En application des articles 31 et 32 du code de procédure civile, l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé, et est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir.
Seules les parties à un contrat ont qualité pour combattre une prétention tendant à la nullité de ce contrat. Dès lors que les clauses de cession de droits dont la nullité est demandée sont stipulées dans chaque contrat conclu respectivement entre chaque auteur d’une bible de série TV et que le producteur n’est pas présent à l’instance et que les auteurs de la 2e bible, contre qui la prétention est dirigée, ne sont pas parties à ce contrat, la demande de nullité de la clause de cession des droits d’adaptation sur la 1re bible est irrecevable. En revanche, rien n’interdit aux auteurs de la 1re bible de se prévaloir de la nullité d’un contrat, en tant que moyen, pour en tirer des conséquences au soutien de leurs prétentions dirigées contre un tiers au contrat ou contre des prétentions dirigées contre eux. La Rédaction LegalPlanet adresse ses plus sincères félicitations à Maître Jean-Marc Mojica et Maître Laurent Klein pour leur intervention remarquable dans cette affaire complexe relative, entre autres, à la qualification juridique des spins-offs et aux règles de répartition de la SACD. Leur expertise approfondie et leur approche stratégique ont été déterminantes pour clarifier un sujet aussi technique. |
Résumé de l’affaire :
Sommaire Contexte de l’affaireLes demandeurs, MM. [R] et [L], ainsi que Mmes [C] et [Z], sont les auteurs de la 2e bible de la série « Ici tout commence » (ITC), qui se déroule dans un lycée hôtelier en Camargue. Cette série est un spin-off de « Demain nous appartient » (DNA), dont les auteurs sont Mmes [V], [B], [D], [GP] et [P], ainsi que MM. [K], [M] et [ZT]. Les deux séries, produites par la même société et diffusées sur TF1, partagent des scénaristes communs. Problématique de répartition des droitsSelon les règles de la SACD, les auteurs d’une bible de série ont droit à 10% des redevances de diffusion, répartis à 50/50 entre les auteurs de la bible d’origine et ceux du spin-off. Les auteurs de la 2e bible ont contesté cette répartition, la jugeant injuste, et ont tenté de négocier une répartition plus favorable sans succès. Après une médiation infructueuse, ils ont assigné les auteurs de la 1re bible et la SACD pour établir une nouvelle répartition. Demandes des partiesLes auteurs de la 2e bible demandent une répartition de 85% pour eux et 15% pour les auteurs de la 1re bible, ainsi qu’une indemnisation pour réticence abusive. En revanche, les auteurs de la 1re bible réclament la nullité de la clause de cession des droits d’adaptation et demandent que les droits sur la 2e bible leur soient versés à 100% ou, subsidiairement, à 50%. Ils demandent également des dommages-intérêts pour atteinte à leurs droits patrimoniaux et moraux. Arguments des auteurs de la 2e bibleLes auteurs de la 2e bible soutiennent que leur œuvre n’est pas un spin-off au sens strict, car elle présente un apport créatif significatif et ne reprend qu’un seul personnage de la 1re bible. Ils affirment que le barème de la SACD est facultatif et ne s’applique pas dans leur cas, et que la répartition des droits doit être revue en fonction de leur contribution créative. Arguments des auteurs de la 1re bibleLes auteurs de la 1re bible affirment que la 2e série est un spin-off, car elle reprend des éléments de leur œuvre, notamment le personnage de [X] [N]. Ils contestent la position des auteurs de la 2e bible, arguant que la création de la 2e bible était initialement pensée comme un prolongement de la 1re série. Ils soutiennent également que leur droit d’adaptation n’a pas été respecté. Décision du tribunalLe tribunal a déclaré irrecevable la demande de nullité de la clause de cession des droits d’adaptation de la 1re bible. Il a rejeté les demandes en dommages-intérêts pour atteinte aux droits patrimoniaux et moraux des auteurs de la 1re bible. En ce qui concerne la répartition des droits sur la 2e bible, le tribunal a ordonné que les redevances soient réparties par moitié entre les auteurs des deux bibles, conformément aux règles de la SACD. La demande de dommages-intérêts pour réticence abusive a également été rejetée. Conséquences finalesLes auteurs de la 2e bible, ayant perdu leur procès, sont condamnés aux dépens. Les demandes des auteurs de la 1re bible au titre de l’article 700 du code de procédure civile ont été rejetées. L’exécution provisoire de la décision a été ordonnée. |
Q/R juridiques soulevées :
Quelle est la nature juridique des bibles de séries télévisées selon le Code de la propriété intellectuelle ?Les bibles de séries télévisées sont considérées comme des œuvres composites au sens de l’article L. 113-2 du Code de la propriété intellectuelle. Cet article stipule que « l’œuvre composite est l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ». Ainsi, la bible d’une série, qui définit les personnages, les intrigues et les éléments narratifs, est protégée par le droit d’auteur. Les auteurs de la bible d’origine conservent des droits sur leur œuvre, même si des éléments de celle-ci sont intégrés dans une œuvre dérivée, comme un spin-off. Il est également précisé dans l’article L. 113-4 que les droits de l’auteur de l’œuvre préexistante doivent être respectés, ce qui implique que toute adaptation ou exploitation de l’œuvre dérivée doit tenir compte des droits des auteurs de l’œuvre originale. Comment se répartissent les droits d’auteur entre les auteurs de la bible d’origine et ceux d’un spin-off ?La répartition des droits d’auteur entre les auteurs de la bible d’origine et ceux d’un spin-off est régie par les règles établies par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Selon les dispositions de la SACD, les droits revenant aux auteurs de la bible d’une série s’élèvent à 10% de la part revenant aux auteurs du texte. En cas de spin-off, ces 10% sont répartis par moitié entre les auteurs de la bible du spin-off et ceux de la bible de la série d’origine, sauf accord contraire entre les parties. Cette règle est précisée dans la décision du conseil d’administration de la SACD du 11 janvier 2007, qui stipule que « les droits seront répartis à 50% pour la bible d’origine et 50% pour la nouvelle bible » en l’absence d’accord. Ainsi, en l’absence d’un accord spécifique, la répartition des droits se fait par moitié, ce qui est considéré comme une règle supplétive de gestion. Quelles sont les conditions de validité d’une clause de cession des droits d’adaptation ?La validité d’une clause de cession des droits d’adaptation est régie par les articles L. 132-24 et L. 113-3 du Code de la propriété intellectuelle. L’article