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23 années de procédure ont amené la Cour de cassation, à se prononcer (à nouveau), sur l’affaire Lectiel / Orange (CA Paris, 27 mai 2015). La société Lectiel, depuis en liquidation judiciaire, qui a pour activité la commercialisation de fichiers en vue d’opérations de publipostage et de télémercatique (marketing direct), commercialisait notamment les données contenues dans la base annuaire de la société Orange. La société a demandé à Orange de lui communiquer la liste des personnes qui s’étaient inscrites pour ne pas faire l’objet de sollicitations commerciales. L’opérateur avait refusé cette communication au motif qu’elle lui était interdite, mais a proposé à la société Lectiel de recourir à son service spécifique « Marketis » qui lui permettrait, moyennant une certaine somme, d’avoir accès aux données expurgées de l’annuaire. En imposant à ses concurrents de recourir à un service payant, à des tarifs élevés, il a été jugé qu’Orange avait abusé de sa position dominante. La pratique d’abus de position dominante de l’opérateur avait empêché ou rendu plus difficile l’entrée sur le marché du marketing direct de la société Lectiel. Privée de l’accès à la base annuaire expurgée à des prix raisonnables, celle-ci n’a pu fournir ce service sur ce marché ou du moins à des prix compétitifs.
Si une entreprise en position dominante peut effectivement préserver ses intérêts commerciaux, et refusée de vendre si la demande repoussée présente un caractère anormal, à condition que son comportement soit proportionné à la menace et ne vise pas à renforcer sa position dominante ou à en abuser, ces conditions n’étaient pas réunies en l’espèce. L’opérateur ne pouvait pas justifier son refus d’accès à sa base annuaire à des tarifs raisonnables, aux motifs que la société Lectiel se livrait à un piratage systématique de cette ressource. Il n’appartient pas en effet à une entreprise de se faire justice à elle-même et ses pratiques anticoncurrentielles ne sauraient être exonérées par des moyens de « légitime défense ».
Comme l’a rappelé le Tribunal de première instance de l’Union (TPUE, 15/3/2000, Cimenterie CBR SA e. a. contre Commission des Communautés européennes, T-25/95) : « Des entreprises ne sauraient justifier une infraction aux règles de concurrence en prétextant qu’elles y ont été poussées par le comportement d’autres opérateurs économiques ».
Cette pratique anticoncurrentielle est constitutive de faute civile dès lors qu’elle consiste non pas dans le refus d’Orange de fournir la liste des inscriptions en liste orange, cette fourniture lui étant interdite, mais dans la fourniture d’accès à la liste expurgée à des conditions anticoncurrentielles. Le refus opposé par Lectiel à la proposition de l’opérateur d’accès à sa base annuaire, via le service Marketis, ne pouvait ôter à cette pratique son caractère fautif, la base étant fournie à un prix excessivement élevé.
Il avait été définitivement jugé par la cour de cassation (CC, ch. com, 4/12/2001), que la société France Telecom avait abusé de sa position dominante sur le marché de la liste des abonnés au téléphone de 1992 à 1999, marché sur lequel elle était en situation de monopole, en refusant l’accès à cette base annuaire expurgée des abonnés en liste orange, ressource indispensable et essentielle à ses concurrents pour fournir des services sur le marché aval du marketing direct. L’accès à cette base annuaire s’avérait indispensable pour la confection de fichiers, cette base complète et mise à jour quotidiennement n’ayant pas de substituts et la faculté d’obtenir des données expurgées des coordonnées des abonnés de la liste orange étant également primordiale, en raison des condamnations pénales encourues par les opérateurs en cas de confection de fichiers non expurgés.
La fourniture pure et simple de la liste orange étant prohibée, il appartenait à France Telecom de concevoir un dispositif de topage ou un fichier expurgé à des tarifs praticables pour ses concurrents sur le marché aval du marketing direct. Or, France Telecom avait fourni ces prestations à des tarifs excessivement élevés (offre Marketis), équivalents aux tarifs pratiqués par France Telecom sur le marché du marketing direct, ce qui équivalait à un refus de vente. Ces tarifs, qui ne garantissaient aucune marge aux entrants potentiels sur le marché aval ont conduit à l’éviction des opérateurs concurrents sur le marché du marketing direct et a privé les consommateurs finals de services nouveaux et innovants. Les preuves de cette pratique remontaient déjà à 1991, date à laquelle la société Filetech (Lectiel) avait mis en demeure France Telecom de lui remettre sous 48 heures la liste des personnes figurant sur liste orange, demande à laquelle France Telecom avait notifié son refus.
Indépendamment de la responsabilité civile de l’opérateur, l’Autorité de la concurrence avait qualifié cette pratique de refus d’accès à une infrastructure essentielle et de ciseau tarifaire contraire aux articles L. 420-2 du code de commerce et à l’article 82 du traité (devenu 102 du TFUE). En effet, en dehors de toute considération de droits de propriété intellectuelle, un opérateur, en position dominante sur le marché d’une infrastructure ou d’une facilité indispensable pour exercer une activité sur un marché aval, qui ne peut être reproduite dans des conditions économiques raisonnables par les concurrents, commet un refus d’accès anticoncurrentiel, si ce refus ne reçoit pas de justifications objectives, et s’il en résulte d’une part, l’impossibilité de mettre sur le marché un produit nouveau correspondant à un besoin des consommateurs, ou la limitation du développement technique au préjudice des consommateurs et d’autre part, l’occasion pour le détenteur de cette infrastructure, de se réserver un monopole sur le marché dérivé.
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