En matière d’achat d’oeuvres d’art, en application de l’article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
Lorsque la société d’investissements en oeuvres d’art est placée en redressement, la date du jugement d’ouverture de la procédure collective correspond à la réalisation du risque et constitue le point de départ de la prescription. |
Résumé de l’affaire : La SAS Link Conseils et Patrimoine (LCP) est spécialisée dans le conseil en gestion de patrimoine. La société Artecosa, devenue « Signatures », se consacre à l’achat et à la vente d’œuvres d’art et à l’organisation d’expositions. Le 27 mars 2014, Mme [H] [M] épouse [N] et [Y] [N] ont acheté des œuvres d’art via LCP pour des montants respectifs de 15 000 euros et 10 500 euros. Chaque achat était accompagné d’un contrat de vente et d’un contrat de garde, stipulant que la société Artecosa garantirait l’authenticité des œuvres et les conserverait sous certaines conditions. Un article du contrat prévoyait une promesse de vente à la fin de la période de garde, avec une majoration de prix.
Le 23 janvier 2018, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de sauvegarde pour la société Signatures, qui a ensuite été placée en redressement judiciaire puis en liquidation judiciaire en décembre 2018. L’Autorité des marchés financiers a également sanctionné la société en novembre 2018. Le 30 août 2021, les époux [N] ont assigné la société CGPA et LCP en responsabilité, alléguant un manquement aux obligations d’information et de conseil. Le 23 octobre 2023, le juge de la mise en état a rejeté la prescription soulevée par CGPA, a déclaré recevables les demandes des époux [N] et a renvoyé l’affaire à une audience ultérieure. CGPA a été condamnée à verser 1 800 euros aux époux [N]. CGPA a fait appel de cette décision, demandant l’irrecevabilité de l’action des époux [N] pour cause de prescription. Les époux [N] ont demandé la confirmation de l’ordonnance initiale et des condamnations supplémentaires à l’encontre de CGPA. La cour a finalement confirmé l’ordonnance du juge de la mise en état, condamnant CGPA aux dépens d’appel et à verser 3 000 euros aux époux [N] sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, tout en rejetant les autres demandes. |
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 10
ARRÊT DU 16 SEPTEMBRE 2024
(n° , 6 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 23/18086 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CIP6L
Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 23 Octobre 2023 -Juge de la mise en état de PARIS – RG n° 21/11472
APPELANTE
Société CGPA Société d’assurance mutuelle à cotisations variables régie par le Code des assurances, agissant en la persone de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 6]
[Localité 7]
représentée par Me Caroline HATET-SAUVAL de la SELARL CAROLINE HATET AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, toque : L0046
INTIMES
Madame [H] [M] épouse [N]
[Adresse 8]
[Localité 2]
née le [Date naissance 3] 1983 à [Localité 10]
représentée par Me Julien FISZLEIBER de la SELARL WOOG & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0283
Monsieur [Y] [N]
[Adresse 8]
[Localité 2]
né le [Date naissance 4] 1979 à [Localité 9] (59)
représenté par Me Julien FISZLEIBER de la SELARL WOOG & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0283
S.A.S. LINK CONSEILS ET PATRIMOINE
prise en la persone de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 5]
[Localité 1]
défaillante
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 23 Mai 2024, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposé, devant Monsieur Edouard LOOS, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles, chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame Christine SIMON-ROSSENTHAL, Présidente
Monsieur Xavier BLANC, Président
Monsieur Edouard LOOS, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles
Greffier, lors des débats : Madame Sylvie MOLLÉ
ARRÊT :
– réputé contradictoire
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signée par Christine SIMON-ROSSENTHAL Présidente et par Sylvie MOLLÉ, Greffier, présent lors de la mise à disposition.
La SAS Link Conseils et Patrimoine (LCP) exerce une activité de conseil en gestion de patrimoine.
La société par actions simplifiées (SAS) Artecosa devenue » Signatures » a comme activité l’achat et la vente d’oeuvres d’art, lettres, dessins, tableaux, manuscrits et livres, l’organisation d’expositions temporaires ou perpétuelles ayant pour objet des objets de collections, revente ambulante d’objets mobiliers, auprès d’une clientèle de particuliers.
Suivant bon de commande du 27 mars 2014, Mme [H] [M] épouse [N] a acheté à la société Artecosa, par l’intermédiaire de la société Link Conseils et patrimoine, des oeuvres d’art pour la somme de 15 000 euros.
Suivant bon de commande du 27 mars 2014, [Y] [N] a acheté à la Société Artecosa, par l’intermédiaire de la société Links et Patrimoine, des oeuvres d’art pour la somme de 10 500 euros.
