La Banque et le Devoir de Non-Intervention : Limites et Responsabilités

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La Banque et le Devoir de Non-Intervention : Limites et Responsabilités

Monsieur [E] [K] a effectué quatre virements totalisant 150.000 euros vers un compte lié à un placement financier après avoir été contacté par la BANQUE DE LUXEMBOURG INVESTMENTS. Il a découvert par la suite que son interlocuteur n’était pas un employé de cette banque et que le placement n’existait pas. Après avoir déposé une plainte pour escroquerie, il a mis en demeure la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE, arguant d’un manquement à son devoir de vigilance. Suite à une assignation en justice, le juge a ordonné un sursis à statuer en attendant l’issue de la procédure pénale. Après le classement sans suite de sa plainte, Monsieur [E] [K] a demandé la réparation de ses préjudices, tandis que la CAISSE D’EPARGNE a demandé le rejet de ses demandes et a sollicité des dommages-intérêts. L’affaire a été entendue le 26 mars 2024, avec un jugement prévu pour le 13 juin 2024, prorogé au 25 septembre 2024.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

25 septembre 2024
Tribunal judiciaire de Nantes
RG
20/03145
SG

LE 25 SEPTEMBRE 2024

Minute n°

N° RG 20/03145 – N° Portalis DBYS-W-B7E-KXTE

[E] [K]

C/

S.A. CAISSE D’EPARGNE ET DE PREVOYANCE BRETAGNE PAYS DE LOIRE

Autres actions en responsabilité exercées contre un établissement de crédit

1 copie exécutoire et certifiée conforme à :
la SELARL CLAIRE LIVORY AVOCAT – 64
l’AARPI DELVISO AVOCATS
la SELARL L.R.B. AVOCATS CONSEILS – 110

délivrées le
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE NANTES
—————————————————

QUATRIEME CHAMBRE

JUGEMENT
du VINGT CINQ SEPTEMBRE DEUX MIL VINGT QUATRE

Composition du Tribunal lors du délibéré :

Président : Laëtitia FENART, Vice-Présidente,
Assesseur : Nathalie CLAVIER, Vice Présidente,
Assesseur : Stéphanie LAPORTE, Juge,

GREFFIER : Sandrine GASNIER

Débats à l’audience publique du 26 MARS 2024 devant Laëtitia FENART, siégeant en Juge Rapporteur, sans opposition des avocats, qui a rendu compte au Tribunal dans son délibéré.

Prononcé du jugement fixé au 13 JUIN 2024 prorogé au 25 SEPTEMBRE 2024.

Jugement Contradictoire rédigé par Nathalie CLAVIER, prononcé par mise à disposition au greffe.

—————
ENTRE :

Monsieur [E] [K], demeurant [Adresse 2]
Rep/assistant : Maître Claire LIVORY de la SELARL CLAIRE LIVORY AVOCAT, avocats au barreau de NANTES
Rep/assistant : Maître Anne BERNARD-DUSSAULX de l’AARPI DELVISO AVOCATS, avocats au barreau de PARIS

DEMANDEUR.

D’UNE PART

ET :

S.A. CAISSE D’EPARGNE ET DE PREVOYANCE BRETAGNE PAYS DE LOIRE, dont le siège social est sis [Adresse 1]
Rep/assistant : Maître Louis NAUX de la SELARL L.R.B. AVOCATS CONSEILS, avocats au barreau de SAINT-NAZAIRE

DEFENDERESSE.

D’AUTRE PART

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Faits, procédure et prétentions des parties

Monsieur [E] [K] expose qu’après avoir été contacté par téléphone par la BANQUE DE LUXEMBOURG INVESTMENTS (B.L.I.), il a effectué, entre le 13 et le 16 septembre 2019, quatre virements à son profit d’un montant global de 150.000,00 euros à partir de son compte de dépôt ouvert auprès de la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE, pour réaliser des placements financiers.

