Licenciement pour maîtrise insuffisante des chantiers

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Licenciement pour maîtrise insuffisante des chantiers

M. [D], embauché par la société Lindner France en 1999, a été licencié le 27 janvier 2022 pour des manquements dans l’exercice de ses fonctions de chef de chantier. Les griefs incluaient des retards dans la transmission des relevés de niveaux, des retards dans la réalisation des états d’avancement des travaux, l’absence d’autocontrôles de sécurité, et des problèmes d’inventaire du matériel sur les chantiers Tour Aurore et Shift Issy-Guynemer. M. [D] a contesté son licenciement devant le conseil de prud’hommes, qui a jugé que celui-ci était dépourvu de cause réelle et sérieuse, condamnant l’employeur à verser des dommages et intérêts. La société Lindner a fait appel, demandant la confirmation de la légitimité du licenciement. M. [D] a également demandé la confirmation du jugement initial, mais avec des montants de dommages et intérêts plus élevés. Le tribunal a examiné les preuves des manquements reprochés et a conclu que ceux-ci n’étaient pas établis, confirmant ainsi le jugement de première instance et ordonnant le remboursement des indemnités de chômage versées à M. [D]. Les dommages et intérêts ont été fixés à 48 000 euros, tenant compte de son ancienneté et de sa situation professionnelle. La société Lindner a été condamnée aux dépens et à payer des frais irrépétibles.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

17 octobre 2024
Cour d’appel d’Amiens
RG
23/03224
ARRET

S.A.S.U. LINDNER FRANCE SASU

C/

[D]

copie exécutoire

le 17 octobre 2024

à

Me HARTMANN

Me FABING

CBO/IL/BT

COUR D’APPEL D’AMIENS

5EME CHAMBRE PRUD’HOMALE

ARRET DU 17 OCTOBRE 2024

*

N° RG 23/03224 – N° Portalis DBV4-V-B7H-I2P3

JUGEMENT DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES – FORMATION PARITAIRE DE CREIL DU 19 JUIN 2023 (référence dossier N° RG 22/00097)

PARTIES EN CAUSE :

APPELANTE

S.A.S.U. LINDNER FRANCE SASU

[Adresse 1]

[Adresse 1]

[Localité 3]

concluant par Me David h. HARTMANN de la SELEURL ALARIS, avocat au barreau de PARIS

représentée par Me Paul SOUBEIGA, avocat au barreau d’AMIENS substitué par Me Georgina WOIMANT, avocat au barreau D’AMIENS, avocat postulant

ET :

INTIME

Monsieur [S] [D]

né le 24 Juin 1967 à [Localité 6]

de nationalité Française

[Adresse 2]

[Localité 4]

représenté et concluant par Me Stéphane FABING, avocat au barreau de SAINT-QUENTIN

DEBATS :

A l’audience publique du 05 septembre 2024, devant Madame Corinne BOULOGNE, siégeant en vertu des articles 805 et 945-1 du code de procédure civile et sans opposition des parties, l’affaire a été appelée.

Madame Corinne BOULOGNE indique que l’arrêt sera prononcé le 17 octobre 2024 par mise à disposition au greffe de la copie, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

GREFFIERE LORS DES DEBATS : Mme Isabelle LEROY

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Madame Corinne BOULOGNE en a rendu compte à la formation de la 5ème chambre sociale, composée de :

Mme Corinne BOULOGNE, présidente de chambre,

Mme Caroline PACHTER-WALD, présidente de chambre,

Mme Eva GIUDICELLI, conseillère,

qui en a délibéré conformément à la Loi.

PRONONCE PAR MISE A DISPOSITION :

Le 17 octobre 2024, l’arrêt a été rendu par mise à disposition au greffe et la minute a été signée par Mme Corinne BOULOGNE, Présidente de Chambre et Mme Isabelle LEROY, Greffière.

*

* *

DECISION :

M. [D], né le 24 juin 1967, a été embauché à compter du 27 septembre 1999 dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée par la société Lindner France, ci-après dénommée la société ou l’employeur, en qualité de poseur de faux plafonds.

La société Lindner France emploie plus de 10 salariés.

La convention collective applicable est celle du bâtiment ETAM.

Au dernier état de la relation contractuelle, il occupait la fonction de chef de chantier.

