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COUR D’APPEL DE BORDEAUX
QUATRIÈME CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 17 OCTOBRE 2023
N° RG 21/04678 – N° Portalis DBVJ-V-B7F-MI2G
S.A.R.L. RESEAU MEDICAL SERVICES
c/
Monsieur [S] [U]
Monsieur [I], [N], [D] [F]
S.A.S. MEDICAL SUPPLY
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la Cour : décision rendu le 09 juillet 2021 (R.G. 2021F00497) par le Tribunal de Commerce de BORDEAUX suivant déclaration d’appel du 12 août 2021
APPELANTE :
S.A.R.L. RESEAU MEDICAL SERVICES, prise en la personne de son représentant légal, domicilié en cette qualité au siège sis, [Adresse 7]
représentée par Maître Olivier NICOLAS de la SELARL DUCASSE NICOLAS SICET, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉS :
Monsieur [S] [U], né le 01 Octobre 1984 à [Localité 6], de nationalité Sénégalaise, demeurant [Adresse 1]
Monsieur [I], [N], [D] [F], né le 11 Mars 1985 à [Localité 12] (SENEGAL), de nationalité Sénégalaise, demeurant [Adresse 2]
S.A.S. MEDICAL SUPPLY, prise en la personne de son représentant légal, domicilié en cette qualité au siège sis, [Adresse 8]
représentés par Maître Margaux ALBIAC de la SAS DELTA AVOCATS, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 12 septembre 2023 en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Monsieur Jean-Pierre FRANCO, Président chargé du rapport,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Jean-Pierre FRANCO, Président,
Madame Marie GOUMILLOUX, Conseiller,
Madame Sophie MASSON, Conseiller,
Greffier lors des débats : Monsieur Hervé GOUDOT
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
EXPOSE DU LITIGE:
La SARL Réseau médical services (également désignée ci-après société RMS) a pour activités la délégation de personnel intérimaire, placement, toute activité de prestation de services pour l’emploi ouverte par la loi aux entreprises de travail temporaire.
Par contrats de travail à durée indéterminée des 04 janvier 2013 et 1er juin 2016, elle a embauché, respectivement, M. [I] [N] [F] en qualité de gestionnaire administratif, puis M. [S] [U] en qualité de chargé des affaires juridiques.
Chacun de ces contrats contenait une clause de non-concurrence applicable six mois à compter de la rupture du contrat de travail dans la région Aquitaine.
Ces deux contrats de travail ont donné lieu à une rupture conventionnelle à l’initiative des salariés, homologuée le 4 juillet 2019 pour M.[F], et le 10 mars 2020 pour M. [U].
Sur requête de la société Réseau médical services, qui invoquaient des agissements de concurrence déloyale et des manquements au devoir de loyauté, imputables à MM. [U] et [F], le président du tribunal de commerce de Bordeaux a, par ordonnance en date du 21 avril 2020, désigné un huissier de justice, avec pour mission de se rendre dans les locaux de la société Medical supply à [Localité 9] (Gironde), et au besoin aux domiciles de ses anciens salariés, MM. [U] et [F], pour procéder à la saisie de documents commerciaux et comptables.
L’huissier de justice désigné a procédé à sa mission le 15 juin 2020.
Par actes d’huissier de justice des 26, 28 août et 03 septembre 2020, la société Réseau Médical Services a fait assigner la société Médical Supply, M. [U] et M. [F] devant le juge des référés du même tribunal pour voir ordonner sous astreinte la fermeture de la société Medical supply SAS, la cessation de tous actes de concurrence déloyale et parasitaire, la restitution de certains documents contractuels et commerciaux, échange de correspondance, bases de données clients, et la désignation d’un expert chargé d’estimer sa perte de chiffre d’affaires découlant de la concurrence déloyale de la société Medical Supply.
Par ordonnance du 04 mai 2021, le juge des référés a renvoyé l’affaire en formation collégiale.
Par jugement en date du 09 juillet 2021, le tribunal a :
– débouté la société Réseau Médical Services de toutes ses demandes,
– débouté M. [U] et M. [F] de leurs demandes fondées sans aucun préjudice personnel,
– condamné la société Réseau Médical Services à verser à la société Médical Supply la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société Réseau Médical Services aux dépens de l’instance.
