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COUR D’APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 39H
14e chambre
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 22 JUIN 2023
N° RG 22/06909 – N° Portalis DBV3-V-B7G-VQU6
AFFAIRE :
S.A.S. SHIPPEO
C/
[A] [M]
…
Décision déférée à la cour : Ordonnance rendu le 09 Novembre 2022 par le Président du TJ de NANTERRE
N° RG : 22/00804
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le : 22.06.2023
à :
Me Martine DUPUIS, avocat au barreau de VERSAILLES
Me Katell FERCHAUX-LALLEMENT, avocat au barreau de VERSAILLES,
Me Oriane DONTOT, avocat au barreau de VERSAILLES,
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT DEUX JUIN DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :
S.A.S. SHIPPEO
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 4]
[Localité 7]
Représentant : Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625
Ayant pour avocat plaidant Me Arthur DETHOMAS, du barreau de Paris
APPELANTE
****************
Monsieur [A] [M]
né le 28 Décembre 1972 à [Localité 7]
de nationalité Française
[Adresse 2]
[Localité 6]
Représentant : Me Katell FERCHAUX-LALLEMENT de la SELARL LM AVOCATS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 629 – N° du dossier 20220350
Ayant pour avocat plaidant Me Annabelle PAVON-GRANGIER, du barreau de Paris
Société PROJECT44, INC
société de droit des Etats Unis d’Amérique, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 8]
[Adresse 8]
[Localité 1] – ETATS UNIS
Société PROJECT 44
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 3]
[Localité 5]
Représentant : Me Oriane DONTOT de la SELARL JRF AVOCATS & ASSOCIES, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 617 – N° du dossier 20220859
Ayant pour avocats plaidants Me Jean-Pierre GRANDJEAN et Jean-Charles JAIS, du barreau de Paris
INTIMES
****************
Composition de la cour :
L’affaire a été débattue à l’audience publique du 10 Mai 2023, Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, conseiller faisant fonction de président ayant été entendu en son rapport, devant la cour composée de :
Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de président,
Madame Marina IGELMAN, Conseiller,
Madame Marietta CHAUMET, Conseiller,
qui en ont délibéré,
Greffier, lors des débats : Mme Elisabeth TODINI
EXPOSE DU LITIGE
La société Shippeo édite une plate-forme digitale permettant à ses clients d’accéder à des informations prédictives et en temps réel sur leur transport de marchandises. Le 12 avril 2018, M. [A] [M] a été embauché dans cette entreprise en qualité de ‘Senior Vice-président’. Il a été licencié pour faute grave le 15 février 2019.
La société Project44 Inc, société de droit américain, développe depuis 2014, une solution, de visibilité en temps réel de la chaîne d’approvisionnement, s’adressant aussi bien aux expéditeurs qu’aux prestataires de services logistiques afin d’optimiser leur processus de transport.
En juillet 2019, M. [M] a été engagé par la société Project44 Inc, en qualité de Senior Vice-président EMEA. Le 16 mars 2021, il a pris la présidence de la filiale française Project44, nouvellement créée, dont le siège social est fixé [Adresse 3] à [Localité 5].
Reprochant à M. [M] et aux sociétés Project44, Inc. et Project44 des agissements constitutifs de concurrence déloyale, par requête déposée le 27 avril 2021, la société Shippeo a saisi le président du tribunal judiciaire de Nanterre aux fins d’être autorisée à procéder à diverses mesures d’instruction au domicile de M. [M].
Par ordonnance du 30 avril 2021, M. le président du tribunal judiciaire de Nanterre a fait droit à sa requête. Les mesures ont été exécutées le 31 mai 2021. L’huissier a dressé un procès-verbal de constat et saisi divers documents en exécution de l’ordonnance.
Par actes d’huissier de justice délivrés les 29 juin et 29 juillet 2021, M. [M] et les sociétés Project44 et Project44 Inc. ont fait assigner en référé la société Shippeo aux fins d’obtenir principalement la rétractation de l’ordonnance du 30 avril 2021.