Par courrier du 3 janvier 2022, M. [D] a été convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement.

Le 27 janvier 2022, il a été licencié pour cause réelle et sérieuse, par lettre ainsi libellée:

 » Monsieur, […] nous avons au cours de ces derniers mois constaté de nombreux manquements dans l’exercice de vos fonctions.

Ainsi nous avons décidé de vous convoquer au siège de la société Linder France afin de vous exposer nos griefs à votre encontre et en retour d’entendre vos explications.

Les explications que vous avez fournies à l’occasion de cet entretien n’ont pas été jugées convaincantes et n’ont pas permis de modifier notre appréciation des faits. C’est dans ces circonstances que nous vous informons, par la présente lettre, de notre décision de vous licencier pour les motifs suivants :

1. Chantier Tour Aurore

Linder France vous a désigné chef de chantier sur l’opération Tour Aurore, la société Linder étant sous-traitante de l’entreprise générale Petit pour des travaux de fourniture et pose de faux-planchers pour un montant de 960.000 euros HT. Ce chantier a démarré au début de l’année 2021.

Dès les premières tâches à accomplir dans le cadre de ce chantier, nous avons relevé des carences dans l’exercice de votre travail. A titre d’exemple votre supérieur hiérarchique vous rappelait par courriel du 3 juin 2021 à nouveau d’effectuer des relevés de niveau des étages alors que cela aurait déjà dû être fait.

o Retards de transmission des avancements de travaux

Concernant les avancements des travaux qui permettent d’établir la facturation de Lindner, afin que la société Lindner puisse être payée, votre supérieur hiérarchique exigeait par courriel du 6 août 2021 que les avancements devaient être complétés mensuellement les 22 du mois, afin de ne pas reporter les délais de paiement. C’est encore par deux courriels du 20 août 2021 que nous étions à nouveau obligés de réclamer l’état d’avancement des travaux du mois de juillet. Vous n’avez pas cru bon d’exécuter cette tâche pourtant basique mais pour autant essentielle de votre travail.

Un autre courriel du 24 août 2021 vous a donc été adressé. A nouveau le 15 septembre l’avancement du mois de juillet était réclamé. Rien n’a été fait et un nouveau rappel a été nécessaire par courriel du 22 septembre 2021. Il aura fallu attendre le 24 septembre pour obtenir enfin cet avancement, entraînant ainsi des retards dans les délais de paiement au profit de la société Lindner.

o Retards de réalisation des auto-contrôles

Dans le cadre de votre fonction de chef de chantier, il vous appartient de veiller à la sécurisation du chantier et en particulier, à la sécurité des personnes qui interviennent sur ce site.

Or, votre supérieur vous a réclamé, à de nombreuses reprises, d’effectuer les autocontrôles de faux-planchers installés sur le chantier : Vous n’avez toutefois pas effectué ces autocontrôles, malgré ses demandes réitérées. Devant un tel manque de professionnalisme et une telle atteinte aux règles de sécurité pourtant essentielles à la conduite des chantiers, un courriel en date du 8 octobre 2021 vous a été adressé afin de vous relancer une nouvelle fois sur ce travail.

Vous n’avez toujours pas donné suite à cette demande. Deux nouveaux courriels vous ont donc été adressés le 19 octobre 2021 pour obtenir les documents indispensables à assurer la sécurité des personnes, à savoir les autocontrôles de la totalité des faux-planchers finis installés par les équipes. A ce jour, tous ces documents n’ont toujours pas été établis. Ceci s’avère non seulement hautement préjudiciable à la réputation de la société Lindner France, outre les risques graves que l’absence de sécurisation aurait pu engendrer en cas d’accident.

o Absence d’inventaire du matériel livré sur le chantier

Pour ce qui est de la livraison du matériel sur ce chantier, force est de reconnaître que le sujet aurait dû être réglé dès le mois d’août 2021. En effet, c’est à compter du 16 août 2021 que nous réclamions votre confirmation que la totalité des dalles de faux-planchers était livrée sur le chantier. Vous vous engagiez par courriel du 17 août à effectuer l’inventaire du nombre de palettes livrées par étage. Il aura finalement fallu attendre les 9 et 14 septembre pour obtenir de votre part l’inventaire du matériel livré sur site. Au mois d’octobre 2021, plus précisément le 12 octobre, vous avez informé votre hiérarchie qu’il manquait 124 palettes pour compléter les étages et les pavillons. Lindner a donc demandé le même jour qu’un inventaire du matériel chez finalement 71 palettes. Des doutes sérieux apparaissent quant à l’exactitude des inventaires transmis par vos soins, vos supérieurs ont dû alors effectuer eux-mêmes des investigations alors que cela ne relève pas de leur fonction.

