Critiquer son employeur auprès d’un journaliste (même si ce dernier filme en caméra cachée et se fait passer pour un stagiaire) expose à une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement.
Affaire « Spécial investigation »
Lors d’une émission « Spécial investigation » (‘Vin français : la gueule de bois’), un salarié du château Castera, travaillant dans le chai, a dénigré les procédés de vinification de l’employeur et la qualité du vin.
Procédé de la caméra cachée
Le salarié a fait valoir que les propos qui lui sont prêtés, et les images diffusées ont été enregistrés et filmées en caméra cachée par un journaliste se faisant passer pour un stagiaire. Il s’agirait d’un procédé déloyal.
Cependant, il ne s’agit pas d’un procédé auquel a eu recours l’employeur ou qui a été utilisé pour le compte de l’employeur, qui en est la première victime. L’illicéité de ce moyen de preuve ne peut donc lui être opposée, et les retranscriptions n’ont pas été écartées des débats.
Requalification de sanction
En revanche, le salarié, ouvrier de chai, s’est retrouvé face à un journaliste professionnel, qui a su le mettre en confiance et lui soutirer son avis sur les méthodes de vinification et sur le vin produit alors que celui-ci pensait avoir face à lui un simple stagiaire. Le salarié a fait preuve de crédulité et de naïveté mais en aucun cas il ne pouvait imaginer que ses propos donneraient lieu à diffusion télévisuelle.
Par ailleurs, l’employeur a eu connaissance des faits aux alentours du 10 avril et le salarié a continué à travailler normalement dans l’entreprise. Il s’ensuit que le degré de gravité des faits n’était pas tel qu’il justifiait l’éviction immédiate du salarié de l’entreprise.
Licenciement pour cause réelle et sérieuse
En conséquence, la juridiction a requalifié le licenciement du salarié en licenciement pour cause réelle et sérieuse.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE BORDEAUX
CHAMBRE SOCIALE – SECTION B
ARRÊT DU : 28 JANVIER 2021
(Rédacteur : Madame Marie-Luce Grandemange, présidente) PRUD’HOMMES
N° RG 18/03926 –��N° Portalis DBVJ-V-B7C-KQXA
Monsieur C X
c/
SARL PRESTOM
Nature de la décision : AU FOND
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 25 juin 2018 (R.G. n°F15/01692) par le Conseil de Prud’hommes – Formation de départage de BORDEAUX, Section Commerce, suivant déclaration d’appel du 04 juillet 2018,
APPELANT :
C X
né le […] à […]
de nationalité Française, demeurant […]
Représenté par Me Annie TAILLARD de la SCP ANNIE TAILLARD AVOCAT, avocat au barreau de BORDEAUX, postulant
Assisté par Me SIRGUE, avocat au barreau de BORDEAUX, plaidant
INTIMÉE :
SARL PRESTOM, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social […]
Représentée par Me Valérie JANOUEIX de la SCP BATS – LACOSTE – JANOUEIX, avocat au barreau de BORDEAUX, postulant
Assisté de Me CARTRON, avocat au barreau de BORDEAUX, plaidant
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 907 et 805 du Code de Procédure Civile, l’affaire a été débattue le 19 novembre 2020 en audience publique, devant Madame Marie-Luce Grandemange, présidente chargée d’instruire l’affaire, qui a entendu les plaidoiries, les avocats ne s’y étant pas opposés,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame Marie-Luce Grandemange, présidente,
Madame Emmanuelle Leboucher, conseillère
Monsieur Hervé Ballereau, conseiller
greffière lors des débats : Sylvaine Déchamps,
ARRÊT :
— contradictoire
— prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
M. X a été embauché par la SNC château Castera, aux droits de laquelle vient la société Prestom, par contrat de travail à durée déterminée en date du 22 septembre 2005, en
qualité d’ouvrier de chai, la relation de travail s’est poursuivie par contrat de travail à durée indéterminée en date du 19 mars 2007.
Le 23 mars 2015, le magasine télévisé ‘Spécial investigation’ a diffusé un reportage intitulé ‘Vin français : la gueule de bois’ dans lequel apparaît le château Castera.
