnait la société Vinpai à payer à M. [G] une somme de 1.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile’;
– déboutait M. [X] de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile’;
– déboutait les parties du surplus de leurs demandes’;
– condamnait la société Vinpai aux entiers dépens.
Par déclaration reçue au greffe de la cour le 5 décembre 2019, la société Vinpai interjetait appel de ce jugement, intimant devant la cour les trois autres parties.
La société Vinpai concluait pour la dernière fois le 1er juin 2022, la société ABTA le 13 mai 2022, M. [G] le 23 mai 2022, enfin M. [X] le 31 mai 2022.
La clôture de la mise en état intervenait par ordonnance du 23 juin 2022.
MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES
La société Vinpai demande à la cour de :
Vu l’ancien article 1382 du code civil,
– confirmer l’incompétence de la juridiction commerciale pour connaître de manquements commis par MM. [G] ou [X] à leurs contrats de travail’;
– débouter la société ABTA de sa demande de disjonction d’instance’;
– constater l’absence de justification de l’existence d’un savoir-faire de la part de la société ABTA’;
– constater l’absence de justification d’une faute constitutive de concurrence déloyale ou de parasitisme commise par la société Vinpai au préjudice de la société ABTA’;
– constater l’absence de justification de tout risque de confusion, de toute faute ou de tout lien de causalité, par la société ABTA’;
En conséquence,
– réformer le jugement entrepris et débouter la société ABTA de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions’;
– constater le caractère abusif de la procédure entreprise par la société ABTA’;
En conséquence,
– condamner la société ABTA à payer à la société Vinpai une somme de 30.000 € pour procédure abusive et dilatoire’;
Subsidiairement et si par impossible la cour devait retenir l’existence d’une faute commise par MM. [G] et/ou [X] au préjudice de la société ABTA,
– condamner MM. [G] et/ou [X] à relever et garantir la société Vinpai de toute condamnation qui pourrait être mise à sa charge’;
En toute hypothèse,
– condamner la société ABTA à verser à la société Vinpai une somme de 15.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, et à supporter les entiers frais et dépens de première instance et d’appel dont distraction au profit de la SCP Colleu – Le Couls Bouvet.
Au contraire, la société ABTA demande à la cour de :
Vu les articles 1382 et 1383 anciens du code civil, devenus les articles 1240 et 1241 du code civil,
Vu les dispositions des articles L 151-1 et suivants du code de commerce,
– confirmer le jugement en ce qu’il a considéré que la société Vinpai avait agi dans le domaine d’activité de la société ABTA afin de tirer profit de ses efforts et de son savoir-faire en limitant ses dépenses’;
– confirmer le jugement en ce qu’il a débouté la société Vinpai de sa demande de dommages et intérêts en raison d’un prétendu caractère abusif de l’action de la société ABTA’;
– infirmer le jugement pour le surplus’;
En conséquence,
– accueillir les prétentions, fins et conclusions de la société ABTA’;
– débouter la société Vinpai et MM. [G] et [X] de toutes leurs demandes, fins et conclusions’;
– constater que la chambre commerciale de la cour est compétente pour statuer sur la complicité de la violation des engagements contractuels auxquels était tenu M. [G]’;
– ordonner la disjonction d’instance entre la procédure principale diligentée entre la société ABTA et la société Vinpai d’une part, et l’appel en garantie formulé par la société Vinpai à l’encontre de MM. [G] et [X] d’autre part’;
– dire et juger que la société Vinpai s’est rendue complice de la violation des engagements contractuels auxquels était tenu M. [G]’;
– dire et juger que la société Vinpai a commis des actes de concurrence déloyale et, à tout le moins, des agissements parasitaires, envers la société ABTA’;
– condamner la société Vinpai à payer à la société ABTA la somme de 1.000.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel ;
– condamner la société Vinpai à payer à la société ABTA la somme de 100.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
– ordonner la publication de la décision à intervenir par voie de presse et ce, dans cinq journaux ou revues, au choix de la société ABTA, dans un délai de deux mois à compter de la signification de l’arrêt ;
– condamner la société Vinpai à payer à la société ABTA la somme de 15.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile’;
– condamner la société Vinpai aux entiers dépens de première instance et d’appel, dont distraction au profit de Me Gaëlle Vizioz.