C’est dans ce contexte qu’ils vous ont réclamé le 29 octobre et le 9 novembre 2021 les bons de livraison du matériel livré, documents que vous êtes censées posséder dès que la marchandise est livrée sur le chantier.

Voyant que vous n’avez pas été en mesure de transmettre tous les bons de livraison, nous vous demandions d’effectuer à nouveau le 30 novembre 2021 un inventaire des palettes. Ainsi, une fois cet inventaire réalisé, vous avez à nouveau confirmé qu’il manquait 71 palettes. Il aura finalement fallu que votre supérieur face lui-même le 3 décembre 2021 l’inventaire à votre place, pour s’apercevoir qu’il manquait finalement 42 palettes pour terminer le chantier, et non 71.

La situation a été identique pour l’inventaire des quantités de vérins, malgré 9000 unités supplémentaires commandées. Force est de constater que vous n’êtes pas en mesure de connaître précisément les quantités livrées sur le chantier, vos réponses à votre supérieur hiérarchique étant restées très laconiques sur ce sujet.

Votre défaillance a encore une fois été dénoncée par courriel du 6 janvier 2022.

En votre qualité de chef de chantier, poste que vous exercez depuis de nombreuses années, il n’est pas acceptable de ne pas être en mesure de connaître la quantité du matériel livré sur le chantier, alors même que la tenue de l’inventaire est une de vos principales tâches de travail et est susceptible d’entraîner d’importantes pertes financières pour la société.

2. Chantier Shift Issy-Guynemer

Dans le cadre de votre fonction, vous avez été mobilisé sur le chantier Shift [Localité 5] pour suivre les travaux de fourniture et pose de faux plafonds d’un montant de 2.800.000 euros HT. Pour diverses raisons, la société Lindner a assigné en justice la Maîtrise d’ouvrage et une expertise judiciaire est en cours. C’est dans ce contexte que le juriste dans l’entreprise vous a demandé lors de votre réunion de travail du 31 août 2021 de lui remettre la totalité de ce dossier version papier, et plus particulièrement la liste des effectifs du chantier qui permettrait d’appuyer et de compléter les arguments du dossier. Vous avez indiqué que ce dossier était archivé dans des cartons rangés dans le dépôt de siège de la société.

C’est en date du 6 janvier 2022, en présence de la personne en charge du dépôt, que le juriste a cherché à récupérer les listes des effectifs dans les trois cartons du dossier. Voyant l’état du dossier, il m’a fait part au retour de ses doutes quant à votre organisation de l’aspect documentaire de ce chantier. Me transportant sur place, j’ai pu constater la désorganisation totale du classement des documents du dossier, aucune rigueur ni aucun soin n’y ayant été apporté. Les documents ne sont pas archivés dans des classeurs comme notre procédure le prévoit, tout est mis en vrac et mélangé. Quant aux listes des effectifs incomplètes sur des feuilles volantes que vous avez rédigées vous-même sans les faire signer au Maître d »uvre, celles-ci ne sont pas utilisables.

Je conclus une forte négligence dans votre organisation, ce qui n’est pas acceptable compte tenu des enjeux financiers au vu du contentieux en cours concernant ce chantier réalisé par Lindner.

Au regard de ce qui précède, vous avez indiqué lors de l’entretien préalable que selon vous, la qualité de votre travail serait irréprochable et que votre supérieur hiérarchique serait en réalité la cause de vos divers manquements professionnels. Or, vous êtes chef de chantier sur les opérations pour lesquelles vous êtes affecté, et vous n’avez pas su prendre en compte nos nombreuses remarques afin de redresser la situation. Aucun manquement de la part de votre supérieur hiérarchique n’a en outre pu être relevé. Il est manifeste que votre absence de remise en question sur vos difficultés et manquements ne nous permet pas de pouvoir envisager une amélioration de la situation.