Par ordonnance contradictoire rendue le 9 novembre 2022, le vice-président tenant l’audience par délégation du président du Tribunal judiciaire de Nanterre a :
– ordonné la jonction entre les instances RG n°22/803 et n°22/804,
– rétracté l’ordonnance rendue le 30 avril 2021 par M. le président du tribunal judiciaire de Nanterre sur la requête de la société Shippeo,
– constaté l’annulation des procès-verbaux dressés en exécution de cette ordonnance,
– ordonné la restitution par le commissaire de justice, au besoin après levée des séquestres, à M. [A] [M], de tous les éléments originaux appréhendés en exécution des opérations annulées, dans un délai d’un mois suivant la notification de l’ordonnance,
– ordonné, au besoin après levée des séquestres, la destruction des pièces et procès-verbaux conservés par les commissaires de justice et experts ainsi que tous documents se rapportant aux opérations annulées, dans un délai d’un mois suivant la notification de l’ordonnance,
– condamné la société Shippeo aux dépens,
– condamné la société Shippeo à verser à M. [A] [M] la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société Shippeo à verser à la société Project44 la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– rejeté le surplus des demandes.
Par déclaration reçue au greffe le 18 novembre 2022, la SAS Shippeo a interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de disposition.
Dans ses dernières conclusions déposées le 16 mars 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Shippeo demande à la cour, au visa des articles 145, 493 du code de procédure civile et R. 153-1 du code de commerce, de :
‘- infirmer l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Nanterre du 9 novembre 2022, en ce qu’elle a :
– rétracté l’ordonnance rendue le 30 avril 2021 par M. le président du tribunal judiciaire de Nanterre sur la requête de la société Shippeo,
– constaté l’annulation des procès-verbaux dressés en exécution de cette ordonnance,
– ordonné la restitution par le commissaire de justice, au besoin après levée des séquestres, à M. [A] [M], de tous les éléments originaux appréhendés en exécution des opérations annulées, dans un délai d’un mois suivant la notification de la présente ordonnance,
– ordonné, au besoin après la levée des séquestres, la destruction des pièces et procès-verbaux conservés par les commissaires de justice et experts ainsi que tous les documents se rapportant aux opérations annulées, dans un délai d’un mois suivant la notification de la présente ordonnance,
– condamné la société Shippeo aux dépens,
– condamné la société Shippeo à verser à M. [A] [M] la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société Shippeo à verser à la société Project44 la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– rejeté le surplus des demandes ;
statuant à nouveau :
– débouter M. [A] [M], la société Project44 et la société Project44, INC. de leur demande de rétractation ;
– débouter M. [A] [M], la société Project44 et la société Project44, INC. de l’ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;
– ordonner la levée du séquestre provisoire et la communication à la société Shippeo des éléments appréhendés par l’huissier instrumentaire à l’occasion de l’exécution de l’ordonnance en date du 30 avril 2021 ;
– condamner M. [A] [M], la société Project44 et la société Project44, INC. à payer chacun à la société Shippeo la somme de 4 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner solidairement M. [A] [M], la société Project44 et la société Project44, INC. aux entiers dépens, en ce compris les frais et honoraires engagés par la société Shippeo pour réaliser les mesures d’instruction’.
Dans ses dernières conclusions déposées le 10 février 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, M. [A] [M] demande à la cour, au visa des articles 367, 496, 497 du code de procédure civile, R. 151-1 et 153-1 du code de commerce de :
‘- recevoir M. [A] [M] en ses conclusions et l’y déclarer bien-fondé,
– confirmer l’ordonnance en rétractation rendue le 09 novembre 2022 par le président du tribunal judiciaire de Nanterre, en toutes ses dispositions,
– condamner la Shippeo à verser à M. [A] [M] la somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens de l’instance’.
Dans leurs dernières conclusions déposées le 13 février 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, les sociétés Project44 Inc. et Project44 demandent à la cour, au visa des articles 145, 493, 497 et 490 du code de procédure civile et L. 153-1 du code de commerce de :
‘à titre principal, de :
– confirmer en toutes ses dispositions l’ordonnance dont appel ;
à titre subsidiaire, de :
– prendre acte de ce que les intimées font valoir leurs droits relevant de la protection du secret des affaires au sens de l’article L. 151-1 du code de commerce ;
– renvoyer la présente affaire à devant le président du tribunal judiciaire de Nanterre pour qu’il soit statué sur la levée du séquestre ;
en tout état de cause, de :
– condamner la société Shippeo à verser à chacune des sociétés Project44, Inc. et Project44 SAS la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure
civile ;
– condamner la société Shippeo aux entiers dépens’.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 11 avril 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
Sur la rétractation
Pour solliciter l’infirmation de la décision attaquée, la société Shippeo se fonde sur des faits de concurrence déloyale commis par M. [M] et la société Project44.