Le tribunal a considéré que les messages de prospection ou de proposition commerciale adressés par la société Medical supply ne créaient aucun risque de confusion avec les propositions commerciales de la société Réseau médical services, que les fichiers litigieux étaient largement disponibles, et que les conditions du marché de l’intérim médical consécutive à la crise sanitaire ne permettaient pas une comparaison des chiffres d’affaires entre des périodes comparables.
Il a estimé en définitive que la preuve de faits de concurrence déloyale n’était pas rapportée.
Par déclaration en date du 12 août 2021, la société Réseau Médical Services a formé appel de cette décision, énonçant les chefs de la décision expressément critiqués, intimant M. [U], M. [F] et la société Médical Supply.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Aux termes de ses dernières écritures numéro 3 notifiées par RPVA le 8 septembre 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, la société Réseau Médical Services, demande à la cour de :
– vu les articles 1231-1 et 1240 du code civil,
– vu les articles 16 et 144 du code de procédure civile,
– vu les pièces versées aux débats,
A titre liminaire :
– déclarer recevables les conclusions et la pièce notifiées par la société Reseau Medical Services le 18 août 2023 ;
Dans l’hypothèse où l’intimé souhaiterait répondre à ces écritures par de nouvelles conclusions après l’ordonnance de clôture :
– rabattre l’ordonnance de clôture rendue le 29 août 2023 ;
– reporter les effets de la clôture au jour des plaidoiries pour permettre à l’intimé de répondre ;
– infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
– et, statuant à nouveau,
– la déclarer recevable et bien fondée en ses demandes,
– en conséquence,
– constater l’existence du trouble commercial constitué par l’usage de données et de fichiers clients détournés qu’ils convient de faire cesser,
– constater que MM. [U] et [F] ont commis une faute en manquant à leur obligation de loyauté à son égard,
– ordonner en conséquence à la société Medical Supply, son président M. [U] et son directeur général M. [F] la cessation de tous les actes de concurrence déloyale et actes parasitaires à son encontre et ce, sous astreinte de 2 000 euros par infraction, à compter du prononcé de l’arrêt à intervenir,
– ordonner à la société Médical Supply, son président M. [U] et son directeur Général M. [F], sous astreinte de 1 000 euros par jour à compter du prononcé de l’arrêt à intervenir, la restitution, le non usage et la destruction sous contrôle d’huissier de justice aux frais avancés de la société Médical Supply, son président M. [U] et son directeur général M. [F], de :
– tous les documents commerciaux et comptables sur tous supports relatifs à ses anciens clients, suivis par MM. [F] et [U],
– tout contrat et échange de correspondances relatifs à ses clients,
– toutes ses informations confidentielles internes,
– toutes fiches relatives à ses clients,
– tous documents afférents aux prestations facturées par la société Médical Supply à ses anciens clients,
– toutes conventions et tous échanges de correspondance, bons de commande et ordres de transfert relatifs à ses anciens clients,
– tout élément relatif à ses praticiens habituels suivis par MM. [F] et [U],
– toutes fiches relatives aux praticiens et médecins appartenant à son réseau,
– tous documents afférents aux contrats de travail passés par la société Médical
Supply avec ses médecins salariés,
– toutes les bases de données clients et tous fichiers recueillis par MM. [U] et [F] lui appartenant,
– se déclarer compétent pour liquider les astreintes,
– à titre principal,
– condamner in solidum la société Médical Supply, M. [U] et M. [F] à lui verser la somme de 4 583.555,29 euros au titre de son préjudice,
– à titre subsidiaire,
– avant dire droit,
– condamner à titre provisionnel in solidum la société Médical Supply, M. [U] et M. [F] à lui verser la somme de 2 000 000 euros au titre de son préjudice,
– désigner tel expert qu’il plaira à la juridiction chargée de réunir tous éléments permettant ultérieurement à la cour de statuer définitivement sur le préjudice subi des
suites des actes de concurrence déloyale et parasitaire, avec pour mission :
– de convoquer et entendre les parties, assistées, le cas échéant, de leurs Conseils, et recueillir leurs observations à l’occasion de l’exécution des opérations ou de la tenue des réunions d’expertise,