Ainsi, nous considérons que l’ensemble des faits ci-dessus exposés constituent une cause réelle et sérieuse de licenciement. C’est dans ce contexte que nous vous notifions par la présente notre décision de vous licencier [‘] « .

Contestant la légitimité de son licenciement, M. [D] a saisi le conseil de prud’hommes de Creil, le 18 mai 2022.

Par jugement du 19 juin 2023, le conseil a :

– fixé le salaire moyen de M. [D] à 2 800 euros brut ;

– jugé le licenciement de M. [D] dépourvu de causes réelles et sérieuses ;

– condamné la société Lindner France à verser à M. [D] les sommes suivantes :

– 44 800 euros brut à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

– 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

– ordonné le remboursement par la société Lindner France aux organismes concernés des indemnités de chômage versées à M. [D] du jour de son licenciement à ce jour, à concurrence de 6 mois dans les conditions prévues à l’article L.1235-4 du code du travail et dit que le secrétariat greffe en application de l’article R.1235-2 du code du travail adresserait à la direction générale de Pôle emploi une copie certifiée conforme du jugement en précisant si celui-ci avait fait ou non l’objet d’un appel ;

– débouté M. [D] du surplus de ses demandes ;

– dit que les condamnations à caractère indemnitaire portaient intérêts à taux légal à compter de la notification du jugement ;

– ordonné l’exécution provisoire sur le fondement de l’article 515 du code de procédure civile ;

– condamné la société Lindner France aux entiers dépens.

La société Lindner France, qui est régulièrement appelante de ce jugement, par dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 25 mars 2024, demande à la cour de :

– infirmer le jugement du 19 juin 2023 en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau,

– juger que le licenciement de M. [D] est bien fondé et repose sur une cause réelle et sérieuse ;

En conséquence,

– rejeter les demandes formulées par M. [D] ;

A titre subsidiaire,

– limiter le montant des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à hauteur de 3 mois de salaire, soit 8 400 euros ;

En tout état de cause,

– rejeter la demande de M. [D] afférente à l’infirmation du jugement dans les quantums accordés, et tendant à faire droit aux demandes indemnitaires suivantes :

– 53 161 euros net de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

– 3 000 euros net au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

– condamner M. [D] au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

M. [D], par dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 28 décembre 2023, demande à la cour :

– confirmer le jugement sauf dans les quantums accordés ;

– condamner la société Lindner à lui payer :

– 53 161 euros net de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

– 3 000 euros net au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

– condamner l’employeur à la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d’appel ;

– rejeter l’ensemble des demandes présentées par la société Lindner France.

L’ordonnance de clôture est intervenue le 15 mai 2024.

Il est renvoyé aux conclusions des parties pour le détail de leur argumentation.

MOTIFS :

Sur le licenciement pour cause réelle et sérieuse

M. [D] expose qu’alors affecté principalement sur un projet dénommé  » Archipel  » depuis le 8 septembre 2020, il lui a été demandé, à compter du 14 mai 2021, de participer au chantier de la tour  » Aurore  » en qualité de chef de projet à hauteur de 50% de son temps de travail, en remplacement du personnel démissionnaire ou licencié.

S’agissant du grief portant sur le délai de transmission des relevés de niveaux des étages de la tour  » Aurore « , il indique que la transition avec l’ancienne équipe a d’abord nécessité un temps de prise en main, qu’il n’a jamais eu connaissance du courriel du 3 juin 2021 et que les relevés ont été réalisés et envoyés à compter de l’étage 15 le 2 juin 2021, puis en continuité jusqu’à l’étage 33 en finalisation le 8 juillet 2021. Il soutient avoir adressé les états d’avancement des travaux aux dates convenues, selon une procédure inédite instaurée le 6 août 2021 tout en précisant qu’il se trouvait en congés au mois de juillet 2021 et qu’il avait réalisé des déplacements sur d’autres chantiers en août à la demande de son supérieur hiérarchique. S’agissant de la remise des résultats des autocontrôles, il soutient qu’il les effectuait quotidiennement, que la sécurité du chantier de façon générale était gérée et réalisée par un coordinateur de sécurité externe, et que les autocontrôles n’avaient que pour finalité d’être versés au dossier des ouvrages exécutés à la fin du chantier pour attester de la qualité du travail. Il ajoute que le courriel du 8 octobre 2021 n’est pas une relance mais une première demande pour la prise en compte d’un nouveau protocole. Par ailleurs, il affirme avoir procédé à l’inventaire du matériel nécessaire au chantier, avoir régulièrement communiqué sur l’état du stock, et avoir justement évalué le nombre de dalles manquantes, ce qui a d’ailleurs été confirmé par son supérieur hiérarchique après qu’il ait fait son propre inventaire. Il conteste les griefs contenus dans la lettre de licenciement sur le défaut de classement du dossier relatif au chantier Shift Issy-Guynemer.

