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16 juin 2022
Cour d’appel de Versailles
RG n°
20/06466
COUR D’APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 59C
12e chambre
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 16 JUIN 2022
N° RG 20/06466 – N° Portalis DBV3-V-B7E-UHC6
AFFAIRE :
M. [C] [W]
C/
S.A. LA FRANCAISE DES JEUX
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 27 Octobre 2020 par le Tribunal de Commerce de NANTERRE
N° Chambre : 5
N° RG : 2019F01201
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Véronique BROSSEAU
Me Oriane DONTOT
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE SEIZE JUIN DEUX MILLE VINGT DEUX,
La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :
Monsieur [C] [W]
né le 16 Août 1965 à [Localité 5]
de nationalité Française
[Adresse 1]
[Localité 4]
Autre(s) qualité(s) : Appelant dans 21/00133 (Fond)
Représentant : Me Véronique BROSSEAU, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 653
APPELANT
****************
S.A. LA FRANÇAISE DES JEUX
Inscrite au RCS de Nanterre sous le n° 315 065 292
[Adresse 2]
[Localité 3]
Autre(s) qualité(s) : Intimé dans 21/00133 (Fond)
Représentant : Me Oriane DONTOT de la SELARL JRF & ASSOCIES, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 617 – N° du dossier 20210004
Représentant : Me Vanessa BENICHOU du PARTNERSHIPS KING & SPALDING INTERNATIONAL LLP, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : A0305
INTIMEE
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 14 Avril 2022 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Véronique MULLER, Conseiller faisant fonction de Président chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Véronique MULLER, Conseiller faisant fonction de Président,
Monsieur Patrice DUSAUSOY, Magistrat honoraire,
Madame Delphine BONNET, Conseiller,
Greffier, lors des débats : M. Hugo BELLANCOURT,
EXPOSE DU LITIGE
Début 2014, M. [C] [W] a acquis, en nom propre, le fonds de commerce de tabac- presse et loto précédemment exploité par la société Triple M sous l’enseigne ‘Tabac du Grand Cerf ‘ situé [Adresse 1].
Le 10 février 2014, M. [C] [W] a conclu avec la société La Française des Jeux (ci-après société FDJ) un contrat d’agrément lui permettant, en sa qualité de mandataire de la société FDJ, de commercialiser des jeux de grattage, de tirage et de paris sportifs.
Courant 2015, M. [W] a appris que l’hôtel-restaurant Le Soleil du Portugal, situé en face de son établissement, venait de faire une demande d’agrément auprès de la société FDJ. Craignant pour la pérennité de son exploitation, M. [W] a alerté cette dernière sur les conséquences négatives qu’une telle décision pourrait avoir pour son commerce et l’a priée de ne pas octroyer à ce nouveau détaillant les mêmes agréments que les siens.
La société FDJ a toutefois reconnu avoir consenti à l’hôtel-restaurant Le Soleil du Portugal, le 20 novembre 2015, un agrément pour la commercialisation de jeux, identiques pour partie à ceux de M. [W].
Selon courrier du 28 juillet 2016, M. [W] a informé la société FDJ qu’il estimait que cet agrément constituait un manquement à ses obligations contractuelles, engendrant pour lui un préjudice économique substantiel.
Le 23 septembre 2016, la société FDJ a contesté une telle analyse, rappelant que le contrat de détaillant ne comportait aucune clause d’exclusivité territoriale.
Le 31 janvier 2017, le tribunal de commerce de Pontoise a ouvert une procédure de redressement judiciaire au bénéfice de M. [W]. Le 22 juin 2018, le tribunal de commerce de Pontoise a arrêté un plan de redressement d’une durée de 10 ans à son profit.
Par acte du 24 juin 2019, M. [W] a assigné la société FDJ devant le tribunal de commerce de Nanterre aux fins de la voir condamnée à retirer l’agrément consenti à l’hôtel restaurant Le Soleil du Portugal et à lui payer la somme de 110.547 euros de dommages et intérêts en réparation de ses préjudices financiers.