– de se faire remettre tous documents et pièces utiles et, le cas échéant, entendre toute personne qu’il jugera utile dans l’accomplissement de sa mission,
– de se rendre sur place afin de prendre connaissance de l’organisation physique, juridique et de l’activité détaillée de la société Médical Supply ainsi que d’elle-même,
– de se faire remettre notamment les bilans et liasses fiscales pour les exercices
2009 à 2019 pour elle,
– à partir de ces documents, de reconstituer pour chaque exercice les chiffres d’affaires réalisés pour chaque centre hospitalier,
– d’évaluer le pourcentage de la clientèle de la société Médical Supply étant auparavant la sienne,
– d’estimer la perte de chiffre d’affaires en brute découlant de la concurrence
déloyale de la société Médical Supply sur la période du 21 décembre 2019 jusqu’à l’établissement du rapport définitif,
– de dresser un pré-rapport susceptible de dires éventuels qui seront annexés
puis un rapport définitif dans un délai déterminé dans l’ordonnance à intervenir,
– répondre aux dire des parties,
– dire que l’expert pourra s’adjoindre le concours de tout sapiteur de son choix ayant
mission de l’éclairer sur des aspects particuliers ne relevant pas de ses compétences,
notamment d’un sapiteur expert en informatique pouvant se connecter sur les ordinateurs de la société Médical Supply, de son président M. [U] et de son dirigeant
M. [F] afin de permettre la réalisation complète de sa mission,
– ordonner à la société Médical Supply, de son président M. [U] et de son dirigeant
M. [F] de consigner la somme qui sera déterminée par l’ordonnance à intervenir,
– en tout état de cause,
– debouter la société Médical Supply, M. [U] et M. [F] de l’intégralité de leurs demandes,
– ordonner la publication de la décision à intervenir dans deux journaux d’annonces légales et notamment le journal Sud Ouest aux frais de la société Médical Supply et de
ses dirigeants,
– condamner in solidum la société Médical Supply, M. [U] et M. [F] à lui payer la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles par application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner la société Médical Supply aux entiers dépens.
Aux termes de ses dernières écritures notifiées par RPVA le 8 septembre 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, la société Médical Supply, M. [U] et M. [F], demandent à la cour de :
vu les articles 9, 12, 145, 238, 524 et 700, 784 et 954 du code de procédure civile,
– les recevoir en leurs écritures,
à titre liminaire,
– ordonner la révocation de l’ordonnance de clôture au jour des plaidoiries,
– rejeter les dernières conclusions et pièces de la société Réseau médical service communiquées le 18 août 2023,
en premier lieu,
– confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 9 juillet 2021, en toutes ses dispositions,
– débouter purement et simplement la société Réseau Médical Services de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions, aussi infondées qu’injustifiées,
en second lieu,
– débouter la société Réseau Médical Services de sa demande de dommages et intérêts, en ce qu’elle apparaît irrecevable,
en tout état de cause,
– condamner la société Réseau Médical Services à régler la somme de 3 000 euros à chaque intimé au titre de l’article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, il y a lieu de se référer au jugement entrepris et aux conclusions déposées.
L’ordonnance de clôture est intervenue le 29 août 2023 et le dossier a été fixé à l’audience du 12 septembre 2023.
MOTIFS DE LA DECISION:
Sur la recevabilité des conclusions:
1- Compte tenu de la demande conjointe des parties sur ce point, il y a lieu d’ordonner la révocation de l’ordonnance de clôture, et de prononcer la clôture de l’instruction à la date de l’audience, le 12 septembre 2023, avant les plaidoiries.
2- La société Médical Supply, M. [U] et M. [F] disposaient d’un délai de six jours ouvrables, entre le 18 aout 2023, date de notification des conclusions numéro 3 de la société Réseau médical services et le 29 aout 2023, date annoncée de la clôture initiale, et d’un délai de 16 jours (jusqu’à la date de l’audience) compte tenu de la révocation finalement sollicitée, pour répondre utilement aux dernières écritures et pièces adverses.
Il convient dès lors de déclarer recevables les dernières conclusions et pièces notifiées par les parties le 8 septembre 2023.