Monsieur [E] [K] a appris par la suite qu’aucune personne au nom de son interlocuteur ne travaillait pour la B.L.I. et que le placement “BOOSTE” sur lequel il avait souhaité investir ses fonds, n’existait pas.

Le 16 septembre 2019, il a déposé plainte auprès de la gendarmerie pour escroquerie.

Le 12 mars 2020, il a mis en demeure la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE de lui régler la somme de 150.000,00 euros, soutenant que sa responsabilité était engagée dès lors qu’elle avait manqué à son devoir de vigilance à son égard.

Par acte d’huissier délivré le 27 juillet 2020, Monsieur [E] [K] a fait assigner la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE devant le Tribunal Judiciaire de NANTES afin d’obtenir réparation de ses préjudices.

Par décision du 08 avril 2021, le juge de la mise en état a ordonné un sursis à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale initiée par le dépôt de plainte de Monsieur [E] [K] du 16 septembre 2019.

Par conclusions du 25 mars 2022, Monsieur [E] [K] a sollicité le réenrôlement de l’affaire, indiquant que par courrier du 29 janvier 2022, il avait été informé par le Procureur de la République du classement sans suite de sa plainte, l’enquête n’ayant pas permis d’identifier l’auteur des faits.

*

Suivant ses dernières conclusions notifiées par voie dématérialisée le 07 novembre 2022, Monsieur [E] [K] sollicite du tribunal de :

Vu l’article 1231-1 du Code Civil,

– Dire et juger que la CAISSE D’ÉPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE, a commis des fautes à l’origine des préjudices subis par Monsieur [E] [K] consécutivement à la perte des fonds investis sur la plate-forme de trading en ligne litigieuse ;
– Condamner la CAISSE D’ÉPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE à payer à Monsieur [E] [K] la somme de 150.000,00 euros outre les intérêts légaux à compter de la mise en demeure adressée à cette dernière, en réparation de son préjudice financier ;
– Condamner la CAISSE D’ÉPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE à payer à Monsieur [E] [K] la somme de 5.000,00 euros en réparation de son préjudice moral ;
– Condamner la CAISSE D’ÉPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE à payer à Monsieur [E] [K] la somme de 5.000,00 euros au titre de l’article 700 du CPC ;
– Rejeter la demande de la CAISSE D’EPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE formulée au titre de l’article 700 ;
– Condamner la CAISSE D’ÉPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE aux entiers dépens dont distraction au profit de la S.E.L.A.R.L. CLAIRE LIVORY AVOCAT, Me Claire LIVORY, Avocat au Barreau de Nantes.

*

Suivant ses dernières conclusions notifiées par voie dématérialisée le 24 août 2023, la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE sollicite du tribunal de :

Vu les articles 1134 et 1147 anciens du code civil,
Vu l’article 1937 du code civil,
Vu l’article 9 du code de procédure civile,
Vu l’article 1353 du code civil,
Vu l’article 1382-2 du code civil,
Vu les pièces,

– Débouter Monsieur [K] de l’ensemble de ses demandes fins et conclusions;
– Le condamner à payer à la CAISSE D’EPARGNE une somme de 5.000,00 euros au visa des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– Le condamner aux entiers dépens qui seront recouvrés par la S.E.L.A.R.L. LRB AVOCATS CONSEILS JURIPARTNER (Maître Louis NAUX) conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

*

Pour un plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures visées ci-dessus conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

Une ordonnance de clôture a été rendue le 25 janvier 2024 et l’affaire a été fixée à l’audience du 26 mars 2024. Les parties ont été informées par le président que le jugement serait rendu le 13 juin 2024 par mise à disposition au greffe conformément aux dispositions de l’article 450 du code de procédure civile. Le délibéré a été prorogé au 25 septembre 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la demande principale

Sauf disposition légale contraire, la banque est tenue à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client, quelle que soit la qualité de celui-ci, et n’a pas à procéder à de quelconques investigations sur l’origine et l’importance des fonds versés sur ses comptes, ni même à l’interroger sur l’existence de mouvements de grande ampleur, dès lors que ces opérations ont une apparence de régularité et qu’aucun indice de falsification ne peut être décelé.