Enfin, il affirme que la société, qui connaissait une baisse de son chiffre d’affaires, avait entrepris de réduire la masse salariale avec pour conséquence de nombreux départs par le biais de ruptures conventionnelles ou de licenciements, de sorte que la véritable cause de son licenciement est économique.

La société Lindner France réplique qu’en dépit d’une demande de son supérieur hiérarchique en date du 3 juin 2021, M. [D] n’a pas réalisé les relevés des étages de la tour  » Aurore  » pourtant essentiels pour déterminer la quantité de matériel à commander, en particulier de vérins. Elle ajoute qu’aucun élément ne permet de démontrer l’envoi des plans par messages comme le soutient le salarié. De plus, elle fait grief au salarié d’avoir méconnu les consignes claires de son supérieur hiérarchique sur la nécessité de transmettre, le 22 de chaque mois, un document d’avancement des travaux et que celui-ci s’est abstenu, en dépit de multiples relances, d’adresser le document correspondant au mois de juillet 2021.

Par ailleurs, elle reproche au salarié de ne pas avoir veiller à la sécurité des salariés présents sur le chantier et à la qualité des travaux en ne réalisant pas les autocontrôles qui lui étaient demandés par courriel le 19 octobre 2021, précisant que les contrôles de la qualité devaient être réalisés dès lors que 50% du travail était achevé sur un niveau et ce, selon le document des procédures internes, de manière continue. Elle ajoute que le document des procédures internes prévoit également une instruction primaire qui n’a jamais été réalisée, que le salarié n’a pas assuré un inventaire fiable du matériel livré sur le chantier de sorte qu’il n’avait pas été en mesure d’estimer correctement la quantité de dalles et de vérins devant être commandée, et ce dans un temps trop long.

Elle soutient avoir relevé que le dossier du chantier  » Shift Issy-Guynemer « , qui était archivé, ne comportait pas toutes les listes du personnel intervenant et que les documents intégrés dans ce dossier avaient été rangés sans classement rigoureux. Enfin, elle conteste l’argumentation soutenue par le salarié selon laquelle la véritable cause de son licenciement serait d’ordre économique dès lors que, si elle a subi les conséquences de la pandémie de Covid-19 comme toutes les autres sociétés du bâtiment, les années 2021 et 2022 ont permis de dégager des bénéfices.

Sur ce,

Selon l’article L. 1232-1 du code du travail, le licenciement pour motif personnel doit être justifié par une cause réelle et sérieuse.

De même, il résulte de l’article L.1235-1 du même code que la charge de la preuve de la cause réelle et sérieuse de licenciement n’incombe spécialement à aucune des parties. Toutefois, le doute devant bénéficier au salarié avec pour conséquence de priver le licenciement de cause réelle et sérieuse, l’employeur supporte, sinon la charge, du moins le risque de la preuve.

Les faits invoqués comme constitutifs d’une cause réelle et sérieuse de licenciement doivent non seulement être objectivement établis mais encore imputables au salarié, à titre personnel et à raison des fonctions qui lui sont confiées par son contrat individuel de travail.

Sur les relevés des étages

En l’espèce, il ressort du courriel du 3 juin 2021 de M. [C], chef de projet et supérieur hiérarchique direct de M. [D], qu’il l’avait chargé de procéder à des relevés de niveau à partir du quinzième étage de la tour  » Aurore  » et qu’il souhaitait être informé sur l’état d’avancement de cette tâche afin de solder rapidement les commandes. Aucun autre élément n’est présenté par l’employeur sur ce point.

