La dérive normative de l’Union européenne

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La dérive normative de l’Union européenne

Le Rapport d’information n° 190 (2024-2025) sur la dérive normative de l’Union européenne a été publié.

En mai 2023, le Président de la République lui-même, Emmanuel Macron, appelait de ses voeux une « pause réglementaire européenne ». « Si je devais résumer en une formule peut-être un peu brutale, l’Europe a tendance à surréglementer et à sous investir » a déclaré le Chef de l’État, lors de la 29e Conférence des ambassadrices et ambassadeurs.

Le reproche adressé à l’Union européenne d’être à l’origine d’un excès de réglementation n’est certes pas nouveau.

L’achèvement du marché unique à la fin des années 1980 avait suscité à l’époque de fortes critiques sur une harmonisation trop poussée au niveau européen. On se souvient notamment de la phrase prononcée en 1988 par Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, selon laquelle « dans dix ans, 70 % à 80 % de la législation adoptée le sera sous influence européenne ».

On peut rappeler, à cet égard, les polémiques suscitées au sujet de certaines initiatives européennes, par exemple en matière de protection des animaux dans les zoos, de courbure des bananes ou de taille des concombres, de pose des compteurs d’eau, de la durée de validité des permis de conduire ou encore de la réglementation des soldes.

Cette question a toutefois pris récemment une acuité nouvelle.

Ces dernières années, on a assisté, en effet, à une intense activité législative au niveau de l’Union européenne. Cet emballement est notoire sous la dernière législature 2019-2024 du Parlement européen et le premier mandat de Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne.

Comme le relève Mario Draghi dans son récent rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne3(*)l’Union européenne a adopté environ 13 000 textes entre 2019 et 20244(*). À titre de comparaison, environ 3 500 textes législatifs et 2 000 résolutions ont été adoptés par le Congrès américain sur la même période.

Certes, si l’on compare en termes quantitatifs aux précédentes législatures, l’augmentation est relative.

Comme l’a indiqué aux rapporteurs le Secrétaire général des affaires européennes, Emmanuel Puisais-Jauvin, lors de son audition au Sénat, 515 actes législatifs ont été adoptés entre 2019 et 2024, sous le premier mandat de Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne. Cela représente une augmentation sensible (de 23 % environ) par rapport à la précédente législature : en effet, 426 actes législatifs avaient été adoptés entre 2014 et 2019, sous la présidence de Jean-Claude Juncker. Mais l’on peut observer que l’UE en avait adopté 465 entre 2009 et 2014, sous la présidence de José Manuel Barroso.

Il est vrai qu’entre 2019 et 2024, l’Union européenne a été confrontée à une succession de crises, comme la crise migratoire, la pandémie de la Covid 19 ou encore la guerre en Ukraine et la crise énergétique. L’Union européenne a donc été amenée à multiplier les formes d’interventions, souvent en urgence, avec notamment un programme d’achats groupés de vaccins contre la Covid 19 ou le recours à l’emprunt pour lancer un grand programme de relance au niveau européen.

Toutefois, en termes qualitatifs, ce premier mandat de Ursula von der Leyen a été marqué par l’adoption de nombreux textes ayant un fort impact, en particulier dans le cadre de la double transition verte et numérique, mais aussi en matière migratoire ou dans d’autres domaines.

Ainsi, dans le cadre du « Pacte vert », une centaine de textes législatifs importants ont été adoptés ou sont en voie de l’être au niveau européen en matière d’agriculture, de biodiversité, d’énergie ou de gestion des déchets. On peut mentionner, à titre d’exemples, l’interdiction de vente des véhicules neufs à moteur thermique à compter de 2035 ou l’interdiction de l’importation de « produits issus de la déforestation ».

Il en va de même dans le domaine du numérique, avec notamment le règlement sur les marchés numériques ou « Digital Markets Act »5(*)(DMA) et le règlement sur les services numériques ou « Digital Services Act »6(*) (DSA).

Dès lors, faut-il dénoncer un « excès de réglementation » au niveau européen ?

D’emblée, il convient de rappeler quelques éléments de contexte pour nuancer cette critique.

D’une part, on peut rappeler que l’Union européenne est avant tout une construction juridique, un « ordre juridique propre » pour reprendre l’expression utilisée par la Cour de justice de l’Union européenne, reposant sur des actes juridiques (les traités et le droit dérivé). Ainsi, la construction européenne entretient un rapport spécifique à la norme juridique puisque l’Union européenne n’agit que par le droit, à la différence d’un État, qui dispose des instruments classiques de la souveraineté que sont le monopole de la force légitime et des pouvoirs exécutifs.

D’autre part, l’exercice de son pouvoir normatif constitue l’un des principaux vecteurs d’influence, voire un « instrument de puissance » de l’Union européenne par rapport aux autres grandes puissances.

Comme le souligne le Conseil d’État dans son étude annuelle de 2024 portant sur la souveraineté7(*) : « de manière générale, l’Union européenne s’est révélée être une formidable machine à édicter de la norme et à faire de cette norme un instrument de puissance, peut-être le principal outil de puissance aujourd’hui dont disposent les Européens pour peser sur la marche du monde, dans la mesure où ces normes fixent un standard qui s’impose sur le premier marché mondial ».

On peut citer à cet égard des domaines comme l’environnement, la santé ou le numérique.

Ainsi, le règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté par l’Union européenne en 2016 et entré en vigueur en 2018, a inspiré de nombreuses législations à travers le monde, comme au Chili, en Corée du Sud, au Brésil, au Kenya, au Qatar, au Japon ou au Canada.

Plus récemment, l’Union européenne a mis en place en 2022 un cadre de régulation au niveau mondial face aux grandes plateformes du numérique actives sur le sol européen (avec notamment le DSA et le DMA évoqués plus haut), qui confère à ces règles européennes une forme d’extra-territorialité en les rendant applicables à des acteurs non-européens.

De même, en matière de santé publique, face à la pandémie de la Covid 19, la Commission européenne a mis en place un certificat de vaccination qui est devenu une référence mondiale utilisée par l’Organisation mondiale de la santé et par près de 79 pays dans le monde.

Ainsi, aux yeux des rapporteurs, l’Union européenne a un rôle essentiel à jouer pour apporter des réponses aux défis actuels comme la sécurité et la défense, les migrations, la transition écologique et numérique ou encore pour défendre et promouvoir le modèle social européen.

Pour autant, comme cela a été souligné, plusieurs rapports récents, notamment celui de Enrico Letta sur l’achèvement du marché intérieur8(*) et celui de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne, ont tiré l’alarme sur les effets négatifs de l’excès de réglementation au niveau de l’Union européenne. Celle-ci pèse, en effet, lourdement sur la compétitivité des entreprises européennes.

Ainsi, dans son rapport, Enrico Letta souligne que « le défi de la simplification du cadre réglementaire est l’un des principaux obstacles au futur marché unique ». De même, Mario Draghi consacre dans son rapport un chapitre entier au thème de la simplification.

Cette nouvelle priorité affichée en faveur de la simplification comme élément de compétitivité donne une actualité nouvelle aux critiques anciennes des entreprises mais aussi des États et de leurs citoyens, qui dénoncent la prolifération normative européenne et redoutent « l’effet de cliquet » de la construction européenne, tant il est rare que des compétences transférées à l’Union reviennent aux États membres.

Sommaire

Chiffres des actes adoptés par l’Union européenne en 2024

 Actes adoptés
De baseModificatifs
Actes législatifs – Procédure législative ordinaire
Règlements du Parlement européen et du Conseil4624
Directives du Parlement européen et du Conseil2018
Décisions du Parlement européen et du Conseil**33
Total6945
Autres actes législatifs
Règlements du Conseil928
Directives du Conseil11
Décisions du Conseil297109
Total307138
Actes non législatifs
Actes délégués
Règlements délégués de la Commission4659
Directives déléguées de la Commission06
Décisions déléguées de la Commission21
Total4866
Actes d’exécution
Règlements d’exécution du Conseil459
Décisions d’exécution du Conseil1129
Règlements d’exécution de la Commission***380223
Directives d’exécution de la Commission01
Décisions d’exécution de la Commission15974
Total554386
Autres actes
Règlements de la Commission***4265
Directives de la Commission00
Décisions de la Commission3806
Règlements de la Banque centrale européenne10
Décisions de la Banque centrale européenne311
Orientations de la Banque centrale européenne****18
Recommandations de la Banque centrale européenne40
Avis de la Banque centrale européenne360
Total467 90 

Source : Commission européenne

* Pour des raisons d’ordre bibliographique, un acte est considéré comme modificatif si, d’après son intitulé, il modifie un ou plusieurs actes, même s’il contient également des dispositions autonomes.

** La grande majorité des décisions ont des destinataires (un État membre, un groupe d’États membres ou une ou plusieurs entreprises). Conformément à l’article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), lorsqu’une décision désigne des destinataires, elle n’est contraignante que pour ceux-ci.

*** Les actés éphémères sont exclus. Les actes liés à la gestion quotidienne des questions agricoles (les « actes éphémères ») ont généralement une période de validité limitée. Depuis le 1er mars 2011, ils sont principalement adoptés sous forme de règlements d’exécution de la Commission. Avant cette date, ils étaient principalement adoptés sous forme de règlements de la Commission.

Une préférence croissante pour les règlements qui laissent moins de liberté aux États membres que les directives

Ces dernières années, on constate aussi un recours croissant par la Commission européenne aux règlements plutôt qu’aux directives.

Ainsi, selon les données de la Commission européenne, 70 règlements et 38 directives du Parlement européen et du Conseil ont été adoptés en 2024, 90 règlements et 33 directives en 2019 et 88 règlements et 47 directives en 2014. Le nombre de règlements a donc été en moyenne de deux à trois fois supérieur à celui des directives depuis dix ans. La proportion était sensiblement différente, voire inverse, auparavant, puisqu’en 2009, 59 règlements et 80 directives ont été adoptés. En 2004, 42 règlements et 36 directives ont été adoptés et, en 2000, 16 règlements et 39 directives ont été adoptés.

Rappelons que les règlements sont d’application directe et ne nécessitent pas de mesure de transposition – sinon parfois quelques mesures d’adaptation pour assurer leur insertion dans le droit national -, contrairement aux directives, qui fixent des objectifs mais laissent une marge d’appréciation aux États membres quant aux moyens pour les atteindre.

Les directives sont donc par essence plus respectueuses de la diversité nationale puisqu’elles permettent de mieux prendre en compte les réalités du terrain et d’articuler objectifs européens et traditions juridiques nationales. Elles présentent également l’avantage d’associer souvent les Parlements nationaux lorsqu’elles contiennent des dispositions de nature législative impliquant l’adoption d’une loi de transposition qui les insèrent de manière plus cohérente dans l’ordre juridique interne et précisent les moyens retenus pour atteindre les objectifs qu’elles fixent.

La Commission européenne semble toutefois privilégier dorénavant le recours au règlement car celui-ci permet, contrairement à la directive, une action européenne plus homogène et rapide au bénéfice du bon fonctionnement du marché intérieur, puisqu’il ne nécessite généralement pas de mesure de transposition en droit interne avant d’entrer en vigueur et évite les distorsions de concurrence internes au marché intérieur pouvant découler de la surtransposition des obligations européennes en droit interne par certains États membres. Par ailleurs, cet instrument limite la marge d’appréciation des États membres.

De fait, le recours au règlement plutôt qu’à la directive peut parfois s’avérer utile, en particulier pour éviter les distorsions de concurrence entre les entreprises. Toutefois, d’une manière générale, les directives sont plus respectueuses du principe de subsidiarité. Le recours à un règlement plutôt qu’à une directive peut en outre soulever de sérieuses difficultés juridiques, en particulier lorsque la Commission européenne présente un règlement modifiant des dispositions d’une directive européenne antérieure.

La Commission européenne a ainsi fait le choix d’un règlement au lieu d’une directive s’agissant des modifications apportées à une directive de 1984 portant sur les emballages et déchets d’emballages9(*). La Commission européenne a justifié ce choix au motif que les États membres n’avaient pas rempli les objectifs qui leur avaient été assignés et qu’il convenait donc de leur imposer non seulement des objectifs mais aussi les moyens d’atteindre ces objectifs.

Ce choix a toutefois conduit à limiter les marges de manoeuvre du législateur national qui avait déjà pu mettre en oeuvre d’autres dispositifs pour la collecte et le recyclage des emballages ayant fait l’objet d’importants investissements des collectivités territoriales et qui ont démontré leur efficacité. Les conséquences préjudiciables de ce choix pour la compétitivité des acteurs économiques sont développées plus bas10(*).

De même, en matière de cybersécurité, la Commission européenne a fait le choix, en avril 2023, de proposer un règlement établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l’Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s’y préparer et d’y réagir11(*), règlement modifiant une directive (la directive SRI 2), alors même que celle-ci n’avait pas encore été transposée dans tous les États membres, dont la France.

Comme l’a souligné la commission des affaires européennes, lors de l’examen de cette proposition de règlement, cela soulève deux difficultés, à savoir l’instabilité de la règle européenne et son uniformité quel que soit le contexte local : « la directive SRI 2, adoptée en décembre 2022, doit être transposée dans le droit interne des États membres d’ici octobre 2024. Ce texte est donc très récent et n’est pas encore pleinement opérationnel, ce qui empêche actuellement de tirer des conclusions quant à son efficacité ou ses lacunes présumées. Il paraît donc prématuré de vouloir déjà le compléter, comme le désire la Commission, voire le « doublonner ». Enfin, il est regrettable que la Commission européenne ait cette fois opté pour un règlement, c’est-à-dire un texte d’effet direct qui s’impose aux États membres sans marge d’appréciation de leur part »12(*).

C’est aussi par un règlement que la Commission européenne a proposé un « réservoir européen de talents »13(*), dispositif destiné à attirer une immigration économique régulière dans les États membres de l’Union européenne, afin de « répondre aux pénuries actuelles et futures de main d’oeuvre et de compétences » dans les secteurs économiques en tension et de « réduire la pression exercée par la migration irrégulière »14(*), alors même que les États membres étaient divisés sur cet objectif. Les débats au Sénat sur un dispositif inspiré de cette réglementation et présenté dans le cadre de la loi « immigration » du 26 janvier 202415(*) en ont été l’illustration.

Un recours abusif aux actes d’exécution et aux actes délégués

On peut également souligner le recours croissant que fait la Commission européenne aux actes d’exécution et aux actes délégués.

Cette tendance est illustrée par le tableau suivant :

 200920102011201220132014201520162017201820192020202120222023
Actes délégués16(*)0473855130104137131119159135230197171
Actes d’exécution167716481625165717161538155814931627150315661652159220721916

Source : Commission européenne

En principe, ce sont les États membres qui s’assurent de la mise en oeuvre du droit européen au niveau national, conformément aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, qui veulent que les décisions soient prises le plus près possible du terrain et qui ont été consacrés par les traités.

ARTICE 5 DU TRAITE SUR L’UNION EUROPEENNE

1. Le principe d’attribution régit la délimitation des compétences de l’Union. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l’exercice de ces compétences.

2. En vertu du principe d’attribution, l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent. Toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres.

3. En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union.

Les institutions de l’Union appliquent le principe de subsidiarité conformément au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les parlements nationaux veillent au respect du principe de subsidiarité conformément à la procédure prévue dans ce protocole.

4. En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités.

Les institutions de l’Union appliquent le principe de proportionnalité conformément au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Il peut toutefois être nécessaire d’adopter, au niveau européen, des normes d’exécution, par exemple pour éviter des distorsions de concurrence ou des discriminations entre les citoyens européens.

L’article 291 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne confie à cet effet un pouvoir exécutif à la Commission européenne en l’autorisant à adopter des actes « d’exécution ».

Les États membres demeurent néanmoins associés à l’élaboration des actes d’exécution à travers la procédure de comitologie17(*). Le Parlement européen exerce également un droit de regard dans ce domaine.

ARTICLE 291 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UE

1. Les États membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en oeuvre des actes juridiquement contraignants de l’Union.

2. Lorsque des conditions uniformes d’exécution des actes juridiquement contraignants de l’Union sont nécessaires, ces actes confèrent des compétences d’exécution à la Commission ou, dans des cas spécifiques dûment justifiés et dans les cas prévus aux articles 24 et 26 du traité sur l’Union européenne, au Conseil.

3. Aux fins du paragraphe 2, le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent au préalable les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l’exercice des compétences d’exécution par la Commission.

4. Le mot « d’exécution » est inséré dans l’intitulé des actes d’exécution.

Le recours fréquent à des actes d’exécution soulève toutefois des interrogations sur les limites du pouvoir exécutif de la Commission.

A l’occasion de l’examen de la proposition de règlement établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l’Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s’y préparer et d’y réagir, les rapporteurs de la commission des affaires européennes avaient d’ailleurs regretté « un renvoi fréquent, voire excessif, aux actes d’exécution de la Commission européenne ».

En l’espèce, il était proposé de confier à la seule Commission européenne le pouvoir d’arrêter les modalités d’intervention de la réserve européenne de cybersécurité, ce qui semble excessif, le législateur européen ne paraissant pas avoir épuisé ses compétences.

Sous couvert d’actes d’exécution, la Commission européenne peut ainsi se trouver en position de prendre des décisions qui dépassent la simple mise en oeuvre d’actes juridiquement contraignants de l’Union européenne : ainsi, comme l’a fait observer aux rapporteurs le Secrétaire général des affaires européennes lors de son audition, la décision relative à l’approbation du glyphosate, dont la portée pour l’agriculture européenne est considérable, relève-t-elle d’un acte d’exécution, à la main finale de la Commission européenne, sans que le Parlement européen, ni les Parlements nationaux, n’aient été associés au processus de décision.

Le glyphosate,

autorisé par un acte d’exécution de la Commission européenne

Il appartient en effet à la Commission de présenter un acte d’exécution pour renouveler l’autorisation de cette substance pour une certaine durée (en l’occurrence 10 ans en novembre 202318(*)).

Cet acte d’exécution doit néanmoins être approuvé à la majorité qualifiée par un comité dans le cadre de la comitologie (le Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux, composé de représentants des États membres). En cas d’avis défavorable, ou d’absence d’avis, la Commission peut soumettre le projet à un comité d’appel, composé des représentants permanents des États membres. En cas de nouveau blocage ou d’absence de majorité qualifiée, la décision finale relève du collège des commissaires, qui arrête finalement la mesure d’exécution.

Les parlements nationaux n’interviennent à aucun stade dans cette procédure de comitologie.

Par ailleurs, le traité de Lisbonne (article 290 du TFUE) a confié à la Commission européenne le pouvoir de prendre elle-même des actes délégués.

Ceci vise à faciliter notamment l’actualisation en continu des normes techniques. En effet, ces actes, qualifiés de « non législatifs », permettent à la Commission de compléter voire de modifier des « éléments non essentiels » d’un acte législatif européen. Certes, ce pouvoir, expressément prévu par le traité, ne peut être exercé que lorsqu’une délégation est explicitement prévue dans l’acte législatif. En outre, l’adoption des projets d’actes délégués peut être empêchée par un vote négatif du Parlement ou du Conseil. Enfin, l’acte délégué ne peut porter que sur des éléments « non essentiels » de l’acte législatif en cause, même si, faute de davantage de précision dans les traités, c’est à la jurisprudence de la Cour de justice qu’il est revenu d’apprécier, au cas par cas, la limite ainsi posée.

Or, comme le souligne le Conseil d’État dans son étude déjà citée sur la souveraineté, « cette prérogative confère à la Commission un rôle de quasi législateur » et « il ne devrait être recouru à cette prérogative qu’avec prudence de la part des législateurs européens et de la Commission, ce qui est loin d’être toujours le cas puisque l’on assiste au contraire, ces dernières années, à une multiplication du renvoi à des actes délégués, ce qui est souvent une facilité dans la négociation ».

Une illustration en est donnée dans la proposition de règlement sur les nouvelles techniques génomiques (NTG)19(*). La proposition initiale de la Commission européenne prévoyait le recours à un acte délégué pour faire évoluer les critères permettant de déterminer si une variété NTG appartient à la catégorie n° 1 (dérogeant entièrement à la législation sur les organismes génétiquement modifiés) ou à la catégorie n° 2 (soumise à des exigences supplémentaires). En pratique, cela laissait une très grande latitude à la Commission européenne pour élargir le champ des NTG de catégorie n° 1, en arguant des évolutions scientifiques et techniques, alors qu’il s’agit en réalité d’un choix de nature très politique sur un sujet sensible.

On peut également citer l’exemple du règlement du 13 mars 2024 relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique20(*). En l’espèce, ce texte impose aux prestataires de services et aux éditeurs de publicité à caractère politique, ainsi qu’aux responsables de traitement utilisant des techniques de ciblage à des fins de publicité politique, une obligation de transmission d’informations permettant d’assurer la transparence nécessaire sur l’objet de leur prestation (faire la promotion d’un candidat, d’une formation politique ou d’un objectif politique), sur les montants de la prestation et sur l’identité de leur commanditaire. La proposition de règlement initiale détaillait la liste des informations à transmettre dans l’une de ses annexes et prévoyait que la Commission européenne pouvait la modifier par la voie des actes délégués.

Sur cette base, le Sénat, dans une résolution européenne21(*) du 21 mars 2022, présentée par les sénateurs Laurence Harribey et Jean-François Rapin au nom de la commission des affaires européennes, n’a pu que constater que ces informations étaient pourtant des « éléments essentiels » de la proposition de règlement. Il a souligné que la possibilité offerte à la Commission européenne, de les modifier par un acte délégué, paraissait « aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de transparence recherché » et privait « indûment les Parlements nationaux de toute possibilité de contrôle sur ces actes ». Il a, en conséquence, demandé à ce que la liste de ces informations soit arrêtée dans le règlement lui-même.