Ainsi, le prestataire de services de paiement, comme la banque dépositaire de fonds, tenu d’un devoir de non-immixtion dans les affaires de son client, n’a pas, en principe, à s’ingérer, à effectuer des recherches ou à réclamer des justifications des demandes de paiement régulièrement faites aux fins de s’assurer que les opérations sollicitées ne sont pas périlleuses pour lui-même ou des tiers.

La banque prestataire de services n’a donc pas à contrôler la légalité ou le caractère avisé du placement envisagé par son client auprès d’une société tierce au moyen d’un virement bancaire. La banque qui reçoit un ordre de virement doit, afin de l’exécuter promptement ainsi que l’exigent les dispositions de l’article L 133-13 du code monétaire et financier, seulement vérifier l’identité du donneur d’ordre et l’état d’approvisionnement du compte à débiter.

S’il est exact que ce devoir de non-ingérence trouve une limite dans l’obligation de vigilance de la banque prestataire de services de paiement, c’est à la condition que l’opération recèle une anomalie apparente, matérielle ou intellectuelle, soit de la nature elle-même de l’opération, soit des documents qui lui sont fournis ou encore du fonctionnement du compte.

En l’espèce, il convient au préalable de souligner :

– d’une part, que Monsieur [E] [K] ne démontre aucunement, ni même ne soutient, avoir sollicité la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE en qualité de prestataire de services d’investissements à l’occasion des placements mis en cause aujourd’hui, cette dernière n’étant intervenue et n’ayant agi qu’en qualité de simple prestataire de services de paiement pour l’exécution des ordres de virement litigieux ;

– d’autre part, que Monsieur [E] [K] ne conteste pas être l’auteur des quatre ordres de paiement donnés à la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE, le courriel du 11 septembre 2019 produit par la défenderesse attestant des instructions précises qu’il a données à la banque pour l’exécution des dits virements, après avoir fait lui-même le nécessaire, via son espace de banque à distance, pour enregistrer les coordonnées du bénéficiaire.

Force est de constater que contrairement à ce qu’affirme Monsieur [E] [K], il ne peut sérieusement se prévaloir d’une anomalie apparente qui résulterait de la nature même des opérations litigieuses, dès lors que :

– les éléments du dossier sont parfaitement insuffisants pour établir que la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE a été, à un moment ou un autre, informée de la nature exacte de l’opération et des investissements envisagés par Monsieur [E] [K], celui-ci s’étant contenté de lui demander, en l’état des pièces versées aux débats, d’exécuter des ordres de paiement au profit de la “B.L.I.” ;

– il n’est pas démontré que le bénéficiaire des fonds ayant fait l’objet des virements litigieux, tel qu’il est mentionné sur les relevés de compte et les avis d’opérations produits par Monsieur [E] [K], devait particulièrement alerter la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE, étant relevé qu’il n’est pas établi, ni même allégué, l’existence d’une alerte et de risques dénoncés notamment, par l’A.M.F., le concernant.

En outre, le montant important des virements litigieux, leur répétition en l’espace de quelques jours, leur caractère international, ne constituaient pas des anomalies apparentes qui auraient dû particulièrement susciter la vigilance de la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE, étant plus particulièrement relevé les points suivants :

– le compte de Monsieur [E] [K] a toujours présenté un solde créditeur, alimenté en partie par des virements provenant d’autres de ses comptes ou de tiers parfaitement identifiés qui ne pouvaient résulter que de sa propre initiative ;