L. 132-24 précise que « l’auteur peut céder ses droits d’adaptation, de reproduction et de représentation », tandis que l’article L. 113-3 stipule que « la cession des droits d’auteur doit être expresse et ne peut être présumée ». Pour qu’une clause de cession soit valide, elle doit être clairement formulée dans le contrat et ne pas être entachée de vices tels que l’erreur, le dol ou la violence. Dans le cas présent, les auteurs de la 1re bible n’ont pas soulevé de moyens de nullité concernant la clause de cession, ce qui implique qu’elle est présumée valide. De plus, la clause doit respecter les droits moraux de l’auteur, qui sont inaliénables, comme le stipule l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, garantissant le respect de l’œuvre et de son auteur. Quels sont les droits moraux des auteurs et comment peuvent-ils être affectés par une adaptation ?Les droits moraux des auteurs sont protégés par l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, qui stipule que « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». Ce droit inclut la possibilité de s’opposer à toute modification de l’œuvre qui pourrait porter atteinte à son honneur ou à sa réputation. Dans le cadre d’une adaptation, les auteurs peuvent voir leur œuvre modifiée, ce qui peut soulever des questions quant au respect de leur droit moral. Cependant, les adaptations sont souvent considérées comme des modifications légitimes, tant qu’elles ne dénaturent pas l’œuvre originale de manière excessive. Dans le cas présent, les auteurs de la 1re bible ont allégué une dénaturation du personnage de [X] [N], mais le tribunal a jugé que les évolutions du personnage étaient acceptables dans le cadre d’une adaptation, soulignant que les variations de caractère sont envisageables et s’inscrivent dans le cadre d’une adaptation. Quelles sont les conséquences d’une résistance abusive dans le cadre d’un litige ?La résistance abusive dans le cadre d’un litige peut entraîner des sanctions, conformément à l’article 32-1 du Code de procédure civile. Cet article prévoit que « celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 10 000 euros ». Pour qu’une résistance soit qualifiée d’abusive, il faut démontrer que l’action engagée est dénuée de tout mérite ou qu’elle est fondée sur une légèreté inexcusable. Dans le cas présent, le tribunal a jugé que les auteurs de la 1re bible avaient initialement résisté à une demande infondée de manière légitime, même s’ils ont ensuite modifié leurs exigences. Ainsi, bien que les auteurs de la 1re bible aient changé leur position, cela ne suffisait pas à établir qu’ils savaient que leur nouvelle position était vouée à l’échec, ce qui a conduit le tribunal à rejeter la demande indemnitaire pour abus. |
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
DE PARIS
■
3ème chambre
2ème section
N° RG 22/01869
N° Portalis 352J-W-B7G-CVZEO
N° MINUTE :
Assignation du :
30 Décembre 2021
JUGEMENT
rendu le 13 Décembre 2024
DEMANDEURS
Monsieur [A] [R]
[Adresse 22]
[Localité 17]
Madame [W] [C]
[Adresse 11]
[Localité 14]
Monsieur [BG] [L]
[Adresse 4]
[Localité 15]
Madame [H] [Z] – intervenante volontaire
[Adresse 3]
[Localité 14]
représenté par Maître Frédéric DUMONT de la SELARL DEPREZ, GUIGNOT & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0221
DÉFENDEURS
SOCIETE DES AUTEURS ET COMPOSITEURS DRAMATIQUES
[Adresse 2]
[Localité 12]
représentée par Maître Jean-marc MOJICA de la SELEURL MoRe AvocaTs, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #E0457
Monsieur [S] [K]
[Adresse 18]
[Localité 16]
Copies exécutoires délivrées le :
– Maître DUMONT #P221
– Maître MOJICA #E457
– Maître COHEN #G486
Décision du 13 Décembre 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 22/01869 – N° Portalis 352J-W-B7G-CVZEO
Madame [J] [V]
[Adresse 9]
[Localité 12]
Monsieur [G] [M]
[Adresse 1]
[Localité 13]
Madame [E] [B]
[Adresse 5]
[Localité 20]
Madame [I] [D]
[Adresse 6]
[Localité 16]
Madame [U] [GP]
[Adresse 8]
[Localité 19]
Monsieur [F] [ZT]
[Adresse 7]
[Localité 21]
représentés par Maître Shirly COHEN, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #G0486
et par Maître Laurent KLEIN, avoat au barreau de BAYONNE, avocat plaidant.
Madame [Y] [P]
[Adresse 10]
[Localité 14]
défaillant
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assistée de Monsieur Quentin CURABET, Greffier
DEBATS
A l’audience du 27 Septembre 2024 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 13 Décembre 2024.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Réputé contradictoire
En premier ressort
1. MM. [R] et [L], Mmes [C] et [Z] (les demandeurs, ou les auteurs de la 2e bible) sont les auteurs de la bible (la 2e bible, ou la bible litigieuse) de la série « Ici tout commence » (la 2e série ou ITC). Cette série met en scène de nombreux personnages dans un lycée hôtelier en Camargue, parmi lesquels [X] [N], déjà présent dans la bible (la 1re bible) d’une autre série, « Demain nous appartient » (la 1re série ou DNA), qui met en scène de nombreux personnages dans la ville de [Localité 23]. D’autres personnages sont présents dans certains épisodes des deux séries mais pas dans la 1re bible.
2. Mmes [V], [B], [D], [GP] et [P], MM. [K], [M] et [ZT] sont les auteurs de la 1re bible.
3. Les deux séries, en plus d’avoir des scénaristes communs (les auteurs de la 2e bible sont également auteurs de certains épisodes de la 1re série) sont produites par la même société et toutes deux diffusées sur TF1.
4. En application des règles de répartition de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (la SACD), les auteurs de la bible d’une série ont droit à 10% de la part des redevances tirées de la diffusion de la série revenant aux auteurs du texte et lorsqu’il s’agit d’un « spin off » ces 10% sont répartis par moitié entre les auteurs de la bible du « spin off » et ceux de la bible de la série d’origine.
5. Estimant que cette répartition, qui avait été appliquée à la 2e série, « Ici tout commence », était injustifiée dans son cas, les auteurs de la 2e bible ont recherché en vain auprès des auteurs de la 1re bible une répartition plus favorable. Après l’échec d’une tentative de médiation sous l’égide de la SACD, le versement des redevances dues au titre de la bible étant également gelé par cette société en raison du conflit, les auteurs de la 2e bible (hormis Mme [Z]) ont assigné les auteurs de la 1re bible et la SACD afin de fixer cette répartition, le 30 décembre 2021. Mme [Z] est intervenue volontairement à l’instance, formant les mêmes demandes que ses coauteurs.
6. Mme [P] n’a pas comparu.
7. L’instruction a été close le 14 septembre 2023. Une médiation a eu lieu entre la clôture et l’audience, sans permettre aux parties de trouver un accord.