Par jugement du 27 octobre 2020, le tribunal de commerce de Nanterre a :
– Débouté M. [C] [W] de toutes ses demandes à l’encontre de la société FDJ;
– Condamné M. [C] [W] à payer à la société FDJ la somme de 5.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– Condamné M. [C] [W] aux dépens.
Par déclaration du 22 décembre 2020, M. [C] [W] a interjeté appel du jugement.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 23 mars 2022, M. [C] [W] demande à la cour de :
– Infirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré ;
Et statuant à nouveau,
– Condamner la société FDJ à payer à M. [W] la somme de 72.324 euros de dommages et intérêts en réparation de ses préjudices financiers, avec intérêts au taux légal à compter de l’assignation introductive d’instance ;
– La condamner à payer à M. [W] la somme de 100.000 euros de dommages et intérêts au titre de son préjudice moral, avec intérêts au taux légal à compter de l’assignation introductive d’instance ;
– La condamner à payer à M. [W] la somme de 10.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.
Par dernières conclusions notifiées le 21 mars 2022, la société FDJ demande à la cour de :
– Confirmer le jugement du 27 octobre 2020 dans l’ensemble de ses dispositions ;
– Juger que le visa de la réponse ministérielle du 20 octobre 2008 inscrit au dispositif des conclusions de M. [W] est sans effet, une telle réponse étant dépourvue de valeur juridique, légale ou réglementaire ;
– Débouter M. [W] de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
– Condamner M. [W] à payer à la société FDJ la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– Le condamner aux entiers dépens de l’instance, dont distraction au profit de Me Oriane Dontot, avocat, pour ceux, la concernant, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture a été prononcée le 7 avril 2022.
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Le tribunal de commerce a débouté M. [W] de l’ensemble de ses demandes au seul motif qu’il ne s’était pas présenté aux audiences, étant rappelé que la procédure étant orale, le tribunal ne pouvait tenir compte des termes de l’assignation.
1 – Sur la responsabilité contractuelle de la société FDJ
M. [W] fait valoir que le contrat conclu avec la société FDJ est un mandat d’intérêt commun qui impose une obligation de loyauté à chacune des parties, et une obligation de ne pas entraver l’action du mandataire. Il ajoute que cette obligation de loyauté est précisée dans une réponse ministérielle du secrétaire d’Etat au commerce qui prévoit que l’ouverture d’un point de vente doit être précédée d’une étude locale mettant en évidence un potentiel commercial non couvert par les points de vente préexistants. Il fait valoir qu’aucune étude n’est produite quant à l’installation de son concurrent. Il soutient qu’en confiant un nouvel agrément à un concurrent, situé à moins de 15 mètres de son commerce, la société FDJ a méconnu son obligation contractuelle (article 6.3 du contrat) de ‘maintenir et permettre le développement’ de son activité. Il conteste le dynamisme commercial de la ville de [Localité 4] invoqué par la FDJ, arguant au contraire d’une évasion des commerces vers les villes voisines, ajoutant que la [Adresse 6] n’a vu le jour qu’en 2020.
La société FDJ soutient qu’elle est libre d’agréer le distributeur de son choix à l’emplacement de son choix et que le contrat ne comporte aucune clause d’exclusivité venant limiter cette liberté, celle exclusivité étant au contraire expressément exclue. Elle fait valoir que la réponse ministérielle alléguée n’a aucune valeur ni portée juridique, de sorte qu’il n’est pas possible d’en tirer une obligation contraignante à son égard. Elle fait valoir que M. [W] n’exerce pas la même activité principale que le point de vente situé à proximité, et qu’il ne dispose pas du même agrément FDJ, de sorte que la clientèle n’est pas identique et que l’installation du nouveau point de vente ne crée aucune entrave à M. [W], ajoutant que la vente de tabac est plus lucrative que celle de produits FDJ, cette dernière activité n’étant pas indispensable. Elle soutient, d’une part que – même si elle n’y est pas tenue – elle réalise toujours une étude précise avant de confier un agrément, d’autre part que l’implantation d’un nouveau point de vente à [Localité 4] était totalement justifiée du fait du dynamisme commercial de la ville. Elle invoque la présence du tramway à proximité du commerce, et l’arrivée de stations Autolib, créant un flux important de clientèle. Elle affirme que le critère de la distance entre 2 points de vente est indifférent, et que cela ne pose pas de difficultés, notamment dans les villes voisines, d’autant que la zone concernée est le coeur économique de la ville.