Il ne peut être déduit de ce seul courriel de M. [C] sur l’avancement de cette tâche, l’existence d’un défaut de réalisation, alors que le salarié présente des plans contenant des relevés ainsi que des mentions manuscrites relatives aux étages concernés et à la date de réalisation.

Bien qu’il ne puisse être déterminé les dates d’envoi de ces documents par messages, comme soutenu par M. [D] dans ses écritures, il est observé que la lettre de licenciement fait état des commandes de vérins lors des semaines suivantes qui étaient pourtant, selon les dires de l’employeur, conditionnées à la réalisation préalable des relevés. Ainsi, en l’état des éléments de preuve produits, un doute demeure sur la matérialité des manquements reprochés à M. [D] s’agissant de la réalisation des relevés des étages de la tour  » Aurore « .

Le doute devant profiter au salarié, ce grief doit être écarté.

Sur le document d’avancement des travaux

Il est établi que le salarié a été informé par M. [C], par courriel du 6 août 2021, qu’il devait renseigner un tableau d’avancement le 22 de chaque mois.

Alors que M. [D] n’est pas utilement contredit par l’employeur de ce que cette procédure formelle était inédite dans l’entreprise, le tableau annexé à ce courriel permet d’observer que le salarié devait renseigner, pour le mois de juillet 2021, un taux d’avancement des travaux par étage au 31 juillet 2021 et que des informations y figurent sur l’avancement des travaux pour tous les étages de la tour.

Quand bien même l’intitulé de l’objet du courriel  » Avancement juillet 2021  » et le contenu du tableau annexé permettent de déduire qu’il était sollicité ses constations sur l’avancement des travaux au 31 juillet 2021, il est relevé que M. [D] se trouvait en congés du 16 juillet 2021 au 9 août 2021 et qu’il n’a été averti de cette procédure qu’à son retour. Outre le fait qu’il était demandé au salarié d’établir des constations sur l’avancement des travaux au 31 juillet 2021 alors qu’il se trouvait en congés depuis deux semaines, les courriels des 20 août et 22 septembre 2021, décrits par l’employeur comme des courriels de relance, mentionnent en réalité les avancements des mois d’août et septembre 2021.

Enfin, le courriel du 24 septembre 2021 de M. [D] à l’attention de M. [C] ne concerne pas le tableau d’avancement renseigné pour le mois de juillet 2021 comme exposé dans la lettre de licenciement, mais celui de septembre 2021, de sorte que l’employeur n’apporte aucun élément permettant de déterminer la date à laquelle il a reçu communication des informations contenues dans le tableau d’avancement du mois de juillet 2021 qu’il verse pourtant aux débats. Au surplus, le salarié produit les tableaux d’avancement renseignés d’août à décembre 2021 assortis, pour chacun d’eux, du courriel d’envoi à l’attention de M. [C].

Dès lors, au vu de ces éléments, il n’est pas établi la matérialité d’un manquement qui serait imputable au salarié.

Sur les autocontrôles

Par courriel du 6 octobre 2021, M. [C] a demandé à M. [D] de mettre en place un protocole pour les autocontrôles selon les instructions qu’il avait alors communiquées à Mme [L], assistante chef de projet sur un autre chantier. Le salarié a été relancé sur cette tâche par M. [C] par courriels des 8 et 19 octobre 2021.

Si aux termes de la lettre de licenciement, l’employeur reproche au salarié de ne pas avoir réalisé tous les contrôles nécessaires avant le prononcé de la rupture du contrat de travail mettant ainsi en péril la sécurité des salariés, l’instruction de procédure interne relative à l’exécution de la commande et réalisation de projet n’évoque aucune mission particulière liée à la sécurité sur le chantier à l’exception de l’instruction primaire de chantier qui incombe exclusivement au chef de projet.

La nature des instructions données à Mme [L] par courriel du 6 octobre sur le protocole devant être mis en place, mais aussi les tâches du chef de chantier décrites dans l’instruction de procédure interne, qui se bornent à évoquer un suivi de l’avancement des travaux et un contrôle continu de la qualité des prestations délivrées, confirment les dires de M. [D] selon lesquels les autocontrôles qui lui étaient demandés par M. [C] relevaient exclusivement d’un contrôle de la qualité sans rapport avec la mise en sécurité du chantier.