Il est intéressant de noter qu’au terme d’âpres discussions entre le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen, la version finalement adoptée du règlement a été amendée dans un sens favorable aux positions du Sénat avec le « rapatriement » des listes d’informations à fournir dans le règlement (articles 9, 11, 12 et 19). Et la limitation de la possibilité de modifier ces listes par des actes délégués : cette possibilité ne concerne plus que les informations transmises par les éditeurs de publicités à caractère politique et les responsables de traitement ; le pouvoir de modification de la Commission européenne a été limité à celui « d’ajouter » éventuellement de nouvelles informations à fournir ; la délégation est confiée à la Commission pour une durée de quatre ans (mais peut être reconduite tacitement).

ARTICLE 290 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UE

1. Un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d’adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l’acte législatif.

Les actes législatifs délimitent explicitement les objectifs, le contenu, la portée et la durée de la délégation de pouvoir. Les éléments essentiels d’un domaine sont réservés à l’acte législatif et ne peuvent donc pas faire l’objet d’une délégation de pouvoir.

2. Les actes législatifs fixent explicitement les conditions auxquelles la délégation est soumise, qui peuvent être les suivantes :

a) le Parlement européen ou le Conseil peut décider de révoquer la délégation ;

b) l’acte délégué ne peut entrer en vigueur que si, dans le délai fixé par l’acte législatif, le Parlement européen ou le Conseil n’exprime pas d’objections.

Aux fins des points a) et b), le Parlement européen statue à la majorité des membres qui le composent et le Conseil statue à la majorité qualifiée.

3. L’adjectif « délégué » ou « déléguée » est inséré dans l’intitulé des actes délégués.

Ce recours fréquent aux actes d’exécution et aux actes délégués est d’autant plus problématique que de tels actes échappent, non seulement au contrôle du Parlement européen, mais aussi à celui des Parlements nationaux. En effet, ce ne sont pas des « actes législatifs européens » et, de ce fait, ils ne sont pas soumis au contrôle des principes de subsidiarité et de proportionnalité prévu au protocole n° 2 du traité de l’Union européenne.

4. Des procédures d’urgence de plus en plus courantes qui court-circuitent le législateur

Face aux multiples crises auxquelles l’Union européenne a été confrontée ces dernières années, comme la pandémie de la Covid 19, la crise énergétique ou encore la crise agricole, l’Union européenne a été amenée à recourir de manière de plus en plus fréquente aux procédures d’urgence pour faire adopter, souvent dans des délais très brefs, des réponses à ces crises.

On peut mentionner, à titre d’exemple, les mesures de simplification de la politique agricole commune en réponse à la crise agricole ou encore le règlement européen relatif à l’action de soutien à la production de munitions (ASAP), visant à soutenir la production de munitions pour soutenir l’Ukraine face à la guerre provoquée par la Russie, qui a été adopté dans des délais records.

S’il ne s’agit pas ici de contester le bien-fondé de ces mesures, ni le caractère urgent de leur adoption, il n’en demeure pas moins que le recours fréquent aux procédures d’urgence pose une question démocratique, puisqu’il aboutit souvent à raccourcir les délais pour l’intervention des Parlements nationaux.

Ainsi, cette question a été soulevée, lors de la réunion de la commission des affaires européennes du 12 juillet 2023, par les sénateurs Dominique de Legge et Gisèle Jourda, rapporteurs, lors de l’examen du projet de règlement européen relatif à l’action de soutien à la production de munitions (ASAP).

Cette proposition de règlement s’appuyait sur deux articles du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne :

– d’une part, l’article 173, selon lequel « l’Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de l’Union soient assurées », en excluant « toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » ;

– et d’autre part, l’article 114 qui stipule notamment que « le Parlement européen et le Conseil (…) arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur ».

Cette double base juridique correspondait aux deux piliers de la proposition de règlement initiale. Le premier pilier prévoyait des mesures pour appuyer le renforcement industriel tout au long des chaînes d’approvisionnement associées à la production de produits de défense concernés dans l’Union. Il envisageait ainsi un soutien financier à hauteur d’environ 500 millions d’euros jusqu’au 30 juin 2025.

Le second pilier de la proposition de règlement comprenait des mesures d’harmonisation destinées à déterminer, à cartographier et à surveiller en permanence la disponibilité des produits de défense concernés, de leurs composants et des intrants correspondants, ainsi que des mesures destinées à établir des exigences assurant la disponibilité durable et en temps utile des produits de défense concernés dans l’Union.

Cette cartographie permettrait ensuite de mettre en place un cadre de « commande prioritaire » auprès d’une entreprise, sous certaines conditions, notamment de graves difficultés liées à des pénuries ou des risques graves de pénuries de produits de défense vulnérables aux approvisionnements.

La proposition de la Commission prévoyait également la possibilité pour les entreprises d’effectuer des transferts d’équipements militaires au sein de l’Union sans obtenir du gouvernement concerné la licence d’exportation habituellement requise. L’exposé des motifs justifiait ces propositions au regard du principe de subsidiarité en soulignant que les États membres ne pouvaient pas parer efficacement, de manière isolée, au risque que des ruptures importantes dues à un déséquilibre de l’offre et de la demande sur le marché intérieur touchent l’approvisionnement concernant ces produits de défense et que, de fait, l’Union était la mieux placée pour remédier à ces problèmes.

Pour autant, les sénateurs ont estimé que cette cartographie et cette surveillance permanente pourraient se révéler très intrusives dans un domaine éminemment régalien.

Ils ont également regretté que les délais d’examen de cette proposition aient été particulièrement brefs, comme en témoigne le calendrier suivant :

– la Commission européenne a présenté le texte le 3 mai 2023 ;

– le Parlement européen a décidé, le 9 mai 2023, d’enclencher une procédure d’urgence et a adopté sa position sur le texte en un temps record, puisque le vote en plénière est intervenu le 1er juin ;

– du côté du Conseil, les réunions se sont enchaînées en vue de la validation d’un accord politique au Conseil européen des 29 et 30 juin 2023 ;

– un accord a été trouvé en trilogue le 7 juillet et le texte a été validé quelques jours après pour une entrée en vigueur dès la fin juillet.

Cet exemple illustre combien la conjonction entre l’urgence retenue pour la procédure législative et l’enjeu régalien des dispositions proposées par la Commission européenne peut être particulièrement préoccupante.

Sans frein suffisant : vers une dérive ?

1. Une interprétation extensive des compétences de l’Union européenne…

Venant s’ajouter à l’usage abusif des instruments juridiques européens, on peut constater une tendance à l’extension et à l’émiettement du pouvoir des institutions européennes, qui renforce l’hypothèse d’une dérive technocratique de l’Union européenne.

De fait, l’Union européenne ne peut intervenir que sur la base des compétences qui lui ont été attribuées par les traités car elle ne dispose pas de « la compétence de la compétence ».

La question du choix de la base juridique d’un texte n’est donc pas anodine.

D’une part, une interprétation extensive des compétences attribuées à l’Union européenne aboutirait par une sorte d’« effet cliquet » à priver les États membres de la possibilité de légiférer dans un domaine donné.

D’autre part, le choix de telle ou telle base juridique peut avoir une incidence sur la procédure d’adoption du texte et les poids respectifs de la Commission européenne, du Conseil ou du Parlement européen dans cette procédure.

La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne considère de manière constante que le choix de la base juridique doit se fonder sur « des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel parmi lesquels figurent notamment le but et le contenu de l’acte en cause ».

Elle admet qu’un texte puisse être fondé sur plusieurs bases juridiques, pour peu qu’elles n’emportent pas des procédures incompatibles entre elles, mais la Cour se réserve aussi le droit de dire si, compte-tenu du centre de gravité du texte, un seul fondement n’aurait pas été préférable.

À titre principal, trois articles des traités peuvent potentiellement servir à étendre les compétences de l’UE : les articles 352, 122 et 114 du TFUE.

a) La clause de flexibilité prévue à l’article 352 du traité sur le fonctionnement de l’UE.

Aux termes de cet article, lorsque, dans le cadre d’une des politiques prévues par les traités, une mesure paraît nécessaire pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités mais que ceux-ci ne prévoient pas les « pouvoirs d’action » requis à cet effet, le Conseil statuant à l’unanimité peut prendre cette mesure en accord avec le Parlement européen.

Une clause de ce type a toujours figuré dans les traités européens, mais son objet était limité aux « mesures nécessaires pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté ».

Le recours à cette clause a été très fréquent par le passé. Il a permis par exemple la création de l’Agence européenne des droits fondamentaux.

Avec un objet élargi, cet article 352 représente aujourd’hui un levier puissant d’extension potentielle du champ d’action européen.

ARTICLE 352 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UE

1. Si une action de l’Union paraît nécessaire, dans le cadre des politiques définies par les traités, pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités, sans que ceux-ci n’aient prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen, adopte les dispositions appropriées. Lorsque les dispositions en question sont adoptées par le Conseil conformément à une procédure législative spéciale, il statue également à l’unanimité, sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen.

2. La Commission, dans le cadre de la procédure de contrôle du principe de subsidiarité visée à l’article 5, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne, attire l’attention des parlements nationaux sur les propositions fondées sur le présent article.

3. Les mesures fondées sur le présent article ne peuvent pas comporter d’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres dans les cas où les traités excluent une telle harmonisation.

4. Le présent article ne peut servir de fondement pour atteindre un objectif relevant de la politique étrangère et de sécurité commune et tout acte adopté conformément au présent article respecte les limites fixées par l’article 40, second alinéa, du traité sur l’Union européenne.

b) La clause d’urgence prévue à l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Cet article du traité, qui permet à l’Union européenne de prendre des mesures temporaires en cas de crise, constitue également un puissant levier en matière normative.

Ses conditions d’utilisation sont décrites dans deux petits paragraphes. Le premier évoque « de graves difficultés (…) dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie », le second est activable lorsqu’un État membre subit « des catastrophes naturelles ou des événements exceptionnels échappant à son contrôle ».

Il permet aux États membres de prendre une décision à la majorité qualifiée – et d’échapper à l’unanimité qui est parfois requise, notamment en matière de fiscalité – et, surtout, sans que le Parlement européen soit associé, ce qui peut soulever une question démocratique (en ce sens, cela peut être comparé à une ordonnance ou à une mesure liée à l’État d’urgence en droit français).

En effet, dans cette procédure, le Parlement européen est simplement consulté, contrairement à la procédure de codécision qui le place sur un pied d’égalité avec le Conseil. Cet instrument est donc contesté par le Parlement européen qui y voit un déni de démocratie.

ARTICLE 122 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UE

1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie.

2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise.

Cet article a permis à la Commission européenne, depuis trois ans, de faire adopter, dans des délais record, des propositions législatives comme l’achat en commun de vaccins contre le Covid-19, la mise en place d’un instrument communautaire pour aider les gouvernements à financer leur régime de chômage partiel durant la pandémie, la création d’un prélèvement sur les superprofits des producteurs d’énergie, le plafonnement du prix du gaz, l’accélération de la délivrance de permis pour les fermes solaires et éoliennes, la réduction de la consommation de gaz et d’électricité sur le Vieux Continent ou encore l’achat en commun de gaz.

Certaines initiatives fondées sur l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ont pu soulever des interrogations légitimes.

Jean-François Rapin, rapporteur et président de la commission des affaires européennes, s’en est déjà publiquement inquiété en ces termes, lors de son intervention le 3 mai 2023 aux rencontres du Grand Continent organisées au Sénat sur le thème de « la démocratie européenne face aux crises : quel rôle pour les parlements » : « Je veux seulement évoquer la part grandissante de textes législatifs que la Commission propose sur le fondement de la procédure accélérée, prévue à l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’UE : cet article permet au Conseil de décider de mesures appropriées en cas d’urgence, plus exactement en cas de catastrophes, d’événements exceptionnels ou de ruptures d’approvisionnement en certains produits. C’est ainsi que le Conseil a pu s’entendre en quelques semaines sur des achats communs de vaccins ou de gaz, sans aucune intervention du Parlement européen, même a posteriori.

Est-ce le prix à payer pour répondre à la crise avec la réactivité qu’elle exige ? Rappelons toutefois que la crise exige tout autant discernement que réactivité. L’étymologie est ici éclairante car le verbe grec, « krinein », dont dérive le mot « crise », signifie discerner, passer au crible. Et, de ce point de vue, l’étape du débat public est irremplaçable : le parlement, comme lieu naturel de ce débat, ne saurait donc être court-circuité durablement. Ni la démocratie européenne être sacrifiée sur l’autel de la crise. »

c) L’harmonisation des législations nationales au titre de l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Cet article a toujours figuré dans les traités européens dans la mesure où il autorise l’adoption de mesures visant à l’établissement et au fonctionnement du marché intérieur, qui est au fondement de l’Union européenne. Il a souvent été utilisé par le passé pour étendre les compétences de l’Union européenne à de nouveaux domaines et son impact potentiel est considérable.

Son champ d’application est certes limité aux « mesures nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par les traités ayant pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur » mais cette disposition a été interprétée très largement par la Commission européenne et la Cour de justice de l’UE. Par exemple la suppression des frais d’itinérance pour les opérateurs de téléphonie mobile a été justifiée au nom de la suppression d’une entrave au bon fonctionnement du marché intérieur.

ARTICLE 114 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UE

1. Sauf si les traités en disposent autrement, les dispositions suivantes s’appliquent pour la réalisation des objectifs énoncés à l’article 26. Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social, arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur.

2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas aux dispositions fiscales, aux dispositions relatives à la libre circulation des personnes et à celles relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés.

3. La Commission, dans ses propositions prévues au paragraphe 1 en matière de santé, de sécurité, de protection de l’environnement et de protection des consommateurs, prend pour base un niveau de protection élevé en tenant compte notamment de toute nouvelle évolution basée sur des faits scientifiques. Dans le cadre de leurs compétences respectives, le Parlement européen et le Conseil s’efforcent également d’atteindre cet objectif.

4. Si, après l’adoption d’une mesure d’harmonisation par le Parlement européen et le Conseil, par le Conseil ou par la Commission, un État membre estime nécessaire de maintenir des dispositions nationales justifiées par des exigences importantes visées à l’article 36 ou relatives à la protection de l’environnement ou du milieu de travail, il les notifie à la Commission, en indiquant les raisons de leur maintien.

5. En outre, sans préjudice du paragraphe 4, si, après l’adoption d’une mesure d’harmonisation par le Parlement européen et le Conseil, par le Conseil ou par la Commission, un État membre estime nécessaire d’introduire des dispositions nationales basées sur des preuves scientifiques nouvelles relatives à la protection de l’environnement ou du milieu de travail en raison d’un problème spécifique de cet État membre, qui surgit après l’adoption de la mesure d’harmonisation, il notifie à la Commission les mesures envisagées ainsi que les raisons de leur adoption.

6. Dans un délai de six mois après les notifications visées aux paragraphes 4 et 5, la Commission approuve ou rejette les dispositions nationales en cause après avoir vérifié si elles sont ou non un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres et si elles constituent ou non une entrave au fonctionnement du marché intérieur.

En l’absence de décision de la Commission dans ce délai, les dispositions nationales visées aux paragraphes 4 et 5 sont réputées approuvées.

Lorsque cela est justifié par la complexité de la question et en l’absence de danger pour la santé humaine, la Commission peut notifier à l’État membre en question que la période visée dans le présent paragraphe peut être prorogée d’une nouvelle période pouvant aller jusqu’à six mois.

7. Lorsque, en application du paragraphe 6, un État membre est autorisé à maintenir ou à introduire des dispositions nationales dérogeant à une mesure d’harmonisation, la Commission examine immédiatement s’il est opportun de proposer une adaptation de cette mesure.

8. Lorsqu’un État membre soulève un problème particulier de santé publique dans un domaine qui a fait préalablement l’objet de mesures d’harmonisation, il en informe la Commission, qui examine immédiatement s’il y a lieu de proposer des mesures appropriées au Conseil.

9. Par dérogation à la procédure prévue aux articles 258 et 259, la Commission et tout État membre peuvent saisir directement la Cour de justice de l’Union européenne s’ils estiment qu’un autre État membre fait un usage abusif des pouvoirs prévus par le présent article.

10. Les mesures d’harmonisation visées ci-dessus comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauvegarde autorisant les États membres à prendre, pour une ou plusieurs des raisons non économiques visées à l’article 36, des mesures provisoires soumises à une procédure de contrôle de l’Union.

Là encore, le recours fréquent à l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne soulève des interrogations. De nombreux exemples récents et substantiels méritent d’être cités à ce sujet.

Ainsi, récemment, la commission des affaires européennes a adopté, le 27 mai dernier, un avis motivé dénonçant la non-conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l’établissement du programme pour l’industrie européenne de défense22(*).

Tout en soutenant les avancées vers une défense européenne, appuyée sur une base industrielle et technologique de défense européenne, solide et autonome, les rapporteurs ont fait observer que cette proposition de règlement se fonde sur plusieurs articles du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dont l’article 114 du TFUE, aboutissant à confier à la Commission européenne une compétence en matière de défense alors que ce domaine relève, selon les traités, de la souveraineté de chaque État. C’est la raison pour laquelle la commission des affaires européennes a adopté cet avis motivé, au titre de l’article 88-6 de la Constitution, contestant la validité de cette base juridique au nom de laquelle la Commission revendiquait des compétences dans un champ de souveraineté nationale.

Examiné par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, lors de sa réunion du 5 juin 2024, sur le rapport du sénateur Jean-Luc Ruelle23(*), cet avis motivé a été approuvé par cette commission et il est devenu résolution du Sénat24(*).

On peut également mentionner la proposition de règlement tendant à abroger la directive relative aux emballages et aux déchets d’emballages et modifiant la directive relative à la réduction de l’incidence de certains produits en plastique sur l’environnement25(*). Cette proposition ne reposait que sur la seule base juridique de l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne alors que ce texte présentait une dimension environnementale incontestable, qui aurait justifié qu’il soit pris aussi sur le fondement de l’article 192 du TFUE.

La proposition de règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique26(*), déjà évoquée et définitivement adoptée le 13 mars 2024 (règlement (UE) 2024/900 précité), est également fondée sur l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Ce texte a été présenté pour encadrer au niveau européen toutes les publicités politiques, pour, selon la Commission européenne, mettre fin à la fragmentation des règles nationales existantes, faire la transparence sur leurs « financeurs » et éviter toute manipulation par des actions de publicité politique.

La base juridique proposée peut toutefois poser question.

En effet, malgré sa longueur (224 pages !), l’analyse d’impact accompagnant le texte ne définissait pas quelles menaces pesant sur le marché intérieur justifiaient ce texte. Plus encore, la « fragmentation » dénoncée par la proposition ne pouvait être ramenée à une simple problématique de marché intérieur : en effet, elle résultait en fait le plus souvent des différences de systèmes institutionnels (bicaméraux ou monocaméraux…), de traditions politiques et de calendriers électoraux entre les États membres qui fondent leur vie démocratique.

En outre, le cadre européen adopté prévoit des obligations nouvelles, non seulement pour les prestataires de service de publicité et les responsables de traitement de données élaborant et diffusant de la publicité politique, mais également pour leurs « parraineurs », à savoir, potentiellement, les candidats aux élections et les partis politiques nationaux (article 7 du règlement).

Ainsi une nouvelle obligation déclarative est imposée au candidat ou au parti « parrainant » une annonce ou une campagne de publicité politique (article 7 du règlement) ; le prestataire de service, l’éditeur de publicité à caractère politique ou le responsable du traitement ayant travaillé pour leur compte (articles 9 à 12 et 19) pourrait aussi avoir à transmettre des informations les concernant à des tiers.

Or, la Commission européenne et l’Union européenne plus généralement, n’ont pas, dans les traités, les compétences nécessaires pour régir la propagande des candidats aux élections nationales ou locales ni celle des partis politiques nationaux, de surcroît sur la base de l’article 114 du TFUE.

Sur le rapport du Président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin, et de la sénatrice Laurence Harribey, le Sénat a souligné dans une résolution européenne du 21 mars 202227(*), l’inadaptation de la base juridique choisie et a appelé le Gouvernement à veiller à ce que la réforme n’ait aucun impact sur la liberté des États membres dans l’organisation des scrutins et sur les règles nationales des campagnes électorales.

On pourrait également mentionner l’exemple de la proposition de règlement de la Commission établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur28(*).

Cette proposition, fondée sur l’article 114 du TFUE, visait à définir au niveau européen les droits et obligations des fournisseurs de services de médias.

À l’initiative de la commission des affaires européennes, le Sénat a adopté une résolution européenne29(*), portant avis motivé, afin de contester la pertinence de l’article 114 du TFUE comme base juridique de la réforme envisagée, en constatant que le marché des médias n’était pas européen mais essentiellement structuré sur une base nationale, voire régionale ou locale, et en soulignant que le pluralisme des médias et de la presse écrite constituaient l’expression incontestable de la diversité culturelle et linguistique de l’Union européenne, garantie plutôt par l’article 167 du TFUE et pour laquelle l’Union européenne ne dispose que d’une compétence d’appui.

Enfin, dernier exemple marquant en date, on peut mentionner la proposition de directive relative aux associations transfrontalières européennes, présentée par la Commission européenne, le 5 septembre 202330(*).

Cette proposition imposerait aux États membres d’ajouter dans leur droit national, un nouveau statut d’association, celui d’« association transfrontalière européenne » (ATE), qui bénéficierait aux associations à but non lucratif ayant des activités dans plus d’un État membre.