L’opération comportait également pour chaque achat un document intitulé » contrat de vente assorti d’un contrat de garde « , identifié par un numéro de contrat et comportant plusieurs stipulations. La société Artecosa s’engageait ainsi à vendre à l’acquéreur une collection d’oeuvres d’art en cours de constitution pour un prix d’ores et déjà fixé, avec une garantie quant à l’origine et l’authenticité des éléments qui figureraient dans ladite collection. Aux termes du contrat de garde, l’acquéreur confiait à la société Artecosa le soin de conserver sous certaines garanties de protection et d’assurance, ces oeuvres dans ses locaux.
L’ensemble comportait, en son article V, une promesse de vente en fin de contrat, aux termes de laquelle les parties convenaient de la possibilité pour la société Artecosa d’acheter la collection au terme du contrat de garde, le prix étant majoré de 7,5 % par année de garde et de conservation si le dépôt avait une durée d’au moins cinq années pleines et entières.
Par jugement du 23 janvier 2018, le tribunal de commerce de Paris a ordonné l’ouverture d’une procédure de sauvegarde au bénéfice de la société Signatures, et a désigné la SCP Abitbol & Rousselet en qualité d’administrateur judiciaire.
Par jugement du 17 décembre 2018, la société Signatures a été placée en redressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire par jugement du 27 décembre 2018.
Elle a été sanctionnée par l’Autorité des marchés financiers le 13 novembre 2018.
Par acte d’huissier de justice du 30 août 2021, les époux [N] ont fait assigner la société CGPA et la Société Link Conseils et Patrimoine, devant le tribunal judiciaire de Paris en responsabilité et en indemnisation de leurs préjudices, reprochant au conseiller en gestion de patrimoine un manquement à ses obligations d’information et de conseil.
* * *
Vu l’ordonnance prononcée le 23 octobre 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris qui a statué comme suit :
-Rejetons la fin de non-recevoir tirée de la prescription soulevée par la société d’assurance mutuelle CGPA ;
-Déclarons recevables les demandes de [Y] [N] et [H] [M] épouse [N] formées à l’encontre de la Société Link Conseils et Patrimoine et la société d’assurance mutuelle CGPA ;
-Renvoyons l’affaire à l’audience de mise en état de la 9ème chambre 1ère section du lundi 29 janvier 2024 à 9h30 pour conclusions au fond de la société Link Conseils et Patrimoine et de la société d’assurance mutuelle CGPA ;
-Condamnons la société d’assurance mutuelle CGPA à payer à [Y] [N] et [H] [M] épouse [N] la somme de 1 800 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
-Déboutons la société CGPA de sa demande au titre des frais irrépétibles ;
-Réservons les dépens de l’incident.
Vu l’appel déclaré le 9 novembre 2023 par la société CGPA,
Vu les dernières conclusions signifiées le 30 janvier 2024 par la société CGPA,
Vu les dernières conclusions signifiées le 28 février 2024 par les époux [N],
La société CGPA demande à la Cour de statuer comme suit :
Vu l’article 122 du code de procédure civile ; vu l’article 2224 du code civil ; vu la jurisprudence citée ; vu les pièces communiquées.
-Infirmer l’ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris le 23 octobre 2023 en ce qu’elle a :
-Rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription soulevée par CGPA ;
-Déclaré recevables les demandes de [Y] [N] et [H] [M] épouse [N] formées à l’encontre de la Société Link Conseils et Patrimoine et CGPA;
-Renvoyé l’affaire à l’audience de mise en état de la 9ème chambre 1ère section du lundi 29 janvier 2024 à 9h30 pour conclusions au fond de la société Link Conseils et Patrimoine et de CGPA ;
-Condamné CGPA à payer à [Y] [N] et [H] [M] épouse [N] la somme de 1 800 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
-Débouté CGPA de sa demande au titre des frais irrépétibles ;
-Réservé les dépens de l’incident,
-Et plus généralement de tous chefs portant grief à CGPA.
Et statuant de nouveau,
-Déclarer irrecevable car prescrite l’action des époux [N] et donc sans objet l’appel en garantie de la société Link Conseils et Patrimoine à l’encontre de CGPA
-Débouter les époux [N] et toute partie de toutes leurs demandes, fins et conclusions tournées à l’encontre de CGPA ;
-Condamner les époux [N] à payer à CGPA de la somme de 5 000 € au titre de l’article 700 ainsi qu’aux entiers dépens dont distraction au profit de l’avocat soussigné.
Les époux [N] demandent à la Cour de statuer comme suit:
Vu l’ordonnance du juge de la mise en état du 23 octobre 2023, vu les pièces versées aux débats.
-Confirmer l’ordonnance du juge de la mise en état du 23 octobre 2023 en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
-Condamner la société d’assurance mutuelle CGPA à payer à [Y] [N] et [H] [M] épouse [N] la somme de 4 000 € par application des dispositions de l’article 700 du Code de Procédure Civile,
-Condamner la société d’assurance mutuelle CGPA aux entiers dépens de l’instance,
-Débouter la société d’assurance mutuelle CGPA de l’intégralité de ses demandes, fins et conclusions.