Pour justifier de son motif légitime, l’appelante indique en premier lieu que, si elle avait relevé M. [M] de son obligation de non-concurrence lors de son licenciement, celui-ci avait également signé une déclaration d’attribution de BSPCE le 15 mars 2018 aux termes de laquelle il s’était engagé jusqu’au 15 février 2021 à ne pas occuper, directement ou indirectement, un poste d’administrateur, de dirigeant, de salarié ou de consultant, ni à détenir, directement ou indirectement, une participation en capital ou autre intérêt quelconque dans plusieurs sociétés, dont la société Project44, ainsi que les sociétés de leur groupe.
Arguant ensuite de l’existence de débauchages de salariés, la société Shippeo affirme que deux de ses salariés (MM. [C] et [L]) ont lui menti sur le motif de leur départ pour obtenir la rupture conventionnelle de leur contrat de travail et que, entre l’été 2019 et le mois de décembre 2020, Project44 a capté 70% de son équipe commerciale.
Elle expose enfin que ces départs de salariés se sont accompagnés de captation illégale de documents confidentiels lui appartenant, d’un alignement des prix pratiqués par Project44 sur les siens, d’un démarchage répété et systématique de ses clients et prospects et de témoignages de dénigrements qui émaneraient de Project44 à son égard.
Concernant M. [L] en particulier, la société Shippeo soutient qu’il existe de sérieux indices accréditant sa thèse selon laquelle il aurait commis des actes de concurrence déloyale, en téléchargeant entre le 2 novembre 2020 et le 17 décembre 2020, avant son départ, de nombreux documents sensibles (contrats clients, liste de contacts clients et prospects avec leurs coordonnées, calculateur de pricing, etc.) et en tentant le 12 janvier 2021, alors qu’il travaillait désormais pour Project44, d’accéder à des informations confidentielles et stratégiques sur les clients de son ancien employeur.
Pour démontrer le caractère licite des mesures ordonnées, la société Shippeo soutient que les mots clés figurant dans l’ordonnance se rattachaient tous aux faits dénoncés dans la requête, s’agissant notamment des noms des clients et prospects figurant dans le fichier détourné par M. [L].
Elle affirme que l’objet de la mesure ordonnée était précisément défini et que les constatations de l’huissier instrumentaire étaient strictement encadrées tant dans le temps que quant à leur objet, aucune mesure générale d’investigation n’ayant été mise en place.
L’appelante argue du caractère parfaitement proportionné des mesures ordonnées.
La société Project44 conclut en réponse à la confirmation de la décision déférée en ce qu’elle a constaté l’absence de motif légitime à l’organisation de mesures d’instruction, faisant valoir en premier lieu que la société Shippeo a, de façon déloyale, mentionné dans sa requête l’obligation de non-concurrence figurant dans le contrat de travail de M. [M], alors qu’elle l’en avait libéré lors de son licenciement.
Elle indique ensuite qu’aucun débauchage massif de salariés de la société Shippeo n’est caractérisé ; rappelant que celui-ci suppose des man’uvres déloyales et doit entraîner la désorganisation de l’ancien employeur, l’intimée fait valoir que la qualification de débauchage est exclue lorsque le contrat de travail du salarié concerné a été rompu à l’initiative de son précédent employeur ou d’un commun accord, ou lorsque c’est le salarié qui a fait acte de candidature auprès du nouvel employeur, ce qui a selon elle été le cas en l’espèce.
Elle précise en effet avoir recruté comme anciens salariés de la société Shippeo :
– M. [M] en août 2019, six mois après son licenciement de la société Shippeo,
– M. [C] en janvier 2020, alors que celui-ci avait quitté l’équipe commerciale de l’appelante le 20 septembre 2019 aux termes d’une rupture conventionnelle,
– M. [I] en janvier 2020 après sa démission d’octobre 2019,
– M. [L] en janvier 2021 après sa rupture conventionnelle en date du 23 novembre 2020 et la fin de ses fonctions le 4 janvier 2021,
soit un nombre restreint de personnes, sur une période étendue, aucune désorganisation de l’appelante n’étant à ses dires justifiée.