Prétentions des parties
8. Les auteurs de la 2e bible, dans leurs dernières conclusions (12 juillet 2023), résistent à la demande reconventionnelle en nullité dont il soulèvent également l’irrecevabilité, demandent que le jugement soit « déclaré commun et opposable » à la SACD, que les droits sur la bible de cette série soient répartis par la SACD à hauteur de 85% pour eux et 15% pour les auteurs de la 1re série ainsi que la condamnation de ceux-ci (à l’exception de Mme [P]) à leur payer 10 000 euros à chacun (soit 40 000 euros) pour « réticence » abusive et la même somme au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
9. Les auteurs de la 1re bible hormis Mme [P], dans leurs dernières conclusions (31 aout 2023), résistent aux demandes et reconventionnellement demandent la nullité de la clause de cession des droits d’adaptation contenue dans les contrats de cession de droits d’auteur sur leur bible, que les droits sur la 2e bible leur soient versés à 100% (ainsi qu’à Mme [P]) ou, subsidiairement, à 50%, la condamnation in solidum des auteurs de la 2e série à leur payer 140 000 euros en réparation de l’atteinte à leur droit patrimonial d’auteur et 35 000 euros pour l’atteinte à leur droit moral, subsidiairement demandent de « rejeter les éléments de preuve versés au débat » par les auteurs de la 2e série, enfin 5 000 euros chacun (soit 35 000 au total) au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
10. La SACD, dans ses dernières conclusions (4 juillet 2023), s’en rapporte à justice sur la demande principale.
Moyens des parties
11. Les auteurs de la 2e bible (y compris Mme [Z] en tant que coautrice du 1er épisode et ayant droit à ce titre aux redevances bible) estiment que le barème de la SACD invoqué par les défendeurs, prévoyant une répartition à 50/50 entre la bible préexistante et la bible d’un spin off, et qui n’est que facultatif selon eux, ne s’applique pas ici compte tenu de l’apport créatif effectif de chacun des coauteurs dans la 2e bible.
12. Ils exposent ainsi, en premier lieu, que si la 2e série est une oeuvre composite au sens de l’article L. 113-2 du code de la propriété intellectuelle, elle n’est pas un « spin off » de la 1re au sens des usages professionnels, d’une part, « objectivement », car les 2 bibles sont des « oeuvres chorales » mettant en scène des dizaines de personnages d’importance équivalente (100 au total dans les 2 bibles) dont 1 seul est commun, et encore selon des traits de personnalité qui ont évolué au fil de la 1re série et n’apparaissent pas dans la 1re bible ; d’autre part, « subjectivement », car la 2e bible a d’abord été créée de façon indépendante avant que le diffuseur demande à y intégrer le personnage de [X] [N] issu de la 1re série, dans un but promotionnel pour le lancement de la série.
13. Or, poursuivent-ils, ils ont eu l’autorisation d’intégrer ce personnage dans leur bible de la part du producteur, qui s’était fait céder les droits d’adaptation de la 1re bible, de sorte que le droit de l’auteur de l’oeuvre préexistante, au sens de l’article L. 113-4, est respecté selon eux.
14. En deuxième lieu, ils soutiennent que le barème de la SACD pour les spin off est facultatif car s’applique seulement à défaut d’accord entre les auteurs, qu’ainsi « de toute évidence il n’a pas vocation à s’appliquer » lorsque la composante de l’oeuvre première dans l’oeuvre seconde est infime (comme ici selon eux), sauf à léser gravement les droits des auteurs de la seconde. Ils font valoir que les tribunaux ont ainsi déjà retenu que les barèmes professionnels de répartition des redevances ne les liaient pas, comme l’estime la SACD elle-même dans la présente instance. Ils estiment que le barème litigieux n’est au plus qu’un usage professionnel, sans caractère impératif.
15. En troisième lieu, sur le juste partage des droits entre les auteurs des deux bibles, ils exposent que le seul apport créatif des auteurs de la 1re bible dans la 2e est l’inclusion du personnage de [X] [N], sur les 57 personnages de la 1re bible et les 42 de la 2e, ce qui est « quasi-inexistant », que sa personnalité a évolué (« écolo-guerrier » dans la 1re bible, amoureux de la cuisine sans mention de ses relations familiales ou amicales dans la 2e qui ne reprend que ses traits généraux et banals), que l’une des coautrices de la 1re bible (car coautrice du premier épisode), Mme [P], désapprouve la position de ses coauteurs et trouve précisément qu’un partage à 50/50 serait « injuste au regard du travail fourni par les auteurs de la bible ITC ». Ils avancent que plus généralement les personnages, le casting et l’univers des deux bibles sont radicalement opposés : la 2e traite dans un lieu unique (une école de cuisine) de la compétition qui y existe, la 1re traite, dans la ville de [Localité 23], à 5 endroits principaux, des problèmes du quotidien, que, hormis [X] [N], les autres personnages communs aux deux séries ne figurent pas dans la 1re bible mais sont seulement apparus ultérieurement dans la série, du fait d’autres auteurs, de sorte qu’il est impossible selon eux d’identifier le rôle créatif des auteurs de la 1re bible dans la 2e. Ils insistent par ailleurs sur la différence entre la bible DNA et la série, l’arche narrative de la bible, en particulier, ayant été modifiée dans la série, soulignent-ils, et soutiennent que ce qu’il faut rechercher est l’apport de la bible DNA dans la bible ITC et non l’apport de la série DNA en général. Ils estiment encore que les choix marketing du diffuseur cherchant à exploiter le succès de la 1re série n’affectent pas la détermination de l’apport créatif des auteurs de la 1re bible.
16. Sur la valeur probatoire du document qu’ils produisent (leur pièce 3) pour attester de leur bible, ils rappellent que la preuve est libre, que « si le tribunal l’estimait nécessaire » il pourrait réclamer à la SACD les deux bibles telles qu’elles lui avaient été communiquées et expliquent que le document produit en pièce 3 a été créé par Mme [AC] [T], coordinatrice d’écriture chez le producteur, en réunissant l’ensemble des documents qu’elle a reçus des coauteurs de la 2e bible (fiche descriptive de chacun des personnes, arche des premiers épisodes) pour établir « la version finalisée et complète de la bible ITC », ce dont elle atteste (pièce 22).
17. Contre la demande reconventionnelle en contrefaçon tirée d’une violation du droit de priorité prévu aux contrats unissant le producteur aux auteurs de la 1re bible, ils font valoir d’abord qu’elle est mal dirigée, eux-mêmes n’étant pas partie à ces contrats et n’ayant pas eu connaissance de ce droit de priorité qui ne figure pas à leur propre contrat et qui n’a jamais été mentionné dans les échanges précontentieux, que cet argument leur est donc inopposable en vertu de l’effet relatif des contrats, et concluent qu’ils n’ont pas qualité à défendre « sur ces griefs » tirés du manquement contractuel et de la nullité de la clause de cession.