Sur les fautes invoquées à l’encontre de MM. [U] et [F]:
Il convient d’examiner de manière chronologique les faits allégués à l’égard de MM. [U] et [F], et de la société Medical Supply.
Sur la violation alléguée du devoir de loyauté et de fidélité du salarié:
3- Selon les dispositions de l’article L.1222-1 du code de travail, le contrat de travail est exécuté de bonne foi.
Il est constant que le salarié est tenu de plein droit à une obligation de non-concurrence et de loyauté à l’égard de son employeur durant l’exécution du contrat de travail (la clause de non-concurrence éventuellement convenue ne prenant effet qu’à compter de la rupture du contrat).
4- Contrairement à ce que soutiennent les intimés, il n’est nullement établi que depuis mars 2019, M. [U] n’aurait plus été salarié de la société RMS mais de la société Solutek Santé.
A cet égard, il convient d’écarter, comme dépourvus de toute pertinence et de valeur probante:
-le courriel non signé en date du 28 janvier 2020 en provenance du service commercial de Solutek Santé, et à destination de plusieurs adresses de messagerie @assirougroup.com (et non à la société RMS) et dans lequel il est fait état d’une demande de rupture conventionnelle restée sans réponse depis 20 jours,
-l’attestation délivrée le 4 février 2020 par Mme [W] [H] (service facturation de l’institut [4]), selon laquelle M. [S] [U] a payé par chèque la somme de 6083.53 euros au titre des factures de M. [G] [Y], qui apparaît sans aucun rapport avec le contrat de travail conclu entre M. [U] et la société RMS.
5- En application de l’article L.1237-13 du code du travail, la convention de rupture fixe la date de rupture du contrat de travail, qui ne peut intervenir avant le lendemain du jour de l’homologation.
Il ressort des attestations délivrées les 4 février 2020 et 18 mars 2020 par les services de la DIRECCTE (Unité territoriale de la Gironde) que l’homologation de la rupture conventionnelle du contrat de travail de M. [I] [N] [F] est intervenue le 4 juillet 2019 et celle de M. [S] [U] le 10 mars 2020.
6- Le contrat de travail de M. [I] [N] [F] a pris fin le 5 juillet 2019 à 24 heures et celui de M.[S] [U] le 11 mars 2020 à 24 heures.
7- Il résulte de l’extrait Kbis versé au débat que la SAS Medical Supply, immatriculée le 16 janvier 2020, ayant son siège à [Localité 9] (Gironde), a pour président M. [S] [U] et pour directeur général M. [I] [F].
Elle exerce depuis le 13 janvier 2020 une activité de mise à disposition de ressources humaines, activités de placement.
8- Il ressort par ailleurs du constat dressé par huissier le 16 décembre 2020 que parmi les dossiers enregistrés entre le 13 décembre 2019 et le 24 janvier 2020 sur l’ordinateur utilisé par M. [U] figuraient:
-la facture d’achat en date du 24 janvier 2020 du tampon encreur du cachet commercial de la société Medical Supply comportant l’adresse de son siège, son numéro de téléphone, la référence de son site Internet www.medicalSupply.fr, son adresse de messagerie [Courriel 5] et son numéro Siret;
– le pouvoir donné à [S] [U] par M. [I] [F] et M. [S] [U], agissant en qualité de fondateurs de la société, donnant pouvoir à [S] [U], aux fins de solliciter l’ouverture d’un compte de dépôt à vue dans les livres de la Caisse régionale de Crédit Agricole mutuel d’Aquitaine, au nom de la SARL Medical Supply, et d’y effectuer toutes opérations propres à ce genre de compte,
-la demande formée le 13 décembre 2019 par [I] [F] et [S] [U] en vue de l’ouverture de ce compte de dépôt à vue au nom de la SARL Medical Supply, et d’un compte de dépôt à vue de capital social sous l’intitulé SARL Medical Supply – société en formation.
M. [S] [U] a en outre signé en qualité de président le 10 janvier 2020 un état des actes accomplis au nom de la société en formation, entre le 20 mai 2019 et le 12 janvier 2020 (abonnement à The Business plan et paiement des factures mensuelles, paiement factures Espace d’exposition, paiement loyer local en décmebre 2019, publication d’annonce légale).