Quant à M. [X], il demande à la cour de :
Vu les articles 1240 et suivants du code civil,
– débouter la société Vinpai de sa demande en garantie formée à l’encontre de M. [X]’;
– débouter la société ABTA de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
– infirmer le jugement entrepris :
* en ce qu’il a considéré que la société Vinpai avait commis des actes de concurrence parasitaires à l’encontre de la société ABTA’;
* en ce qu’il a condamné la société Vinpai à verser à la société ABTA la somme de 5.000€ en réparation de son prétendu préjudice moral ;
* en ce qu’il a rejeté la demande de M. [X] tendant à voir condamner la société ABTA à lui verser la somme de 5.000 € en réparation de son préjudice moral résultant d’une atteinte à son image’;
– confirmer le jugement pour le surplus ;
En conséquence,
– condamner la société ABTA à verser à M. [X] la somme de 5.000 € en réparation de son préjudice moral résultant d’une atteinte à son image’;
En tout état de cause,
– condamner la société ABTA et/ou toute autre partie succombante à verser à M. [X] la somme de 5.000 € au titre des frais irrépétibles ;
– condamner la société ABTA et/ou toute autre partie succombante en tous les dépens exposés devant la cour et qui seront recouvrés, pour ceux dont Me Chauvin aura fait l’avance, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Enfin, M. [G] demande à la cour de :
– débouter la société Vinpai de toutes ses demandes, fins et conclusions dirigées contre M. [G]’;
– confirmer le jugement’;
– condamner la société Vinpai et à défaut toute partie succombante à verser à M. [G] la somme de 6.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile et les entiers dépens.
Il est renvoyé à la lecture des conclusions précitées pour un plus ample exposé des demandes et moyens développés par les parties.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la compétence de la juridiction commerciale, même en l’absence de décision de la juridiction prud’homale, pour statuer sur la complicité de la société Vinpai dans la violation des engagements contractés par MM. [G] et [X] envers leur ancien employeur’:
A l’appui de ses demandes indemnitaires, la société ABTA reproche en substance à la société Vinpai de s’être rendue coupable de concurrence déloyale en commercialisant des produits issus du savoir-faire de la société ABTA que ses anciens salariés auraient détourné lors de leur départ de l’entreprise et ce, en violation de la clause de confidentialité qu’ils avaient souscrite dans le cadre de leurs contrats de travail.
La société ABTA reproche ainsi à la société Vinpai une forme de recel d’un savoir-faire détourné en violation des engagements contractés par les deux ex-salariés.
Pour s’y opposer, la société Vinpai rappelle qu’aucune action n’a jamais abouti, ni à l’encontre de M. [G] ni à l’encontre de M. [X], devant la juridiction prud’homale, seule compétente pour décider si l’un et/ou l’autre des salariés a (ont) commis une faute dans le cadre de l’exécution de leurs contrats de travail. Elle en déduit que la juridiction commerciale n’est pas davantage compétente, même dans les seuls rapports entre les deux sociétés, pour trancher un différend qui impliquerait de connaître d’éventuels manquements des deux intéressés à leurs obligations de salariés.
Ce premier moyen sera écarté.
En effet, dans la mesure où la juridiction commerciale n’est saisie que d’un litige opposant les deux sociétés, l’une recherchant la responsabilité de l’autre pour complicité de violation par ses anciens salariés de clauses afférentes à leurs contrats de travail, alors même que la juridiction prud’homale n’est pas saisie, l’absence de décision de cette dernière sur la violation par les salariés de leurs obligations contractées vis-à-vis de leur ancien employeur n’empêche pas la juridiction commerciale de trancher cette question lors de l’instance opposant les deux sociétés elles-mêmes.
Il n’y a là nulle atteinte à l’article L 1411-1 du code du travail conférant à la juridiction prud’homale une compétence exclusive pour trancher tout différend opposant un employeur et son salarié à l’occasion de l’exécution du contrat de travail, étant encore rappelé en l’espèce que la société ABTA ne formule aucune demande à l’encontre de ses deux anciens salariés, la présence de l’un et de l’autre à l’instance ne s’expliquant que par l’appel en garantie formé par la société Vinpai à l’encontre du premier (M. [G]), et par l’intervention volontaire du second (M. [X]).
Dès lors, rien ne s’oppose, pour trancher le litige opposant les deux sociétés, à ce que la cour recherche si les deux anciens salariés de la société ABTA ont ou non violé leurs engagements de confidentialité en détournant des recettes ou secrets dont ils auraient eu connaissance dans le cadre de leurs contrats de travail.
Sur l’existence d’un savoir-faire développé par la société ABTA’:
La société ABTA ne se prévaut d’aucun brevet d’invention sur les recettes de fromages analogues qu’elle commercialise.