Par lettre en date du 7 mai 2015, la société Prestom a convoqué M. X à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé le 26 mai 2015 avec mise à pied à titre conservatoire.
Le 9 juin 2015, la société Prestom a notifié à M. X son licenciement pour faute grave.
Le 30 juillet 2015, M. X a saisi le Conseil de Prud’hommes de Bordeaux en contestation de son licenciement.
Par jugement en date du 25 juin 2018, le conseil de prud’hommes, sous la présidence du juge départiteur statuant seul, a débouté M. X de l’ensemble de ses demandes.
Le 4 juillet 2018, M. X a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions, transmises au greffe et notifiées par le réseau privé virtuel des avocats le 9 octobre 2020, auxquelles il est expressément fait référence, M. X conclut à la réformation du jugement entrepris.
Il demande à la cour de dire que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse et
forme dés lors les demandes en paiement des sommes suivantes à l’encontre de la société Prestom :
• 22 000 euros de dommages intérêts pour rupture abusive du contrat de travail,
• 3 608 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis,
• 360,80 euros à titre d’indemnité compensatrice de congés payés sur préavis,
• 4 510 euros à titre d’indemnité de licenciement,
• 274,75 euros à titre de salaire pendant la période de mise à pied,
• 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Il soulève l’irrecevabilité, comme étant nouvelle, de la demande de la société Prestom au paiement de la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 559 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions, transmises au greffe et notifiées par le réseau privé virtuel des avocats le 12 octobre 2020, auxquelles il est expressément fait référence, la société Prestom demande la confirmation du jugement entrepris et la condamnation de M. X à lui payer :
• 2 000 euros à titre des dommages-intérêts sur le fondement de l’article 559 du code de procédure civile,
• 2 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
MOTIVATION
* Sur la requalification de la mise à pied conservatoire en mise à pied disciplinaire :
M. X a été mis à pied à titre conservatoire le 7 mai 2015 concomitamment à sa convocation à l’entretien préalable qui s’est tenu le 26 mai 2015 avant notification du licenciement le 9 juin 2015. Ces délais, ne justifient nullement de requalifier la mise à pied conservatoire en sanction disciplinaire.
C’est donc à juste titre que le premier juge a considéré que la mise à pied à titre conservatoire de M. X n’avait pas épuisé le pouvoir disciplinaire de l’employeur. Le moyen tiré de la double sanction pour contester le licenciement devait donc être écarté.
* Sur le caractère illicite de la retranscription par voie d’huissier de la teneur de l’émission ‘Vin français : la gueule de bois’:
M. X fait valoir que les propos qui lui sont prêtés, et les images diffusées ont été enregistrés et filmées en caméra cachée par un journaliste se faisant passer pour un stagiaire. Il s’agirait d’un procédé déloyal.
Cependant ainsi que le relève parfaitement le premier juge il ne s’agit pas d’un procédé auquel a eu recours l’employeur ou qui a été utilisé pour le compte de l’employeur, qui en est la première victime.
L’illicéité de ce moyen de preuve ne peut donc lui être opposée, et les retranscriptions ne seront pas écartées des débats.
* Sur la rupture du contrat de travail :
La charge de la preuve de la gravité de la faute privative des indemnités de préavis et de licenciement incombe à l’employeur étant rappelé que la faute grave résulte d’un fait ou d’un
ensemble de faits imputables au salarié qui constitue une violation des obligations découlant du contrat de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise pendant la durée du préavis sans risque de compromettre les intérêts légitimes de l’employeur.
Il appartient au juge de qualifier le degré de gravité de la faute. Si la faute retenue n’est pas de nature à rendre impossible le maintien du salarié pendant la durée du préavis, il appartient au juge dire si le licenciement disciplinaire repose néanmoins sur une cause réelle et sérieuse.
Lors de l’émission diffusée un salarié du château Castera, travaillant dans le chai, dénigre les procédés de vinification de l’employeur et la qualité du vin, dans des termes rappelés par le premier juge.