9- Par ailleurs, il résulte de la pièce 12.8 de la société RMS qu’à compter du 7 février 2020, jusqu’au 9 mars 2020, la société Medical Supply a adressé des courriels aux adhérents du groupe Google URGENCES en signalant des besoins de médecins remplaçants dans différents établissements hospitaliers dans les départements de l’Aisne, du Jura, et de l’Eure. Ces messages ne mentionnaient pas le nom du signataire agissant pour le compte de la société Medical Supply.
La même pièce 12.8 contient également, sous la signature de M. [S] [U], des courriels adressés par la société Medical Supply:
-le 10 mars 2020 au Docteur [K] [P] pour proposer un remplacement au service des urgences dans un hôpital du Jura, pour des journées ou gardes de 24 heures à effectuer en mars et avril, moyennant une rémunération de 600 euros par jour ou 1200 euros la garde de 24 heures.
-le 11 mars 2020, une proposition de remplacement aux urgences ou en service de soins non programmés au Docteur [L], lequel a répondu le lendemain qu’il n’exerçait plus depuis plus de dix ans.
Le docteur [A] [V], médecin exerçant en Belgique, a attesté le 4 janvier 2021
qu’il avait été contacté par courriel de 8 février 2020 par la société Medical Supply (sans autre précision) et qu’il lui avait en retour adressé son CV; il précise avoir travaillé de temps en temps avec cette société.
10- M. [U] ne s’est donc pas borné à procéder aux formalités préalables à la constitution de la société Medical Supply, ce qui était licite de la part d’un salarié tant que la société n’entrait pas en activité, mais il a également accompli en février et mars 2020, des actes de prospection de clientèle en qualité de président de la société nouvellement immatriculée, qui a bien commencé dès le 13 janvier 2020 une activité concurrente de celle de son employeur.
Il a ainsi manqué à son obligation de loyauté vis à vis de la société RMS en cours d’exécution du contrat de travail, en mettant l’expérience acquise dans un poste à responsabilité de chargé d’affaires juridiques au service d’une société concurrente dans laquelle il avait des intérêts directs, pour en être le fondateur.
11- En revanche, les actes dénoncés par la société appelante jusqu’au 11 mars 2020 (constitution de la société Medical Supply et prospections) sont tous postérieurs au 5 juillet 2019, de sorte qu’aucun manquement au devoir de loyauté et de fidélité du salarié à l’égard de son employeur ne peut être reproché à M. [F] (étant précisé que ce point que rien ne démontre que M. [F] ait lui-même souscrit l’abonnement à la revue The Business plan le 20 mai 2019).
Sur les actes de concurrence déloyale:
12- La société appelante soutient que M. [U] a violé la clause contractuelle de non-concurrence à laquelle il demeurait tenu jusqu’au 10 septembre 2020.
13- Les intimés répliquent que la société RMS avait libéré M. [U] de sa clause de non-concurrence et ne lui a d’ailleurs pas versé la moindre somme.
Ils précisent qu’en réalité, M. [U] travaillait depuis mars 2019 au service de la société Solutek Santé, spécialisée dans les produits pharmaceutiques, et représentée par le même dirigeant que la société RMS.
Ils contestent tout acte positif de détournement.
Sur ce:
14- Selon les dispositions de l’article 1103 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
15- En son article 12, le contrat de travail à durée déterminée conclu le 1er juin 2016 entre la société réseau médicale services et M. [S] [U] stipule que ‘compte tenu de la nature confidentielle des fonctions exercées, de la formation et des connaissances acquises par M. [S] [U] au sein de la société et de l’importance du caractère stratégique des données que M. [S] [U] rencontrera au quotidien, celui-ci s’engage postérieurement à la rupture du présent contrat de travail et quelle qu’en soit la cause à ne pas exercer directement ou indirectement ou par personne interposée de fonctions similaires ou concurrentes de celles exercées au sein de la société.
Ainsi M. [S] [U] s’interdit notamment de:
– s’intéresser directement ou indirectement et de quelque manière que ce soit à toute société, entreprises ou organes juridiques pouvant concurrencer l’activité de la société,
– détenir directement ou indirectement un intérêt quelconque dans une société ou une entreprise exerçant une activité de concurrence
(…)
Cette interdiction de concurrence est applicable pendant une durée de six mois.