La société Project44 souligne qu’aucune pièce produite au soutien de la requête de la société Shippeo ne révèle un quelconque contact entre M. [M] et ses anciens collègues, et encore moins un échange déloyal tendant à leur débauchage.
Rappelant qu’elle exerce avec la société Shippeo sur un segment restreint, caractérisé par un nombre réduit de concurrents et des clients faisant jouer la concurrence, l’intimée soutient que n’est démontré aucun procédé déloyal dans le démarchage des prospects de l’appelante, qui sont nécessairement identiques aux siens.
La société Project44 conteste toute appropriation d’informations confidentielles détournées auprès de la société Shippeo, et notamment de grilles tarifaires, tout comme le dénigrement de sa concurrente, qui n’est étayé selon elle par aucune pièce probante.
Arguant ensuite du caractère illicite des mesures sollicitées qui s’analyseraient en mesure d’investigation générale, l’intimée fait valoir que les constatations de l’huissier n’étaient pas, pour certaines, limitées dans le temps, que, pour d’autres, elles concernaient ses données commerciales sans aucun lien avec la présente instance, constituant ainsi une atteinte disproportionnée au secret des affaires, qu’elles n’étaient pas limitées par des mots clés suffisamment précis permettant d’en restreindre la portée et qu’enfin une marge d’appréciation était laissée à l’huissier instrumentaire.
Concluant également à la confirmation de l’ordonnance querellée, M. [M] invoque l’absence de motif légitime aux mesures d’instruction sollicitées, indiquant en premier lieu que son licenciement, prétendument pour faute grave, a été en réalité négocié d’un commun accord avec la société Shippeo en raison de ses difficultés économiques, son ancienneté dans l’entreprise étant de moins d’un an lors de son départ.
Il conteste ensuite tout débauchage déloyal, faisant valoir qu’il ne peut être caractérisé par le départ de 4 salariés sur une période de 2 ans, sans que soit démontrée aucune manoeuvre concomitante ni aucune désorganisation de la société Shippeo.
Il soutient n’avoir été tenu d’aucun engagement de non-concurrence à l’égard de son ancien employeur, expliquant avoir perdu le bénéfice des bons de souscription de parts de créateur d’entreprise (BSPCE).
M. [M] rappelle les circonstances des départs de MM. [C], [I] et [L] pour en déduire qu’aucun débauchage n’a été organisé.
Il expose ensuite qu’il ne peut être reproché à la société Project44 d’avoir fait irruption dans des négociations commerciales avancées avec des prospects, faisant valoir que la société Shippeo ne peut se prévaloir d’aucun droit sur des contacts.
L’intimé conteste avoir au connaissance de données confidentielles éventuellement détournées par M. [L] et affirme que la société Shippeo ne justifie aucunement d’un alignement de la société Project44 sur sa grille tarifaire.
Il soutient enfin n’avoir jamais tenu de propos dénigrants et mensongers à l’égard de la société Shippeo.
M. [M] expose que la dérogation au principe de la contradiction n’était pas justifiée dans la requête au regard des faits concernés et des circonstances spécifiques de l’affaire.
Arguant du caractère non proportionné des mesures ordonnées, l’intimé se fonde en premier lieu sur une atteinte injustifiée à sa vie privée, faisant valoir que les mesures d’instruction se sont déroulées à son domicile personnel, au surplus occupé alors par sa compagne dont il était séparé, alors que la société Project44 disposait de bureaux.
Il soutient que la rédaction des mesures de saisie, et notamment l’absence de mots clés, ont permis à la société Shippeo d’avoir accès à des informations personnelles.
M. [M] indique ensuite que la mesure présente par son ampleur et son absence de limites un caractère exploratoire et disproportionné, visant l’ensemble des activités des société Project44 et portant une atteinte disproportionnée au secret des affaires.
Sur ce,
Selon l’article 145 du code de procédure civile : ‘s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées, à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé’.