18. Ils estiment en toute hypothèse ces griefs malfondés, car dans la mesure où la 2e bible ne devait pas, initialement, reprendre des éléments de la bible DNA, et ne l’a fait (à la demande du diffuseur) qu’après la rédaction d’un premier projet, il était impossible pour le producteur de mettre en oeuvre ce droit de priorité, outre que les auteurs de la 1re bible « n’ont vu aucune difficulté » à voir plus de 1 000 épisodes de la 1re série écrits sans eux, donc sans qu’ils exercent leur droit de priorité, ce qui indique, estiment-ils, que l’argument est artificiel. Ils soutiennent que l’existence d’un droit de priorité est au demeurant sans effet sur la cession des droits au producteur et ne peut donner lieu qu’à l’indemnisation d’une perte de chance.
19. Sur leur demande indemnitaire pour résistance abusive, ils reprochent aux défendeurs d’avoir « obstrué » la répartition des droits par la SACD, même pour la part de 50% qu’ils ne leur contestaient pas (initialement) et d’avoir refusé la tentative de conciliation devant la SACD, en raison, estiment-ils, d’un ressentiment envers le producteur, tiers au litige, et d’une volonté de bénéficier d’une rémunération indue et de faire obstacle à la perception de leurs droits d’auteur. Ils estiment que les défendeurs ont artificiellement complexifié le litige en invoquant pour la première fois devant le tribunal un droit de priorité dans les contrats avec le producteur, qui ne concernent pas les demandeurs, en « niant contre l’évidence » que le tribunal est compétent pour juger dans cette affaire, en confondant volontairement les apports de la bible et de la série, en invoquant une prétendue atteinte au droit moral en raison de l’évolution du personnage alors que celle-ci a eu lieu dès la série DNA sans qu’ils ne s’en plaignent, en sous-entendant de mauvaise fois que les preuves produites seraient des faux, en se plaignant d’une utilisation non autorisée de leur bible alors que celle-ci était utilisée, modifiée et adaptée sans contestation depuis 2017. Ils en déduisent un préjudice de 10 000 euros.
20. Les auteurs de la 1re bible soutiennent à titre principal que la 2e série reprend des éléments de la 1re série dont ils ont créé la bible et a été pensée dès l’origine comme un spin off. À cet égard, ils contestent l’argument selon lequel le personnage de [X] [N] aurait été introduit a posteriori, à la demande du diffuseur, dans une bible indépendante déjà écrite. Ils font valoir que les contrats de cession des droits des auteurs de la 2e bible mentionnent seulement un pitch écrit « à partir d’éléments de » la 1re série, par M. [R] qui était au demeurant directeur de collection de celle-ci, tandis que le prétendu pitch indépendant communiqué par les demandeurs (qui n’est qu’une idée générale banale n’ayant rien d’une bible originale, dont les personnages ne correspondent pas à ceux de la bible finalement écrite et dont l’esquisse d’intrigue pour un premier épisode n’est pas reprise dans la série) n’est évoqué dans aucun contrat et n’a, de toute évidence, pas été incorporé dans la cession des droits pour l’exploitation de la 2e série ; que la « fiche généalogique de l’écriture » de la 2e bible annexée à ces contrats de cession mentionne, en premier dans l’ordre d’arrivée sur le projet, les auteurs de la 1re bible, qui sont donc reconnus comme à l’origine de la 2e bible. Ils contestent les attestations dont se prévalent les demandeurs, émanant de M. [O], producteur des deux séries, « directement responsable de la situation actuelle » et ami intime de M. [R], qui sont au demeurant contredites selon eux par des articles de presse contemporains du lancement de la série qui contiennent des déclarations de M. [O] lui-même. Ils estiment ainsi que la 2e bible a débuté par la décision de faire un spin off de la 1re série et qu’il s’agit d’une oeuvre de commande. Ils ajoutent qu’elle ne contient pas d’intrigue originale mais seulement une liste de personnages, notamment [X] [N] qui en est le pivot, ainsi que « les arches » (narratives) empruntées à la 1re série, dont elle n’est que le prolongement comme le révèle aussi le document de présentation adressé au diffuseur qui insiste sur la filiation entre les 2 séries et fait encore état d’un lieu emblématique de la 1re série, le restaurant Spoon (utilisé ensuite dans un épisode de la 2e série, le 210e). Ils précisent qu’en tant qu’auteurs de la bible de la 1re série, ils ont nécessairement une paternité sur l’ensemble des personnages de celle-ci, y compris ceux qui ne sont pas issus directement de la bible, car ils sont « directement issus des personnages initiaux ».
21. Ils estiment encore que les auteurs de la 2e bible essaient de minorer l’apport de la bible initiale. Ils soutiennent, en réponse, d’abord qu’en toute hypothèse la reprise d’un seul personnage de la bible « ou de la série » suffit à établir un spin off et qu’il en va ainsi de [X] [N], qu’ils ont créé et qui est un « personnage phare » de la 1re série ; ensuite que sur 43 personnages apparaissant dans la 2e bible établie le 6 janvier 2021, 10 sont apparus dans la 1re série, issus directement ou indirectement de la 1re bible, qu’il s’agit donc de la création d’un univers complet issu de la 1re bible.
22. Ils en déduisent que la 2e bible est une oeuvre composite, qui incorpore leur oeuvre, et soutiennent dans ce cadre que leur droit d’adaptation n’a pas été respecté. En effet, exposent-ils, leur contrat de cession des droits sur la 1re bible prévoyait qu’en cas d’adaptation de celle-ci, ils bénéficiaient d’un droit de priorité et que ce n’était qu’en cas de renonciation de leur part (qui n’a pas eu lieu faute de demande en ce sens) que le producteur pouvait valablement disposer du droit d’autoriser l’adaptation par un nouvel auteur, de sorte que ce droit de priorité était une condition à la cession du droit secondaire d’adaptation et que, faute de respecter cette condition, ce droit n’a pas été cédé, donc que la 2e bible est une contrefaçon de la 1re. Ils indiquent alors qu’ « il sera soulevé la nullité de la clause de cession des droits d’adaptation et donc son inopposabilité dans le cadre de la présente action » et que, le producteur ne pouvant pas céder plus de droits qu’il n’en a, l’absence de cession est bien opposable aux auteurs de la 2e bible qui tirent leurs droits dudit producteur.
23. En conséquence, exposent-ils, faute de cession des droits, les auteurs de l’oeuvre dérivée ne peuvent prétendre à aucune répartition et la totalité des droits doivent être « répartis » à leur seul profit, et « le bénéfice issu de la contrefaçon ne saurait être conservé par les demandeurs », ce qu’ils estiment à 140 000 euros (20 000 euros par auteur) en l’absence de communication d’information à ce sujet.