Cette interdiction est limitée à la zone géographique constituée par la région Aquitaine, zone de travail de M. [S] [U].
(…)
La société se réserve toutefois la faculté de réduire la durée d’application de la présente clause ou de renoncer à son application et ainsi libérer M. [S] [U] de l’interdiction de concurrence sans que M. [S] [U] ne puisse prétendre au paiement d’une quelconque indemnité.’
16- Les intimés ne démontrent nullement que la société RMS aurait libéré M. [U] de cette clause de non-concurrence; ils ne produisent aucun élément probant au soutien de cette assertion.
C’est en vain qu’ils se réfèrent aux conclusions soutenues en première instance par la société RMS (pièces 18 et 20 des intimés) puisque précisément, la société RMS y indiquait (comme dans le cadre de la procédure d’appel) que contrairement à ce qui avait été convenu avec M. [I] [N] [F] le 20 juin 2019, elle n’avait conclu aucune convention de nature à abandonner la clause de non-concurrence avec M. [S] [U].
La seule circonstance (au demeurant non démontrée) que M. [U] n’aurait reçu aucune somme à titre d’indemnité spéciale, en contrepartie de son obligation de non-concurrence, n’est pas de nature à démontrer une renonciation tacite de la société RMS à se prévaloir de cette clause; une telle renonciation ne pouvant résulter que d’un acte clair et non équivoque.
17 – Il est constant que du 12 mars 2020 au 20 septembre 2020, M. [U] a contrevenu à la clause de non-concurrence, par le seul fait d’exercer les fonctions de président de la société Medical Supply, dans laquelle il était intéressé pour en être le fondateur et associé à 50%, et dont l’activité commerciale était identique à celle de la société RMS.
18- En revanche, dès lors que M. [F] évait été libéré de la clause de non-concurrence, il ne peut lui être reproché d’avoir exercé ses fonctions de directeur général au sein de la société Medical Supply, à moins que des fautes personnelles soient prouvées à son encontre.
19- La société appelante fait en outre grief aux intimés de lui avoir frauduleusement soustrait sa base de données clients qu’elle avait constituée grâce à ses investissements humains et matériels sur plus de dix années, et d’avoir ensuite prospecté des établissements de santé ou des praticiens qui jusqu’alors traitaient auparavant de manière habituelle voire exclusive avec elle; ce que contestent les intimés, selon lesquels le fichier clients de la société Medical Supply a été constitué en consultant la liste des établissements de santé accessible sur des annuaires publics, par achats de fichiers auprès de prestataires, et via des agences spécialisées.
20 – Il résulte des recherches effectuées le 15 juin 2020 par l’huissier instrumentaire dans les données enregistrées sur le Google Drive de la société Medical Supply, partagées entre MM. [F] et [U] que les listes de professionnels de santé utilisées par l’appelante correspondent à 85 % à des professionnels figurant sur les listes de la société Réseau Medical service, avec des taux variant entre 100 % (gynécologie, oncologie, pédiatrie) et 77% pour les médecins généralistes.
Par ailleurs, la société Medical Supply n’explique pas comment elle a pu être en mesure, dès les mois de février 2020 d’adresser des courriels de proposition de remplacements à des médecins tels le docteur [V], résident en Belgique (démarché le 8 février 2020) ou le docteur [B] [L] (sur sa messagerie personnelle). Elles ne justifient nullement que les adresses de messageries litigieuses de professionels de santé aient pu être obtenues en libre accès, ou par achats de fichiers.
Elle n’explique pas davantage comment les démarches de prospection de la société Medial Supply, par envoi de messages de proposition de remplacement, ont pu parvenir sur des adresses factices ou des adresses test créées par la société RMS, connues d’elle seule, et non disponibles sur des plate-formes payantes ni des sites Internet, telles que [Courriel 11], [Courriel 13], [Courriel 10] et [Courriel 3] ce qui ressort des pièces 20 et 26
21- Par ailleurs, il sera relevé qu’en sa qualité d’attaché commercial de 2013 à 2016 puis de chargé des affaires juridiques de juin 2016 à mars 2020, M. [U] avait accès à la base de données clientèle.