La réforme proposée est fondée sur les articles 50 et 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, relatifs à la liberté d’établissement et au développement du marché intérieur. Si les projets de statut d’« association européenne » font l’objet de réflexions et de projets depuis les années 80 et si le Sénat lui-même a affirmé son ouverture à cette réflexion, force est de constater que le choix des bases juridiques entraînerait des conséquences néfastes pour les États membres.

En effet, les bases juridiques « marché intérieur » conduisent à l’application d’une harmonisation maximale des législations nationales, qui interdiraient de fait aux États membres de conserver ou d’adopter des règles différentes de celles de la directive.

De ce fait, elles seraient susceptibles de remettre en cause l’existence de la loi française du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, qui est une des « lois piliers » de la République française et à laquelle le Sénat est très attaché.

En outre, l’application des bases juridiques choisies menacerait les règles de contrôle plus poussées des associations reconnues d’utilité publique, qui bénéficient de financements publics et peuvent accepter dons et legs. Elle remettrait aussi en cause les procédures d’agrément en vigueur à l’égard de certains secteurs associatifs (clubs sportifs, associations familiales, fédérations de chasse…) et des équilibres politiques et sociaux sensibles, à l’exemple de la loi « Gatel » du 13 avril 2018, qui soumet l’ouverture d’établissements d’enseignement hors contrat à une déclaration préalable.

Elle pourrait entrer en contradiction avec la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et remettre en question les décisions nationales de dissolution d’associations, dans l’hypothèse où une association nationale dissoute se serait ensuite reconstituée sous la forme d’une association transfrontalière européenne.

Enfin, la proposition contient des dispositions de droit pénal sans pour autant viser les articles des traités européens relatifs à la politique pénale des États membres et de l’Union européenne.

Ce faisant, les conséquences potentielles de cette proposition sont si importantes pour le droit des associations des États membres que plusieurs d’entre eux – parmi lesquels la France – ont obtenu la suspension des négociations sur cette réforme dans l’attente d’un avis du service juridique du Conseil. Plusieurs options sont « sur la table », dont le retrait de la proposition et le dépôt d’un nouveau texte sur des bases juridiques adaptées.

Ces multiples exemples apportent la preuve d’une tendance claire à abuser de l’article 114 du TFUE pour fonder en droit une extension contestable des compétences de l’UE.

2. … accompagnée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

Depuis l’origine de la construction européenne, la Cour de justice de l’Union européenne a joué un rôle majeur pour renforcer l’intégration européenne, grâce à une interprétation téléologique des traités, c’est-à-dire une interprétation fondée sur la finalité plutôt que la lettre des traités.

Ces dernières années, plusieurs décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne sont venues contrecarrer la souveraineté des États membres de l’UE dans des champs de compétences où ils n’étaient pas convenus par traités de la partager.

La commission des affaires européennes s’en est déjà publiquement préoccupée, notamment en organisant avec la commission des lois le 10 juin 2021, une table ronde sur le thème : « Pouvoir régalien et droit européen » qui a réuni la Commission européenne, le Conseil d’État, des professeurs, le Parquet national antiterroriste et le ministère des armées31(*).

On peut en effet mentionner, à titre d’illustration, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne concernant le temps de travail des militaires ou celle sur la conservation des données de connexion.

Dans un arrêt de 201632(*), la Cour de justice de l’UE avait estimé qu’une législation nationale prévoyant une conservation générale et indifférenciée des données à des fins d’enquête et de répression des infractions pénales était contraire au droit de l’Union.

Cette approche restrictive de la Cour de justice de l’Union européenne serait susceptible de nuire à l’efficacité des services de renseignement en matière de lutte contre le terrorisme mais aussi à l’efficacité des enquêtes des services de police et de justice en matière de lutte contre la criminalité.

La dernière phrase de l’article 4, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne (TUE) affirme pourtant que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »

Même si elle a revu depuis sa jurisprudence dans un sens moins restrictif au vu des difficultés opérationnelles provoquées33(*), la Cour a semblé ignorer cette volonté explicite des auteurs des traités d’instituer une « exception de sécurité nationale » à l’application généralisée du droit de l’Union européenne. Sa jurisprudence l’amène en pratique à nier très souvent des clauses d’exception de sécurité nationale ou à en limiter drastiquement la portée.

Ainsi, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé dans son arrêt La Quadrature du Net du 6 octobre 202034(*), « conformément à la jurisprudence constante de la Cour, bien qu’il appartienne aux États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d’arrêter les mesures propres à assurer leurs sécurité intérieure et extérieure, le seul fait qu’une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit. »

La Cour a réaffirmé sa volonté extensive au sujet du temps de travail des militaires dans son arrêt du 15 juillet 2021 :

« Selon une jurisprudence constante de la Cour, bien qu’il appartienne aux seuls États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d’arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, y compris les décisions relatives à l’organisation de leurs forces armées, le seul fait qu’une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit. Il doit en aller de même des mesures nationales adoptées aux fins de la protection de l’intégrité territoriale d’un État membre. »

Dans un arrêt du 15 juillet 202135(*), la Cour de justice de l’Union européenne a donc estimé que les militaires n’étaient pas exclus par principe du champ de la directive de 2003 sur le temps de travail.

Qu’il s’agisse des militaires des armées ou de la gendarmerie nationale, cette jurisprudence est susceptible de poser de sérieuses difficultés en France en termes de disponibilité et en matière opérationnelle, en particulier pour les militaires engagés dans des opérations extérieures. Comment imaginer, par exemple, limiter les horaires de temps de travail pour les officiers et les marins embarqués sur des bâtiments de la marine nationale alors que ceux-ci doivent être disponibles en permanence ?

Appliquée aux sapeurs-pompiers volontaires, cette jurisprudence de la Cour de justice est aussi susceptible de remettre en cause le statut de sapeur-pompier volontaire fondé sur le volontariat et de désorganiser le système français de protection civile, comme cela a été dénoncé par le Sénat dans une récente résolution européenne36(*).

Le Conseil d’État rappelle dans sa récente étude annuelle, à propos de ces deux exemples, que « les représentants de la France non seulement ne se sont pas opposés à ces dispositions, mais les ont même soutenues ». Il estime que « ce constat souligne la nécessité d’une anticipation particulièrement vigilante des difficultés d’application qu’un texte en cours de négociation dans les enceintes européennes est susceptible de poser ».

Au risque d’alimenter l’extension notoire de l’empire du juge européen, le Conseil et la Commission européenne semblent prêts à convenir d’une lecture abusivement souple des traités pour faciliter l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950. De fait, une telle adhésion conduirait la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à connaître des actes pris par l’Union sur le fondement de la politique étrangère et de sécurité commune37(*).

En dépit de la lettre et de l’esprit des traités, la Commission européenne, soutenue par le service juridique du Conseil, a avancé l’idée qu’une déclaration intergouvernementale interprétative serait suffisante pour autoriser la CJUE à étendre sa compétence aux actes relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) afin de statuer sur une éventuelle violation des droits fondamentaux, alors même que le traité exclut expressément cette compétence.

Comme l’a souligné le Sénat dans sa résolution, une telle interprétation, qui s’apparenterait à une révision des traités soustraite au contrôle des Parlements nationaux, serait susceptible de fragiliser la participation de la France aux opérations militaires de l’Union européenne.

3. La multiplication des agences européennes

Depuis le milieu des années 1990, de nombreuses agences européennes ont vu le jour, venant compléter la liste de celles initialement créées vingt ans plus tôt.

Dotées d’une personnalité juridique propre avec des attributions très variées, les agences de l’Union européenne contribuent à la mise en oeuvre des politiques de l’Union dans des domaines spécifiques. Cette spécialisation leur permet d’apporter une connaissance scientifique et technique sur des questions politiques.

Leurs domaines d’intervention sont très variés, allant de la sécurité aérienne aux droits fondamentaux.

Certaines de ces agences disposent de pouvoirs étendus de régulation, comme par exemple l’autorité bancaire européenne.

On peut distinguer schématiquement les agences exécutives et les agences décentralisées.

Il existe actuellement plus de 30 agences décentralisées. Elles sont dotées d’une personnalité juridique propre, ont été créées pour une durée indéterminée et sont distinctes des institutions européennes.

Les agences décentralisées contribuent à mettre en oeuvre les politiques de l’UE. Elles soutiennent également la coopération entre l’UE et les autorités nationales en mettant en commun les compétences et connaissances techniques et spécialisées des institutions nationales et européennes.

Les agences décentralisées sont réparties dans toute l’Europe et travaillent sur des questions très variées. Il peut s’agir d’enjeux concernant les denrées alimentaires, la médecine, la justice, la sécurité des transports, la toxicomanie et l’environnement. On peut citer par exemple l’agence européenne des médicaments.

La Commission européenne a aussi institué 6 agences exécutives, pour une durée limitée, chargées de gérer des missions spécifiques liées aux programmes de l’Union européenne. Ces agences exécutives, qui sont des entités juridiques, travaillent sur des initiatives de la Commission allant de la santé et de l’éducation à l’innovation et à la recherche.

Outre en réponse à un besoin d’expertise, des agences ont également vu le jour à la suite de crises. C’est notamment le cas de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) créée en 2002 en réponse au scandale de la vache folle, ou encore de l’Autorité bancaire européenne (ABE) opérationnelle depuis 2011, trois ans après la crise économique et financière de 2008.

D’autres facteurs ont contribué à la multiplication des agences : les élargissements successifs de l’Union européenne et l’extension de ses compétences. Le choix de leur emplacement est par ailleurs pour l’Union européenne une réponse à la critique sur la centralité des prises de décision et de l’administration européennes.

Sous le premier mandat de Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne, le recours aux agences s’est ainsi fortement développé. On peut mentionner notamment la création de l’autorité européenne du travail (2019), de l’agence exécutive pour le Conseil européen de l’innovation et des petites et moyennes entreprises (EISMEA) en 2021, l’agence exécutive pour le climat, les infrastructures et l’environnement (CINEA) en 2021, l’agence exécutive européenne pour la santé et le numérique (HaDEA) en 2021, l’agence européenne de l’asile (AUEA) en 2022, le centre européen de compétence en matière de cybersécurité (CECC) en 2023, ou encore l’autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC).

Si on ajoute les divers organismes qui n’ont pas le statut d’agence mais qui dépendent de l’UE, comme par exemple le Parquet européen, on compte au total une cinquantaine d’agences et d’organes divers au niveau européen, employant environ 12 000 agents.

La multiplication de ces agences et de ces différents organes soulève à la fois la question de leur légitimité et celle du contrôle de leur bonne gouvernance.

Liste des agences de l’Union européenne

Nom de l’agenceLocalisationType d’agenceAnnée de création
Agence exécutive pour le Conseil européen de l’innovation et les petites et moyennes entreprises (EISMEA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2021
Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER)Ljubljana (Slovénie)agence décentralisée2011
Agence européenne de défense (AED)Bruxelles (Belgique)agence de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)2004
Agence européenne pour l’environnement (AEE)Copenhague (Danemark)agence décentralisée1990
Autorité européenne des marchés financiers (AEMF)Paris (France)agence décentralisée2011
Agence d’approvisionnement d’EuratomLuxembourg (Luxembourg)agence d’Euratom1960
Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA)La Valette (Malte)agence décentralisée2022
Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (eu-LISA)Tallinn (Estonie)agence décentralisée2011
Agence exécutive européenne pour la recherche (REA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2007
Agence exécutive européenne pour la santé et le numérique (HaDEA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2021
Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop)Thessalonique (Grèce)agence décentralisée1975
Centre de traduction des organes de l’Union européenne (CdT)Luxembourg (Luxembourg)agence décentralisée1994
Agence de l’Union européenne pour la formation des services répressifs (CEPOL)Budapest (Hongrie)agence décentralisée2005
Agence exécutive européenne pour le climat, les infrastructures et l’environnement (CINEA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2021
Office communautaire des variétés végétales (OCVV)Angers (France)agence décentralisée1995
Centre satellitaire de l’Union européenne (CSUE)Ardoz (Espagne)agence de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)2002
Agence exécutive européenne pour l’éducation et la culture (EACEA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2006
Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA)Cologne (Allemagne)agence décentralisée2002
Autorité bancaire européenne (EBA)La Défense (France) / (Londres avant 2019)agence décentralisée2011
Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC)Solna (Suède)agence décentralisée2005
Agence européenne des produits chimiques (ECHA)Helsinki (Finlande)agence décentralisée2007
Agence européenne de contrôle des pêches (EFCA)Vigo (Espagne)agence décentralisée2005
Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)Parme (Italie)agence décentralisée2002
Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE)Vilnius (Lituanie)agence décentralisée2010
Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (EIOPA)Francfort (Allemagne)agence décentralisée2011
Autorité européenne du travail (ELA)Bratislava (Slovaquie)agence décentralisée2019
Agence européenne des médicaments (EMA)Amsterdam (Pays-Bas) / (Londres avant 2019)agence décentralisée1995
Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT)Lisbonne (Portugal)agence décentralisée1993
Agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA)Lisbonne (Portugal)agence décentralisée2002
Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité (ENISA)Athènes (Grèce)agence décentralisée2004
Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer (ERA)Valenciennes (France)agence décentralisée2006
Agence exécutive du Conseil européen de la recherche (ERCEA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2007
Fondation européenne pour la formation (ETF)Turin (Italie)agence décentralisée1994
Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA)Bilbao (Espagne)agence décentralisée1994
Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)Alicante (Espagne)agence décentralisée1994
Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS)Paris (France)agence de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)2002
Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound)Dublin (Irlande)agence décentralisée1975
EurojustLa Haye (Pays-Bas)agence décentralisée2002
EuropolLa Haye (Pays-Bas)agence décentralisée1999
Agence de l’Union européenne pour le programme spatial (EUSPA)Prague (République tchèque)agence décentralisée2004
Fusion for Energy (F4E)Barcelone (Espagne)agence d’Euratom2007
Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA)Vienne (Autriche)agence décentralisée2007
FrontexVarsovie (Pologne)agence décentralisée2004
Agence exécutive européenne pour la santé et le numérique (HaDEA)Bruxelles (Belgique)agence exécutive2021
Agence de soutien à l’ORECE (Office de l’ORECE)Riga (Lettonie)agence décentralisée2010

Source : Toute l’Europe

Une illustration de la contribution des agences à une certaine dérive technocratique de l’Union européenne a été apportée par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) lors de sa récente initiative visant à interdire à terme l’usage du plomb en raison du risque sanitaire associé.

L’ECHA est au centre du dispositif mis en place par le règlement REACH38(*) du 18 décembre 2006, qui résulte de la fusion de 40 directives européennes préexistantes depuis 1967 et qui tend à sécuriser l’utilisation des substances chimiques vis-à-vis de la santé humaine et de l’environnement. C’est cette agence qui est chargée de gérer et mettre en oeuvre l’ensemble des tâches que prescrit ce texte, mais aussi de proposer périodiquement (au moins tous les deux ans) à la Commission européenne une révision de ce règlement, qui peut comporter l’inscription de telle ou telle substance dans une des nombreuses annexes du règlement ou son déplacement de l’une de ces annexes vers une autre.

L’annexe XIV de ce règlement-fleuve, qui comportait 331 pages en 2022, dresse la liste des substances dites « particulièrement préoccupantes » susceptibles d’être dans un premier temps soumises à une procédure dite « d’autorisation » particulièrement longue, complexe et coûteuse, pour les entreprises concernées, utilisatrices desdites substances, avant d’être interdites à terme – dans un certain délai à compter de leur inscription à cette annexe -, si la proposition de l’ECHA est validée par la Commission européenne.

En effet cette agence avait lancé au printemps 2022 une consultation sur l’inclusion du plomb à l’annexe XIV du règlement « REACH », concernant les substances dites « particulièrement préoccupantes ».

La procédure d’autorisation que cela impliquerait, et qui cèderait la place à une interdiction pure et simple au terme de quelques années, représenterait un coût prohibitif pour les utilisateurs : plusieurs mois de montage de dossier d’expertise, exigeant le recours à un cabinet ou une structure d’appui spécialisés et le versement d’une redevance à l’ECHA (de l’ordre de 27 000 € minimum à 200 000 € selon la taille de l’entreprise concernée). Les entreprises (TPE et PME) françaises du secteur du patrimoine culturel ne pourront pas mettre en oeuvre cette procédure très lourde, sans que leur survie même soit mise en cause à court terme, ainsi que leur savoir-faire ancestral dont dépendent la restauration et la préservation d’un patrimoine participant à l’identité de l’Europe : vitraux, monuments historiques, orgues, notamment.

Les sénateurs sont intervenus en amont pour sonner l’alarme, via une résolution européenne39(*) et un avis politique adressé à la Commission européenne, sur le rapport de Catherine Morin-Desailly et Louis-Jean de Nicolaÿ au nom de la commission des affaires européennes, pour appeler à la préservation des filières du patrimoine, menacées par l’interdiction du plomb ou la procédure d’autorisation envisagée par cette révision du règlement européen « REACH » initiée par une agence européenne.

Sans l’intervention du Sénat, de professionnels et de parlementaires nationaux et européens qui ont alerté la Commission européenne, la procédure quasi automatique de révision de REACH et le mécanisme interne propre au fonctionnement de l’ECHA auraient ainsi pu porter un préjudice considérable à tout un secteur, relativement marginal par rapport à l’usage du plomb dans son ensemble (dont plus de 80 % est imputable à l’industrie des batteries) mais fondamental par son impact culturel et patrimonial, aux plans européen et mondial.

Ceci illustre les risques que les agences européennes obéissent à une logique bureaucratique susceptible de négliger certains enjeux pourtant essentiels au regard de l’intérêt général européen.

Ceci préoccupe d’autant plus les rapporteurs que l’intérêt général européen court déjà le risque d’être occulté à Bruxelles par des intérêts privés particulièrement puissants, au vu du poids très fort qu’y ont acquis certains lobbys, ce dont les rapporteurs ont notamment pu être témoins lors de l’élaboration des législations européennes destinées à réguler les marchés et services numériques. L’encadrement plus strict de ces activités de lobbying participe du renforcement de la lutte contre la corruption dans l’UE auquel la commission des affaires européennes a appelé dans un de ses récents rapports d’information40(*) auquel le Sénat a donné suite en adoptant une résolution européenne41(*).

Une action éloignée du terrain

1. Une réglementation européenne qui heurte parfois le coeur de la souveraineté des États

Plusieurs initiatives récentes de la Commission européenne ont soulevé des réserves de la part des États membres au motif qu’elles touchaient à des aspects essentiels de leur souveraineté.

C’est particulièrement vrai au titre de la coopération judiciaire en matière civile et pénale, qui touche au coeur du pouvoir régalien.

On peut mentionner à titre d’exemple la proposition de règlement relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l’acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu’à la création d’un certificat européen de filiation42(*).

La proposition initiale de la Commission européenne aboutissait, en effet, à reconnaître automatique les filiations établies dans chaque État membre, y compris par l’intermédiaire de la GPA, alors que cette question relève de la compétence de chaque État membre et revêt une sensibilité politique évidente.

LE TEXTE SUR LA RECONNAISSANCE EN MATIÈRE DE FILIATION

Ce texte, pour l’essentiel, vise à imposer, pour les familles connaissant « une situation transfrontière », une reconnaissance mutuelle « automatique » des filiations établies dans chaque État membre, « quelle que soit la manière dont l’enfant a été conçu ou est né, et quel que soit le type de famille de l’enfant », reconnaissance formalisée par la création d’un « certificat européen de filiation ».

Dans sa résolution43(*), le Sénat a :

• déploré les insuffisances de l’étude d’impact pour identifier les difficultés constatées dans l’application du droit en vigueur (l’exposé des motifs de la proposition de règlement affirmant ainsi que deux millions de personnes seraient concernées par la réforme alors que l’analyse d’impact précitée en recensait 103 000) et les insuffisances de la rédaction du texte (ex : les « situations transfrontières » justifiant la réforme n’y sont pas définies) ;

• rappelé également que si l’article 81, paragraphe 3, du TFUE permettait bien au législateur européen de prendre une initiative législative en matière de droit de la famille ayant une incidence transfrontière, cette compétence était à la fois dérogatoire, facultative et soumise à une décision à l’unanimité du Conseil, supposant, par là même, la recherche d’un consensus ;

• constaté qu’en choisissant d’uniformiser, dans les 27 États membres, la reconnaissance de toutes les filiations reconnues dans un seul d’entre eux par la voie d’un règlement d’effet direct, la Commission européenne n’avait pas recherché ce consensus et n’avait pas respecté la compétence des États membres en matière de droit de la famille et de filiation, à l’exemple de la France qui refuse la reconnaissance automatique des filiations issues d’une gestation pour autrui (GPA) ;

• relevé que la reconnaissance automatique des filiations issues de GPA résultant de la proposition de règlement revenait sur l’équilibre délicat dessiné par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui, d’une part, estime que le refus de toute reconnaissance de filiation est contraire à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales mais, d’autre part, a reconnu le droit pour un État partie de ne pas transposer sur les registres d’état civil, l’acte de naissance d’un enfant né à l’étranger d’une GPA désignant la « mère d’intention » comme sa mère, dès lors qu’une solution alternative (comme l’adoption) lui est ouverte ;

• pris acte du fait que la réforme envisagée subordonnait l’invocation par les États membres d’un motif d’ordre public pour refuser une filiation au titre du respect du principe de non discrimination posé à l’article 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux, et affirmé que la réforme devait également respecter les autres droits et principes fondamentaux protégés par la Charte européenne des droits fondamentaux, en particulier l’inviolabilité de la vie humaine (article premier de la Charte), l’interdiction de faire du corps humain une « source de profit » (article 3) et le droit des enfants à connaître leurs parents et leurs origines (article 24) ;

• considéré que la disposition de la proposition de règlement prévoyant que la Commission européenne pourrait définir seule le contenu du certificat européen de filiation par un acte délégué, alors que ce certificat est la disposition essentielle du texte, était inappropriée et contraire au principe de subsidiarité (les actes délégués ne pouvant être relatifs qu’à des « éléments non essentiels » des directives et règlements européens).