***
M. [W] fonde son action en responsabilité contractuelle contre la société FDJ, d’une part sur une réponse ministérielle de 2008, d’autre part sur les dispositions particulières du contrat (article 6.3 notamment), et enfin sur l’obligation générale de loyauté dans les contrats (article 1134 du code civil). Il convient d’examiner ses demandes au regard de ces divers fondements.
* sur la réponse ministérielle du 21 octobre 2008
Pour soutenir que la société FDJ n’a pas respecté son obligation de loyauté dans le contrat, M. [W] se fonde notamment sur une réponse ministérielle du 21 octobre 2008 par laquelle le ministre du budget répond à une question sur une ‘réglementation éventuelle de la distance autorisée entre deux buralistes exerçant l’activité de la loterie de la Française des Jeux’.
Dans sa réponse, le ministre indique que l’approche de la FDJ (décision d’ouverture faisant systématiquement suite à une étude locale qui met en évidence, le cas échéant, un potentiel commercial non couvert par les points de vente préexistants sur la zone) permet de respecter l’activité des détaillants en exercice, et qu’elle est ‘préférable à une règlementation rigide quant à la distance entre deux points de vente.’
Cette réponse ministérielle qui ne fait que décrire la pratique de la FDJ (étude locale préalable), et conclut qu’une règlementation rigide sur la distance entre deux points de vente n’est pas souhaitable, n’est pas créatrice d’obligations à l’égard de la société FDJ, de sorte qu’il ne peut lui être reproché, sur ce fondement, de ne pas produire d’étude préalable permettant de mettre en évidence un potentiel commercial non couvert.
* sur les dispositions contractuelles
Il résulte des articles 1 et 2 du contrat que : ‘le contrat d’agrément a pour objet de définir les engagements réciproques de chaque partie dans le cadre du mandat donné par la FDJ au détaillant pour la promotion et la commercialisation d’un ou plusieurs jeux’ (…) ‘La promotion et la commercialisation des jeux de la FDJ par le détaillant se fait en vertu d’un mandat donné par la FDJ et tel que défini par les articles 1984 et suivants du code civil, à l’exception toutefois des articles 1999, 2000 et 2001 dudit code dont les parties excluent, d’un commun accord, l’application (…).’
Il est ainsi établi et non discuté que le contrat conclu entre les parties porte sur un mandat d’intérêt commun, ce qui implique que le mandant et le mandataire ont un intérêt commun à l’essor de l’entreprise notamment par la création et le développement de la clientèle.
L’article 6.3 intitulé ‘développement commercial’ du contrat d’agrément est ainsi rédigé : ‘la FDJ s’engage à donner au détaillant, en fonction du type de jeu commercialisé dans son point de vente, du volume de vente de jeux et de la typologie du point de vente, tous les éléments nécessaires pour qu’il puisse maintenir et développer son activité dans les meilleures conditions (souligné par la cour) notamment en termes de formation, d’information et de promotion des ventes. A cet effet, la FDJ s’engage notamment à : mettre à disposition du détaillant les outils nécessaires à la mise en valeur des lots gagnés (…), assurer gratuitement une formation initiale, ainsi que des formations complémentaires (…), distribuer au détaillant des outils de publicité et de promotion des ventes, mettre à disposition du détaillant tous les outils pédagogiques nécessaires (…), informer régulièrement le détaillant de la politique commerciale de la FDJ, mettre à disposition du détaillant les règlements des jeux qu’il commercialise’.
En soutenant – sur le fondement de cet article 6.3 – que la société FDJ a méconnu son obligation contractuelle de ‘maintenir et développer’ l’activité de son mandataire, et qu’elle a ainsi manqué à son obligation de loyauté, M. [W] fait une lecture inexacte de cette disposition.
En effet, cet article n’impose pas à la société FDJ de ‘maintenir et développer l’activité de son mandataire’, mais lui impose de ‘donner au détaillant (…) tous les éléments nécessaires pour qu’il ”gras ajouté = le détaillant” puisse maintenir et développer son activité dans les meilleures conditions’.