24. Ils se plaignent par ailleurs de ce que les « traits élémentaires de la personnalité du personnage » [X] [N] ont été modifiés selon les affirmations des demandeurs eux-mêmes qui s’étaient prévalus de cette modification pour minimiser l’emprunt à la 1re bible, ce qui constitue selon eux une atteinte au respect de leur oeuvre car toute modification d’une oeuvre constituerait une telle atteinte. Ils en déduisent un préjudice de 35 000 euros.
25. À titre subsidiaire, ils estiment que le juge ne peut pas intervenir dans le cadre d’une oeuvre dérivée. En effet, soutiennent-ils, si l’article L. 113-3 relatif à l’oeuvre de collaboration, qui est une indivision, prévoit que la juridiction civile statue en cas de désaccord entre les co-auteurs, l’article L. 113-4, qui porte sur l’oeuvre dérivée, qui tire sa source dans un contrat, précise seulement le nécessaire respect des doits de l’auteur de l’oeuvre préexistante, de sorte que le juge ne peut intervenir que pour veiller à la reconnaissance des droits de cet auteur. Ils indiquent que des barèmes sont prévus par l’article L. 324-2 qui oblige les organismes de gestion collective à respecter un principe d’égalité de traitement entre l’ensemble des titulaires de droits et que « cette politique faisant partie du pacte social, elle échappe au contrôle des tribunaux ». Ils se prévalent au cas particulier du barème fixé par le conseil d’administration de la SACD, qui doit s’imposer. Ils estiment qu’ainsi les parties sont tenues par un lien contractuel (la cession des droits d’adaptation au producteur et les règles internes de la société d’auteurs à laquelle tous appartiennent) dans lequel le juge ne peut pas s’immiscer. Ils ajoutent qu’appliquer à l’oeuvre composite le régime de l’oeuvre de collaboration serait toujours défavorable à l’auteur de l’oeuvre première car celle-ci est nécessairement figée, et qu’il suffirait alors aux auteurs de l’oeuvre seconde de réduire les éléments de création de l’oeuvre première pour en nier la ressemblance (comme le font ici les demandeurs, estiment-ils). Ils estiment en définitive que la question n’est pas de savoir si la clé de répartition de la SACD est « indicative » ou « supplétive » mais seulement si le juge peut intervenir quand elle est remise en question par les auteurs de l’oeuvre dérivée, ce qui est impossible selon eux en l’absence d’un principe d’ordre public tel que celui justifiant l’intervention du juge dans les oeuvres de collaboration.
26. Ils estiment que la jurisprudence dont se prévalent les demandeurs et la SACD n’est pas applicable à l’espècecar il s’agit notamment de décisions relatives à la qualité d’auteur et une répartition des droits entre co-auteurs, non à la répartition des droits entre une oeuvre dérivée et une oeuvre préexistante.
27. Ils demandent alors l’application des stipulations de leurs contrats de cession de droits d’auteur au producteur, qui prévoient de leur attribuer 50% des droits en cas d’exploitation de la bible sous forme d’adaptation, et font valoir que ce pourcentage est identique à celui fixé par la SACD, qui s’applique « à défaut d’accord », ce qui est le cas ici, et que les demandeurs y ont consenti en adhérant à la SACD ainsi qu’en signant leur contrat de cession des droits sur la 2e bible avec l’annexe contenant la fiche généalogique de l’écriture établie selon les accords SACD et le protocole fiction accepté par tous.
28. À titre plus subsidiaire, sur la comparaison entre les oeuvres, les auteurs de la 1re bible exposent que les deux bibles communiquées par les demandeurs ne sont pas datées (et que l’attestation qu’ils produisent à leur soutien émane de la subordonnée de M. [R]), qu’il ne s’agit pas de la bible d’origine (mais d’une bible de production, évolutive, qui intègre les nouveaux personnages au fur et à mesure, ce qui est selon eux un stratagème), que l’épisode 1 intégré à la 2e bible n’est pas communiqué, de sorte que le tribunal ne dispose pas d’éléments lui permettant de faire la comparaison. Ils soutiennent en toute hypothèse que le spin off ne s’entend pas selon un rapport arithmétique du nombre de personnages repris comme le font les demandeurs mais qu’un personnage repris l’est avec sa personnalité, son importance dans la série, son évolution, le ressort dramatique qu’il génère ; que la 1re bible décrit 5 univers et 5 grandes familles, que la 2e bible versée au débat contient 10 personnages venant de la 1re série sur les 42 créés, qui apparaissent tous dès le 1er épisode, avec une volonté manifeste de s’inscrire à la suite de la 1re série ; qu’il est indifférent qu’eux-mêmes n’aient pas participé à la rédaction des épisodes de la 1re série car ce qui est repris est leur bible, création initiale qui est à l’origine de toute la série (les auteurs de la bible étant cocréateurs des épisodes de la série en vertu de l’article L. 113-7, s’agissant d’une même oeuvre audiovisuelle) et du spin off ; qu’ainsi l’opinion de Mme [P] est sans portée, outre qu’elle-même a un intérêt économique à soutenir M. [R] qui est son supérieur hiérarchique dans l’écriture de la 2e série qui lui procure majoritairement ses revenus.
29. Enfin, contre la demande pour réticence abusive, ils estiment que le « ressentiment » qu’on leur prête, à le supposer établi, ne serait que (la réaction à) la violation de leur droit de priorité contractuel, que la demande tend à leur interdire d’apporter la contradiction à l’argumentation adverse, enfin que l’affaire, animée selon eux par la cupidité des demandeurs, aurait pu être évitée par l’exécution loyale des accords passés.
30. La SACD, qui explique être neutre dans tout conflit opposant ses membres et qu’il ne lui appartient pas de dire si le producteur a méconnu le contrat conclu avec les auteurs ni si le droit d’adaptation a été cédé, indique que la règle de répartition à 50/50 adoptée par son conseil d’administration en 2007 est une règle interne supplétive de gestion qui ne fait pas obstacle à la saisine d’un tribunal en cas de désaccord entre les auteurs, comme l’a déjà jugé ce tribunal à propos d’une autre règle de la même décision de 2007. Elle en déduit que si le tribunal estimait que la 2e série était un spin off de la 1re, cette règle aurait vocation à s’appliquer sauf si le tribunal en décidait autrement au regard de la situation spécifique (qualification de l’oeuvre, appréciation des emprunts).
I . Demandes reconventionnelles en contrefaçon et nullité de la clause de cession des droits sur la 1re bible
1 . Recevabilité
31. En application des articles 31 et 32 du code de procédure civile, l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé, et est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir.
32. Seules les parties à un contrat ont qualité pour combattre une prétention tendant à la nullité de ce contrat. Or il est constant que les clauses dont la nullité est demandée sont stipulées dans chaque contrat conclu respectivement entre chaque auteur de la 1re bible et le producteur, tandis que ce producteur n’est pas présent à l’instance et que les auteurs de la 2e bible, contre qui la prétention est dirigée, ne sont pas parties à ce contrat.