Dans sa réponse en date du 12 juin 2023, la Commission européenne a d’abord estimé que les « différences entre les États membres pour ce qui est du droit matériel de la famille et des règles de droit international privé caus(aie)nt des difficultés aux citoyens souhaitant faire reconnaître une filiation dans un autre État membre. »

Concernant les imprécisions du texte, la Commission européenne a admis que le nombre de personnes concernées par la réforme était plutôt 103 000 « parents mobiles » et leurs enfants et non « deux millions ». Elle a confirmé l’interprétation des situations transfrontières donnée par le Sénat, à savoir une situation concernant « au moins deux États membres ».

Elle a estimé que la proposition respectait les compétences des États membres « en ce qui concerne l’adoption de mesures relatives au droit matériel de la famille, telles que des règles touchant à la définition de la famille ou aux conditions d’établissement de la filiation en vertu du droit national. » Elle a simultanément réaffirmé sa compétence pour « adopter des mesures relatives au droit de la famille ayant une incidence transfrontière ».

Reconnaissant que « le droit de l’Union européenne en matière de libre circulation n’impos(ait) pas aux États membres de reconnaître la filiation aux fins de droits fondamentaux (voir arrêt VMA/Stolichna obstina du 14 décembre 2021 de la CJUE) », elle a considéré que cette situation pouvait « avoir des conséquences négatives importantes pour les enfants » et a affirmé que l’intérêt supérieur de l’enfant guidait le contenu de sa réforme.

Elle a justifié son choix d’un règlement par la nécessité d’user d’un instrument « garantissant une interprétation et une application pleinement cohérentes des règles ».

Sans autre explication, elle a également souligné que la réforme préserverait « l’aptitude qu’ont les États membres de réglementer la gestation pour autrui – y compris en l’interdisant – sur leur territoire ».

Elle a enfin argumenté en faveur de la délégation de compétences qui lui serait octroyée par la proposition de règlement pour définir le contenu du certificat européen de filiation, précisant que cette délégation serait soumise à des conditions strictes (consultation d’experts préalable ; possibilité pour le Conseil de la révoquer) et qu’une telle délégation existait déjà dans le domaine des successions.

Par la suite, le Parlement européen a adopté une position favorable à la réforme (14 décembre 2023) tout en rappelant que la question la plus sensible, celle de la GPA, demeurait de la compétence des États membres. En revanche, les débats semblent voués à durer au Conseil, certains États membres étant hostiles au principe même de la réforme (Hongrie ; Slovaquie).

De telles initiatives européennes, en interférant avec des choix de société qui relèvent des États membres et qui reflètent les histoires et les cultures différentes des nations composant l’Union européenne, sont de nature à nourrir une certaine amertume voire méfiance parmi les États membres envers l’UE.

2. Une complexité susceptible de nuire à l’efficacité du soutien apporté par l’UE : l’exemple de la politique agricole commune

La complexité des réglementations européennes tient à leur foisonnement et à leur lourdeur. La récente crise qui a secoué le monde agricole au niveau européen au début de l’année 2024 a été en grande partie motivée par la complexité de la politique agricole commune (PAC), qui s’est progressivement bureaucratisée en intégrant un nombre croissant d’objectifs.

Cette complexité, dénoncée avec force par les principales organisations d’agriculteurs, résulte pour beaucoup des dernières réformes de la PAC, qui, pour accélérer la nécessaire transition environnementale, ont privilégié des outils fondés sur la production de données d’évaluation et de traçabilité, en vue d’optimiser la gestion des aides et de les « verdir ».

Ainsi, dans le cadre de la programmation 2023-2027, la « conditionnalité environnementale » (c’est à dire les exigences relatives aux bonnes conditions agricoles et environnementales que l’agriculteur doit respecter sur les surfaces, animaux et éléments dont il a le contrôle) a été considérablement renforcée, avec pour corolaire un accroissement manifeste des tâches administratives à remplir pour les agriculteurs : tenue à jour de documents d’identification portant sur les animaux d’élevage, mais également de documents relatifs au suivi sanitaire des troupeaux ou encore au suivi des travaux de culture et des applications d’intrants (le cadre réglementaire posant de nombreuses conditions relatives aux doses, à la fréquence et aux dates d’intervention sur les terres cultivées).

La refonte de la PAC s’est également accompagnée de l’élaboration de nouveaux formulaires, guides administratifs, lignes directrices, interfaces informatiques, auxquels les agriculteurs ont dû se confronter.

À titre d’exemple, il leur a été demandé de plus en plus fréquemment de dessiner des parcelles et des éléments de paysage sur un registre parcellaire graphique composé d’images aériennes, tout en réalisant de multiples tâches de traçabilité.

Indépendamment des difficultés rencontrées par les agriculteurs pour finaliser leurs demandes de financements au titre de la PAC, la complexité accrue de ces dernières a entraîné un allongement de leurs délais d’instruction (délais pendant lesquels les agriculteurs doivent trouver d’autres soutiens financiers).

Ainsi, les « bonnes conditions agricoles et environnementales » (BCAE) définies dans le cadre de la nouvelle PAC se sont révélées particulièrement difficiles à mettre en oeuvre, voire, dans certains cas, déconnectées des réalités locales, au risque de nuire à l’efficacité du soutien européen que la PAC est destinée à apporter aux agriculteurs.

Les agriculteurs ont ainsi relevé que certaines des exigences posées par les BCAE manquaient de clarté, étaient inapplicables ou se révélaient contre-productives :

– La BCAE 1 (obligation de maintien des prairies permanentes) prévoyait que la part de prairies permanentes ne diminue pas de plus de 5 % par rapport à 2018, année de référence. Une fois ce seuil atteint, il n’était plus possible de retourner la prairie pour en faire autre chose et des agriculteurs ont pu ainsi se trouver forcés de la replanter, même s’ils avaient mis fin à leurs pratiques d’élevage. La Commission a adopté le 12 mars dernier un acte délégué pour introduire davantage de souplesse ; la nouvelle écriture prend en compte la déprise de l’élevage, mais aussi l’artificialisation des terres qui rogne la surface agricole utile, pour parvenir à un calcul plus proche de la réalité des ratios.

– La BCAE 2 (protection des zones humides et des tourbières) interdit les remblais et dépôts, les nouveaux drainages, mises en eaux, prélèvements de tourbes et retournement de prairies sur les zones humides et tourbières. Or, il n’existe pas encore de cartographie exhaustive de toutes ces zones en France. Un programme a été initié pour réaliser une photographie nationale de tous les types de milieux et zones humides, en recourant à des données de télédétection et à une approche prédictive, mais cette cartographie recense toutes les zones humides « probables », en intégrant celles qui ont disparu, induisant un diagnostic faillible à tendance maximaliste qui a fait l’objet de très nombreuses critiques. Le ministère de l’agriculture a donc renoncé à utiliser cette carte pour la mise en oeuvre de la BCAE 2 et préfère se fonder sur les inventaires départementaux – qui sont très hétérogènes et incomplets, avec des méthodologies et une maille variables. L’application de cette BCAE 2 soulève donc d’ores et déjà de vraies difficultés.

– La BCAE 4 (Bandes tampons le long des cours d’eau) contraint les exploitants agricoles à maintenir une bande tampon de 5 mètres le long des cours d’eau, au sein de laquelle les produits phytosanitaires et engrais sont interdits. Or, la définition de ces cours d’eau est très large ; il en résulte qu’une zone se trouve ainsi assujettie à cette BCAE très contraignante, alors même qu’elle ne remplit aucune des fonctions d’un cours d’eau (parce qu’elle est à sec la plupart du temps, ou ne comprend aucune des espèces liées aux cours d’eau, par exemple) ;

– La BCAE 7 sur la rotation des cultures, qui vient d’être révisée, comprend une obligation annuelle (sur au moins 35 % de la surface en culture, la culture principale doit différer de la culture de l’année précédente, à défaut de quoi une culture secondaire doit être mise en place) et une obligation pluriannuelle (à compter de 2025, sur chaque parcelle, on doit constater, sur la campagne en cours et les trois campagnes précédentes, au moins deux cultures principales différentes, ou bien qu’une culture secondaire a été mise en place chaque année). Or, en pratique, ces règles ont obligé certains agriculteurs à réduire la diversité de leur assolement.

– La BCAE 8 (qui vient aussi d’être révisée) prévoyait l’obligation de consacrer 4 % des terres arables d’une exploitation à des zones non productives (jachères), alors même que les agriculteurs continuent à s’acquitter de coûts fixes pour ces parcelles (location de la terre, amortissement du matériel, etc.). Pour certaines exploitations, ces 4 % représentaient l’essentiel de la marge dégagée au niveau de l’exploitation si bien que cette BCAE constituait un non-sens économique.

Ces normes sont également très pointilleuses : la BCAE 8 comprend ainsi l’interdiction de tailler les haies et les arbres pendant la période de nidification et de reproduction des oiseaux, soit du 16 mars au 15 août et l’obligation de maintenir tous les « éléments topographiques » (haies, bosquets, mares) qui étaient présents sur les photos aériennes de 2015.

Par ailleurs, avant la récente clarification de la notion de force majeure opérée par la simplification de la PAC qui vient d’être adoptée à l’été 2024, il était difficile de déroger aux BCAE dans certains cas (aléas climatiques, contraintes de gestion), pour tenir compte des réalités locales :

– En cas de sécheresse, il était jusqu’à présent très difficile de déroger aux obligations relatives aux rotations (alors même qu’il n’était pas possible d’implanter de nouvelles cultures, puisque l’absence d’eau les empêchait de pousser) ; il fallait systématiquement demander une autorisation à la Commission, qui était fondée à ne pas la donner.

– Idem pour le respect de la BCAE 9 (interdiction du labour des prairies sensibles) : il était auparavant impossible de procéder au labour de ces prairies en cas de sécheresse ou de besoin de fourrage ; certains agriculteurs étaient contraints de devoir acheter de l’alimentation pour leurs animaux, faute de pouvoir cultiver leurs terres. La nouvelle écriture autorise un recours facilité au labour en cas de lutte contre les nuisibles ou en cas d’impact du dérèglement climatique.

– Autre exemple : les inondations dans le Pas-de-Calais ont bouleversé les calendriers des travaux des champs, si bien que de nombreux agriculteurs n’ont pu semer les cultures d’hiver en novembre. Ils se sont vus reprocher de n’avoir pas respecté la BCAE 6, qui rend obligatoire la couverture des sols (avec un semis de couverture végétale) pendant la période hivernale, pour limiter leur érosion. Or, ce semis aurait dû avoir lieu en septembre, soit deux mois avant les inondations.

Les crispations que ces diverses règles ont engendrées chez les agriculteurs ont conduit à des tensions telles que la Commission européenne a dû présenter au printemps dernier une proposition de règlement visant à modifier la politique agricole commune (PAC) et l’a fait adopter en un temps record avant les élections européennes de juin 2024, pour permettre son entrée en vigueur aussi rapidement que possible.

Les premiers résultats d’une enquête initiée par la Commission avaient déjà confirmé le constat d’une charge administrative accrue liée à la mise en oeuvre de la nouvelle PAC. La Commission a en effet présenté au mois de mai 2024 les premiers résultats d’une enquête en ligne auprès des agriculteurs, pour mieux comprendre les complexités liées à la PAC. Cette dernière a montré que :

– 78 % des agriculteurs demandaient de l’aide pour faire leur déclaration PAC ;

– en moyenne, les agriculteurs passent 5 jours par an aux tâches administratives ;

– 44 % des répondants donnent plusieurs fois une même information à l’administration, notamment sur l’utilisation des sols ;

– 70 % des répondants ont été contrôlés au moins une fois au cours des 3 dernières années et 16 % ont eu au moins 3 visites d’inspection sur les 3 dernières années (inspections PAC et hors PAC), un contrôle prenant entre une demi-journée et une journée de travail. À cet égard, la rationalisation des contrôles et le renforcement du droit à l’erreur font partie des demandes consensuelles portées par les syndicats agricoles.

Au total, la simplification de la PAC demeure une attente forte de la part du monde agricole ; elle augmenterait l’efficacité de cette politique, au service de l’autonomie alimentaire de l’Union européenne.

Un développement symétrique pourrait être fait concernant la complexité de la politique de cohésion que persistent à dénoncer l’ensemble des acteurs locaux et qui transparaît dans la faible consommation des crédits de cette politique, dont le taux d’exécution n’atteignait début août 2024, que 4 % pour la France44(*) alors que bientôt quatre ans se seront écoulés depuis la mise en place du cadre financier pluriannuel de l’UE 2021-2027. En septembre 2019, un rapport45(*) d’information sénatorial avait mis en évidence un ensemble de dysfonctionnements administratifs et institutionnels compliquant l’accès aux fonds européens et formulé plusieurs propositions en matière d’accompagnement des porteurs de projets, d’allègement des contrôles de la régularité de l’utilisation des fonds européens pour proportionner ces contrôles aux garanties présentées par le système national d’audit et de lutte contre la fraude etc… Même si quelques progrès ont été faits depuis, la complexité demeure assurément un obstacle à l’efficacité de cette politique européenne.

3. La méconnaissance des réalités locales : l’exemple des outre-mer

En raison de leur éloignement géographique et de leurs caractéristiques propres, les collectivités d’outre-mer ont besoin de bénéficier d’un régime particulier au regard du droit européen.

Rappelons que, au regard du droit européen, on distingue les régions ultrapériphériques et les pays et territoires d’outre-mer.

À la différence des pays et territoires d’outre-mer, comme la Polynésie française par exemple, qui ne sont pas soumis au droit de l’UE, les régions ultrapériphériques, dont relèvent les départements français d’outre-mer, font partie intégrante de l’Union européenne et se voient donc appliquer le droit de l’Union européenne.

Ces régions ultrapériphériques bénéficient toutefois, depuis le traité d’Amsterdam, de dispositions spécifiques, comme le prévoit l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

ARTICLE 349 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UNION EUROPÉENNE

Compte tenu de la situation économique et sociale structurelle de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Martinique, de la Réunion, de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin, des Açores, de Madère et des îles Canaries, qui est aggravée par leur éloignement, l’insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d’un petit nombre de produits, facteurs dont la permanence et la combinaison nuisent gravement à leur développement, le Conseil, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, arrête des mesures spécifiques visant, en particulier, à fixer les conditions de l’application des traités à ces régions, y compris les politiques communes. Lorsque les mesures spécifiques en question sont adoptées par le Conseil conformément à une procédure législative spéciale, il statue également sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen.

Les mesures visées au premier alinéa portent notamment sur les politiques douanières et commerciales, la politique fiscale, les zones franches, les politiques dans les domaines de l’agriculture et de la pêche, les conditions d’approvisionnement en matières premières et en biens de consommation de première nécessité, les aides d’État, et les conditions d’accès aux fonds structurels et aux programmes horizontaux de l’Union.

Le Conseil arrête les mesures visées au premier alinéa en tenant compte des caractéristiques et contraintes particulières des régions ultrapériphériques sans nuire à l’intégrité et à la cohérence de l’ordre juridique de l’Union, y compris le marché intérieur et les politiques communes.

L’application de l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’est toutefois révélée assez décevante en pratique.

De nombreuses normes adoptées au niveau européen ne tiennent pas suffisamment compte des spécificités propres aux territoires ultramarins.

On peut mentionner, à titre d’exemple, les politiques européennes en matière d’énergie, de gestion de l’eau, de traitement des déchets, ou encore en matière de pêche.

Ainsi, la révision du règlement concernant les transferts de déchets hors de l’Union européenne, telle que proposée par la Commission européenne46(*), ne contenait initialement aucune disposition particulière concernant les régions ultrapériphériques, malgré leur éloignement géographique et leurs contraintes spécifiques (insularité pour certaines, etc.).

Dans une résolution du 25 juillet 2023 portant sur la gestion des déchets dans les outre-mer, présentée sur la base des travaux des sénatrices Gisèle Jourda et Viviane Malet, au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, le Sénat a appelé à tenir compte en ce domaine des contraintes particulières des outre-mer47(*).

Il en allait de même au sujet de la proposition de directive sur la surveillance et la résilience des sols48(*).

Cette tendance a été aggravée ces dernières années sous l’effet de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et de l’élargissement.

En effet, la France se trouve aujourd’hui seule, avec seulement deux autres pays (l’Espagne et le Portugal) sur vingt-sept États membres, à compter des régions ultrapériphériques (les Canaries pour l’Espagne et Madère et les Açores pour le Portugal) et il est souvent difficile de sensibiliser nos partenaires européens à cette question.

Ces régions représentent pourtant de formidables atouts pour l’Union européenne dans son ensemble, non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi en termes de rayonnement et de ressources, à l’image de la Guyane et de son centre spatial, si précieux pour l’Union européenne.

En 2013, le député Serge Letchimy, également président du conseil régional de Martinique, avait rendu un rapport, à la demande du Premier ministre49(*), portant sur les régions ultrapériphériques.

Dans son rapport, il mettait en évidence « l’inadaptation, voire les incohérences de certaines politiques communautaires », et mettait en avant la « nécessité d’une application plus réaliste et plus ambitieuse des dispositions de l’article 349 », tout en déplorant l’interprétation restrictive qu’en fait la Commission.

De fait, l’approche de la Commission européenne de l’article 349 du traité est particulièrement restrictive puisqu’elle considère qu’il suffit d’utiliser les instruments existants, comme la politique de cohésion et les autres politiques communautaires, en prévoyant des actions particulières fondées sur les caractéristiques propres à ces régions pour prendre en compte les « caractéristiques et contraintes particulières » de ces régions. La coexistence de ces différentes actions est supposée constituer une stratégie cohérente et intégrée.

Le député Serge Letchimy recommande à l’inverse une nouvelle approche fondée sur des dispositifs spécifiques mais au sein d’une logique globale, au service d’une stratégie propre.

Il formule 43 propositions, en demandant « la mise en place d’un cadre de gouvernance qui implique les collectivités locales, l’État et l’Union européenne, pour la définition d’un véritable modèle de développement compatible avec les caractéristiques propres de ces régions ».

Plus récemment, la prise en compte des spécificités des régions ultrapériphériques a fait l’objet de plusieurs travaux de la délégation sénatoriale aux outre-mer, présidée par la sénatrice Micheline Jacques.

Ainsi, dans un récent rapport d’information portant sur la coopération et l’intégration régionales des outre-mer dans l’Océan Indien, présenté au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, les sénateurs Christian Cambon, Stéphane Demilly et Georges Patient, rapporteurs,50(*) formulent plusieurs propositions pour renforcer la prise en compte des spécificités des régions ultrapériphériques.

Même s’ils reconnaissent que certains progrès sont en cours, par exemple pour permettre de déroger au marquage CE dans les outre-mer au profit d’un marquage RUP51(*), afin de faciliter l’approvisionnement de ces territoires en matériaux de construction, ils appellent à envisager d’autres adaptations pour toute une série de secteurs : produits agroalimentaires végétaux ou non végétaux, règles d’utilisation des pesticides en milieu tropical, cahier des charges de l’agriculture biologique, autorisation des nouvelles techniques génomiques, énergie et transition climatique, traitement des déchets…

Ils préconisent ainsi d’inscrire dans le prochain programme de travail de la Commission européenne l’adoption d’un « paquet RUP », avec des mesures spécifiques pour lutter contre la vie chère, notamment dans les secteurs de l’agroalimentaire, du traitement des déchets et de l’énergie. Ils proposent aussi la création d’une politique européenne de voisinage ultrapériphérique, à destination des États voisins, afin de lever les obstacles à l’intégration régionale des régions ultrapériphériques.

Les propositions 2024 de la délégation sénatoriale aux outre-mer pour renforcer la prise en compte des particularités des régions ultrapériphériques

1. Défendre, à l’occasion du renouvellement du Parlement européen et de la mise en place de la nouvelle Commission européenne, la création d’une politique européenne de voisinage ultrapériphérique, à destination des États voisins les plus proches des RUP.

2. Faire inscrire dans le prochain programme de travail de la Commission européenne l’adoption d’un « paquet RUP » pour lever les obstacles législatifs à leur insertion régionale et lutter contre la vie chère, notamment dans les secteurs de l’agroalimentaire, du traitement des déchets et de l’énergie.

3. Faciliter radicalement les cofinancements au titre de l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (NDICI) et Feder pour mieux orienter les crédits européens vers les projets de coopération régionale, dans le cadre d’une politique européenne de voisinage ultrapériphérique.

4. Pour que les RUP cessent de subir les accords commerciaux de l’Union européenne avec des pays tiers :

– rendre obligatoires les études d’impact des projets d’accords commerciaux sur les RUP, en les y associant dès l’ouverture des négociations ;

– organiser au moins deux fois par an une réunion de suivi entre les autorités des RUP, des représentants des filières économiques, l’État et la Commission européenne à haut-niveau.

5. À partir du bilan du programme opérationnel 2021-2027, poursuivre la simplification de la gestion des fonds Interreg et rétablir la possibilité pour les terres australes et antarctiques françaises (TAAF) de bénéficier de ces financements.

6. Associer systématiquement la direction générale des outre-mer (DGOM) à la négociation des accords de coopération et des accords commerciaux européens.