Il résulte de cette disposition que le maintien et le développement de l’activité incombent, non pas à la société FDJ, mais au détaillant, le mandant ayant uniquement l’obligation de lui donner les éléments nécessaires pour maintenir et développer cette activité, ces éléments/outils étant détaillés dans la suite de l’article (formation, information, promotion des ventes).
Il n’est pas démontré ni même allégué que la société FDJ ait manqué à son obligation de fournir à M. [W] les éléments nécessaires pour lui permettre de maintenir et développer son activité dans les meilleures conditions, de sorte qu’aucun manquement contractuel ne peut être imputé, sur ce fondement, à la société FDJ.
* sur l’obligation générale de loyauté dans les contrats
Il résulte de l’article 1134 du code civil, dans sa version applicable au présent litige, que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles doivent être exécutées de bonne foi.
Il résulte de l’article 2 du contrat que : ‘l’étendue du mandat donné par la FDJ au détaillant dépend de l’agrément du détaillant pour chaque catégorie de jeu (…). Par ailleurs, le détaillant reconnaît que le présent mandat ne lui confère aucune exclusivité territoriale’. (souligné par la cour).
Il ressort ainsi des dispositions contractuelles que M. [W] a admis qu’il ne disposait d’aucune exclusivité territoriale, ce qui laisse à la société FDJ la liberté d’implanter un nouveau point de vente en tous lieux qu’elle souhaite, sous réserve toutefois qu’elle agisse avec loyauté.
Le constat d’huissier établi à la demande de M. [W], le 26 septembre 2017, précise que le nouveau point de vente de la FDJ, à savoir l’hôtel-restaurant ‘soleil du Portugal’ est situé en face du commerce de M. [W], dont il n’est séparé que par une double voie de circulation, les accès des deux commerces étant distants de 14,52 mètres seulement. Ce constat permet d’établir une très grande proximité pouvant inciter la clientèle à un déplacement aisé d’un point de vente à un autre.
S’il est exact que l’agrément FDJ n’est pas strictement identique pour les deux points de vente, force est toutefois de constater que ces derniers sont tous deux agréés pour la vente des jeux de grattage et des pronostics sportifs, l’autre activité étant, pour M. [W] les jeux de tirage (Loto), et pour le Soleil du Portugal le jeu AMIGO. Il est ainsi établi que les deux commerces sont en concurrence pour deux de leurs activités (jeux de grattage et pronostics sportifs).
Le fait que l’activité principale, et donc la clientèle principale des deux commerces soit différente – puisque M. [W] vend principalement du tabac et des articles de presse, alors que le Soleil du Portugal est un hôtel-restaurant – ne permet que de réduire le risque de transfert de la clientèle vers le nouveau point de vente (les produits tabac et presse continuant a priori d’attirer une partie de la clientèle ‘jeux’) sans toutefois l’éliminer, notamment pour les clients qui ne sont, ni fumeurs, ni lecteurs de presse, de sorte qu’il ne peut être pris en compte.
La société FDJ ne peut en outre soutenir que l’implantation d’un nouveau point de vente à [Localité 4] était ‘totalement justifiée’ du fait du dynamisme commercial de la ville, alors même que les points de vente litigieux se situent à 800 mètres de la [Adresse 6] et des projets de construction immobilière qui s’y rattachent. Il est en effet admis que la zone de chalandise d’un commerce de proximité, tel qu’un débit de tabac/presse, est limitée à une distance de 400 mètres, au-delà de laquelle les clients ne se déplacent pas. La société FDJ ne justifie – à l’époque du nouvel agrément accordé au Soleil du Portugal en novembre 2015 – d’aucune construction nouvelle, ni aménagement nouveau dans la zone de chalandise des deux points de vente litigieux (le tramway et les stations Autolib se situent à plus de 800 mètres) qui aurait pu favoriser le commerce, de sorte qu’aucune des circonstances invoquées par la FDJ ne justifiait la création d’un nouveau point de vente.