Par là même, elle ne se prévaut d’aucun droit privatif sur ces recettes.
La société ABTA se prévaut en revanche d’un savoir-faire particulier sur un certain nombre de recettes qu’elle explique avoir développées, celles-ci consistant en un choix arbitraire de différents ingrédients qu’elle ajoute les uns aux autres, dans un ordre et dans des proportions strictement définies, avant de les transformer, toujours arbitrairement, en les portant à telle ou telle température et en les mélangeant à telle ou telle vitesse et selon tel ou tel procédé.
Elle explique qu’il en résulte des fromages aux goûts et textures différents, qu’il est impossible de reproduire sans en connaître les recettes et formules exactes.
Aussi reproche-telle à MM. [G] et [X] d’avoir détourné, au mépris du secret auquel ils étaient tenus en leur qualité de salariés de la société ABTA, un grand nombre de ces recettes, et d’en avoir fait profiter la société Vinpai.
Elle en veut pour preuve les découvertes faites par les huissiers de justice à l’occasion de leurs opérations de constat en date du 27 novembre 2012.
Pour autant, il appartient à la société ABTA, qui se prévaut d’un savoir-faire particulier, de rapporter la preuve des éléments constitutifs de celui-ci, à savoir d’un ensemble d’informations pratiques non brevetées, résultant de l’expérience et testées, secrètes, substantielles, identifiées, et reposant sur un support matériel.
Or, si la société ABTA reproche à la société Vinpai de commercialiser un «’premix’» intitulé «’Emment’Alpa’» qui, selon elle, serait issu de la stricte reproduction de la formule «’SA 2075’» développé par la société ABTA, en revanche et à l’exception de cette seule formule (dont elle détaille précisément le contenu dans ses conclusions), elle s’abstient de justifier des autres formules sur lesquelles elle disposerait d’un savoir-faire particulier.
Ainsi et en l’absence de plus ample démonstration dans les pièces et conclusions de la société ABTA, la cour ne saurait tenir pour acquise l’affirmation de celle-ci selon laquelle, en comparant les fichiers de recettes de la société ABTA et celui – intitulé «’Vinpai Recipies.xls’» – retrouvé au domicile de M. [G] le 27 novembre 2012, il apparaît «’une exacte similitude pour certains d’entre eux notamment quant à la recette , la nomenclature, la description, le pourcentage ainsi que les accents’».
En effet, si la société ABTA énumère ses produits référencés SA 2116, 2096, 2431 et 2075 prétendument copiés par la société Vinpai, pour autant et à l’exception de ce dernier (2075), elle s’abstient en revanche de toute précision quant à la recette des autres produits précités.
Dès lors, en l’absence de démonstration du savoir-faire dont la société ABTA pourrait se prévaloir, la société Vinpai ne saurait se voir reprocher d’avoir usurpé l’intégralité des recettes figurant dans le fichier intitulé «’Vinpai Recipies.xls’» retrouvé au domicile de M. [G].
En d’autres termes, la seule copie démontrée est celle du produit SA 2075, que la société Vinpai a imitée sous le nom de «’Emment’Alpa’».
Certes, la société ABTA cite aussi son produit SA 2170, qu’elle reproche à la société Vinpai d’avoir imité sous le nom de «’Parmes’Alpa 1’».
Cependant, la comparaison entre les deux formules concurrentes fait apparaître quelques différences, dont la société ABTA ne méconnaît pas l’existence, ce qui permet d’écarter d’emblée le grief de copie illicite.
Sur la concurrence déloyale’:
Aux termes de l’article 1240 du code civil (anciennement 1382 du même code), tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.
Sur ce fondement délictuel, la société ABTA est recevable et bien fondée à agir en dommages-intérêts à l’encontre de la société Vinpai pour avoir indûment profité, avec l’aide de M. [G], du savoir-faire portant sur la recette SA 2075 que l’ancien salarié de la société ABTA avait l’interdiction de révéler à quiconque.
En effet, le contrat de travail conclu entre M. [G] et la société ABTA stipulait expressément que tant pendant le cours du contrat qu’après son expiration, le salarié demeurait tenu à «’une obligation de secret absolu en ce qui concerne toutes les informations et renseignements à caractère confidentiel intéressant la société dont il pourrait avoir connaissance dans l’exercice de ses fonctions’», et qu’il s’engageait «’à ne divulguer aucune information sur des études, actions ou autres opérations dont il [aurait] connaissance, de par sa position dans l’entreprise, à des tiers concurrents ou non susceptibles d’utiliser le savoir-faire de la société’».