Aussi, tandis que les éléments de preuve versés aux débats n’apportent, nonobstant l’obligation de réaliser un suivi continu, aucune information particulière sur l’élaboration d’un document formel de contrôle en lien avec un taux d’achèvement minimum de 50%, le courriel du 8 octobre 2021, sollicitant un autocontrôle des plateaux  » déjà posés « , étaye les affirmations de M. [D] selon lesquelles les contrôles de qualité devaient être réalisés dès lors que les prestations étaient achevées.

Alors que M. [D] a établi chaque mois un tableau d’avancement en indiquant le taux d’achèvement des travaux par étage, il présente une copie d’écran de sa boite courriel dont il s’évince qu’il a régulièrement adressé des comptes rendus d’autocontrôle à M. [C] entre octobre et décembre 2021.

Si les autocontrôles de certains étages ne figurent pas dans ce document, notamment ceux des étages supérieurs, il ressort du dernier tableau d’avancement en date du 19 décembre 2021 que les niveaux au-delà du 13ème étage n’étaient pas achevés.

Enfin, la société est mal fondée à soutenir que M. [D] a omis d’effectuer l’évaluation préalable au chantier dès lors qu’il a été vu que cette tâche relevait de la mission du chef de projet alors qu’il a été affecté sur les travaux de la tour  » Aurore  » en remplacement d’une équipe en cours de chantier.

Au vu de ces éléments, aucun manquement imputable au salarié ne peut être retenu sur la réalisation des autocontrôles.

Sur l’inventaire du matériel

Il est établi que par courriel du 16 août 2021, M. [C] a sollicité M. [D] afin de confirmer que les dalles nécessaires pour le chantier avaient été livrées, en précisant que le chargement de quatre camions était entreposé par la société Petit, société intervenante elle aussi sur le chantier de la tour  » Aurore « . Il était également sollicité du salarié, par courriels des 29 octobre et 9 novembre 2021, qu’il fournisse les bons de livraison en sa possession.

Le 19 aout 2021, le salarié a indiqué qu’il allait procéder à l’inventaire de toutes les palettes présentes sur le site et qu’il existait un doute sur la quantité de matériel entreposée par la société Petit.

Sur ce point, le salarié démontre avoir adressé à M. [C] des relevés manuscrits sur l’état des stocks dès le 9 septembre 2021, puis un tableau détaillé par courriel du 14 septembre 2021. Il verse également aux débats de multiples courriels, toujours adressés au chef de projet, auxquels étaient joints ses notes sur le matériel présent sur le chantier jusqu’en janvier 2022 et le tableau détaillé du mois d’octobre 2021.

M. [D] a achevé son inventaire en informant M. [C] qu’il manquait 124 palettes de dalles le 12 octobre 2021, évaluation qui sera réévaluée, le 19 octobre 2021, à 71 palettes après réception de 34 palettes le 14 octobre 2021 et la localisation de 19 palettes dans un entrepôt situé à [Localité 3].

Il ressort du courriel du 3 décembre 2021 que M. [C], à l’issue de son propre inventaire, a commandé 70 palettes de dalles manquantes, soit un chiffre comparable à l’évaluation de M. [D].

Ces éléments permettent d’observer que le salarié, en plus d’avoir assuré un suivi régulier du matériel présent sur le chantier et en avoir informé sa hiérarchie, a correctement évalué la quantité de dalles manquantes pour la poursuite du chantier.

S’agissant des vérins, l’employeur ne verse aux débats aucun élément permettant d’établir que le salarié aurait manqué d’en évaluer la quantité nécessaire pour la poursuite du chantier.

Par ailleurs, si la société reproche au salarié le temps passé pour établir le stock de matériel et l’évaluation du matériel manquant, M. [D], qui pour rappel a été affecté sur la tour  » Aurore  » en cours de chantier, produit un certain nombre de courriels justifiant des difficultés rencontrées s’agissant de nombreuses livraisons non honorées au mois de juillet et octobre 2021, le dépôt de matériel à des sociétés externes telles que la société Petit ou sur des sites éloignés comme à [Localité 3], et la découverte de matériel destiné au chantier demeuré dans les entrepôts de la société en Allemagne.