– ces opérations étaient conformes à la volonté de Monsieur [E] [K] qui pouvait parfaitement et valablement procéder à des opérations de virement au profit d’un établissement bancaire étranger à des fins de placement et notamment, au profit d’une banque située au Portugal, État membre de l’union européenne faisant partie de la zone SEPA destinée à assurer la sécurité des moyens de paiement dans la zone euro ;

– l’ensemble des informations nécessaires aux opérations et notamment, l’identité, les coordonnées bancaires du bénéficiaire, quand bien même celui-ci était domicilié au Portugal, ont été fournies par Monsieur [E] [K] et ont permis leur exécution sans difficultés particulières, à l’exception du quatrième virement qui a été rejeté, mais manifestement en raison des démarches effectuées par Monsieur [E] [K] pour ce faire, lorsqu’il a réalisé avoir été victime d’une escroquerie ;

– aucun élément, en l’état des pièces versées aux débats, ne révèle que le bénéficiaire des opérations litigieuses était connu comme étant impliqué dans des escroqueries ;

– Monsieur [E] [K] ne produit, afin de démontrer le mode de fonctionnement habituel de son compte bancaire, que quelques extraits du compte de dépôt sur lequel ont été effectuées les opérations litigieuses, pour la seule période des mois d’avril, mai, juillet, août et septembre 2019, limitant ainsi considérablement la possibilité d’apprécier le fonctionnement global habituel de ce compte ;

– s’il justifie en outre du montant de ses revenus pour l’année 2019, il ne s’explique aucunement sur la teneur exacte de son patrimoine mobilier/immobilier et notamment, sur le montant de son épargne et ce, alors que les extraits de compte susvisés permettent de constater des mouvements importants de fonds (notamment par chèques) avec un solde créditeur supérieur la plupart du temps à 150.000,00 euros et proche de 200,00,00 euros.

Dans ces conditions, l’existence d’éléments de nature à alerter la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE, d’anomalies ou d’irrégularités apparentes et manifestant le caractère frauduleux des opérations litigieuses, ne peut être retenue. L’établissement bancaire devait s’abstenir de s’ingérer dans les affaires de Monsieur [E] [K] et n’avait pas à procéder à des investigations sur la raison des virements sollicités par ses soins, sur l’agrément du bénéficiaire ou la légalité des placements envisagés.

Enfin, il y a lieu de souligner que l’obligation de vigilance imposée aux organismes financiers en application des articles L 561-2 et suivants du code monétaire et financier n’a pour seule finalité que la détection de transactions portant sur des sommes en provenance du trafic de stupéfiants ou d’activités criminelles organisées et que la victime d’agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l’inobservation de cette obligation de vigilance pour réclamer des dommages-intérêts à un organisme financier.

Il résulte de l’ensemble de ces éléments que la responsabilité contractuelle de la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE ne peut être engagée.

En conséquence, Monsieur [E] [K] doit être débouté de ses demandes.

Sur les dépens et l’application de l’article 700 du code de procédure civile

Monsieur [E] [K] qui succombe dans ses prétentions, supportera les dépens en application des dispositions de l’article 696 du code de procédure civile.

En outre, la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE a dû engager des frais irrépétibles qu’il serait inéquitable de laisser à sa charge.

Monsieur [E] [K] sera donc condamné à lui payer la somme de 1.500,00 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le Tribunal,
Statuant par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et en premier ressort ;

DÉBOUTE Monsieur [E] [K] de ses demandes ;

CONDAMNE Monsieur [E] [K] aux dépens ;

ADMET les avocats qui en ont fait la demande et qui peuvent y prétendre au bénéfice des dispositions de l’article 699 du code de procédure civile ;

CONDAMNE Monsieur [E] [K] à payer à la CAISSE D’EPARGNE ET DE PRÉVOYANCE BRETAGNE – PAYS DE LOIRE la somme de 1.500,00 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

RAPPELLE que la présente décision est exécutoire à titre provisoire.

LE GREFFIER, LE PRESIDENT,

Sandrine GASNIER Laëtitia FENART


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