Le juge, saisi d’une demande de rétractation d’une ordonnance sur requête ayant ordonné une mesure sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile et tenu d’apprécier au jour où il statue les mérites de la requête, doit s’assurer de l’existence d’un motif légitime, au jour du dépôt de la requête initiale et à la lumière des éléments de preuve produits à l’appui de la requête et de ceux produits ultérieurement devant lui, à ordonner la mesure probatoire et des circonstances justifiant de ne pas y procéder contradictoirement.
Sur le non-recours à une procédure contradictoire
Selon l’article 493 du code de procédure civile, l’ordonnance sur requête est une décision rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse.
Les mesures d’instruction prévues à l’article 145 du code de procédure civile ne peuvent être ordonnées sur requête que lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement.
Le juge saisi d’une demande de rétractation statue sur les mérites de la requête en se prononçant, au besoin d’office, sur sa motivation ou celle de l’ordonnance. Il est nécessaire que soient exposés de manière explicite les motifs justifiant le non-recours à une procédure contradictoire. Cette motivation doit s’opérer in concreto et ne peut pas consister en une formule de style.
L’ordonnance vise la requête et les pièces qui y sont jointes, ce qui vaut adoption implicite des motifs figurant dans la requête. Elle précise en outre que ‘la requérante est fondée à ne pas appeler les parties visées par la mesure pour établir la réalité des faits et éviter la disparition des preuves d’exécution déloyale du contrat de travail et d’appréhension illicite d’informations stratégiques’.
Après avoir exposé les agissements reprochés à M. [A] [M] et à la société Project44, la société requérante Shippeo justifie son choix procédural dans la requête par ‘le risque important que M. [A] [M] détruise l’ensemble des preuves pouvant caractériser des manoeuvres déloyales à l’encontre de la société Shippeo s’il avait connaissance d’une procédure diligentée à son encontre par cette dernière’, faisant valoir que ‘les preuves qui doivent être sauvegardées sont des éléments informatiques dont la suppression serait inéluctable en cas de connaissance de la procédure par M. [A] [M]’.
Dans ces conditions, il sera retenu que l’ordonnance est motivée par renvoi à la nature des faits allégués de concurrence déloyale et à l’attitude de M. [A] [M] et de la société Project44, ensemble, expressément dénoncés dans la requête, justifiant le recours à cette procédure non contradictoire, de sorte que la société requérante a donc suffisamment caractérisé les circonstances nécessitant de déroger au principe de la contradiction par rapport à un contexte précis et suffisamment décrit.
Sur le motif légitime
Il résulte de l’article 145 que le demandeur à la mesure d’instruction n’a pas à démontrer le bien-fondé de l’action en vue de laquelle elle est sollicitée ou l’existence des faits qu’il invoque puisque cette mesure in futurum est destinée à les établir, mais qu’il doit toutefois justifier de la véracité des éléments rendant crédibles les griefs allégués et plausible le procès en germe.
Outre son caractère légitime, la mesure d’instruction visant à améliorer la situation probatoire du requérant, son utilité pour la recherche ou la conservation des preuves doit également être établie, étant souligné que sont sans incidence sur l’appréciation des mérites de la requête, les résultats de l’exécution des mesures sollicitées. En conséquence le motif légitime ne peut résulter de la saisie litigieuse et les développements de la partie requérante qui tenteraient de le caractériser de la sorte seront écartés.
Il sera également rappelé qu’il appartient à la partie requérante de justifier de ce que sa requête était fondée, et non aux demandeurs à la rétractation de rapporter la preuve qu’elle ne l’est pas.
En l’espèce, il est constant que M. [A] [M] travaille depuis juillet 2019 pour le compte de la société Project44, concurrente de la société requérante Shippeo.
La société Shippeo démontre également le départ de ses salariés suivants :
– démission de M. [I] de la société Shippeo le 31 octobre 2019, à effet au 31 décembre 2019,
– rupture conventionnelle avec M. [C] le 20 septembre 2019 et avec M. [L] le 4 janvier 2021.
Or il l apparaît que M. [C] et M. [I] indiquent sur leur profil LinkedIn qu’ils travaillent pour la société Project44 depuis janvier 2020 en qualité de ‘régional vice-président’ pour le premier et de ‘director solutions & value engineering EMEA’ pour le second. M. [L] a également rejoint la société Project44 en janvier 2021.