33. Par conséquent, la demande de nullité de la clause de cession des droits d’adaptation sur la 1re bible est irrecevable.
34. En revanche, rien n’interdit aux auteurs de la 1re bible de se prévaloir de la nullité d’un contrat, en tant que moyen, pour en tirer des conséquences au soutien de leurs prétentions dirigées contre un tiers au contrat ou contre des prétentions dirigées contre eux.
2 . Cession des droits d’adaptation
a. Validité de la clause
35. Les auteurs de la 1re bible allèguent la nullité de la clause du contrat de cession de droits d’auteur sur la 1re bible; conclu par chacun d’eux avec le producteur et prévoyant la cession de leur droit d’adaptation. Ils ne soulèvent toutefois aucun moyen de nullité. Ils indiquent seulement qu’ « il sera soulevé la nullité de la clause de cession des droits d’adaptation et donc son inopposabilité », plus loin que « si un vice affecte le contrat initial alors la chaine des droits n’est pas respectée puisque le producteur ne pouvait valablement autoriser une reprise d’une élément original antérieur », sans expliciter pour quel motif la clause serait nulle ni quel vice affecterait le contrat, indépendamment de son inexécution, qu’ils allèguent par ailleurs et qui est examinée ci-dessous.
36. Le grief tiré de la nullité de la cession des droits d’adaptation est donc infondé.
b. Fonctionnement de la clause
37. Chaque contrat conclu entre les auteurs de la 1re bible et le producteur prévoit, à son article 4, une cession de droits, dans les termes suivants :
« 4.1 – Par l’effet des présentes et conformément à l’article L. 132-24 du code de la propriété intellectuelle, le Producteur devient cessionnaire, à chaque étape du travail d’écriture, pour le monde entier et à titre exclusif, et pour la durée des droits prévue à l’article 3 ci-dessus [soit 32 ans], des droits (droits d’adaptation audiovisuelle, droit de reproduction, droit de représentation, droits d’exploitation secondaire et dérivée) dont l’Auteur est titulaire sur [le titre], sur la Bible de la Série mentionnée à l’article 1 ci-dessus [dont il est constant qu’il s’agit de la 1re bible en cause], et des mêmes droits découlant de la collaboration de l’Auteur à la Série, à savoir :
[…]
4.1.18 – Le droit d’adapter ou de faire adapter la Bible et/ou la Série c’est-à-dire de réaliser, reproduire, représenter et exploiter, une ou plusieurs oeuvre(s) aud ovisuelle(s) [sic] dérivée(s) de la Bible et/ou de la Série objet des présentes, reprenant les mêmes thèmes, personnages, situations, dialogues, mises en scène, etc…, en tout ou partie, et notamment les droits de remake, sequel, prequel, spin offet/ou cross over, qui s’entendent comme suit :
– Le droit de remake : […] reprenant les mêmes thèmes, personnages, situations, dialogues, mises en scènes, etc…, en tout ou partie ;
– Le droit de sequel : […] une ou plusieurs oeuvre(s) audiovisuelle(s) qui en serai(en)t la suite et qui reprendrait un ou plusieurs élément(s) de la Bible et/ou de la série […] ;
[…]
– Le droit de spin-off : le droit d’adapter ou de faire adapter la Bible et/ou la Série, c’est-à-dire de réaliser, reproduire, représenter et exploiter une ou plusieurs oeuvre(s) audiovisuelle(s) dont l’action ne comporterait pas nécessairement de lien direct avec celle de la Série, mais reprendrait un ou plusieurs personnages de la Bible et/ou de la Série, pour le(s) placer dans une histoire et des situations entièrement originales, antérieures, contemporaines ou postérieures à l’action de la Bible et/ou de la série ;
[…]
Du fait de la présente cession, le Producteur disposera, concernant ces éventuelles adaptations, des mêmes droits que ceux dont il bénéficie au titre de la Série, tels que ces droits sont énumérés au présent contrat. Le Producteur aura seul qualité pour décider du choix des scénaristes, adaptateurs, dialoguistes, réalisateurs […].
Il est toutefois prévu que l’Auteur bénéficiera, en collaboration avec [les autres auteurs de la bible], d’un droit de priorité pour l’écriture desdites adaptations audiovisuelles (co)produites par le Producteur.
L’Auteur, via son Agent, disposera d’un délai de 2 (deux) semaines à compter de la date de notification par écrit à l’Agent [de] la proposition du Producteur pour accepter ou non l’écriture de ladite Adaptation dans des conditions à déterminer d’un commun accord conformément aux usages de la profession. En cas de refus ou de silence de l’Agent dans le délai imparti, le Producteur sera libre de confier l’écriture à tout/tous autre(s) auteur(s) de son choix. »
38. Ainsi, d’une part, le droit d’adaptation est cédé au producteur « à chaque étape du travail d’écriture », sans formalité, d’autre part le producteur consent à l’auteur un droit de priorité sur l’écriture de l’adaptation. Ces deux obligations réciproques se cumulent sans que rien, dans le contrat, n’indique que la seconde conditionne spécialement la première, et la lecture des auteurs de la 1re bible, selon laquelle le droit d’adaptation ne serait pas cédé si le droit de priorité n’est pas respecté, n’est pas sérieuse.
39. Le droit de réaliser un « spin off » a donc été cédé au producteur qui a dès lors valablement autorisé les auteurs de la 2e bible à intégrer dans leur oeuvre des éléments venant de la 1re bible. Le fait que le producteur ait violé une de ses obligations en ne confiant pas la rédaction aux auteurs de cette 1re bible est indifférent à l’égard des auteurs ultérieurs, sauf à ce que le contrat soit résilié, ce qui n’est pas demandé, ne pourrait être demandé ici en l’absence dudit producteur et serait au demeurant douteux au regard de la gravité relative du manquement.
40. Par conséquent, la demande en réparation d’une atteinte aux droits patrimoniaux des auteurs de la 1re bible, manifestement dépourvue de sérieux, est rejetée.
3 . Droit moral
41. En vertu de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle, l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
42. Les auteurs de la 1re bible allèguent en substance une dénaturation de leur oeuvre à raison de la transformation du caractère du personnage de [X] [N] telle que la décrivent les auteurs de la 2e bible, dont ils citent les déclarations. Il ressort de celles-ci que [X] [N], à l’origine un « lycéen activiste ‘écolo-guerrier’ », « jeune en colère », « jusqu’au-boutiste », « militant écologique », n’a plus ces caractéristiques dans la 2e bible qui le décrit comme « un jeune homme volontaire, romantique et sportif, du type gendre idéal ».