Tenant compte de la très grande proximité des deux points de vente, situés à moins de 15 mètres l’un de l’autre, de leur agrément FDJ pour partie similaire les plaçant en situation de concurrence immédiate, alors même qu’aucune circonstance ne pouvait justifier l’ouverture d’un nouveau point de vente, la cour dira que la société FDJ – quand bien même elle n’a consenti aucune exclusivité à M. [W] – a manqué à ses obligations de loyauté et de bonne foi en accordant un agrément à la société Le Soleil du Portugal.
2 – sur le préjudice subi et le lien de causalité entre la faute et le dommage
M. [W] sollicite réparation de son préjudice à hauteur de la somme de 72.324 euros au titre de son préjudice financier, et 100.000 euros au titre de son préjudice moral.
2-1 – sur le préjudice financier
S’agissant de son préjudice financier, M. [W] soutient qu’il se décompose de la manière suivante :
– perte de commissions FDJ : 23.903 euros
– perte de marge brute sur chiffre d’affaires ventes : 2.547 euros
– perte de commissions sur prestations de services hors FDJ : 33.775 euros
– coût de la procédure collective : 12.099 euros
M. [W] soutient que ses pièces comptables sont tout à fait probantes. Il fait valoir que c’est la baisse de chiffre d’affaires sur les produits FDJ qui a entraîné la baisse de son chiffre d’affaires global et non l’inverse. Il affirme que la baisse de son chiffre d’affaires est bien imputable à la société FDJ, soutenant que, dans le cas inverse (manquement de sa part à son obligation de chiffre d’affaires minimum, ou défaillance de la relation client), la société FDJ n’aurait pas manqué de lui retirer son agrément.
La société FDJ soutient que les préjudices allégués ne sont pas démontrés, contestant notamment les pièces comptables produites. Elle fait valoir qu’en tout état de cause, il n’est pas justifié d’un lien de causalité entre la faute qui lui est imputée et le dommage allégué. Elle observe notamment que le chiffre d’affaires principal de M. [W] (ventes tabac et presse) a connu des baisses beaucoup plus conséquentes que son chiffre d’affaires spécifique FDJ alors même que le Soleil du Portugal ne vend ni presse ni tabac, concluant ainsi que la baisse d’activité du commerce de M. [W] n’est pas en lien de causalité avec l’agrément d’un nouveau détaillant à proximité. S’agissant des pertes de commissions, la société FDJ observe que les commissions perçues sur le loto ont considérablement chuté entre 2016 et 2018, alors même que le Soleil du Portugal ne dispose pas d’agrément sur ce jeu de tirage, de sorte qu’il n’existe là encore aucun lien de causalité entre cette baisse et l’ouverture du nouveau point de vente.
*****
M. [W] produit aux débats ses comptes annuels pour les années 2015 à 2018, et ses ‘rapports annuels’ de caisse (édition à partir de son logiciel de caisse Kapséo) pour les années 2014 à 2020.
Bien que ces ‘rapports de caisse’ mentionnent un ‘chiffre d’affaires’ et une ‘marge’, ces dénominations ne sont toutefois pas équivalentes des notions comptables que l’on trouve dans les comptes annuels, le ‘chiffre d’affaires’ mentionné dans les rapports de caisse devant ici être entendu comme la totalité des encaissements (avant rétrocession des sommes dues à la société FDJ), ce qui correspond aux notions que l’on trouve habituellement dans le ‘journal de caisse’ en comptabilité. Cela explique notamment l’important écart entre le chiffre d’affaires figurant dans les ‘rapports de caisse’ et celui figurant dans les comptes annuels, sans qu’il y ait lieu pour autant de douter de l’exactitude de ces documents.
Les rapports de caisse mentionnent, outre le ‘chiffre d’affaires’ (entendu comme étant l’ensemble des sommes encaissées, dont il conviendrait de soustraire les sommes rétrocédées à la société FDJ pour déterminer le ‘chiffre d’affaires comptable’), le montant de la marge HT. On ignore toutefois selon quels paramètres cette marge est calculée par le logiciel, alors même que la marge n’entre pas dans la caisse puisqu’elle est réglée par la société FDJ, hors caisse, en fonction du chiffre d’affaires réalisé (commission d’un montant de 5% du prix de vente de chaque jeu).