Ce défaut de prise en compte des besoins spécifiques des outre-mer contribue à déprécier la perception de la valeur ajoutée et de la légitimité de l’action européenne.

D. UN PRÉJUDICE DE COMPÉTITIVITÉ : PLUS OU MOINS VALUE DES RÉGLEMENTATIONS EUROPÉENNES POUR LES ENTREPRISES ?

1. Le constat frappant de Mario Draghi

L’intégration européenne donne aux États membres de l’UE le moyen d’additionner leur puissance en déployant des politiques communes et en recourant à un pouvoir normatif fort. Dans cette perspective, l’intervention réglementaire de l’Union européenne dans le domaine de la régulation des activités économiques et financières trouve sa justification première dans le rapprochement voire l’harmonisation des règles nationales : son objectif est fondamentalement de contribuer à la construction du marché intérieur et de mettre fin au morcellement du marché qui découle des divergences réglementaires entre États membres et cantonne les entreprises sur un marché national étroit qui limite leur croissance.

Toutefois, plus de soixante-cinq ans après la création de la Communauté économique européenne et du fait de l’élaboration de nombreuses règles européennes qui s’en est suivie, Mario Draghi juge dans son rapport que : « La charge réglementaire pesant sur les entreprises européennes est élevée et continue de croître, mais l’Union européenne manque d’une méthodologie commune pour l’évaluer ».

Il cite trois exemples de textes européens qui pèsent aujourd’hui lourdement sur la compétitivité des entreprises européennes : le règlement général sur la protection des données (RGPD), le devoir de vigilance des entreprises et l’interdiction de produits issus de la déforestation. À titre illustratif, des détails sont apportés ci-après sur le deuxième texte mentionné.

Selon BusinessEurope, l’organisation qui représente les entreprises au niveau européen, « entre 2017 et 2022, l’Union européenne a imposé un total de 850 nouvelles obligations aux entreprises, représentant plus de 5000 pages de législation, qui ajoutent une charge supplémentaire pour les entreprises »52(*).

Selon une autre étude, les charges administratives de l’UE représentaient en 2014 un coût annuel de l’ordre de 150 milliards d’euros, soit 1,3 % du PIB européen53(*).

Les rapporteurs se sont entretenus lors de leur déplacement à Bruxelles, le 27 mai dernier, avec Alexandre Affre, représentant de BusinessEurope, et Sophia Zakhari, directrice de SME United, organisation européenne représentant les petites et moyennes entreprises.

Ceux-ci ont mis en avant le poids des charges administratives pesant sur les entreprises européennes résultant des normes européennes et leur impact négatif sur la compétitivité. Ils ont plaidé pour un effort de simplification et une réduction drastique des charges, notamment en matière d’obligations de déclaration (« reporting »).

Cela vaut en particulier pour les 25 millions de petites et moyennes entreprises européennes, qui représentent 99 % des entreprises et qui emploient 88 millions de salariés, mais qui souvent sont dépourvues des capacités suffisantes pour faire face aux charges administratives et dont les spécificités sont souvent ignorées des législations européennes.

On peut mentionner à titre d’exemple la proposition de règlement sur les retards de paiement54(*), qui prévoyait une stricte limitation à 30 jours des délais de paiement, sans tenir compte des spécificités des différents secteurs économiques ni de la situation particulière des PME qu’elle entendait pourtant conforter. Cette situation a conduit le Sénat à adopter une résolution européenne55(*), présentée par les sénateurs Amel Gacquerre et Michaël Weber au nom de la commission des affaires européennes, demandant une meilleure prise en compte des réalités économiques.

Pour autant, Sophia Zakhari, directrice de SME United, a estimé que vouloir exempter les PME d’une réglementation européenne n’était pas une bonne approche. D’une part, cela risque de les exclure du marché unique. D’autre part, cette exclusion est fictive puisque les PME sont intégrées dans les chaînes de valeur des grandes entreprises soumises à la réglementation et devant la répercuter à leur tour. Les PME doivent également, pour accéder aux marchés publics, s’aligner sur les autres entreprises, quand bien même elles seraient exemptées du respect d’une réglementation.

En résumé, les PME ne réclament pas un régime dérogatoire ou une exemption des règles européennes mais une simplification des normes européennes et une meilleure prise en considération de leurs spécificités.

2. La directive relative au devoir de vigilance des entreprises : un but louable, mais une articulation difficile avec la compétition mondiale

Présentée par la Commission européenne le 23 février 2022, la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de développement durable56(*), dite directive CSDD (« Corporate Sustainability Due Diligence »), tend à imposer aux entreprises de mettre en oeuvre des processus visant à prévenir, atténuer ou supprimer les incidences négatives de leurs activités et celles de leur « chaîne de valeur » sur les droits de l’Homme et l’environnement. Faire mieux respecter les droits de l’Homme et l’environnement constitue une ambition louable qui mérite assurément d’être poursuivie mais d’une manière calibrée et réaliste pour ne pas engendrer une perte de compétitivité de nature à mettre en danger les entreprises européennes concernées.

La réforme concerne en effet les entreprises établies dans l’Union européenne (définies selon des critères fondés sur le secteur d’activité, le nombre de salariés et le chiffre d’affaires mondial57(*)) et prévoit qu’une entreprise peut désormais être tenue juridiquement responsable si l’un de ses fournisseurs habituels ne respecte pas les normes du droit du travail ou si ses activités portent atteinte à l’environnement. Les sociétés qui ne respectent pas les règles pourraient se voir infliger des amendes allant jusqu’à 5 % de leur chiffre d’affaires mondial.

Cette proposition a fait naître de fortes inquiétudes parmi les entreprises, particulièrement les PME.

Le MEDEF, dans un communiqué du 8 février 2024, a exprimé de « vives préoccupations » et demandé à « poursuivre les discussions », car la proposition de directive « ne prend pas en compte l’environnement souvent complexe dans lequel les entreprises opèrent. Aucune entreprise, quelle que soit sa taille, n’est aujourd’hui réellement en mesure de contrôler l’entièreté de sa chaîne de valeur ou d’activités. Les impacts opérationnels et financiers de ce texte sur nos entreprises sont difficilement mesurables et de ce fait, n’ont pas été sérieusement évalués par une étude d’impact ». Il considère que l’approche répressive adoptée par le texte expose les entreprises européennes à des risques de sanctions éliminatoires, « entravant sérieusement la compétitivité européenne ». Dans un contexte international où les tensions sont de plus en plus exacerbées, « l’Europe se distingue encore une fois en produisant des normes sans envisager les conséquences concrètes pour ses entreprises ».

La CPME a considéré, pour sa part, dans un communiqué du 13 février 2024, que « la volonté de supprimer les impacts négatifs que certaines activités peuvent générer sur les droits de l’homme, les droits sociaux, l’environnement et le changement climatique est parfaitement compréhensible. En revanche, les modalités pour y parvenir ne sont pas, en l’état, acceptables ». Elle juge que les dispositions incluses dans cette proposition de directive, qui compte près de 500 pages, « imposeraient une très lourde charge administrative aux PME, à rebours de tous les grands discours actuels sur la simplification ».

Les PME, même si elles ne sont pas directement visées, seraient mécaniquement affectées du fait de leur appartenance à une chaîne de valeur et contraintes d’effectuer un « reporting » à la demande de leurs partenaires commerciaux, sous peine d’être évincées des marchés. La CPME demande donc « d’introduire des simplifications et des mesures d’accompagnement en faveur des PME. Il serait totalement incohérent de plaider en faveur de mesures de simplification en France et d’agir à Bruxelles pour complexifier davantage encore la vie des entreprises ».

Dans une résolution européenne58(*), présentée par les sénateurs Christine Lavarde, Jacques Fernique et Didier Marie, le Sénat a approuvé le principe d’une telle initiative législative européenne tout en demandant « de tenir compte des capacités inégales des entreprises ». Le Sénat demandait aussi une clause de révision qui pourrait permettre de prendre en considération les données consolidées des entreprises pour modifier les seuils déterminant les obligations, une définition plus rigoureuse des « activités à fort impact sur les droits de l’Homme et l’environnement », la substitution de la notion de « chaîne d’activités » à celle de « chaîne de valeur » ou encore le choix d’une entrée en vigueur « rapprochée mais progressive ».

Un compromis reprenant ces éléments avait été trouvé entre le Conseil et le Parlement européen, le 14 décembre 2022. Il rendait la réforme applicable aux seules entreprises employant plus de 500 salariés et réalisant – au niveau mondial – un chiffre d’affaires net de plus de 150 millions d’euros (les services financiers étant temporairement exclus des nouvelles obligations), précisait la nature des incidences environnementales couvertes par la réforme ainsi que l’obligation de moyens s’imposant aux entreprises précitées (nécessité d’adopter un plan de transition en matière d’atténuation du changement climatique ; respect du devoir de vigilance posé comme critère d’attribution de marchés publics). Elle confortait aussi leur responsabilité civile et prévoyait des amendes en cas de manquement (d’un montant maximal égal à 5 % du chiffre d’affaires net mondial de l’entreprise concernée).

Cependant, malgré l’adoption de ce compromis, l’opposition contre le texte est demeurée forte, non seulement de la part de certains États membres (Allemagne ; Autriche ; Italie) mais aussi des députés européens des groupes du Parti populaire européen, des Conservateurs et Réformistes européens et Identité et Démocratie. Le principal point de friction portait sur les obligations imposées par la réforme aux petites et moyennes entreprises. Et, au cours du mois de février 2023, les Représentants permanents des 27 États membres ont échoué par deux fois à adopter définitivement cet accord au Conseil.

La présidence belge du Conseil a alors travaillé à un nouvel accord. Ce dernier, entériné le 15 mars 2023 par le Conseil, restreint le nombre d’entreprises concernées et prévoit une entrée en vigueur progressive des nouvelles obligations pour n’appliquer la réforme qu’aux plus grandes d’entre elles, comme le recommandait le Sénat. Il fait aussi disparaître la notion de « secteurs à haut risque » et maintient l’exclusion du secteur financier de la réforme. Malgré cela, neuf États membres, dont l’Allemagne, se sont abstenus lors du vote.

Ce texte a finalement fait l’objet d’un accord entre le Conseil et le Parlement européen le 14 décembre 2023 et a été approuvé par le Parlement européen le 24 avril dernier.

Il n’en demeure pas moins que, selon Mario Draghi, ce texte fait peser de fortes contraintes sur les entreprises européennes. En outre, comme l’a souligné la délégation sénatoriale aux entreprises dans un récent rapport d’information59(*), son articulation avec une précédente directive européenne adoptée le 14 décembre 2022, dite CSRD (« Corporate Sustainability Reporting Directive »), qui concerne la publication de l’information en matière de développement durable, soulève de sérieuses interrogations.

3. Le règlement sur les déchets et les emballages : exemple de chevauchement d’exigences sans égard pour les situations nationales et les petits producteurs

Un autre exemple du préjudice causé par une réglementation européenne trop ignorante des diverses réalités économiques est constitué par la proposition de règlement relatif aux emballages et aux déchets d’emballages60(*). Celle-ci a été présentée par la Commission européenne en 2022 et avait pour objet d’actualiser les normes européennes relatives aux emballages et aux déchets d’emballages pour répondre aux enjeux du « Pacte vert pour l’Europe ». Le texte prévoit de nouvelles exigences pour la mise sur le marché d’emballages ainsi qu’en matière de collecte, de recyclage et de réemploi des déchets d’emballages, afin de réduire la quantité de ces déchets et rendre recyclables tous les emballages produits dans l’Union européenne.

Dans une résolution européenne, le Sénat a estimé que cette proposition était contraire aux principes de subsidiarité et de proportionnalité61(*).

En particulier, le Sénat a :

• déploré le choix d’un règlement, qui « prive les États membres de marge de manoeuvre » et estimé que la base juridique visée, à savoir l’article 114 du TFUE précité, était insuffisante pour fonder seule la nouvelle proposition, en risquant « de remettre en cause des législations nationales plus ambitieuses en matière d’économie circulaire ». Il a ajouté que le texte aurait dû être également basé sur l’article 192 du TFUE, relatif à la politique environnementale, la réduction du nombre d’emballages étant un objectif environnemental avant d’être un moyen de développer le marché intérieur ;

• souligné que la disposition de la proposition imposant aux États membres la mise en place d’un système de consigne pour les bouteilles en plastique et les canettes d’aluminium à usage unique (sauf à ceux qui atteindraient les objectifs de collecte de 90 % par d’autres moyens) ignorait les efforts actuels des États membres et de leurs collectivités territoriales en la matière.

Dans sa réponse en date du 25 juillet 2023, la Commission européenne a justifié simultanément le choix d’un règlement, « instrument juridique idoine », et la référence à l’article 114 du TFUE, pour répondre aux demandes de « l’industrie européenne » qui regrettait « la mosaïque d’exigences nationales » et plaidait « en faveur d’une plus grande harmonisation et d’une réduction de la charge administrative ».

Elle a souligné que le nouveau dispositif devait permettre d’imposer des obligations directes aux opérateurs économiques, d’assurer une plus grande sécurité juridique et de réduire les distorsions de concurrence.

Mentionnant l’analyse d’impact de la proposition, elle a affirmé que ces règles européennes plus strictes permettraient paradoxalement aux États membres de « bénéficier d’une plus grande flexibilité » car elles apporteraient de la clarté.

Enfin, concernant l’imposition d’un dispositif de consigne aux États membres, la Commission européenne est demeurée inflexible, rappelant la dérogation prévue pour les États membres les plus efficaces dans leur collecte et soulignant qu’un « grand nombre de bouteilles en plastique et de boîtes métalliques finiss(ai)ent par être incinérées, mises en décharge voire abandonnées dans la nature. »

Le compromis trouvé sur cette réforme, le 4 mars 2024, par les négociateurs européens en trilogue, toujours fondé sur l’article 114 précité, a bien maintenu le système de consigne obligatoire envisagé pour les bouteilles en plastique et les canettes métalliques (objectif d’une collecte spécifique de ces bouteilles et canettes d’au moins 90 % par an d’ici à 2029). Ce dispositif ne s’appliquera ni aux systèmes nationaux et locaux qui remplissaient déjà l’objectif de 90 % ni à ceux qui doivent atteindre un taux de collecte séparée en 2026.

En se référant aux législations sur les emballages, les transferts de déchets et la directive-cadre sur les déchets, Mario Draghi souligne dans son rapport le « chevauchement des exigences horizontales et sectorielles » et le « coût réglementaire » que subissent les PME à cet égard. Il estime que l’application dans les États membres mène à des règles « profondément divergentes ». Il souligne, entre autres, que les règles relatives au système de responsabilité élargie des producteurs s’appliquent « à tous les producteurs de la même manière, sans tenir compte de leur taille ou de leur impact sur l’environnement ».

4. Le préjudice concurrentiel subi par les entreprises, victimes du hiatus entre la réglementation européenne et la politique commerciale

On pourrait également évoquer ici les distorsions de concurrence créées par des réglementations européennes fondées sur objectifs sociaux ou environnementaux ambitieux, mais trop strictes au regard des pratiques d’États tiers dont on accepte pourtant l’importation de produits au sein de l’Union.

Le sujet est évidemment particulièrement sensible pour le secteur agricole, confronté à des concurrences jugées déloyales, mises en évidence par le Sénat lors de l’examen du projet de loi de ratification de l’accord commercial global entre l’Union européenne et ses États membres et le Canada62(*) et aujourd’hui au coeur des discussions concernant les négociations en cours avec le Mercosur. Le rapport pour avis du sénateur Laurent Duplomb soulignait ainsi que 41 substances actives phytosanitaires, autorisées au Canada mais pas dans l’Union européenne, sont tolérées dans les produits importés si leurs traces sont inférieures aux limites maximales de résidus (LMR) réglementaires.

Cet enjeu de cohérence entre les normes imposées au sein de l’Union européenne et la politique commerciale se pose également dans le domaine industriel. Comme le souligne Mario Draghi dans son rapport précité, « si les objectifs climatiques ambitieux de l’Europe sont assortis d’un plan cohérent pour les atteindre, la décarbonation sera une opportunité pour l’Europe. Mais si nous ne parvenons pas à coordonner nos politiques, la décarbonation risque d’aller à l’encontre de la compétitivité et de la croissance ».

Le Sénat avait ainsi alerté sur les enjeux industriels, économiques et sociaux du paquet « Ajustement à l’objectif 55 »63(*). Si l’introduction d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pouvait sembler une bonne idée, soutenue par la France et singulièrement par le Sénat, les modalités de sa mise en oeuvre, qui conduisent notamment en l’état à pénaliser les entreprises européennes exportatrices, ne sont en aucun satisfaisantes.

En dépit de l’adhésion de l’Union européenne et des États membres à l’accord plurilatéral de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur les marchés publics, de l’accent mis par l’Union européenne sur l’ouverture des marchés publics au sein des accords commerciaux bilatéraux et régionaux qu’elle conclut ainsi que de ses récentes initiatives visant à permettre aux entreprises européennes de mieux faire valoir leurs droits, notamment par la mise en place de la plateforme Access2Markets et l’adoption du règlement concernant l’instrument relatif aux marchés publics internationaux64(*), de même que de la toute récente jurisprudence protectrice de la Cour de justice de l’Union européenne65(*), on peut aussi rappeler la dissymétrie persistante dans l’ouverture des marchés publics dont souffrent les entreprises européennes, qui bénéficient d’un accès réduit aux marchés publics de certains États dont les entreprises, elles, accèdent bien plus largement aux marchés publics européens.

Le défaut de mise en cohérence des politiques internes et externes de l’Union constitue ainsi une véritable entrave à la compétitivité des entreprises européennes et justifie d’inviter l’UE, comme le fait Mario Draghi, à construire une « politique économique extérieure » et notamment à revoir dans cette optique la politique européenne de concurrence pour l’articuler avec les objectifs de politique industrielle et l’ambition d’autonomie stratégique ; parallèlement, le défaut d`information des Parlements nationaux sur la conduite des négociations commerciales par la Commission européenne soulève une vraie question en matière de contrôle démocratique.

Si l’on critique souvent la surréglementation européenne, c’est parfois aussi l’absence d’intervention législative de l’Union européenne qui est pénalisante pour la compétitivité des entreprises, et plus généralement pour l’Union européenne.

On peut ainsi mentionner l’exemple de l’absence de véritable stratégie de l’Union européenne en matière de services en nuage (cloud).

À ce jour, le projet de certification européenne des services en nuage n’a toujours pas abouti. Les autorités françaises plaident pour y intégrer le critère géographique dans un souci de protection des données, ou du moins pour conserver des critères de souveraineté au niveau national. Ainsi lors d’une rencontre avec Henna Virkunen, Vice-présidente de la Commission européenne, en novembre dernier, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Benjamin Haddad, a rappelé le souhait de la France du développement d’un cloud européen souverain et la mise en place d’un schéma de certification de sécurité dans le cloud (EUCS), permettant d’offrir un très haut niveau de sécurité, notamment vis-à-vis des demandes illégales d’accès aux données.

Notons que lors de son audition devant le Parlement européen en vue de l’investiture du nouveau collège des commissaires, la vice-Présidente Henna Virkunen a semblé éluder un certain nombre de questions sur le cloud européen.

Lors de cette audition, la députée européenne Alexandra Geese (GREENS/EFA, DE) a rappelé que la majeure partie de l’infrastructure cloud était gérée par des entreprises non européennes, donc soumises à des juridictions non européennes, et que les données, même localisées en Europe, ne pouvaient être considérées comme sécurisées. De plus, la part de marché des fournisseurs européens de cloud diminuant rapidement, elle s’est interrogée sur le point de savoir si le « EU cloud » et le « IA development Act » permettraient aux fournisseurs européens de réellement prospérer.

Tout en reconnaissant la grande dépendance de l’UE et le retard de l’UE sur les Etats-Unis qui ne cessait de se creuser, la Vice-présidente exécutive désignée n’a pas répondu directement à la question, expliquant que ces futurs textes européens permettront de fournir une infrastructure de calcul pour les PME dans le domaine de l’IA et de soutenir l’innovation dans le domaine.

De même, le député européen Carlo Ciccioli (ECR, IT) a apporté son soutien au renforcement de l’objectif de souveraineté européenne, qui ne devait toutefois pas, à ses yeux, être un objectif absolu mais prendre en compte les coûts et bénéfices et l’importance de rester ouvert à des partenaires internationaux fiables. Il s’est donc interrogé sur les réflexions de la Commission en matière de cloud souverain et la place réservée à des solutions nationales.

La Vice-présidente exécutive désignée n’a pas non plus répondu directement à cette question, soulignant les enjeux de souveraineté liés au cloud et la nécessité de réduire les risques. Elle a fait part de son intention de travailler avec le Vice-président exécutif désigné Stéphane Séjourné sur les questions de marchés publics en matière de cloud pour les services publics.

De manière générale, en matière de cloud, la part de marché des entreprises européennes est effectivement minime par rapport à celle des entreprises non-européennes. À elles seules, les 3 grandes entreprises du secteur (AWS, Microsoft Azure et Google Cloud), ayant leur siège aux États Unis, capteraient 70 % du cloud français, rendant difficile l’émergence d’un nouvel acteur. En Europe, le marché du cloud serait capté à 13 % par des entreprises européennes et à 72 % par ces 3 grands groupes américains.

En France, l’autorité de la concurrence s’en était d’ailleurs émue en juin 2023 en soulignant la forte concentration du marché.