Il est donc démontré que plusieurs des salariés de la société Shippeo l’ont quittée volontairement pour aller travailler peu de temps après (quelques jours pour MM. [I] et [L], quelques mois pour M. [C]) pour la société Project44.
Or, la société Shippeo verse aux débats plusieurs pièces permettant d’établir que :
– M. [L], peu avant son départ, a téléchargé entre le 2 novembre et le 17 décembre 2020 de nombreux documents internes à Shippeo (contrats de service avec plusieurs clients, fichiers de prix, propositions commerciales, documents stratégiques, fichiers clients, campagnes de promotion, documents commerciaux…), et qu’il a ensuite tenté de se connecter à nouveau à des espaces de la société Shippeo en janvier 2021postérieurement à son embauche par la société Project44,
– l’agenda de M. [L] prévoyait en janvier 2021 une réunion intitulée ‘Demo/Bolloré prep/Près avec l’input de [W] versus Shippeo au bureau ou via zoom’ avec comme invités notamment M. [I],
tous éléments de nature à étayer ses allégations de captation illégale de documents confidentiels susceptibles de caractériser des actes de concurrence déloyale.
L’appelante produit également un courriel daté du 4 juin 2020 dans lequel son salarié M. [J] expose avoir été témoin d’un dénigrement de Shippeo, à l’occasion d’un marché qui leur était attribué alors que la société Project44 était candidate, M. [I] ayant critiqué vivement devant témoins la société Shippeo, son ancien employeur.
Enfin, la société Shippeo produit deux courriels de salariés indiquant avoir constaté des manoeuvres déloyales de la société Project44 en matière de démarchage de clients et prospects : courriel de M. [X] du 28 septembre 2020 faisant état de l’irruption récente de la société Project44 dans 3 négociations avec des clients ou prospects ( les sociétés Friesland Camping, Outokumpu, Unilin) et courriel de M. [T] du 27 juillet 2020 évoquant des ‘opportunités sur lesquelles P44 s’était manifesté de façon + ou – étrange’ (sociétés Mildsped, Redspher, Woehl, Biomérieux et Atlantic).
Ces éléments de preuve ainsi réunis par la société Shippeo suffisent à caractériser des indices rendant plausibles les griefs de concurrence déloyale, de détournement de clientèle et de dénigrement, et sont de nature à constituer le motif légitime nécessaire pour justifier la mesure in futurum en application de l’article 145 précité.
Sur les mesures ordonnées
Au sens de ce même article 145, les mesures légalement admissibles sont celles prévues par les articles 232 à 284-1 du code de procédure civile ; elles ne doivent pas porter une atteinte disproportionnée aux intérêts légitimes du défendeur.
Le secret des affaires ou même la protection de la vie privée, ne constituent pas un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile dès lors que les mesures ordonnées procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées.
Aux termes de l’ordonnance du 30 avril 2021, l’huissier de justice a été autorisé à :
‘- se faire remettre ou rechercher tout dossier, fichier, document ou correspondance (…) établissant de la part de M. [A] [M] :
– la détention de tout document contenant le nom des clients, anciens clients et prospects de la société Shippeo tels que figurant dans le fichier clients de cette dernière ayant été sorti déloyalement par un salarié licencié de la société Shippeo ; (ci-après première partie)
– un transfert illicite d’informations stratégiques et confidentielles de la société Shippeo tels que fichier clients, listing des ventes prix, politiques de salaries et pour ce faire, rechercher tout échange de courriels ayant pu exister entre le 1er janvier 2019 et ce jour avec les anciens salariés de la société Shippeo alors que leur relation salariée avec cette dernière n’était pas expirée ; (ci-après deuxième partie)
– les échanges de courriels ayant pu exister entre le 1er janvier 2019 et ce jour, entre les différents anciens salariés de la société Shippeo devenus salariés de la société Project44 à savoir MM. [V] [C], [N] [I], [W] [L] et [Y] [U]’ (ci-après troisième partie).
-‘vérifier l’absence de suppression dans son ordinateur de tout fichier ou document par M. [A] [M] portant sur des informations stratégiques et confidentielles de la société Shippeo’ (ci-après quatrième partie).