De même, lors de son départ de la société ABTA en juin 2011, M. [G] a signé avec celle-ci un protocole de rupture conventionnelle aux termes duquel il demeurait tenu à une obligation de discrétion absolue sur tous les faits dont il avait pu avoir connaissance en raison de ses fonctions ou de son appartenance à la société, ledit protocole rappelant également que l’intégralité des informations concernant les activités de la société ABTA, ses contrats, ses produits, ses formules, sa politique en matière technique, financière ou commerciale, devaient demeurer strictement confidentielles et rester appartenir exclusivement à la société ABTA, qu’il s’agisse ou non d’informations protégées par effet de la loi.
Il était donc strictement interdit à M. [G] de révéler à qui que ce soit le contenu des recettes et formules développées par la société ABTA, ce qu’il a pourtant fait ainsi qu’il résulte des constatations opérées à son domicile le 27 novembre 2012.
En effet, il résulte du procès-verbal d’huissier de justice dressé à cette date qu’il a été retrouvé sur l’ordinateur personnel de M. [G] un fichier intitulé «’Vinpai Recipies.xls’» contenant diverses formules de préparation de premix dont celui dénommé «’Emment’Alpa’» dont il a été précédemment démontré qu’il reproduisait strictement la formule SA 2075 précédemment développée par la société ABTA et sur laquelle celle-ci disposait d’un savoir-faire.
A cet égard, il importe peu de rechercher à quelle date précise ce fichier «’Vinpai Recipies.xls’» a pu être constitué, le seul fait que la société Vinpai – à laquelle le fichier était manifestement destiné compte tenu de son nom – ait été créée postérieurement à l’élaboration de la formule SA 2075 par la société ABTA, suffisant à établir que le premix «’Emment’Alpa’» est une copie illicite de la formule SA 2075.
De même, la complicité de la société Vinpai à cet acte illicite est suffisamment établie par la circonstance que cette copie lui a été remise par l’un de ses propres associés, en l’occurrence M. [G], ex-directeur de production de la société ABTA, par là même nécessairement conscient de l’origine frauduleuse de cette copie comme de sa valeur pour la nouvelle société qu’il avait contribué à fonder.
A cet égard, et contrairement à ce qu’il soutient dans ses propres conclusions, M. [G] ne se voit pas seulement reprocher de ne pas avoir supprimé des fichiers de la société ABTA qu’il aurait emportés par mégarde lors de son départ de l’entreprise, mais bien d’avoir constitué un nouveau fichier, spécialement destiné à la société Vinpai, comprenant la reproduction illicite de la formule SA 2075, destiné à la fabrication d’un produit concurrent, en l’occurrence le premix «’Emment’Alpa’».
Sur ce point, il est encore indifférent, pour la caractérisation d’un acte de concurrence déloyale, que la société Vinpai ne fabrique elle-même que des premix alors que la société ABTA fabrique des fromages finis, dès lors en effet qu’en détournant la formule protégée de la société ABTA, la société Vinpai s’emploie à la priver d’une partie de son marché en permettant aux clients de la société historique de cesser de s’approvisionner auprès de celle-ci pour acheter désormais les premix de la société Vinpai afin de fabriquer eux-mêmes leurs propres fromages, ou encore d’acheter les fromages fabriqués par des concurrents de la société ABTA au moyen de premix livrés par la société Vinpai.
Assurément, le procédé est déloyal, et par là même fautif, tant pour le salarié qui s’est affranchi de ses obligations contractuelles à l’égard de son ex-employeur, que pour la société Vinpai qui bénéficie ainsi d’une reproduction illicite d’un savoir-faire protégé.
Ce faisant, la société Vinpai a engagé sa responsabilité civile à l’égard de la société ABTA.
Sur le parasitime’:
La société ABTA reproche également à la société Vinpai des actes de parasitisme, lui reprochant notamment la similarité de ses activités, de ses formules ainsi que de ses protocoles de fabrication.
Cependant, à l’exception de la formule SA 2075 détournée par M. [G] et désormais reproduite par la société Vinpai sous le nom de «’Emment’Alpa’», la société ABTA ne rapporte pas la preuve d’autres agissements illicites que le seul détournement de cette formule.
En effet, il ne saurait être reproché à la société Vinpai d’avoir bénéficié des conseils de deux de ses associés, en l’occurrence MM. [G] et [X], étant encore rappelé que ces derniers ont quitté la société ABTA libres de tout engagement de non-concurrence.