Par acte d’huissier du 2 février 2024, la société CGPA a fait signifier à personne habilitée sa déclaration d’appel et ses conclusions à la société Link Conseils et Patrimoine qui n’a pas constitué avocat. Le présent arrêt sera réputé contradictoire à son encontre.
La société CGPA soutient au visa des articles :
– 2224 du code civil, qu’en matière de manquement à une obligation d’information et de conseil, le délai de prescription de 5 ans court à compter du jour de la conclusion du contrat, soit la date de l’investissement
– et L.124-3 du code des assurances, que l’action exercée par les époux [N] à son encontre se prescrit par le même délai que l’action à l’encontre de la société LCP.
En l’espèce, elle assure que l’action des époux [N] est prescrite car c’est en fonction des reproches adressés par ces derniers à la société LCP, que le point de départ du délai de prescription doit être apprécié.
Concernant le défaut d’information sur le mode d’expertise des biens vendus, il est soutenu que les époux [N] avaient connaissance, dès la souscription, des informations relatives à l’expertise des biens vendus. En effet, les documents communiqués par les époux eux-mêmes indiquent le mode d’expertise (art.2 du contrat de vente). En outre, ces documents ont été signés par les acquéreurs. Ainsi, lorsque les époux ont fait le choix d’investir, c’était en toute connaissance de cause.
Concernant l’obligation de rachat, la société CGPA soutient qu’il ressort clairement des contrats de vente et des contrats de garde signés par les époux [N] , que la société Artecosa ne disposait que d’une simple option de rachat. Ces contrats ont d’ailleurs été lus, signés et approuvés par les époux [N]. Dès lors, la date à laquelle ils ont connu ou auraient dû connaître les faits, leur permettant d’agir, est la date de souscription de chacun des contrats. Ainsi, l’action engagée par les époux [N] à l’encontre des sociétés LCP et CGPA est prescrite.
Les époux [N] soutiennent que lorsque le dommage n’était pas connu au moment de la conclusion du contrat, la jurisprudence admet le report du point de départ de la prescription à la date de réalisation du dommage. En l’espèce, ils affirment qu’à la date de conclusion du contrat, ils ne pouvaient imaginer que l’investissement était en réalité frauduleux. Pour cause, ce type d’investissement était présenté par la société LCP comme sécurisé, rémunérateur et préconisé par de nombreux clients.
Par conséquent, le point de départ devrait être repoussé à la date d’évaluation des oeuvres par le cabinet [X], suite à la mise en redressement judiciaire de la société Artecosa, date à laquelle les époux [N] assurent avoir découvert que la collection acquise n’avait en réalité quasiment aucune valeur.
Concernant la faculté de rachat ils soutiennent que cet élément a été déterminant de leur engagement et qu’ils ont découvert postérieurement qu’ils ne bénéficiaient en réalité d’aucune garantie de rachat.
Ceci étant exposé, en application de l’article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Ce délai est le même en application de L.124-3 du code des assurances
Les contrats conclus entre les époux [N] et la société Artecosa devenue ensuite Signatures comportent un article V dénommé » Promesse de vente en fin de contrat » qui prévoit » la possibilité pour la Société d’acheter la collection au terme du contrat de garde » et comporte la stipulation suivante :
» La promesse de vente accordée par l’acheteur et acceptée en tant que promesse par la société se réalisera au même prix que le prix de vente de la collection à l’acheteur « , outre » une majoration de 7,5% par année de garde et de conservation si le dépôt a une durée au moins de 5 années pleines et entières. »
Les époux [N] sont bien fondés à soutenir que cette faculté de rachat s’est trouvée compromise à compter du 17 décembre 2018, date d’ouverture du redressement judiciaire de la société Signatures par jugement du tribunal de commerce de Paris. Cette date qui correspondant à la réalisation du risque constitue le point de départ de la prescription.
Les époux [N] ont par ailleurs été avisés de la valeur des oeuvres dont ils ont fait l’acquisition par des courriers datés des 17 avril 2019 et 29 avril 2019 de maître [X], commissaire priseur, en charge de leur vente. Cette date correspond ainsi au point de départ de la prescription relative au grief de surestimation des oeuvres.
L’action en justice introduite les époux [N] le 30 août 2021 n’est ainsi pas prescrite.
L’ordonnance déférée doit être confirmée.
La société CGPA condamnée aux dépens devra également verser une indemnisation aux époux [N] sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
La cour,
Confirme l’ordonnance déférée ;
Condamne la société d’assurances CGPA aux dépens d’appel ;
Condamne la société d’assurances CGPA à verser à M. [Y] [N] et à Mme [H] [M] épouse [N] pris ensemble la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Rejette toutes demandes.
LE GREFFIER, LA PRÉSIDENTE
S.MOLLÉ C.SIMON-ROSSENTHAL