Mieux légiférer

1. Une préoccupation ancienne de la Commission européenne, reprise à son compte par la Présidente Ursula von der Leyen

Le monopole de l’initiative dont dispose la Commission européenne dans la procédure législative de droit commun confère à celle-ci une responsabilité particulière. On estime, en effet, d’une manière générale, que moins de 20 % des dispositions d’une proposition législative de la Commission européenne font l’objet de modifications par le Conseil ou le Parlement européen.

Depuis plus de vingt ans, la Commission européenne a pris plusieurs initiatives visant à mieux prendre en compte l’objectif de simplification et d’amélioration de la réglementation européenne.

On peut mentionner notamment la programmation annuelle, la procédure de consultation, l’obligation de présenter une étude d’impact accompagnant toute nouvelle proposition législative, l’approche « une norme nouvelle, une retirée » (« one in, one out ») ou encore, plus récemment, la création du comité d’examen de la réglementation et de la plateforme « Prêts pour le futur ».

La communication de la Commission européenne du 29 avril 2024, intitulée « Une meilleure réglementation : unir nos forces pour améliorer la législation »66(*), rappelle les mesures dans ce domaine.

Dans un rapport d’information présenté au nom de la délégation sénatoriale aux entreprises, les sénateurs Gilbert-Luc Devinaz, Jean-Pierre Moga et Olivier Rietmann, rapporteurs, rappellent également les mesures prises au niveau européen dans ce domaine67(*).

La Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’était récemment engagée, vers la fin de son premier mandat à la tête de l’exécutif européen, à réduire de 25 % la charge administrative pesant sur les entreprises68(*).

Au total, l’Union européenne dispose d’un dispositif de simplification et d’amélioration de la législation qui est considéré comme l’un des meilleurs au monde d’après une étude de l’OCDE69(*).

Les rapporteurs se sont entretenus, le 27 mai dernier à Bruxelles, avec Antonina Cipollone, cheffe de l’unité « évaluation et analyse d’impact » au sein du Secrétariat général de la Commission européenne. Celle-ci est également chargée de la plateforme « Prêts pour l’avenir », du programme REFIT et de l’outil « OIOO » (« One it, one out »). Elle a rappelé l’historique des mesures prises par la Commission européenne dans ce domaine.

Historique des efforts de l’Union européenne en matière de réduction de la charge réglementaire

2002 – Le programme « mieux légiférer » a constitué une première étape vers la simplification et l’amélioration de la législation de l’UE. Il a introduit l’obligation de procéder à des analyses d’impact et de consulter les parties prenantes pour toute nouvelle initiative proposée par la Commission

2005 – Un programme glissant de simplification est lancé : il a couvert 164 mesures durant la période 2005-2009 faisant partie du programme de travail annuel de la Commission.

2007 – La Commission européenne lance le programme d’action pour la réduction de la charge administrative ; un groupe de haut niveau est créé pour la conseiller sur sa mise en oeuvre.

2012 – A la fin du programme d’action, la Commission européenne considère avoir atteint son objectif de réduire de 25 % la charge administrative des entreprises découlant de la législation de l’UE (économies annuelles estimées à 30,8 milliards d’euros). Une consultation sur les dix actes législatifs les plus contraignants pour les PME est réalisée.

2012 – Le programme pour une réglementation affûtée et performante (REFIT) est lancé.

2015 – La Commission européenne publie une étude (ABRplus) examinant comment 12 mesures contenues dans le programme d’action ont été appliquées et dans quelle mesure les avantages promis ont été obtenus.

2015 – La Commission européenne met en place un groupe de haut niveau chargé de la conseiller sur la manière de simplifier la législation européenne (plateforme REFIT)

2017 – La Commission européenne améliore la plateforme REFIT en intégrant la simplification et la réduction des charges dans chaque évaluation et révision de la législation existante.

2018 – La Commission publie le premier examen annuel de la charge administrative.

2020 – La Commission met en place la plateforme « Prêts pour l’avenir » afin de soutenir les travaux sur la simplification et la réduction des charges

2021 – La Commission européenne complète REFIT par l’approche « un ajout, un retrait » (« one in, one out ») afin de garder le contrôle sur les charges récurrentes.

Source : Communication de la Commission européenne « une meilleure réglementation : unir nos forces pour améliorer la législation », du 29 avril 2021 

Progressivement, l’approche de la Commission européenne en matière de simplification a sensiblement évolué au cours des dernières années, passant d’une approche quantitative à une approche plus qualitative.

a) Le programme REFIT

Le programme pour une réglementation affûtée et performante (REFIT) a été lancé en 2012.

Il a pour objectif de simplifier la législation de l’UE et de réduire les coûts inutiles, tout en continuant de garantir son efficacité et en préservant les objectifs politiques et des normes élevées, dans l’intérêt à la fois du grand public et des entreprises.

Ce programme engage la Commission européenne à examiner de manière systématique le potentiel de simplification et de réduction des charges dans l’ensemble des initiatives législatives.

Il prévoit notamment que toutes les études d’impact doivent évaluer le potentiel de réduction et de simplification des charges.

La Commission européenne assure un suivi du programme par le biais d’un tableau de bord, qui permet de suivre les différentes initiatives tout au long de la procédure législative.

b) Le « test PME »

En application du principe « think small first », la Commission européenne doit s’interroger sur les besoins des PME dès le début du processus d’analyse d’impact, notamment par l’intermédiaire d’une participation systématique des représentants des PME.

Les études d’impact doivent contenir une évaluation approfondie des conséquences d’une initiative législative sur les PME, au moyen d’un « test PME ».

c) L’approche « une norme ajoutée, une retirée »

À l’initiative de la Présidente Mme Ursula von der Leyen, la Commission européenne a adopté en 2021, sur le modèle de ce qui existe dans plusieurs États membres comme la France, une approche « une norme ajoutée, une retirée » (« one in, one out »), signifiant littéralement le retrait d’une norme pour l’adoption de toute norme nouvelle.

Ce principe ne signifie pas en fait que toute nouvelle norme doit s’accompagner nécessairement de l’abrogation d’une norme plus ancienne, une telle approche mécanique ne tenant pas compte de la charge administrative pesant sur les entreprises et les citoyens.

Il s’agit plutôt de faire en sorte de compenser toute nouvelle charge pour les entreprises et les citoyens résultant d’une initiative de la Commission européenne par une réduction parallèle des charges existantes dans le même secteur.

d) La plateforme « Prêts pour l’avenir »

La Commission européenne a mis en place en mai 2020 un groupe d’experts de haut niveau, regroupés au sein de la plateforme « Prêts pour l’avenir », qui sont chargés de conseiller la Commission européenne en matière de simplification de la législation et de réduction des charges.

Cette plateforme est composée d’experts provenant des administrations nationales, des régions, des représentants d’employeurs et des syndicats, de petites et grandes entreprises, du Comité des régions et du Comité économique et social européen, ainsi que d’organisations environnementales non gouvernementales.

Elle rend des avis à la Commission européenne visant à simplifier la législation européenne, à supprimer et à réduire les charges inutiles.

e) Le Comité d’examen de la réglementation

Créé en 2015, le Comité d’examen de la réglementation est un organisme indépendant, qui est chargé de conseiller le collège des Commissaires sur la qualité de la législation.

Présidé par un directeur général des services de la Commission européenne, il est composé de neuf membres. Les huit autres sont : quatre hauts fonctionnaires de la Commission européenne et quatre experts indépendants recrutés en dehors de la Commission européenne.

Les rapporteurs ont eu un entretien, le 27 mai dernier à Bruxelles, avec deux de ces membres, Elisabetta Siracusa et Philippe Mengal.

Le Comité d’examen de la réglementation est saisi en amont, avant l’adoption d’une proposition législative par le collège des Commissaires.

En principe, il est saisi de toutes les propositions législatives, mais la Commission européenne peut décider de ne pas le consulter en cas d’urgence.

Cela a été notamment le cas pour le « Pacte vert », présenté le 1er février 2023, ainsi que concernant la proposition portant sur le développement de l’industrie décarbonée (« Net-Zero Industry Act »).

Le comité d’examen de la réglementation ne se prononce pas sur l’ensemble des propositions. Il sélectionne les propositions législatives, en fonction de leur importance. Cela représente environ 70 à 80 textes par an.

Il peut également rendre des avis sur les rapports ou les bilans d’évaluation de la législation existante réalisés par la Commission.

Il ne se prononce pas sur l’opportunité de l’initiative mais il contrôle l’existence et la qualité des analyses d’impact et des évaluations.

Le Comité d’examen de la réglementation rend des avis qui peuvent être « favorables », « favorables avec des réserves » ou « défavorables ». Dans ce dernier cas, le projet doit être réexaminé par les services de la Commission européenne et présenté de nouveau au comité. Lorsque celui-ci a rendu deux avis défavorables, seul le vice-Président de la Commission européenne chargé des relations interinstitutionnelles peut soumettre l’initiative au collège des Commissaires.

Selon le dernier rapport annuel du Comité d’examen de la réglementation européenne, en 2023, sur un total de 50 études d’impact, 21 (soit 41 %) ont fait l’objet d’un premier avis défavorable et aucune d’un deuxième avis défavorable.

Par le passé, certains textes ont toutefois fait l’objet de deux avis défavorables. Cela a notamment été le cas en 2021 concernant la proposition de la Commission européenne portant sur le devoir de vigilance des entreprises.

L’ensemble des analyses d’impact et les avis du Comité correspondants sont publiés sur le site Internet de la Commission européenne, une fois que la proposition a été adoptée par le collège des Commissaires.

Le Comité d’examen de la réglementation publie également un rapport annuel, qui est rendu public et qui contient des recommandations pour améliorer la qualité des études d’impact.

L’indépendance du Comité d’examen de réglementation à l’égard de la Commission européenne peut toutefois être mise en doute au regard de sa composition. A cet égard, la présence en son sein de hauts fonctionnaires de la Commission et sa présidence par un directeur général apparaissent problématiques.

Toutefois, la présence de hauts fonctionnaires de la Commission européenne est présentée comme permettant de garantir un lien étroit entre le Comité et les services de la Commission et comme un gage de qualité de ses travaux.

Par ailleurs, étant donné que le Comité d’examen de la réglementation a pour vocation de conseiller le collège des Commissaires, il ne paraît pas illégitime qu’il soit rattaché à la Commission.

En réalité, aux yeux des rapporteurs, c’est moins l’indépendance du Comité d’examen de la réglementation qui pose question, que l’étendue de ses moyens et la suite réservée à ses recommandations. En effet, seule une partie des propositions législatives font dans les faits l’objet d’un examen par le Comité d’examen de la réglementation et la Commission européenne a toujours la possibilité de passer outre l’avis du Comité d’examen de la réglementation.

2. Des effets limités et des études d’impact encore lacunaires voire absentes

Depuis 2002, toute nouvelle initiative de la Commission européenne doit en principe s’accompagner d’une étude d’impact.

Plusieurs initiatives récentes de la Commission européenne, parfois d’une portée importante, n’ont pourtant pas été accompagnées d’une étude d’impact.

Ainsi, la proposition de règlement visant à modifier la politique agricole commune (PAC) présentée par la Commission européenne en mars 2024 ne comportait pas d’étude d’impact. La Commission européenne justifie cette absence par l’urgence puisque cette proposition visait à répondre dans de brefs délais aux demandes exprimées par les agriculteurs européens lors de la crise agricole. En effet, la proposition devait impérativement faire l’objet d’un vote au Conseil et au Parlement européen avant les élections européennes de juin 2024 et le renouvellement des institutions, afin de pouvoir entrer en vigueur avant la fin de l’année 2024.

De même, la réforme du marché européen de l’électricité proposée par la Commission européenne n’a pas donné lieu à une étude d’impact. Seul un document de travail des services de la Commission a été publié. La Commission européenne a encore justifié cette absence d’analyse d’impact par l’urgence et la nécessité d’apporter des réponses à l’augmentation du prix de l’électricité. La proposition de la Commission européenne visait pourtant à modifier en profondeur certains éléments structurants du marché européen de l’électricité. Comme le relevait la Commission de régulation de l’énergie, cette absence d’étude d’impact est « préjudiciable à la qualité des propositions ».

La proposition de directive visant à modifier la directive relative à la promotion des énergies renouvelables, la directive sur la performance énergétique des bâtiments et celle relative à l’efficacité énergétique70(*), n’a pas non plus donné lieu à une étude d’impact sur son éventuelle valeur ajoutée notamment en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, ni sur sa faisabilité ou sa conformité avec le principe de subsidiarité.

En matière financière, de nombreuses propositions législatives proposées par la Commission européenne étaient dépourvues d’études d’impact, à l’image de la proposition de règlement sur les obligations de partage d’informations financières71(*), de la proposition de règlement sur les indices de référence72(*) ou encore de la proposition de règlement sur le filtrage des investissements étrangers dans l’Union européenne73(*). Cette dernière proposition était pourtant stratégique puisqu’elle instaurait l’obligation pour les États de mettre en place un mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers.

La proposition de règlement établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l’Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s’y préparer et d’y réagir, déjà citée, ne comportait pas non plus d’étude d’impact. L’absence d’étude d’impact était là aussi justifiée par l’urgence : « En raison du caractère urgent de la proposition, aucune analyse d’impact n’a été réalisée » écrit la Commission européenne.

Conformément à une position de principe du Sénat74(*)la commission des affaires européennes avait rappelé à l’occasion de l’examen de ce texte, dans une proposition de résolution européenne75(*), « la nécessité pour la Commission européenne d’appuyer ses initiatives législatives par des analyses d’impact systématiques afin d’en contrôler la nécessité et la proportionnalité ».

En effet, « en l’état des données, sans analyse d’impact, les informations relatives au financement du dispositif n’apportent aucune garantie de pérennité ».

La Cour des comptes de l’Union européenne a également rappelé, dans un avis sur cette proposition publié le 5 octobre 2023, que « les lignes directrices de la Commission pour une meilleure réglementation préconisent de procéder à des analyses d’impact et de consulter les parties prenantes dans le cadre de l’analyse complète des options de conception et de mise en oeuvre des observations ». Or la Cour des comptes de l’UE déplore qu’il ne soit fourni que « peu d’informations sur les options d’intervention possibles et sur les coûts induits par le règlement proposé ».

Sur le fond, la commission des affaires européennes considère que ce règlement aboutirait à ajouter un échelon supplémentaire à une architecture européenne de cybersécurité déjà solide, rendant le dispositif global moins lisible et plus complexe. Comme le souligne l’exposé des motifs de la proposition de résolution, « l’ajout d’un échelon supplémentaire à une architecture européenne de cybersécurité déjà conséquente surprend. D’autant plus que le cadre juridique actuel de la directive 2022/2555 semble cohérent et complet, prévoyant en particulier la mise en place d’un réseau de centres d’intervention pour se préparer aux crises cyber et pour y répondre, les modalités d’échange des informations pertinentes et une coordination des réponses en cas d’incident. Outre la complexification du schéma, le risque de doublon est important ».

Cette analyse est partagée par la Cour des comptes de l’Union européenne dans son avis : « dans ces conditions, nous estimons que la proposition de règlement est de nature à rendre plus complexe l’ensemble du paysage de l’UE en matière de cybersécurité. Il existe un risque de double emploi entre les SOC (centre de sécurité opérationnel) et le réseau des CSIRT (centres de réponse aux incidents de sécurité informatique) déjà en place. Certes dans l’exposé des motifs, la Commission déclare que les plateformes SOC transfrontières devraient constituer une nouvelle capacité venant compléter le réseau des CSIRT, mais nous observons des similitudes au niveau de certaines tâches et de certains des objectifs assignés aux SOC nationaux, aux SOC transfrontières, aux CSIRT et au réseau des CSIRT ».

Parmi les autres textes récents d’importance dépourvus d’une telle analyse d’impact, on peut aussi citer la directive (UE) 2024/1069 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives76(*) ou encore, la proposition de directive de lutte contre la corruption77(*).

L’absence d’étude d’impact associée à la proposition de directive sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, avait été également déplorée dans l’avis motivé n° 127 adopté par la commission des affaires européennes le 30 juin 2022 :

« L’absence d’analyse d’impact de la présente proposition de directive empêche de mesurer le nombre et l’ampleur actuels de telles procédures judiciaires dans les États membres et de constater les éventuelles carences de leur droit national ; elle nuit de ce fait à la clarté juridique de la proposition et empêche de conclure à la nécessité de l’ensemble des dispositions envisagées par la Commission européenne. Pour rappel, lors de la phase de consultation publique sur cette proposition, dans un avis du 10 décembre 2021, le Conseil des barreaux européens avait souligné « la nécessité d’une évaluation et d’une analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes » afin de « garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard » ».

Il en va de même concernant la proposition de directive de lutte contre la corruption, présentée par la Commission européenne en 2023, et dont l’absence d’étude d’impact a été dénoncée par le Sénat dans une résolution n° 90 en date du 18 mars 2024 où il :

« Déplore également l’absence d’analyse d’impact pour accompagner cette proposition, ce qui constitue un manquement regrettable aux exigences de transparence et de contrôle démocratique, qui résultent directement de l’État de droit ; rappelle de nouveau sa position de principe selon laquelle la Commission européenne doit prévoir systématiquement une telle analyse d’impact lorsqu’elle présente une nouvelle initiative normative et prendre en considération les délais d’élaboration de cette analyse dans son calendrier de travail ».

Les rapporteurs considèrent que toutes les initiatives législatives de la Commission européenne devraient être accompagnées d’une étude d’impact.

Ils estiment aussi que l’obligation d’étude d’impact devrait même s’étendre aux autres documents de la Commission européenne, comme les communications ou les plans d’action, ayant des implications législatives.

On peut à cet égard mentionner l’exemple de la stratégie « de la ferme à la table », présentée par la Commission européenne en 2020, qui avait vocation à réformer en profondeur la politique agricole commune et qui devait initialement se décliner en 27 propositions législatives. Même si ce texte ne comportait pas en lui-même de dispositions de nature législative, il aurait, compte tenu de son importance, mérité, aux yeux des rapporteurs, une étude d’impact exhaustive sur ses conséquences pour le modèle agricole européen. Le Sénat n’a eu de cesse de le répéter et de le réclamer au travers de plusieurs résolutions européennes78(*). En effet, seule une seule étude, tardive, partielle et disponible uniquement en anglais, a été publiée par le centre commun de recherche de la Commission européenne, le 28 juillet 2021, soit plus d’un an après la présentation de la stratégie.

De même, en matière de pêche, le « plan d’action de l’Union européenne : protéger et restaurer les écosystèmes marins pour une pêche durable et résiliente », présenté le 21 février 2023 par la Commission européenne, préconisait d’interdire uniformément le chalutage de fond dans toutes les aires marines protégées, sans tenir compte des spécificités des différentes techniques de chalutage de fond (qui ont un impact différencié en fonction des engins et des sols), de l’hétérogénéité des aires marines protégées (caractérisées par des objectifs divers et des niveaux de protection inégaux) ou encore des réalités socio-économiques qui s’y rapportent.

Même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un acte législatif, puisqu’il ne s’agit en l’espèce que d’une communication de la Commission européenne, ce document aurait lui aussi mérité d’être accompagné d’une analyse exhaustive sur ses conséquences sur la pêche et les pêcheurs puisque, selon les estimations du Comité des pêches, ce plan se traduirait en France par la disparition de près de 30 % de la flotte française et donc de plus de 4 500 emplois directs et environ 15 000 emplois induits.

Par ailleurs, quand les études d’impact existent, elles sont de qualité très variable.

Pour ne citer qu’un seul exemple, on peut mentionner l’étude d’impact attachée à la proposition de règlement relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l’acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu’à la création d’un certificat européen de filiation79(*).

Cette proposition qui vise à permettre la reconnaissance automatique de « toutes les filiations », y compris issues de GPA, est très controversée et ses discussions se poursuivent au sein du Conseil.

Dans sa résolution européenne80(*) valant avis motivé, adoptée le 22 mars 2023, le Sénat a considéré que ce texte était contraire au principe de subsidiarité, en particulier en raison des insuffisances de son étude d’impact. Les observations émises à cet égard étaient les suivantes :

«  En premier lieu, le Sénat constate que plusieurs lacunes et ambiguïtés de la proposition de règlement empêchent de conclure – en l’état de sa rédaction – à la nécessité de l’ensemble des dispositions de la proposition de règlement :

– en effet, si la présentation d’une analyse d’impact pour justifier la proposition de règlement doit être saluée, l’absence d’étude de droit comparé en son sein doit, elle, être déplorée. Cette étude aurait permis en effet de comprendre rapidement les différences de droit de la filiation entre les vingt-sept États membres et d’identifier et évaluer qualitativement et quantitativement les difficultés invoquées par la Commission européenne pour justifier sa proposition ;

– de surcroît, le Sénat s’interroge sur le nombre envisagé de bénéficiaires de la réforme alors que l’exposé des motifs de la proposition de règlement évoque « deux millions d’enfants » susceptibles d’être confrontés aux difficultés invoquées tandis que l’analyse d’impact recense « 103 000 » personnes concernées en totalité (…) ; ».

Les rapporteurs déplorent donc l’absence trop fréquente d’études d’impact en accompagnement des propositions législatives de la Commission et leurs lacunes regrettables quand elles existent.

Le Conseil et le Parlement européen devraient refuser par principe d’examiner une proposition législative de la Commission européenne dépourvue d’étude d’impact ou demander à la Commission européenne de compléter une étude d’impact si cette dernière est trop lacunaire.

3. La responsabilité partagée du Conseil de l’Union européenne et du Parlement européen

Si la Commission européenne a une responsabilité éminente en matière de qualité de la législation, en raison du monopole de l’initiative dans le cadre communautaire de droit commun, le Conseil de l’Union européenne qui réunit les ministres des Etats membres et le Parlement européen, en tant que co-législateurs, ont également une grande responsabilité dans ce domaine.