Il ne saurait non plus lui être reproché de prospecter le même marché, ou un marché similaire, que celui sur lequel la société ABTA continue à évoluer, à savoir le marché des fromages analogues ou celui des premix qui entrent dans la composition de ces fromages.
De même’, il ne saurait être reproché à la société Vinpai de démarcher les mêmes clients ou encore les mêmes fournisseurs, dès lors du moins qu’aucun détournement de fichiers associés n’est établi ni même allégué.
Plus généralement, la société Vinpai est en droit de développer ses propres formules de premix, dès lors seulement que ce développement n’est pas facilité abusivement par les précédents travaux de la société ABTA, notamment dès lors qu’il ne s’accompagne pas du détournement d’informations confidentielles appartenant à cette dernière.
Or, à l’exception de la formule SA 2075, il n’est pas établi que la société Vinpai ait reproduit d’autres formules précédemment mises au point par la société ABTA.
Enfin, la société Vinpai justifie elle-même des efforts de recherche et développement qu’elle a dû engager pour composer ses propres formules, notamment en signant un accord de partenariat avec un laboratoire titulaire de brevets d’invention susceptibles de lui servir pour le développement de ses propres premix.
Ainsi, la société ABTA ne justifie pas des économies d’investissement que la société Vinpai aurait réalisées en se plaçant dans le sillage de la société pré-existante.
Dès lors, elle ne justifie pas d’actes de parasitisme indemnisables distinctement du préjudice qui lui a été causé par le seul acte avéré de concurrence déloyale dont elle a été victime, en l’occurrence le détournement de sa formule SA 2075.
Sur l’indemnisation du préjudice de la société ABTA’:
De tout acte de concurrence déloyale s’infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral.
S’agissant du préjudice matériel, la société ABTA se prévaut d’un préjudice d’exploitation, expliquant notamment qu’elle a connu une forte baisse de sa marge brute entre les années 2010 et 2012, laquelle aurait conduit à son placement en redressement judiciaire par jugement du 23 octobre 2013, la société bénéficiant aujourd’hui d’un plan de continuation.
Cependant, il n’est nullement établi que ces difficultés financières soient la conséquence des agissements illicites de la société Vinpai.
Au contraire, aux termes de son rapport adressé au tribunal de la procédure collective le 16 octobre 2015, l’administrateur judiciaire a lui-même estimé que lesdites difficultés, qui ont également touché la holding, s’expliquaient «’principalement par l’acquisition en 2009 d’un site de production en Espagne’» dont l’usine a subi une résiliation de son bail commercial par suite d’un défaut de règlement du loyer, lui-même consécutif à l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée d’entrer en possession d’une partie de son matériel de production.
Ainsi, il n’est pas démontré que la procédure collective dont la société ABTA a fait l’objet ait été imputable à la concurrence déloyale de la société Vinpai, celle-ci l’étant en revanche assurément à d’autres difficultés économiques, bien plus importantes et qui ont d’ailleurs touché l’ensemble du groupe.
Au demeurant, la société ABTA ne justifie ni de la diminution de chiffre d’affaires dont elle aurait été privée dans l’exploitation de sa formule usurpée SA 2075, ni du chiffre d’affaires réalisé par la société Vinpai dans l’exploitation du premix «’Emment’Alpa’» issu de cette usurpation.
Elle ne justifie pas même de l’identité des clients qu’elle aurait perdus par suite de cette usurpation, qu’ils aient été récupérés par la société Vinpai elle-même ou encore par des concurrents directs de la société ABTA.
Enfin, la société ABTA ne justifie pas plus des économies prétendument réalisées par la société Vinpai dans l’exploitation du premix «’Emment’Alpa’» issu de l’usurpation de la formule SA 2075.
En conséquence et faute pour la société ABTA d’en justifier, c’est à bon droit que le tribunal l’a déboutée de sa demande d’indemnisation de son prétendu préjudice matériel.
En revanche, il n’est pas douteux que la société ABTA a subi un préjudice moral du fait de l’usurpation de sa formule par la société Vinpai, la première s’étant en effet vu déposséder de manière déloyale par la seconde d’une information confidentielle et ce, par l’intermédiaire de son ancien directeur de production qui s’était pourtant engagé à la plus grande discrétion.