La cour retiendra donc uniquement les comptes annuels qui présentent une image plus exacte de la situation comptable de M. [W], notamment en ce qu’ils prennent en compte les commissions versées par la société FDJ, constituant le véritable chiffre d’affaires réalisé par M. [W].
Le tableau suivant retrace – à partir des comptes annuels de M. [W] – son chiffre d’affaires sur les années 2015 à 2018, en distinguant le chiffre d’affaires global et celui spécifique aux produits FDJ
2015
2016
2017
2018
CA global
152.140
143.376
89.921
78.712
CA FDJ
26.362
(dont 14.055 euros Loto et 12.307 euros loterie)
23.639
(dont 11.699 euros Loto, et 11.940 euros loterie)
17.924
(dont 7.745 euros Loto, et 10.179 euros loterie)
18.400
(pas de détail Loto et loterie)
Il convient de rappeler que le nouvel agrément du Soleil du Portugal est intervenu en novembre 2015. L’année 2016 a connu une baisse de chiffre d’affaires FDJ à hauteur de 10% (CA passé de 26.362 euros à 23.639 euros).
La baisse la plus importante du chiffre d’affaires se situe entre les années 2016 et 2017 (diminution de 37% du chiffre d’affaires global, et diminution de 24% du chiffre d’affaires FDJ).
Ainsi que le fait ainsi observer la société FDJ, le chiffre d’affaires principal de M. [W] est en diminution beaucoup plus importante (37%) que le chiffre d’affaires FDJ (24%), ce qui démontre que la baisse des ventes touche principalement les activités hors FDJ (le chiffre d’affaires tabac est passé de 67.431 euros à 42.818 euros, soit une baisse de 36,5%) qui sont les activités principales de M. [W] et qui ne sont pas concurrencées par le Soleil du Portugal qui ne vend ni presse, ni tabac.
Contrairement à ce que soutient M. [W], il n’est pas possible d’affirmer que la baisse de chiffre d’affaires FDJ serait à l’origine de la baisse de chiffre d’affaires global, alors même que le chiffre d’affaires FDJ représente moins d’un cinquième du chiffre d’affaires global (entre 16 et 19% du chiffre d’affaires global), et qu’il subit une perte moins importante que le chiffre global.
Ainsi que le fait observer la société FDJ, c’est en outre le chiffre d’affaires Loto qui a connu la baisse la plus conséquente puisqu’il est passé de 14.055 euros en 2015 à 7.745 euros en 2017 (soit une baisse de 44,9%), alors que le chiffre d’affaires loterie (grattage et pronostics sportifs) est passé dans le même temps de 12.307 euros à 10.179 euros (soit une baisse de 17,29 %). Il convient ici de rappeler que le Soleil du Portugal ne dispose pas de l’agrément Loto, de sorte que la forte baisse sur ce jeu ne peut être imputée à une éventuelle concurrence à ce titre.
Au regard de ces éléments, M. [W] n’apporte pas la preuve qui lui incombe, du fait que la baisse de chiffre d’affaires FDJ, sur les années 2015 à 2018, soit en lien de causalité avec le nouvel agrément FDJ accordé au Soleil du Portugal, cette baisse de chiffre d’affaires portant de manière beaucoup plus marquée sur ses autres activités ce qui démontre que c’est la baisse d’activité globale qui a entraîné une baisse d’activité sur les produits FDJ et non pas l’inverse.
Faute pour M. [W] d’établir un lien de causalité entre la faute imputée à la société FDJ et son préjudice résultant d’une diminution des commissions perçues, sa demande à ce titre sera rejetée. Sa demande indemnitaire relative à la marge perdue sur ces commissions sera également rejetée.
S’agissant de la ‘perte de commissions sur les prestations de services hors FDJ’, il ressort des éléments du dossier que les prestations FDJ ne représentent que 16 à 19% du chiffre d’affaires global de M. [W], de sorte que ce chiffre d’affaires n’est qu’accessoire, sa diminution – outre qu’elle ne peut être imputée à la société FDJ, ainsi qu’il vient d’être démontré – ne pouvant être en lien de causalité avec les éventuelles pertes de commissions sur les autres prestations, notamment tabac et presse. Cette demande sera donc rejetée.
S’agissant du coût de la procédure collective, il ne peut être mis à la charge de la société FDJ alors même qu’aucun préjudice financier ne lui est imputable, de sorte que la demande formée à ce titre sera rejetée.
2-2- sur le préjudice moral
M. [W] sollicite paiement d’une somme de 100.000 euros au titre de son préjudice moral, soit 10.000 euros par an sur la période de 10 ans correspondant à son plan de redressement. Il fait valoir qu’il s’est senti trahi et méprisé par l’attitude et les courriers que la société FDJ lui a adressés. Il rappelle les insultes et menaces du gérant du Soleil du Portugal. Il fait valoir sa grande détresse psychologique du fait de son placement en redressement judiciaire, ajoutant qu’il exerce en nom propre et a investi ses économies dans son commerce. Il invoque également un refus d’approvisionnement de la société FDJ en jeux de grattage en 2018, du fait d’un retrait illégitime d’un organisme de cautionnement.
La société FDJ soutient que la preuve du préjudice allégué n’est pas rapportée. Elle fait valoir qu’il n’existe aucun lien de causalité entre la faute qui lui est reprochée et le préjudice moral, dès lors que l’agrément ne comportait aucune clause d’exclusivité territoriale et qu’elle ne lui avait donné aucune assurance qu’aucun autre point de vente ne serait installé à proximité. Elle conteste avoir fait preuve de dédain ou mépris à son égard. Elle soutient au contraire avoir une haute considération de ses détaillants. Elle ajoute ne pas avoir eu connaissance des menaces formulées par le gérant du Soleil du Portugal, et ne pouvoir s’immiscer dans le conflit personnel entre deux commerçants indépendants. Elle soutient enfin que la procédure de redressement n’a pas pour cause l’implantation du nouveau point de vente. Elle fait enfin valoir que son refus ponctuel d’approvisionnement n’est que la conséquence contractuelle du retrait de l’organisme de cautionnement.
Il a été démontré que le redressement judiciaire n’était pas en lien de causalité avec la faute imputée à la société FDJ, de sorte que la détresse psychologique de M. [W] du fait de ce redressement, outre qu’elle n’est justifiée par aucun document médical, n’est pas non plus en lien de causalité avec la faute de la société FDJ.
S’agissant du refus ponctuel d’approvisionnement par la société FDJ, il n’est pas contesté que le défaut de garantie financière puisse entraîner une sanction par la société FDJ, de sorte qu’il n’est justifié d’aucun préjudice moral de ce chef.
Il n’en reste pas moins que le manquement de la société FDJ à son obligation de loyauté, du fait de l’agrément d’un nouveau point de vente à 15 mètres seulement du commerce de M. [W], a nécessairement créé une forte inquiétude de M. [W] quant à la pérennité de son commerce, la cour estimant pouvoir évaluer ce préjudice moral à la somme de 3.000 euros. La société FDJ sera condamnée au paiement de cette somme, outre intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, déclaratif de droits, M. [W] étant débouté du surplus de sa demande.
Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile :
Le jugement sera infirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.
La société FDJ qui succombe, sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel.
Il est équitable d’allouer à M. [W] une indemnité de procédure de 1.500 euros.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire,
Infirme en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 27 octobre 2020,
Et statuant à nouveau,
Dit que la société Française des Jeux a manqué à son obligation de loyauté et de bonne foi dans ses relations contractuelles avec M. [C] [W], en accordant, en novembre 2015, un nouvel agrément à la société Le Soleil du Portugal, située à moins de 15 mètres du commerce exploité par M. [W],
Condamne la société Française des Jeux à payer à M. [C] [W] la somme de 3.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi du fait de ce manquement, outre intérêts au taux légal à compter du présent arrêt,
Rejette toutes autres demandes,
Condamne la société Française des Jeux à payer à M. [C] [W] la somme de 1.500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Française des Jeux aux dépens de première instance et d’appel.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par Mme Véronique MULLER, Conseiller faisant fonction de président et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le greffier, Le faisant fonction de président,