En effet, les modifications apportées aux propositions de la Commission européenne au cours des négociations au sein du Conseil – entre Etats membres – et au Parlement européen sont susceptibles de modifier sensiblement les implications de la législation européenne pour les citoyens et les entreprises.

Or, contrairement à la Commission européenne, qui est tenue d’évaluer les incidences, notamment les coûts et les économies, liées à une proposition législative, ni le Conseil, ni le Parlement européen, n’ont l’obligation d’évaluer l’impact des modifications législatives qu’ils proposent.

Certes, des principes communs ont été convenus entre les trois institutions, notamment dans l’accord interinstitutionnel « mieux légiférer »81(*).

Cet accord prévoit en particulier que « le Parlement européen et le Conseil effectueront des analyses d’impact des modifications substantielles qu’ils apportent à la proposition de la Commission ».

Mais, en pratique, cette règle n’est jamais appliquée.

Le principe de subsidiarité

1. Des principes gages de démocratie et d’efficacité

Introduit pour la première fois dans les traités européens par le traité de Maastricht, le principe de subsidiarité est consacré à l’article 5 du traité sur l’Union européenne.

Celui-ci dispose que : « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union européenne intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ».

Ainsi, selon le principe de subsidiarité, l’intervention de l’Union européenne ne se justifie que si celle-ci est réellement en mesure d’agir plus efficacement que les États membres, d’apporter une réelle « valeur ajoutée ».

Le principe de proportionnalité, qui est étroitement lié, suppose, quant à lui, que les moyens utilisés par l’Union européenne ne doivent pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés.

En réalité, le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité est un gage de démocratie car il garantit que les décisions sont prises au plus près des citoyens. C’est aussi un gage d’efficacité, dans la mesure où l’Union européenne ne doit intervenir que si son action est plus efficace que celle des États ou des collectivités territoriales.

En théorie, le respect du principe de subsidiarité s’impose à toutes les institutions européennes. Comme indiqué à l’article premier du protocole n° 2 sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, annexé au traité sur l’Union européenne : « chaque institution veille de manière continue au respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité définis à l’article 5 du traité sur l’Union européenne ». Mais, en réalité, aucune institution européenne n’a spontanément intérêt à faire à faire assurer son respect.

C’est la raison pour laquelle le traité de Lisbonne a mis en place un mécanisme de contrôle du principe de subsidiarité par les Parlements nationaux.

2. Un contrôle de leur respect par les Parlements nationaux sous fortes contraintes

Depuis le traité de Lisbonne, les Parlements nationaux disposent de compétences propres en matière de contrôle de la subsidiarité82(*). À ce titre, la Commission européenne leur transmet ses projets d’actes législatifs.

Conformément au protocole n° 2 annexé aux traités sur l’Union européenne et sur le fonctionnement de l’Union européenne, si un tiers des Parlements nationaux émet un avis motivé sur une même proposition législative, celle-ci doit être réexaminée par l’institution européenne concernée qui peut décider de la maintenir, de la modifier ou de la retirer. C’est ce que l’on appelle le « carton jaune ». Ce seuil est abaissé à un quart des Parlements nationaux pour les projets d’acte législatif intervenant dans le domaine de la coopération judiciaire et policière en matière pénale.

En outre, dans le cadre de la procédure législative ordinaire (codécision entre le Parlement européen et le Conseil), si la moitié des Parlements nationaux émet un avis motivé sur une même proposition législative, la Commission doit réexaminer sa proposition et décider soit de la maintenir, soit de la modifier, soit de la retirer. Si, malgré le nombre important d’avis négatifs, elle choisit de la maintenir, elle doit justifier cette décision en publiant elle-même un avis motivé indiquant les raisons pour lesquelles elle estime que cette proposition est conforme au principe de subsidiarité. De leur côté, le Parlement européen et le Conseil devront vérifier, avant d’achever la première lecture, la conformité du texte au principe de subsidiarité. Si le Parlement européen, à la majorité des suffrages exprimés, ou une majorité de 55 % des membres du Conseil estime qu’il n’est pas conforme, la proposition législative est rejetée et son examen n’est pas poursuivi. C’est ce que l’on appelle le « carton orange ».

Le contrôle de subsidiarité par les Parlements nationaux peut également en principe s’effectuer a posteriori. C’est ce que l’on appelle le « carton rouge ». Chaque Parlement national peut, par l’intermédiaire de son gouvernement, former un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) contre un acte législatif européen déjà adopté, dans les deux mois suivant cette adoption, afin de faire constater qu’il ne respecte pas le principe de subsidiarité.

3. Des résultats décevants en pratique : trois « cartons jaunes » seulement en quinze ans

Le mécanisme de contrôle du respect du principe de subsidiarité par les Parlements nationaux s’est révélé, en pratique, assez décevant.

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, en 2009, seulement trois « cartons jaunes » ont été adressés à la Commission européenne. Et un seul recours, en cours d’instruction, a été formé devant la CJUE, par l’Assemble nationale française : il vise le pacte sur l’asile et la migration récemment adopté83(*).

Les cartons jaunes

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, les Parlements nationaux ont adressé trois « cartons jaunes » à la Commission européenne. Le Sénat a contribué aux deux premiers avis :

– le premier concernait le paquet « Monti II », un ensemble de textes relatifs au droit de grève. Des assemblées parlementaires de douze États membres84(*), représentant 19 voix, ont estimé que ces textes étaient contraires au principe de subsidiarité. La Commission européenne a retiré ce paquet le 26 septembre 2012 ;

– le deuxième « carton jaune » visait la proposition de règlement créant un Parquet européen. Des assemblées de dix États membres85(*), représentant 18 voix, se sont exprimées dans le même sens. La Commission a souhaité maintenir son texte. Mais le Conseil et le Parlement européen, prenant acte des avis motivés, ont fait ensuite évoluer le projet conformément aux voeux du Sénat ;

– le troisième « carton jaune » portait sur la proposition de directive visant à réviser la directive de 1996 relative au détachement des travailleurs. Des assemblées de onze États membres86(*), représentant 22 voix, ont considéré que ce texte, en particulier la question de la fixation des salaires, était contraire au principe de subsidiarité. Le 20 juillet 2016, la Commission a cependant maintenu son texte, rappelant que la directive qu’elle proposait de réviser datait de plus de vingt ans.

En 2023, sur 141 propositions d’actes législatifs soumis au contrôle du principe de subsidiarité, seulement 22 avis motivés ont été adoptés par les Parlements nationaux, soit un tiers de moins que les 32 avis reçus en 2022. Sur 39 chambres (compte tenu des Parlements bicaméraux), seulement 9 chambres87(*) (relevant de 7 États membres), dont le Sénat français, ont adressé un avis motivé en 2023. Les deux-tiers des avis motivés proviennent de trois chambres seulement88(*). Neuf chambres provenant de 6 États membres n’ont adopté aucun avis motivé. Au total, 80 % des avis motivés proviennent des 10 chambres les plus actives89(*).

Ces 22 avis motivés reçus en 2023 étaient très diversifiés et portaient sur 14 propositions différentes de la Commission, dont aucune n’a donné lieu à plus de trois avis motivés. La proposition qui a suscité des avis motivés correspondant au plus grand nombre de voix en 2023 est la proposition relative aux végétaux obtenus par certaines techniques génomiques90(*). Celle qui a donné lieu au plus grand nombre d’avis en 202391(*) est la proposition de règlement relatif aux emballages et aux déchets d’emballages92(*), qui a donné lieu à trois avis motivés.

Toutefois, aucune n’a atteint le seuil requis pour obtenir un réexamen par la Commission européenne, ni a fortiori le seuil du « carton jaune ».

Le Sénat français est l’une des chambres les plus actives en matière de contrôle du respect du principe de subsidiarité, avec trois avis motivés adoptés en 2023.

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne jusqu’au 30 septembre 2023, le Sénat a ainsi adopté 42 avis motivés au titre du contrôle de subsidiarité.

Liste des avis motivés adoptés par le Sénat depuis l’entrée en vigueur du
traité de Lisbonne

· 1 en 2011, sur les exigences prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux entreprises d’investissement ;

· 10 en 2012, sur l’accès aux ressources génétiques, la gestion collective des droits d’auteur et licences multiterritoriales de droits portant sur des oeuvres musicales en vue de leur utilisation en ligne, le contrôle technique périodique des véhicules à moteur, le paquet « Monti II » (qui a atteint le seuil du « carton jaune »), l’information du public sur les médicaments et sur les médicaments à usage humain soumis à prescription médicale, la reconnaissance des qualifications professionnelles, le règlement général sur la protection des données, la définition des grands axes stratégiques du transport transeuropéen, et le suivi et l’évaluation des projets de plans budgétaires dans les États membres de la zone euro ;

· 4 en 2013, sur la déclaration de TVA normalisée, les commissions d’interchange pour les opérations de paiement liées à une carte, la création du parquet européen (qui a atteint le seuil du « carton jaune ») et le 4paquet ferroviaire ;

· 2 en 2014, sur des mesures structurelles améliorant la résilience des établissements de crédit de l’Union européenne et le règlement sur les nouveaux aliments ;

· aucun en 2015 ;

· 4 en 2016, sur l’organe des régulateurs européens des communications électroniques, le mécanisme d’échange d’informations en ce qui concerne les accords intergouvernementaux et les instruments non contraignants conclus entre des États membres et des pays tiers dans le domaine de l’énergie, les contrats de fourniture de contenu numérique, les contrats de vente (dont en ligne) et de toute autre vente à distance de biens, et le paquet « déchets » ;

· 7 en 2017, sur la certification des technologies de l’information et des communications en matière de cybersécurité, le cadre applicable à la libre circulation des données à caractère non personnel, le marché intérieur de l’électricité, l’agence de l’Union européenne pour la coopération des régulateurs de l’énergie, la coordination des systèmes de sécurité sociale, la procédure de notification des régimes d’autorisation et des exigences en matière de services, mise en place d’un contrôle de proportionnalité avant l’adoption d’une nouvelle réglementation de professions ;

· 2 en 2018, sur les règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et l’évaluation des technologies de la santé ;

· aucun en 2019 ;

· 1 en 202093(*), sur le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant la loi européenne sur le climat (règlement (UE) 2018/1999) ;

· 4 en 2021, dont 3 sur les propositions de règlement relatives aux menaces transfrontières graves pour la santé, sur l’institution d’un centre européen de prévention et de contrôle des maladies et sur un rôle renforcé de l’agence européenne des médicaments, et 1 sur la neutralité climatique d’ici à 2035 dans le secteur de l’utilisation des terres, de la foresterie et de l’agriculture ;

· 4 en 2022, respectivement relatifs à la proposition de règlement sur le développement du réseau transeuropéen de transport, à la proposition de directive relative aux poursuites stratégiques altérant le débat public, à la révision des directives relatives aux énergies renouvelables, à la performance énergétique et à l’efficacité énergétique, ainsi qu’au cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur ;

· 3 en 2023, respectivement relatifs à l’instauration d’un certificat européen de filiation, aux normes européennes relatives aux emballages et à la protection de l’Union européenne contre la manipulation du marché de gros de l’énergie.

Des exemples récents d’avis motivés adoptés par le Sénat figurent dans le rapport d’information de la commission des affaires européennes du 16 mai dernier sur l’impact du Sénat sur l’élaboration des textes européens, présenté par le président de la commission des affaires européennes94(*).

On peut ainsi mentionner la résolution du Sénat portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement de la Commission établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur95(*).

Le paquet « liberté des médias »

Ce texte vise à définir les droits et obligations des fournisseurs de services de médias et institue un nouveau comité européen pour les services de médias, qui doit assumer les tâches dévolues aujourd’hui au groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels et de nouvelles missions (contrôle des systèmes de mesure des audiences ; répartition juste et équitable de la publicité d’État et protection des sources journalistiques). Enfin, il doit établir un « dialogue structuré » avec les très grandes plateformes en ligne afin de garantir l’intégrité éditoriale des contenus mis en ligne et pose un cadre juridique pour le contrôle des concentrations.

Dans sa résolution, le Sénat a en particulier :

· rappelé que la liberté de la presse et l’indépendance des médias étaient des conditions essentielles de la vie démocratique et indiqué qu’il soutenait donc le principe d’une nouvelle norme européenne destinée à protéger le pluralisme ;

· contesté en revanche la pertinence de l’article 114 du TFUE comme base juridique de la réforme envisagée, en constatant que le marché des médias n’était pas européen mais essentiellement structuré sur une base nationale, voire régionale ou locale, et en soulignant que le pluralisme des médias et de la presse écrite constituaient en revanche l’expression incontestable de la diversité culturelle et linguistique de l’Union européenne, garantie plutôt par l’article 167 du TFUE et pour laquelle l’Union européenne ne dispose que d’une compétence d’appui ;

· estimé que le choix d’une proposition de règlement, d’application directe et uniforme, pour cette réforme, au lieu d’une proposition de directive, qui aurait laissé aux États membres le choix de la forme et des moyens de sa mise en oeuvre, ainsi que la création d’un nouvel échelon de recours européen contre les décisions des autorités nationales de régulation contrevenaient au respect de cette diversité et au principe de proportionnalité.

Dans sa réponse en date du 31 mars 2023, la Commission européenne a indiqué vouloir « apaiser les craintes du Sénat ».

Elle a justifié sa base juridique en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui a autorisé l’usage de l’article 114 du TFUE « même si la proposition législative a une incidence sur d’autres domaines d’action pour lesquels les traités ne confèrent pas explicitement de compétences à l’Union »96(*).

Elle a aussi assumé son choix d’un règlement au lieu d’une directive en rappelant deux avantages de cet instrument, qui sous-entendent maladroitement que l’intervention des parlements nationaux en cas de transposition d’une directive est avant tout source de lenteur et de complexité : « le règlement permet de donner aux acteurs du marché des médias des droits directement applicables » ; « un règlement ne nécessite pas de transposition et contribue donc à apporter une réponse rapide aux problèmes du marché intérieur des médias ».

Répondant aux critiques du Sénat remettant en cause l’existence d’un marché intérieur européen des médias, elle a considéré que « le caractère régional ou local d’un média n’exclu(ait) pas » sa participation au marché intérieur. Elle a aussi estimé que ce marché pouvait être menacé par des atteintes à « l’indépendance de décisions éditoriales individuelles », par un « risque élevé d’ingérence dans les États membres » et par « un manque de transparence concernant les entreprises de médias », dont le « caractère transfrontière » et « l’ampleur » justifiaient une action européenne, en particulier pour surveiller les concentrations sur les marchés des médias qui sont « susceptibles d’influer sensiblement sur le pluralisme des médias et l’indépendance éditoriale. »

Elle a en outre affirmé que, « lorsqu’elle intervient pour protéger et développer le marché intérieur dans un secteur économique », l’Union européenne est également autorisée à « tenir compte des intérêts publics légitimes de la société et de la protection des droits fondamentaux. » Par exemple lorsque des médias publics financés par des « fonds publics » fournissent des « informations et des opinions biaisées » (toutefois, dans sa réponse, la Commission ne définit pas ce que sont ces informations et opinions biaisées).

La Commission européenne a enfin souhaité donner des garanties au Sénat : la proposition « reconnaît et préserve pleinement les compétences des États membres », maintient leur rôle de « supervision des services de médias » et n’impose « aucune exigence » sur les « contenus médiatiques ».

Les discussions au Conseil et au Parlement ont permis d’aboutir à un accord en trilogue sur la réforme, le 15 décembre 2023. Dans l’intervalle, de nouveaux sujets avaient enrichi les débats, en particulier concernant la possibilité d’utiliser des logiciels de surveillance à l’encontre des journalistes.

Le compromis trouvé renforce l’indépendance éditoriale des médias publics (nomination transparente des responsables éditoriaux et pour un mandat « suffisamment long » ; contrôle indépendant…), souhaite protéger le travail des journalistes (interdiction de la révélation de leurs sources par les journalistes, « sauf pour une raison impérieuse d’intérêt public » et sous réserve d’une autorisation judiciaire), prévoit des mesures de transparence sur la propriété des médias et instaure un dispositif garantissant que les décisions relatives à la modération des contenus par les très grandes plateformes en ligne n’affecteront pas négativement la liberté de la presse.

Évaluant le contenu de la réforme dans une communication présentée le 14 décembre 2023, nos collègues sénatrices Mmes Karine Daniel et Catherine Morin-Desailly ont pu se féliciter de compromis « globalement satisfaisants » sur les points clés garantissant la création d’une « norme minimale pour protéger le pluralisme et l’indépendance des médias dans l’ensemble de l’Union européenne », ainsi que les journalistes.

En réalité, comment expliquer le très faible nombre de « cartons jaunes » adoptés depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ?

Comme le rappelait le rapport d’information de la mission d’information du Sénat sur la judiciarisation de la vie publique en 202197(*)plusieurs obstacles, souvent cumulatifs, se présentent aux Parlements nationaux lorsqu’ils souhaitent contrôler les initiatives législatives européennes au titre du contrôle de subsidiarité :

· « en raison du fait majoritaire dans nombre de démocraties européennes, les chambres peuvent être conduites à renoncer à leurs prérogatives en matière de subsidiarité afin de ne pas gêner les positions diplomatiques défendues par le pouvoir exécutif dans les négociations européennes ». En pratique, en 2022, ce renoncement a, de fait, concerné une majorité de 25 chambres ;

· « la mise en oeuvre du contrôle de subsidiarité est cantonnée dans un délai de huit semaines incompressible et ce délai est court, voire trop court, pour adopter un avis motivé puis pour convaincre les autres Parlements nationaux de la pertinence de la position adoptée… » ;

· « le seuil à atteindre pour former un « carton jaune » (un tiers des voix attribuées aux Parlements nationaux) est également dissuasif » ;

· enfin, « le contrôle de subsidiarité n’est pas un contrôle au fond des projets d’actes législatifs examinés. (…) Pour des raisons de délai et de cohérence, le Sénat, en premier lieu sa commission des affaires européennes, peut être conduit à privilégier l’adoption de (…) résolutions et avis politiques en y insérant des éléments de subsidiarité. »

Ainsi, le contrôle du principe de subsidiarité par les Parlements nationaux demeure largement perfectible.

III. RENDRE L’ACTION DE L’UNION EUROPÉENNE PLUS LÉGITIME, PLUS EFFICACE ET MIEUX ADMISE PAR LES CITOYENS

A. NE LÉGIFÉRER QUE SI NÉCESSAIRE ET DANS LE RESPECT DES COMPÉTENCES DES ÉTATS MEMBRES

1. Inviter les États membres réunis au sein du Conseil à prendre leur part dans le contrôle préalable des bases juridiques de toute initiative législative européenne

Comme le souligne le Conseil d’État dans son récent rapport sur la souveraineté, « le strict respect des traités doit toujours être et demeurer la base de toute l’action européenne, à commencer par celle des institutions de l’Union, et d’abord de la Commission, qui en est la gardienne, mais aussi de la Cour, qui est en charge d’en assurer le respect, et bien sûr des États membres. Si les traités sont des actes juridiques vivants qui ne peuvent être réduits à une stricte interprétation littérale, il n’en demeure pas moins primordial que la lettre de leurs stipulations soit respectée, en particulier lorsqu’elle pose des limites à la compétence de l’Union ou de ses institutions ».

L’enjeu est d’autant plus important, aux yeux du Conseil d’État, que l’un des éléments qui nourrissent la crise de confiance des citoyens à l’égard de l’Union européenne provient du sentiment d’un « exercice excessif, voire envahissant de ses compétences par l’Union, dans une logique du « toujours plus » ».

À cet égard, la Commission européenne, en sa qualité de « gardienne des traités » et disposant du monopole de l’initiative dans le cadre de la méthode communautaire, a une responsabilité particulière. Le Secrétaire général des affaires européennes en est convenu lors de son audition par les rapporteurs, reconnaissant la nécessité pour les services de la Commission européenne, dès avant l’examen d’une proposition législative par le collège des commissaires, de s’attarder de manière plus approfondie sur les deux questions fondamentales suivantes : pourquoi agir au niveau de l’Union européenne ? Et comment agir ?

Or la Commission européenne est – par essence – favorable à une intégration européenne toujours plus poussée et tend à vouloir étendre les compétences de l’Union européenne au-delà de la lettre des traités.

En réalité, le Conseil, qui représente les États, semble le mieux placé pour veiller au respect des compétences de ces derniers et devrait jouer dans ce domaine le rôle de « garde-fou ».

Or, l’expérience montre que, en pratique, les questions de la compétence de l’Union européenne, de l’adéquation de la base juridique et de l’instrument juridique retenu (règlement vs. directive, acte délégué, acte d’exécution…) qui sont étroitement liées, et le contrôle de l’opportunité d’une action européenne et de l’évaluation adéquate de son possible impact sont rarement débattus par les représentants des États lors de la négociation au sein du Conseil98(*).

Les rapporteurs considèrent que toute initiative législative de la Commission européenne devrait faire l’objet d’un examen systématique et approfondi de l’ensemble de ces questions préalables au sein du collège des commissaires et par les représentants des États membres réunis au sein du Conseil, avant d’engager la négociation sur le fond de l’initiative.

Proposition n° 1 : Inciter les États membres réunis au sein du Conseil à prévoir un examen systématique et approfondi de la base juridique et du choix de l’instrument juridique retenus pour toute initiative législative européenne, avant d’engager sa négociation.