Eu égard au contexte de l’affaire, c’est à juste titre que les premiers juges ont évalué ce préjudice moral à la somme de 5.000 €, si ce n’est qu’il sera déclaré consécutif, non pas à un acte de parasitisme, mais à un acte de pure concurrence déloyale.
Le jugement sera confirmé en ce sens.
Sur l’action en garantie formée par la société Vinpai’:
La société ABTA demande à la cour d’ordonner la disjonction d’instance entre la procédure principale qu’elle intente à l’encontre de la société Vinpai et l’appel en garantie formulé par cette dernière à l’encontre de MM. [G] et [X] d’autre part.
En réalité, elle est sans intérêt à le faire, alors par ailleurs que la cour est en mesure de statuer par un seul arrêt sur l’instance principale et l’appel en garantie.
La demande de disjonction sera donc écartée.
Sur le fond, c’est à tort que la société Vinpai sollicite, à titre subsidiaire, la condamnation de MM. [G] et/ou [X] à la garantir de toute condamnation qui pourrait être mise à sa charge, étant en effet rappelé’:
– d’une part que l’auteur d’une infraction, même pénale, n’a pas d’action en garantie contre son complice, ne serait-ce qu’en application du principe «’nemo auditur’»’; en d’autres termes, la société Vinpai, qui a bénéficié d’une forme de délit d’initié de la part de l’ancien directeur de production de la société ABTA, voire qui l’a suscité, ne saurait le reprocher à celui dont elle utilisé les services’;
– d’autre part et s’agissant de M. [X], que les opérations de constat diligentées à son domicile n’ont pas permis de retrouver quelque document que ce soit qui puisse établir qu’il ait, lui aussi, participé au détournement d’informations confidentielles appartenant à la société ABTA.
En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu’il a débouté la société Vinpai de ses appels en garantie.
Sur les autres demandes’:
Il n’apparaît ni opportun d’ordonner la publication du présent arrêt, la demande formée en ce sens par la société ABTA devant être rejetée.
Dès lors qu’elle est partiellement fondée, l’action entreprise par la société ABTA à l’encontre de la société Vinpai n’est pas abusive. Par suite, le jugement sera confirmé en ce qu’il a débouté cette dernière de sa demande reconventionnelle indemnitaire.
Dès lors que la société ABTA ne formule aucune demande à l’encontre de M. [X], qu’elle n’est pas à l’origine de l’appel dirigé contre celui-ci, enfin que c’est M. [X] lui-même qui a pris l’initiative d’intervenir volontairement à l’instance devant le tribunal, il n’y a pas lieu de la condamner à lui payer quelque somme que ce soit, ni en réparation de son prétendu préjudice moral ni au titre des frais irrépétibles qu’il a pu exposer.
Partie perdante comme étant coupable de complicité du détournement d’informations confidentielles, la société Vinpai sera condamnée à payer à la société ABTA une somme de 5.000€ au titre des frais irrépétibles exposés par celle-ci en première instance comme en cause d’appel.
L’ensemble des autres parties seront déboutées des demandes qu’elles forment sur le même fondement.
Enfin, partie perdante, la société Vinpai supportera les entiers dépens de première instance et d’appel, ces derniers devant être recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La cour :
– confirme le jugement en ce qu’il a pris acte de l’intervention volontaire de M. [O] [X] à l’instance, en ce qu’il a condamné la société Vinpai à payer à la société AB Technologies Alimentaires une somme de 5.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral, en ce qu’il a débouté la société AB Technologies Alimentaires de sa demande de dommages-intérêts en réparation de son préjudice financier, en ce qu’il a débouté la société Vinpai de son appel en garantie à l’encontre de MM. [O] [X] et [F] [G], en ce qu’il a débouté MM. [O] [X] et [F] [G] de leurs demandes reconventionnelles indemnitaires, en ce qu’il a dit n’y avoir lieu à publication du jugement, enfin en ce qu’il a condamné la société Vinpai aux entiers dépens de première instance’;
– l’infirmant pour le surplus de ses dispositions, statuant à nouveau et y ajoutant’:
* dit n’y avoir lieu à disjonction d’instances;
* juge que la société Vinpai s’est rendue coupable de concurrence déloyale au préjudice de la société AB Technologies Alimentaires’;
* déboute les parties du surplus de leurs demandes’;
* condamne la société Vinpai à payer à la société AB Technologies Alimentaires’une somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile’;
* déboute MM. [O] [X] et [F] [G] de leurs demandes formées sur le même fondement’;
* condamne la société Vinpai aux entiers dépens de la procédure d’appel, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Le greffierLe président