M. X conteste être l’auteur de ces propos.
Toutefois, il n’est pas contesté que seules deux personnes travaillaient dans le chai du château, le maître de chai et M. X en sa qualité d’ouvrier de chai.
Or, l’employeur fournit les attestations sans ambiguïté de M. Y de Z de A, chef de culture et de M. B, régisseur, qui sont formels sur leur identification de M. X dans le reportage diffusé sur Canal +. Elle est confortée par la reconnaissance de sa salopette verte qu’il était le seul à porter dans l’entreprise, M. B ajoute que lors d’un entretien qu’il a eu avec le salarié dans son bureau M. X a reconnu les faits.
La réalité des faits fautifs imputés à M. X est démontrée, elle est de nature à justifier son licenciement.
En revanche, il convient de retenir que M. X, ouvrier de chai, s’est retrouvé face à un journaliste professionnel, qui a su le mettre en confiance et lui soutirer son avis sur les méthodes de vinification et sur le vin produit alors que M. X pensait avoir face à lui un simple stagiaire. M. X a fait preuve de crédulité et de naïveté mais en aucun cas il ne pouvait imaginer que ses propos donneraient lieu à diffusion télévisuelle.
Enfin, l’employeur a eu connaissance des faits aux alentours du 10 avril et M. X a continué à travailler normalement dans l’entreprise. Il s’ensuit que le degré de gravité des faits n’était pas tel qu’il justifiait l’éviction immédiate du salarié de l’entreprise.
En conséquence, réformant le jugement déféré il convient de requalifier le licenciement de M. X en licenciement pour cause réelle et sérieuse.
* Sur les conséquences de la requalification du degré de gravité de la faute :
Il convient de condamner la société Prestom au paiement des indemnités compensatrices de préavis et de congés payés sur préavis ainsi qu’au paiement de l’indemnité de licenciement dont le montant ne fait l’objet d’aucune discussion.
La société Prestom sera également condamnée à payer à Monsieur X le rappel de salaire correspondant à la mise à pied à titre conservatoire.
* Sur la recevabilité de la demande reconventionnelle de la société Prestom sur le fondement de l’article 559 du code de procédure civile :
La saisine du conseil de prud’hommes par Monsieur X est en date du 30 juillet 2015.
Dès lors en application de l’article R1452-7, avant abrogation par le Décret n°2016-660 du 20 mai 2016, les demandes nouvelles dérivant du même contrat de travail sont recevables même en appel.
La fin de non-recevoir sera donc rejetée. En revanche la société Prestom qui succombe partiellement est mal fondée en sa demande en paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive.
* Sur les autres demandes
La société Prestom qui succombe partiellement conservera la charge de ses frais irrépétibles et sera condamnée aux dépens de la procédure de première instance et d’appel.
L’équité et les circonstances de la cause commandent de faire application de l’article 700 du code de procédure civile au bénéfice de Monsieur X qui se verra allouer la somme de 1500 € à ce titre.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
RÉFORME le jugement déféré, sauf en ce qu’il a rejeté la demande de Monsieur X en paiement de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
et statuant de nouveau,
DIT QUE le licenciement de Monsieur X par la SARL Prestom-Château Castera est fondé sur une cause réelle et sérieuse,
CONDAMNE la société Prestom à verser à Monsieur X les somme de 3608 € bruts, de 360,80 euros bruts à titre d’indemnités compensatrices de préavis et de congés payés sur préavis, de 4510 € à titre d’indemnité de licenciement, et de 274,75 euros à titre de rappel de salaire pendant la mise à pied conservatoire, avec intérêts courant au taux légal à compter du 5 octobre 2015,
Y ajoutant,
REJETTE la fin de non-recevoir soulevée par Monsieur X,
DÉBOUTE la société Prestom de sa demande sur le fondement de l’article 559 du code de procédure civile
CONDAMNE la société Prestom-Château Castera à verser à Monsieur X la somme de 1500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la SARL Prestom aux dépens de la procédure de première instance et d’appel.
Signé par Marie-Luce Grandemange, présidente et par Sylvaine Déchamps, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
S. Déchamps ML. Grandemange