La rédaction de l’ordonnance est équivoque et ne permet pas de savoir avec certitude si l’usage des mots-clés listés par la suite est applicable à tous les chefs de mission susvisés ou uniquement au dernier, la formule ‘Et contenant les mots clés ou déclinaisons de mots clés suivants (…)’ étant positionnée à la fin avec une majuscule et après un saut de ligne, mais avec une tabulation en retrait laissant penser qu’elle ne concerne pas l’ensemble des missions de l’auxiliaire de justice.
En tout état de cause, cette liste de mots-clés comporte plus de 120 noms, dont le rapport avec le litige n’est pas établi, et elle ne peut donc étayer d’aucune manière l’exigence de proportionnalité susmentionnée.
Il convient de dire que la mission confiée à l’huissier constitue en partie une atteinte disproportionnée au secret des affaires de la société Project44 dès lors qu’au vu de sa rédaction :
– pour sa première partie, elle autorise l’huissier instrumentaire à saisir tous documents concernant les clients et prospects de la société Shippeo, qui peuvent également être clients ou prospects de la société Project44 dès lors que les deux sociétés exercent sur le même segment de marché qu’elles qualifient de restreint, alors qu’au surplus, s’agissant notamment de prospects, il ne saurait être reproché à la société Project44 d’être en relation avec ces sociétés,
– pour sa troisième partie, la saisie des échanges entre des personnes qui sont toutes devenues salariées de la société Project44 et qui communiquent donc nécessairement dans le cadre de leur activité professionnelle est de nature, à l’évidence, à transmettre à la société Shippeo de nombreux éléments concernant l’activité de sa concurrente sans qu’aucun lien n’existe avec le litige potentiel dont fait état l’appelante.
Si le juge de la rétractation peut modifier la mission en la complétant ou l’amendant afin qu’elle soit limitée dans son étendue et dans le temps, conformément à l’article 149 du code de procédure civile, il ne lui appartient pas de valider une mission qui contreviendrait à l’article 249 al 2 du code de procédure civile selon lequel ‘le constatant ne doit porter aucun avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter.’
Il est en effet interdit au juge de prévoir une mission qui suppose que l’huissier ait à porter une appréciation sur la qualification juridique des documents dont il prend connaissance.
Or dans le cas d’espèce, les deuxièmes et quatrièmes parties de la mesure ordonnée impliquent nécessairement que l’huissier fasse une analyse du contenu des courriels pour ne retenir que ceux qui pourraient caractériser des ‘informations stratégiques et confidentielles de la société Shippeo’, ce qui nécessiterait donc une appréciation au fond des pièces sélectionnées.
En conséquence, les mesures ordonnées excédent dans leur ensemble les prévisions de l’article 145 du code de procédure civile et l’ordonnance critiquée sera confirmée, sans qu’il apparaisse nécessaire d’examiner les autres moyens soulevés et notamment, une éventuelle atteinte disproportionnée à la vie privée de M. [M].
En conséquence, sera confirmée l’ordonnance sur la restitution à la société Project44 et à M. [A] [M] ou à leur conseil, de tous les éléments prélevés en exécution des opérations de saisie litigieuses. La cour n’a donc pas à statuer sur la demande de levée du séquestre formée par la société Shippeo.
Sur les demandes accessoires
L’ordonnance sera également confirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et dépens de première instance.
Partie perdante, la société Shippeo ne saurait en outre prétendre à l’allocation de frais irrépétibles et doit supporter les dépens d’appel.
Il serait par ailleurs inéquitable de laisser aux sociétés Project44 et à M. [M] la charge des frais irrépétibles exposés en cause d’appel. L’appelante sera en conséquence condamnée à verser la somme globale de 4 000 euros aux sociétés Project44 et la somme de 4 000 euros à M. [M] sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
Confirme l’ordonnance querellée ;
Y ajoutant,
Rejette toute demande plus ample ou contraire ;
Condamne la société Shippeo à verser d’une part aux deux sociétés Project44 et d’autre part à M. [A] [M] la somme de 4 000 euros chacun en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Shippeo aux dépens d’appel.
Arrêt prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile, signé par Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de Président et par Madame Elisabeth TODINI, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le greffier, Le président,