Ces éléments ne permettent pas d’imputer au salarié une faute particulière dans le temps passé pour établir son inventaire, ni même un défaut de communication des bons de livraison au sujet desquels l’employeur n’entend pas préciser ceux qui étaient manquants, et dont il peut être observé que certains avaient été adressés à sa hiérarchie par la société Petit.

Dès lors, au vu des éléments produits de part et d’autre, il ne peut établi les manquements reprochés à M. [D] dans la lettre de licenciement s’agissant du suivi du stock de matériel et de l’évaluation des commandes à réaliser.

Sur le classement du dossier relatif au chantier  » Shift Issy-Guynemer  »

Les photographies versées aux débats par l’employeur et censées représenter, selon lui, l’état du classement du dossier relatif au chantier  » Shift Issy-Guynemer  » ne constituent pas à elles-seules des éléments suffisamment précis permettant d’établir matériellement les carences de M. [D] dans son classement.

Par ailleurs, s’il revenait au salarié, en sa qualité de chef de chantier, d’établir régulièrement une liste du personnel présent sur le chantier, les éléments ainsi présentés ne permettent en aucune manière d’établir que les documents ayant trait à cette tâche avaient été partiellement renseignés.

Ainsi, au vu de l’ensemble des éléments de preuve présentés à la cour ne permettant pas de considérer comme établis les manquements reprochés à M. [D] aux termes de la lettre de licenciement et sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur la motivation économique du licenciement soutenue par le salarié, le licenciement prononcé à son égard, par voie de confirmation du jugement déféré, est dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Le salarié ayant plus de deux ans d’ancienneté et l’entreprise occupant habituellement au moins onze salariés, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu’il a ordonné à la société Lindner France de rembourser aux organismes concernés les indemnités de chômage versées à M. [D] du jour de son licenciement à ce jour, à concurrence de 6 mois de prestations.

Sur les conséquences du licenciement sans cause réelle et sérieuse

M. [D] expose que son salaire mensuel ne pouvait être évalué à 2 800 euros brut dès lors qu’il percevait un avantage en nature véhicule et une prime de treizième mois dont il sollicite la proratisation. Il ajoute avoir subi un préjudice moral et financier important en raison de son licenciement.

La société Lindner France réplique que le montant de l’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse sollicité par le salarié est injustifié et supérieur au barème applicable. Elle soutient que l’indemnisation doit être limitée à trois mois de salaire en tenant compte d’un salaire mensuel brut de 2 800 euros.

Sur ce,

L’article L.1235-3 du code du travail prévoit l’octroi d’une indemnité à la charge de l’employeur au bénéfice du salarié dont le licenciement est survenu pour une cause qui n’est pas réelle et sérieuse. Lorsque son ancienneté dans l’entreprise est supérieure à 22 années, le montant de cette indemnité est compris entre 3 et 16,5 mois de salaire.

Le salaire mensuel doit être évalué en tenant compte des primes et avantages en nature éventuels.

En l’espèce, il ressort des bulletins de salaire produits que M. [D] percevait, outre un salaire de base de 2 800 euros brut, une prime avantage en nature véhicule ainsi qu’une prime de treizième mois à hauteur de son salaire brut mensuel dont la dernière échéance lui a été payée au mois de décembre 2021.

Au vu de ces éléments, le salaire mensuel servant au calcul des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse doit être fixé à 3 221,92 euros.

Compte-tenu des circonstances de la rupture, de l’effectif de la société, du montant de la rémunération de M. [D], alors âgé de 54 ans au jour de son licenciement, de son ancienneté de plus de 22 ans au service de l’entreprise, et de l’absence d’élément sur sa situation professionnelle actuelle, la cour dispose des éléments nécessaires pour fixer à 48 000 euros les dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Sur le frais irrépétibles et les dépens

Le sens du présent arrêt conduit à confirmer la décision déférée en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens.

La société Lindner France, qui succombe en ses prétentions, sera condamnée aux dépens d’appel, et à payer à M. [D] la somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles d’appel.

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant par arrêt contradictoire ;

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la cour, sauf en ce qu’il a alloué 44 800 euros à M. [D] à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

Statuant à nouveau sur ce chef et y ajoutant,

Condamne la société société Lindner France à payer à M. [D] :

– 48 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

– 2 500 euros au titre des frais irrépétibles d’appel,

Condamne la société société Lindner France aux dépens d’appel.

LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE.


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