2. Prévoir d’insérer dans toute législation européenne une « clause bouclier » respectant la compétence des États membres en matière d’ordre public et de sécurité nationale

Reprenant une préconisation du Conseil d’État, les rapporteurs suggèrent de prévoir, lors de la négociation des propositions législatives, une « clause bouclier » rappelant, dans chaque texte en discussion, que ses dispositions ne portent pas atteinte aux fonctions essentielles de l’État, notamment au titre de ses compétences en matière d’ordre public, de sécurité nationale et d’intégrité du territoire.

Rappelons que le paragraphe 2 de l’article 4 du traité sur l’Union européenne dispose que « l’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».

Comme on l’a vu précédemment au sujet de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur le temps de travail des militaires ou la conservation des données de connexion, une telle « clause bouclier » serait particulièrement bienvenue s’agissant des textes relevant de la coopération policière et judiciaire.

Proposition n° 2 : Respecter la compétence des États membres en matière d’ordre public, de sécurité nationale et d’intégrité du territoire, en appelant la Commission européenne à y veiller dans l’élaboration de ses propositions législatives et en prévoyant, lors de la négociation des textes, une « clause bouclier » préservant le rôle des États membres en ces domaines.

3. Promouvoir le dialogue des juges nationaux et européen pour permettre aux États membres d’être toujours en mesure d’assumer leurs responsabilités

Dans son étude sur la souveraineté, le Conseil d’État préconise également d’encourager la Cour de justice de l’Union européenne à veiller à un respect strict des compétences établies par les traités, notamment en développant un dialogue entre juges européens et juges nationaux, « pour favoriser un équilibre renouvelé sur les problématiques de sécurité nationale et d’intégrité du territoire tenant pleinement compte des nouveaux enjeux stratégiques », sauf à mettre en péril la construction juridique européenne dans son ensemble.

Le principe de primauté du droit de l’Union européenne a été consacré par la Cour de Justice de l’Union européenne, dans son célèbre arrêt « Costa c/ Enel » en 196499(*). Selon cet arrêt, « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leurs juridictions ». Du fait de « sa nature spécifique originale », « issu d’une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc […] se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même ». La primauté de l’ordre juridique de l’Union a été, par la suite, confirmée par plusieurs jurisprudences de la CJUE.

Dans le même temps , le traité sur l’Union européenne, en son article 4 alinéa 2, exige le respect de « l’identité nationale » des États membres « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles » : au nom de son monopole d’interprétation du traité que ce dernier lui confie, la Cour estime qu’il lui revient de vérifier si une obligation du droit de l’Union ne méconnaît pas l’identité nationale d’un État membre, ceci afin d’éviter qu’en s’appuyant sur la réserve de l’identité nationale, une juridiction nationale puisse s’affranchir du respect du droit de l’Union ; pourtant, la Cour de justice de l’Union ne saurait définir l’identité constitutionnelle des États membres, puisque ces derniers ont le « dernier mot » sur les traités fondateurs de l’Union.

Ceci appelle un dialogue accru entre les juges européens et nationaux afin d’améliorer leur compréhension des enjeux des litiges dont ils sont saisis et de la diversité des situations nationales.

Dans le contexte actuel de menaces croissantes et quand sont en jeu des exigences risquant de porter atteinte à la sécurité nationale, le Conseil d’État appelle précisément le juge européen à accorder « davantage de place à la marge d’appréciation laissée aux États membres pour assurer leurs fonctions les plus essentielles ». Il invite la CJUE à s’inscrire à cet effet dans une logique comparable à celle que suit la Cour européenne des droits de l’homme.

Le Conseil d’État propose aussi, pour faciliter l’articulation entre juges européens et nationaux, de confier à un juge en fonction dans une cour suprême nationale la présidence du comité – prévu à l’article 255 du TFUE-consulté sur les personnes que les États membres proposent de nommer à la CJUE et d’assurer la présence d’une majorité de juges nationaux au sein de ce comité.

Les rapporteurs souscrivent également à ces recommandations, qui visent à garantir le respect de l’identité constitutionnelle des États membres, conformément à la jurisprudence récente du Conseil Constitutionnel100(*) et du Conseil d’État101(*), estimant qu’il appartient au juge administratif national d’écarter l’application d’un acte de l’Union qui, tel qu’interprété par la CJUE, aurait pour effet de priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle ne bénéficiant pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente.

Proposition n° 3 : Promouvoir le dialogue des juges nationaux et européen pour permettre à chaque État membre d’être toujours en mesure d’assumer ses responsabilités

4. Limiter le recours aux procédures d’urgence, aux actes d’exécution et aux actes délégués

Comme cela a été souligné précédemment, la tendance de la Commission européenne à recourir aux règlements plutôt qu’aux directives, et le recours excessif aux actes d’exécution et aux actes délégués sont de nature à méconnaître les principes de subsidiarité et de proportionnalité, et à limiter le contrôle des Parlements nationaux.

Les rapporteurs estiment donc souhaitable de limiter le recours au règlement, ainsi qu’aux actes d’exécution ou aux actes délégués.

Les règlements devraient être limités aux seuls domaines qui nécessitent une harmonisation très poussée, pour éviter en particulier toute distorsion de concurrence entre les entreprises ou risquer de porter atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur.

Le recours aux actes d’exécution et les actes délégués devrait, quant à lui, être réservé aux seuls aspects techniques à l’exclusion de toute considération de nature politique. Le Conseil, qui réunit les États membres, gagnerait à y veiller au premier chef.

Proposition n° 4 : Privilégier le recours aux directives plutôt qu’aux règlements et limiter le recours abusif de la Commission aux actes d’exécution et aux actes délégués

B. LÉGIFÉRER MIEUX : POUR UNE LÉGISLATION SOBRE ET DE QUALITÉ

1. Étendre le champ et améliorer la qualité des études d’impact et prévoir une évaluation ex post des actes juridiques

Les rapporteurs considèrent que toutes les propositions législatives de la Commission européenne devraient être accompagnées d’une étude d’impact et que cette obligation devrait même s’étendre aux autres documents de la Commission européenne, comme les communications ou les plans d’action, ayant des implications législatives, ainsi qu’aux amendements substantiels du Conseil et du Parlement européen.

Le Conseil et le Parlement européen devraient systématiquement refuser d’examiner toute proposition législative de la Commission européenne dépourvue d’une étude d’impact et contrôler la réalité de l’urgence invoquée par la Commission pour s’en exonérer.

Les rapporteurs font aussi valoir la nécessité d’approfondir les études d’impact en poussant l’analyse par État membre ou par secteur économique voire en prenant en compte l’impact croisé de différentes obligations européennes (par exemple en prenant en compte les effets cumulés des divers accords de commerce conclus entre l’Union européenne et les pays tiers102(*)). Il s’agit de permettre d’appréhender l’impact du projet à la fois plus finement, à l’échelle de chaque État membre et non de toute l’Union, et plus largement, c’est-à-dire dans sa dimension non strictement économique mais également socio-économique pour prendre en compte l’ensemble des conséquences prévisibles du projet sur l’équilibre global d’un territoire, parfois très dépendant d’une activité économique essentielle (comme la pêche par exemple qui fait vivre toute une filière animant les territoires côtiers mais aussi littoraux).

L’absence d’une étude d’impact devrait être un motif d’annulation d’un acte juridique par la Cour de justice de l’UE. L’obligation d’accompagner les initiatives législatives d’une étude d’impact figure, en effet, dans l’accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » de 2016.

Proposition n° 5 : Étendre l’obligation de présenter une étude d’impact à toutes les initiatives législatives, aux communications ou autres actes ayant des implications législatives de la Commission européenne, ainsi qu’aux amendements substantiels du Conseil et du Parlement européen, et améliorer la qualité des études d’impact.

Les rapporteurs estiment aussi utile de prévoir, de manière systématique, une évaluation ex post quelques années après l’entrée en vigueur d’un acte normatif, afin de vérifier notamment si les objectifs ont été atteints. À cet effet, une clause de rendez-vous pourrait être intégrée dans toute proposition législative européenne.

Proposition n° 6 : Prévoir une évaluation ex post systématique de l’acte législatif, quelques années après son entrée en vigueur.

2. Réduire la charge administrative pesant sur les entreprises, notamment les PME, en prévoyant un « test PME » et un « test compétitivité »

Comme le rappelle M. Mario Draghi dans son récent rapport, les PME, qui représentent 99 % des entreprises européennes, occupent une place majeure en matière de compétitivité européenne.

L’organisation BusinessEurope a formulé plusieurs propositions, dans une feuille de route publiée le 15 octobre dernier, afin de renforcer la place des PME, notamment la création d’un poste d’envoyé spécial chargé des PME au sein de la Commission européenne103(*) ou le renforcement du « test PME » dès l’étude d’impact d’une nouvelle proposition législative.

Comme le souligne Mario Draghi, le numérique et l’intelligence artificielle offrent aussi des potentialités en termes de simplification et de réduction des obligations de déclaration.

Plus généralement, l’objectif de réduction des charges administratives des entreprises participe au renforcement de la compétitivité européenne. Il est donc indispensable d’alléger le poids du « fardeau réglementaire » pesant sur les entreprises européennes par rapport à leurs concurrentes, notamment américaines ou chinoises. Il préconise à cet égard d’introduire un « test de compétitivité » par rapport au reste du monde et de renforcer le « test PME » dans les études d’impact.

Les rapporteurs souscrivent à ces deux préconisations.

Proposition n° 7 : Réduire la charge administrative pesant sur les entreprises, notamment les PME, en prévoyant un « test compétitivité » et en renforçant le « test PME » pour toute nouvelle initiative européenne.

C. MOBILISER TOUS LES ACTEURS POUVANT CONTRIBUER AU RESPECT DES PRINCIPES DE SUBSIDIARITÉ ET DE PROPORTIONNALITÉ

1. Renforcer la place des Parlements nationaux, notamment en matière de contrôle du respect du principe de subsidiarité

Les Parlements nationaux, qui représentent les peuples, ont un rôle essentiel à jouer pour rapprocher l’Union européenne et les citoyens. Le renforcement du rôle des Parlements nationaux permettrait de rendre l’Union européenne plus proche des citoyens et son action plus légitime et plus efficace.

À l’initiative du Sénat, un groupe de travail a été constitué au sein de la COSAC, sous présidence française de l’Union européenne, chargé de proposer les moyens de renforcer le rôle des Parlements nationaux dans l’Union européenne.

À l’issue de ses travaux, ce groupe de travail a publié un rapport, en juin 2022104(*), qui avance plusieurs propositions.

Il propose d’abord de mieux surveiller le respect du principe de subsidiarité, notamment en abaissant à un quart des voix des Parlements nationaux le seuil de déclenchement du « carton jaune » et en portant de huit à dix semaines le délai accordé aux Parlements nationaux pour qu’ils procèdent au contrôle de subsidiarité.

Il préconise aussi de mieux associer les parlements nationaux au processus décisionnel, dès la phase pré-législative. Il appelle à renforcer le rôle de contrôle des parlements nationaux vis-à-vis du Conseil mais aussi de la Commission européenne, en ouvrant aux parlements nationaux un droit de questionnement écrit. Enfin, il plaide pour développer le dialogue entre les parlements nationaux et les institutions européennes et pour rendre plus efficace la coopération interparlementaire.

Les rapporteurs font leurs ces propositions, que la COSAC plénière réunie à Budapest du 27 au 29 octobre dernier a elle-même endossées dans sa contribution finale105(*).

Proposition n° 8 : Faciliter le contrôle du respect du principe de subsidiarité par les Parlements nationaux, en portant de huit à dix semaines sa durée et en abaissant à un quart des chambres parlementaires nationales le seuil à partir duquel la Commission doit reprendre sa proposition législative (déclenchement du « carton jaune »)

2. Inciter les États membres réunis au Conseil à procéder à un examen préalable de toute initiative européenne au titre de la subsidiarité et de la proportionnalité

Les États membres devraient, préalablement à l’examen au fond, procéder à un examen systématique de toute nouvelle initiative législative au regard de la subsidiarité et de la proportionnalité afin de vérifier si cette proposition apporte une réelle « valeur ajoutée » et si les moyens envisagés sont proportionnés.

Le respect du principe de subsidiarité s’impose à l’ensemble des institutions européennes, en particulier au Conseil, comme cela a été rappelé précédemment.

Or, comme le SGAE en a fait état aux rapporteurs lors de son audition, il est rare qu’au sein du Conseil, qui réunit les ministres des 27, la question du respect du principe de subsidiarité soit évoquée.

Le Conseil d’État considère, dans son récent rapport sur la souveraineté, que « le Conseil devrait jouer un rôle moteur s’agissant du respect du principe de subsidiarité au sein des institutions de l’Union », notamment afin de garantir que les États membres conservent, en vertu des traités, la compétence de principe qui est la leur, y compris s’agissant des actes délégués.

Le Conseil d’État recommande à cet égard de mettre en place « une Madame ou un Monsieur subsidiarité » qui serait nommé par le Président du Conseil européen pour intervenir auprès du Conseil de l’Union. Cette personnalité s’appuierait sur un service placé au sein du secrétariat général du Conseil. Elle serait chargée de « développer une expertise et une vigilance particulières au Conseil, y compris en nouant des relations avec les parlements nationaux ». Le Conseil d’État suggère aussi qu’au niveau national, le Secrétariat général des affaires européennes coordonne pour sa part un suivi interministériel du principe de subsidiarité.

Les rapporteurs estiment eux aussi souhaitable d’inviter les représentants des États membres réunis au sein du Conseil à examiner systématiquement – et préalablement à son examen au fond – si toute nouvelle initiative législative européenne est conforme aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, c’est-à-dire à vérifier si celle-ci est susceptible d’apporter une réelle « valeur ajoutée » et si les moyens envisagés sont pertinents pour atteindre les objectifs fixés. Ils sont toutefois réservés sur l’opportunité de créer à cet effet une fonction nouvelle de représentant, spécialement nommé par le Président du Conseil européen pour inciter le Conseil à y veiller.

Proposition n° 9 : Inciter les États membres réunis au Conseil à examiner la conformité de toute initiative européenne aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, en amont de sa négociation

3. Rétablir un poste de vice-président de la Commission européenne chargé de la simplification et de la subsidiarité

Dans son rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne, Mario Draghi recommande de nommer un vice-Président de la Commission européenne chargé de la simplification afin de rationaliser l’acquis, tout en adoptant une méthodologie unique et claire pour quantifier le coût du nouveau « flux » réglementaire.

Il estime également qu’au début de chaque mandat de la Commission européenne, « une période fixe d’au moins six mois devrait être consacrée à l’évaluation systématique et au test de résistance de toute la réglementation existante par secteur d’activité économique ».

Le précédent collège de la Commission européenne présidé par Ursula von der Leyen comptait un vice-président chargé des relations interinstitutionnelles, Maros efèoviè, qui était notamment chargé du « mieux légiférer » et des relations avec les Parlements nationaux.

Il est regrettable à cet égard que, dans le nouvel organigramme de la Commission européenne présenté récemment par la présidente Ursula von der Leyen, le Commissaire européen chargé des relations interinstitutionnelles et des relations avec les Parlements nationaux ait été « rétrogradé » au poste de simple Commissaire européen et non plus de vice-président et que son « portefeuille » ait été scindé, puisque la simplification et la « meilleure réglementation » seraient confiés à un autre Commissaire européen, en l’occurrence Valdis Dombrovskis.

La simplification représente pourtant un sujet majeur et transversal, qui devrait relever du portefeuille d’un vice-président, comme le propose Mario Draghi dans son rapport. On pourrait utilement y ajouter la question de la subsidiarité.

Par ailleurs, le rôle du secrétariat général de la Commission européenne en matière de qualité législative et de contrôle de la subsidiarité à l’égard des autres directions générales et services mériterait d’être renforcé.

Sous l’autorité du Président de la Commission européenne et du vice-Président chargé de la simplification et de la subsidiarité, le secrétariat général de la Commission européenne pourrait jouer un rôle semblable à celui du secrétariat général du gouvernement en France et exercer un contrôle plus strict sur la base juridique, le choix des instruments, les études d’impact et la qualité des textes.

Proposition n° 10 : Rétablir un poste de Vice-Président de la Commission européenne chargé de la simplification et de la subsidiarité et renforcer le rôle du secrétariat général de la Commission européenne

D. TENIR DAVANTAGE COMPTE DE LA DIVERSITÉ DES ÉTATS MEMBRES

1. Veiller au respect de la diversité linguistique

Le respect de la diversité culturelle et linguistique des États membres de l’Union européenne est un pilier fondateur de l’adhésion de ces États à l’Union européenne et de l’appropriation citoyenne de la construction européenne, reconnu par les dispositions de l’article 3 du traité sur l’Union européenne et de l’article 22 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

La commission des affaires européennes du Sénat avait à ce propos formulé plusieurs propositions pour une politique européenne plus ambitieuse en matière de patrimoine et de politique culturelle, dans un rapport d’information et une proposition de résolution européenne, qui ont été adoptés à l’unanimité le 1er mars 2022106(*).

A cet égard, le respect de la diversité linguistique revêt une importance particulière.

Le français est ainsi une des langues officielles et figure, avec l’anglais et l’allemand, parmi les langues de travail des institutions européennes.

La diversité linguistique est toutefois de moins en moins respectée au sein des institutions européennes où, sous l’effet des élargissements successifs, et malgré la sortie du Royaume-Uni, un monolinguisme de fait s’installe au profit de la langue anglaise.

Si, en principe, tous les documents doivent faire l’objet d’une traduction dans l’ensemble des 24 langues officielles de l’Union européenne, en pratique, on constate qu’un grand nombre de documents ou de pages web ne sont disponibles uniquement dans leur version anglaise ou sont traduits avec retard.

C’est en particulier souvent le cas des études d’impact ou des divers documents de travail de la Commission européenne.

Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, l’étude d’impact qui accompagne la proposition de règlement établissant l’euro numérique du 28 juin 2023107(*) est disponible uniquement en anglais, ce qui est regrettable car beaucoup de désinformation circule sur le projet d’euro numérique.

Les délais de traduction peuvent aussi parfois poser question, à l’image du « paquet pharmaceutique », dont la version anglaise a été publiée en avril 2023, alors que la traduction en français n’a été disponible qu’en septembre 2023.

De même, dans le domaine de la politique culturelle, pour permettre à tous les acteurs culturels concernés de s’approprier pleinement les voies et moyens d’accéder aux programmes et financements européens, il est capital de mettre à leur disposition des documents clairs dans leur langue.

Ainsi, le programme « Europe Creative », géré par la Commission européenne, a été doté, sous la mandature précédente, d’un budget en très forte progression : 2,442 milliards d’euros pour le cadre financier pluriannuel 2021-2027, soit 63 % de plus que le programme sous la précédente législature 2014-2020. Or il a fallu attendre la présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022, et la résolution européenne du Sénat108(*), pour que le guide pratique interactif destiné aux acteurs culturels pour leur permettre de cerner l’adéquation de leurs projets aux critères d’éligibilité soit enfin correctement traduit en français, de manière claire et lisible. Cela a pris plusieurs mois, pendant lesquels les utilisateurs anglophones ont été, de fait, avantagés.

À la suite des résolutions européennes du Sénat sur les programmes de travail de la Commission européenne pour 2023 et 2024, les rapporteurs appellent donc les institutions européennes à veiller davantage au respect de la diversité linguistique et à la place du français, dans le prolongement de l’avis politique109(*) déjà adressé à cet effet par la commission des affaires européennes à la Commission européenne en janvier 2020.

Proposition n° 11 : Veiller au respect de la diversité linguistique au sein des institutions européennes et notamment à la place du français

2. Mieux prendre en compte la spécificité des territoires, notamment ultramarins

Les rapporteurs reconnaissent la nécessité que la législation européenne serve l’intérêt général européen. Ils soulignent, comme le rappelle le Conseil d’État dans sa dernière étude annuelle, que cet intérêt général « ne peut se penser isolément des intérêts nationaux, ni se réduire uniquement à leur somme ».

À cet effet, ils appellent à développer les relations entre les commissaires européens et les parlements nationaux et, au niveau administratif, entre les administrations européennes et nationales, pouvant passer, comme le suggère le Conseil d’État lui-même, par la mise en place d’une obligation de mobilité géographique pour accéder à certaines fonctions.

Ceci doit permettre de mieux prendre en compte, dès l’élaboration des propositions législatives, la grande diversité des situations territoriales à travers l’Union et de prévoir éventuellement, pour y répondre, des possibilités éventuelles d’aménagement local des règles européennes censées s’appliquer uniformément sur tout le territoire de l’Union.

En outre, comme évoqué plus haut, ils insistent sur l’importance de mieux tenir compte de l’impact socio-territorial des propositions élaborées à Bruxelles et de l’intégrer dans les études d’impact.

Par ailleurs, dans sa communication du 3 mai 2022 intitulée « Donner la priorité aux citoyens, assurer une croissance durable et inclusive, libérer le potentiel des régions ultrapériphériques de l’Union », la Commission européenne s’est engagée à mieux mobiliser les possibilités d’adaptation des normes aux régions ultrapériphériques prévues à l’article 349 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Cet objectif a été réaffirmé par le Conseil dans ses conclusions du 30 novembre 2023 sur l’avenir de la politique de cohésion. Le Conseil invite la Commission à procéder à une analyse systématique de l’impact dans les RUP de toute proposition de norme européenne.

Les rapporteurs appuient cette recommandation et plaident donc pour une forme de « test RUP » au stade de l’élaboration, par la Commission européenne, de ses propositions législatives.

Proposition n° 12 : Inviter la Commission européenne à procéder à une analyse systématique de l’impact territorial de toute proposition législative européenne, notamment pour les régions ultrapériphériques


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