22- Ce faisceau concordant de présomptions, auquel il convient d’ajouter le refus opposé par M. [U] à l’accomplissement de la mission de l’huissier, jusqu’à l’arrivée une heure plus tard des services de police qui ont dû être requis (les deux ordinateurs ayant été débranchés durant cette période) caractérise suffisamment l’exercice d’actes de concurrence déloyale par détournement de fichier clients.
23- En définitive, M. [U] a manqué à son devoir de loyauté en tant que salarié de la société RMS de décembre 2019 jusqu’au 11 mars 2020, puis a contrevenu à son obligation contractuelle de non-concurrence à compter du 12 mars 2020 jusqu’au 20 septembre 2020 en tant que président de la société concurrente, en poursuivant à compter de cette date des actes de concurrence déloyale par prospection de clients communs aux deux sociétés par des moyens déloyaux, en l’espèce l’utilisation d’une base de données détournée.
24- Les faits de concurrence déloyale précités ne peuvent être imputés en revanche à M. [F], qui n’était plus salarié de la société RMS de décembre 2019 à mars 2020 et qui n’était pas lié par une clause de non-concurrence à la société RMS après la fin de son contrat de travail.
Rien ne démontre par ailleurs qu’il ait démarché les clients de la société RMS avec utilisation du fichier client détourné, son nom n’apparaissant sur aucun des courriels de prospection litigieux.
En outre, il n’exerce pas la qualité de représentant légal de la société Medical Supply.
25- Il n’y a pas lieu en revanche de retenir l’existence de faits distincts de parasitisme, rien ne démontrant que la société Medical Supply ait entendu, par d’autres actes que ceux constitutifs de la concurrence déloyale, se placer dans le sillage de la société RMS afin de tirer profit sans rien dépenser de ses efforts, de son savoir-faire de sa notoriété ou des investissements consentis.
26- En revanche, il convient de retenir la responsabilité délictuelle de la société Medical Supply, sur le fondement de l’article 1240 du code civil, en qualité de tiers complice, puisqu’elle connaissait nécessairement la situation de son président et fondateur M. [U], d’abord comme salarié débiteur d’une obligation de loyauté et de fidélité à l’égard de son employeiur la société RMS, puis comme ex-salarié tenu à une obligation de non-concurrence.
27- Il convient dès lors de retenir la responsabilité in solidum de M. [U] et de la société Medical Supply pour les faits de concurrence déloyale.
Sur la réparation du préjudice:
28- La société appelante fait valoir à bon droit qu’il s’infère nécessairement un préjudice fût-il seulement moral d’un acte de concurrence déloyale.
29- Elle sollicite paiement de la somme de 4 583 555.29 euros, au titre des pertes cumulées qu’elle accuse depuis la création de la société Medical Supply.
Elle ne produit toutefois à l’appui de cette demande qu’un tableau sur une page intitulé ‘Chiffre d’affaire perdu sur les années 2019, 2020 et 2021 sur les périodes de janvier à avril’, avec un détail par établissement (soit une perte de 2694 vacations).
Il n’est nullement établi que ce document ait été établi par un expert-comptable, et les bilans des exercices 2019-2020-2021 ne sont pas communiqués. Il ne peut donc être tenu comme suffisamment probant quant à l’importance du préjudice commercial subi.
30 – Toutefois, il n’y a pas pour autant matière à organisation d’une mesure d’expertise judiciaire, dès lors que 4 années se sont écoulées depuis les faits litigieux, qui auraient pu être employées pour faire établir à tout le moins une expertise amiable par un professionnel du chiffre, et il sera rappelé qu’une mesure d’instruction ne peut en aucun cas être ordonnée en vue de suppléer la carence d’une partie dans l’administration de la preuve (article 146 alinéa 2 du code de procédure civile).
31- Au regard de l’avantage concurrentiel qui est résulté de l’exploitation du fichier client de la société RMS dès le début d’activité de la société medical Supply, en lui permettant de contacter très rapidement des professionnels de santé correspondant aux profils de postes à pourvoir, en particulier durant la période de crise sanitaire lié à la pandémie de Covid-19, avantage qui s’est estompé par la suite eu égard à l’importante croissance du nombre de personnels intérimaires dans le domaine de la santé, la cour dispose des éléments d’appréciation suffisants pour évaluer à la somme de 80 000 euros la réparation des actes de concurrence déloyale.