43. Ces variations procèdent d’évolutions envisageables du caractère d’un personnage de fiction à plusieurs années d’intervalles, a fortiori s’agissant d’un adolescent dont la personnalité peut ne pas être figée, et s’inscrivent en toute hypothèse dans le cadre possible d’une adaptation, étant rappelé que le contrôle des modalités de l’adaptation d’une oeuvre relève du droit d’adaptation (qui suppose par hypothèse une modification) et non du droit au respect de l’oeuvre, lequel n’est pas un pouvoir de contrôle mais une protection de l’oeuvre contre les abus. L’argument n’est dès lors pas fondé.
44. Au demeurant, le tribunal observe que les deux bibles prévoient que [X] [N] commette des délits (vol dans un cas, consommation importante de stupéfiants dans l’autre), ce qui traduit à tout le moins une certaine continuité dans une particularité peu commune.
45. Par conséquent, aucune atteinte au droit au respect de l’oeuvre n’étant caractérisée, la demande en réparation à ce titre est rejetée.
II . Répartition des droits sur la 2e bible
1 . Portée de la règle de répartition de la SACD
46. En application des articles L. 113-2, 2e alinéa, et L. 113-4 du code de la propriété intellectuelle, l’oeuvre composite, qui est l’oeuvre nouvelle à laquelle est incorporée une oeuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière, est la propriété de l’auteur qui l’a réalisée, sous réserve des droits de l’auteur de l’oeuvre préexistante.
47. En vertu de l’article 1134 du code civil, devenu 1103 pour les contrats conclus après le 1er octobre 2016, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
48. Le litige porte sur deux bibles de série, notion que les demandeurs définissent, sans être contredits et en citant le contenu du site Internet de la SACD elle-même, comme « le document de référence original et fondateur d’une série ; elle détermine et décrit les éléments nécessaires à l’écriture, par des auteurs différents, des épisodes d’une oeuvre télévisuelle. C’est l’outil qui donne aux auteurs qui collaborent ou collaboreront à l’oeuvre les clés de son fonctionnement et de sa cohérence », puis : « La bible doit donner l’ensemble des éléments permanents indispensables au développement de la série : elle est le document écrit décrivant de façon détaillée le cadre général dans lequel évolueront les personnages principaux récurrents de la série : les éléments dramatiques communs, les lieux, les thèmes, la progression dramatique, la description détaillée des personnages principaux et de leurs relations. La bible doit également contenir des exemples de sujets à développer, ainsi que les arguments de quelques épisodes. Tous ces critères sont cumulatifs ». Il est constant que la bible doit être suivie d’un 1er épisode dialogué dont les auteurs ont également droit aux redevances dues au titre de la bible. Il est également constant que les deux bibles en cause sont conformes à cette définition.
49. L’article 1, II-, des statuts de la SACD, dont il est constant que les parties sont toutes membres, stipule que les auteurs adhérant aux statuts font notamment apport à la société, du fait même de cette adhésion, de la gérance du droit d’adaptation et de représentation dramatiques de leurs oeuvres, ainsi que de la gestion de leur droit à percevoir toute rémunération au titre des systèmes de gestion collective obligatoire de leurs oeuvres.
50. L’article 2 précise que la gérance des droits d’adaptation et de représentation dramatiques comporte (entre autres) la perception et la répartition des droits d’auteur.
51. L’article 21, 8), desdits statuts stipule que la politique de la société est définie et décidée par le conseil d’administration, le président et le directeur général, auxquels il appartient notamment de déterminer les règles de répartition des droits entre les oeuvres et, le cas échéant, les clés de répartition entre auteurs et ayants droit, conformément à la politique générale de répartition des droits arrêtée par l’assemblée générale.
52. Il est constant qu’en application des règles de répartition que s’est données la SACD, les droits revenant aux auteurs de la bible d’une série s’élèvent à 10% de la part revenant aux auteurs du texte (qui représente elle-même 84,50% du total des droits de diffusion, les 15,5% restant revenant à la réalisation).
53. Il est enfin constant que le conseil d’administration de la SACD a, le 11 janvier 2007, pris une décision (pièce SACD n°2) portant sur les suites, spin off et arches narratives. Cette décision définit le spin off comme une « oeuvre audiovisuelle dérivée d’une oeuvre audiovisuelle préexistante, qui reprend avec un changement substantiel dans le concept, un ou plusieurs personnages, pour les placer dans une histoire, des décors et des situations originales ». Il se distingue de la suite, définie comme une « oeuvre télévisuelle créée postérieurement à l’achèvement d’une première oeuvre audiovisuelle comportant les mêmes personnages ou des personnages directement inspirés de l’oeuvre première, placés dans les histoires et les situations nouvelles, l’action pouvant se dérouler à une époque antérieure, contemporaine ou postérieure à celle de la première oeuvre. ». La décision définit encore l’arche narrative, qui est « un document écrit présentant de façon succincte, le parcours des personnages récurrents d’une série et l’évolution de leurs relations sur tout ou partie d’une saison ».
54. Cette décision prévoit que la suite et les autres adaptations (hors spin off) ne donnent pas lieu à de nouveaux droits bible. S’agissant des spin off, elle prévoit que les droits bible totaux de 10% sont « à répartir de gré à gré entre les auteurs de la bible d’origine et les scénaristes de la nouvelle bible », et que « à défaut d’un accord, les droits seront répartis à 50% pour la bible d’origine et 50% pour la nouvelle bible ».
55. Il en résulte, de prime abord, que la règle de répartition par moitié des droits bible, supplétive, ce qui veut seulement dire qu’elle s’applique à défaut d’accord contraire, est impérative, lorsque, précisément, un tel accord contraire n’existe pas.
56. Certes, comme le soulignent les demandeurs et la SACD, il a déjà été jugé (par le présent tribunal et la cour d’appel) que « la volonté contractuelle des parties est impuissante à modifier les dispositions impératives du code de la propriété intellectuelle » et que la règle selon laquelle la suite d’une série ne donne pas lieu à de nouveaux droits bible, issue également de la décision de 2007 précitée, ne dispense pas la juridiction « d’apprécier la qualité d’auteur ou de co-auteur revendiquée de la bible littéraire » de cette suite (en l’occurrence la 2e saison d’une série, CA Paris, 14 septembre 2018, 17/11020).
57. Mais, d’une part, ces décisions n’en concluent pas pour autant que si celui qui s’en prévaut est effectivement reconnu auteur ou coauteur de la bible d’une suite de série, il aurait alors droit à des redevances au titre des droits bibles gérés par la Sacem (ce qui impliquerait corrélativement de retenir une baisse de redevances pour les auteurs de la bible originale, ce qui n’a rien d’évident). Elles n’abordent pas cette question car elles ont estimé, dans leur cas particulier, que le demandeur n’était pas auteur de cette bible.