32 – Il convient en conséquence d’infirmer le jugement, sauf en ce qu’il a rejeté les demandes formées à l’encontre de M. [I] [F], et la demande d’expertise.
La cour condamnera in solidum la société Medical Service et M. [S] [U] à payer à la société Réseau médial services la somme de 80’000 euros à titre de dommages-intérêts.
33- Il convient par ailleurs d’ordonner la cessation sous astreinte des actes de concurrence déloyale, dans les conditions précisées au dispositif.
Il convient de rejeter, comme générale et imprécise, la demande tendant à voir ordonner à la société Medical Supply, et à M. [S] [U], la cessation de tous actes de concurrence déloyale ou parasitaire sous astreinte de 1000 euros par infraction, à compter du prononcé de l’arrêt à intervenir.
34- Les circonstances ne justifient pas que soit ordonnée la publication du présent arrêt. La demande formée de ce chef sera rejetée.
Sur les demandes accessoires :
35- Il est équitable d’allouer à la société RMS la somme de 8’000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de première instance et d’appel.
36 – Echouant en leurs prétentions devant la cour, les sociétés intimées supporteront les dépens de première instance et d’appel ainsi que leurs frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort :
Ordonne la révocation de l’ordonnance de clôture du 29 aout 2023 et fixe la clôture de l’instruction à la date de l’audience, avant les plaidoiries,
Déclare recevables les conclusions et pièces notifiées par les parties le 8 septembre 2023,
Confirme le jugement, en ce qu’il a rejeté les demandes formées à l’encontre de M. [F], et rejeté la demande d’expertise de la société Réseau médical services,
Infirme le jugement pour le surplus de ses dispositions,
Statuant à nouveau,
Dit que M. [S] [U] a manqué à son devoir de loyauté à l’égard de son employeur, la société Réseau médical service entre décembre 2019 et le 11 mars 2020,
Dit que M. [S] [U] a manqué à son obligation contractuelle de non-concurrence
à l’égard de la société Réseau médical service à compter du 12 mars 2020 jusqu’au 20 septembre 2020,
Dit que M. [S] [U] et la société Medical Supply ont commis des actes de concurrence déloyale par utilisation du fichier clients de la société Réseau médical services lors de la prospection de clients,
Condamne en conséquence in solidum M. [S] [U] et la société Medical Supply à payer à la société Réseau médical service la somme de 80 000 euros à titre de dommages-intérêts,
Ordonne à la société Médical Supply et à M. [S] [U] la restitution des pièces et documents ci-après détaillés, sous contrôle d’huissier de justice, aux frais avancés de la société Réseau Médical Services, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, à l’expiration d’un délai de huit jours à compter de la signification du présent arrêt:
-toutes les bases de données clients et tous fichiers recueillis par M. [U] appartenant à la société Réseau médical service,
– tous les documents commerciaux et comptables, toutes correspondances, sur tous supports, relatifs aux anciens clients de la société Réseau médical service, figurant dans ces bases et fichiers recueillis par M. [U], et désormais suivis par ce dernier,
– toutes les informations confidentielles internes de la société Réseau médical service,
– toutes fiches relatives aux clients de la société Réseau médical service, figurant dans ces bases et fichiers recueillis par M. [U], et désormais suivis par ce dernier,
– tous documents afférents aux prestations facturées par la société Médical Supply à ces anciens clients,
– toutes conventions et tous échanges de correspondance, bons de commande et ordres de transfert relatifs à ces anciens clients,
Ordonne à la société Medical Supply et à M. [S] [U] la cessation de tout usage des documents et pièces précités, sous astreinte de 1000 euros par infraction constatée, à compter de la signification du présent arrêt,
Réserve à la cour d’appel de Bordeaux la liquidation des astreintes,
Y ajoutant,
Condamne in solidum la société Medical Supply et M. [S] [U] à payer à la société Réseau médical service la somme de 8000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Rejette les autres demandes,
Condamne in solidum la société Medical Supply et M. [S] [U] aux dépens d’appel.
Le présent arrêt a été signé par M. Jean-Pierre FRANCO, président, et par M. Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier Le Président