58. D’autre part, et comme le soulignent les défendeurs, aucune disposition impérative ne fait obstacle à une règle de répartition contractuelle telle que celle en cause ici et son laquelle l’auteur de la bible d’une première série perçoit la moitié des droits attribués pour la bible d’une deuxième série qui en est un « spin off ».
59. En effet, une telle règle de répartition s’inscrit dans le cadre de la gestion du droit de représentation et de la répartition des redevances entre oeuvres différentes, que les adhérents de la SACD ont confiée à celle-ci en vertu des statuts cités ci-dessus, et non dans le cadre de l’exercice en commun des droits des coauteurs de la même oeuvre et à propos duquel l’article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle prévoit que la juridiction civile statue sur les désaccords. Il ne s’agit pas davantage ici de déterminer qui est l’auteur des oeuvres, ce qui relève certes exclusivement de la loi, comme l’a rappelé à plusieurs reprises la jurisprudence dont se prévalent les demandeurs, mais n’est pas l’objet du présent litige.
60. Enfin, il n’est pas possible de déduire du texte de la décision de 2007 précitée que l’absence d’accord n’inclurait pas le cas d’un désaccord : sémantiquement, un désaccord est bien une absence d’accord et le sens restreint que lisent les demandeurs dans le texte de la décision correspond en réalité au silence des parties, ce que le texte pouvait exprimer si tel était réellement sa portée. Il aurait ainsi fallu écrire que les droits étaient partagés par moitié à défaut de consigne contraire d’un des auteurs concernés, ce qui aurait laissé un vide susceptible d’être comblé par un tribunal au regard de principes plus généraux ; tel n’est pas le cas ici.
61. En conclusion, la règle de partage des droits bible entre une série et son « spin off » fixée par la SACD s’impose aux membres de celle-ci pour les exploitations qui relèvent de sa gestion sans qu’aucune norme supérieure ne leur permette d’en contester ultérieurement l’application, et il résulte de cette règle qu’en l’absence d’accord entre les auteurs de la 1re et de la 2e bible, ce qui inclut le désaccord, la répartition se fait par moitié pour chaque bible.
62. Ainsi, comme le soulignent les défendeurs, il incombe aux auteurs de la bible d’un spin off, si ce partage par moitié ne leur convient pas, de rechercher auprès des auteurs de la bible d’origine ou leur partenaire contractuel (ici le producteur) une répartition différente, au besoin avant de créer ou divulguer leur oeuvre afin de ne pas être privés de tout pouvoir de négociation.
2 . Application à la 2e bible en l’espèce
63. Les auteurs de la 2e bible font valoir que leur oeuvre est radicalement différente de la 1re bible et ne contient qu’un personnage de celle-ci parmi plusieurs dizaines, ce qui ressort en effet de la lecture de chacune des deux bibles, qui se présentent au demeurant comme une suite de fiches de personnages plus que comme un cadre narratif structuré.
64. Néanmoins, la définition d’un « spin off » par la SACD, citée ci-dessus au point 53, est précisément la reprise d’un ou plusieurs personnages dans une fiction très différente par ailleurs. Si la 2e série n’était pas très différente de la 1re, il ne s’agirait pas d’un spin off mais d’une suite et la SACD attribuerait la totalité des droits bible aux auteurs de la bible originale.
65. La série Ici tout commence est donc un spin off de la série Demain nous appartient.
66. Si les auteurs de la 2e bible estiment comme ils l’allèguent que la qualification de spin off résulte de l’intégration tardive dans leur bible d’un personnage à la demande expresse du diffuseur ou du producteur, qu’ils n’ont pourtant pas jugé utile d’appeler en la cause, ces circonstances ne sont pas opposables aux auteurs de la 1re bible à l’égard desquels seul importe le fait qu’un tel personnage a été repris, ce dont découle l’application d’une règle de répartition qui leur est favorable.
67. Par conséquent, les droits doivent être répartis par moitié entre les auteurs de la bible de chaque série (ce qui inclut, conformément aux règles de la SACD, les auteurs du 1er scénario écrit, ce qui n’est pas contesté par les parties).
III . Abus
68. En application de l’article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.
69. Le droit d’agir en justice dégénère en abus lorsqu’il est exercé en connaissance de l’absence totale de mérite de l’action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l’autre partie à se défendre contre une action ou un moyen que rien ne justifie sinon la volonté d’obtenir ce que l’on sait indu, une intention de nuire, ou l’indifférence aux conséquences de sa légèreté.
70. La résistance abusive à une demande en justice obéit aux mêmes conditions.
71. Au cas présent, les auteurs de la 1re bible ont initialement résisté à une demande infondée tendant à répartir les droits autrement que par moitié. Cette résistance originaire était donc légitime. S’ils ont ensuite modifié eux-mêmes leurs exigences en invoquant une contrefaçon fondée sur des éléments à tout le moins peu solides, il n’en ressort pas pour autant qu’ils devaient nécessairement savoir que cette nouvelle position étaient vouée à l’échec. Quant aux circonstances dans lesquelles le versement des droits par la SACD a été bloquée, les parties ne les éclairent pas suffisamment pour que le tribunal puisse y voir un comportement abusif de l’une ou l’autre des parties.
72. Par conséquent, la demande indemnitaire pour abus est rejetée.
IV . Dispositions finales
73. La SACD étant partie à l’instance, le jugement lui est de plein droit opposable sans qu’il soit besoin de le répéter au dispositif.
74. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.
75. Les auteurs de la 2e bible, à l’origine du procès, perdent en leurs demandes, il doivent donc être tenus aux dépens. En revanche, les défendeurs perdant également en toutes les demandes reconventionnelles, il n’y a pas lieu à leur accorder une indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
76. Enfin, l’exécution provisoire est de droit et rien ne justifie d’y déroger au cas présent.
Le tribunal :
Déclare irrecevable la demande en nullité de la clause de cession du droit d’adaptation de la bible de la série Demain nous appartient figurant au « contrat de commande et de cession de droits bible » conclu respectivement entre chacun des auteurs de la 1re bible et la société Telefrance le 14 octobre 2016 ;
Rejette les demandes en dommages et intérêts des auteurs de ladite bible pour atteinte à leur droit patrimonial et à leur droit moral d’auteur ;
Ordonne que les redevances attribuées par la SACD au titre de la bible, pour l’exploitation de la série Ici tout commence, soient réparties conformément aux règles que cette société s’est fixée, c’est-à-dire par moitiés, d’une part pour les auteurs de la bible de la série Ici tout commence, d’autre part pour les auteurs de la bible de la série Demain nous appartient ;
Rejette la demande en dommages et intérêts pour « réticence » abusive ;
Condamne in solidum MM. [R] et [L], Mmes [C] et [Z] aux dépens ;
Rejette les demandes formées au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Fait et jugé à Paris le 13 Décembre 2024
Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC