16 décembre 2022
Cour d’appel de Paris
RG n°
22/07417
Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE
délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 1 – Chambre 8
ARRET DU 16 DECEMBRE 2022
(n° , 9 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 22/07417 – N° Portalis 35L7-V-B7G-CFUK4
Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 02 Mars 2022 -Président du TJ de PARIS – RG n° 22 / 50376
APPELANTE
S.A.R.L. THE HARMONIST agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège,
[Adresse 3]
[Localité 5]
Représentée par Me Sandra OHANA de l’AARPI OHANA ZERHAT, avocat au barreau de PARIS, toque : C1050
Assistée par Me Philippe SIMONET, avocat au barreau de PARIS, toque : B293
INTIMEE
S.N.C. 36G5 prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège,
[Adresse 4]
[Localité 5]
Représentée par Me Bruno REGNIER de la SCP REGNIER – BEQUET – MOISAN, avocat au barreau de PARIS, toque : L0050
Assistée par Me Nicolas BOYTCHEV, avocat au barreau de PARIS, toque : L0301
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 10 novembre 2022, en audience publique, les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Patrick BIROLLEAU, Magistrat honoraire chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Florence LAGEMI, Président,
Rachel LE COTTY, Conseiller,
Patrick BIROLLEAU, Magistrat honoraire,
Greffier, lors des débats : Marie GOIN
ARRÊT :
– CONTRADICTOIRE
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signé par Florence LAGEMI, Président et par Marie GOIN, Greffier, lors de la mise à disposition.
Par deux actes signés le 10 décembre 2005, ont été donnés à bail commercial deux biens sis [Adresse 3].
Selon acte de cession du fonds de commerce du 2 juin 2010, la société The Harmonist est venue aux droits des preneurs successifs. Par acte du 15 juillet 2019, la société SNC 36G5 a acquis les locaux loués, venant aux droits des bailleurs.
Par acte en date du 26 décembre 2019, la société 36G5, invoquant la réalisation sans autorisation de travaux dans les lieux pris à bail, a assigné la société The Harmonist devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir constater l’acquisition des clauses résolutoires contenues dans les baux et, à titre subsidiaire, prononcer la résiliation judiciaire de ces baux.
Par acte du 29 septembre 2021, la société 36G5 a donné congé valant refus de renouvellement avec offre d’une indemnité d’éviction à effet du 31 mars 2022 à la société The Harmonist, pour chaque bail commercial.
Par acte du 14 décembre 2021, la société 36G5 a fait assigner la société The Harmonist devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir désigner un expert ayant mission d’évaluer le montant de l’indemnité d’éviction éventuellement due au locataire et l’indemnité d’occupation due par ce dernier.
Par ordonnance contradictoire du 2 mars 2022, le juge des référés a :
déclaré irrecevables les écritures adressées à la juridiction après la clôture des débats ;
donné acte des protestations et réserves ;
ordonné une expertise ;
désigné en qualité d’expert Mme [N] [E], [Adresse 2]), tél : [XXXXXXXX01] ;
dit que pour procéder à sa mission l’expert devra notamment :
convoquer et entendre les parties, assistées, le cas échéant, de leurs conseils, et recueillir leurs observations à l’occasion de l’exécution des opérations ou de la tenue des réunions d’expertise ;
visiter les lieux objets des deux contrats de bail, les décrire, les photographier en cas de contestation les mesurer, dresser la liste des salariés employés par la SARLU The Harmonist dans ces locaux et sur ce fonds ;
rechercher en tenant compte de la nature des activités professionnelles autorisées par le bail, de la situation et de l’état des locaux, tous éléments permettant de déterminer le montant de l’indemnité d’éviction :
a) dans le cas d’une perte de fonds (valeur marchande déterminée suivant les usages de la
profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, des frais et droits de mutation, de la réparation du trouble commercial et de tous autres postes de préjudice, ainsi que de la plus-value en résultant) ;
b) dans le cas de la possibilité d’un transfert de fonds sans perte conséquente de clientèle sur un emplacement de qualité équivalente (coût du transfert, acquisition d’un titre locatif ayant les mêmes avantages que l’ancien, frais et droits de mutation, de déménagement et de réinstallation, réparation du trouble commercial et de tous autres préjudices éventuels) ;
– rechercher tous éléments permettant d’apprécier si l’éviction entraînera la perte du fonds
ou son transfert ;
– déterminer le montant de l’indemnité due par le locataire pour l’occupation des lieux, objet du bail, à compter du 1er avril 2022, sur les bases utilisées en matière de fixation des loyers de renouvellement, abattement pour précarité en sus ;
fixé à la somme de 6.000 euros montant de la provision à valoir sur les frais d’expertise qui devra être consignée par la partie demanderesse auprès du régisseur des avances et recettes du tribunal judiciaire de Paris pour le 2 mai 2022 ;
dit que faute de consignation de la présente provision initiale dans ce délai impératif, ou demande de prorogation sollicitée en temps utile, la désignation de l’expert sera aussitôt caduque et de nul effet, sans autre formalité requise, conformément aux dispositions de l’article 271 du code de procédure civile ;
dit que l’expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 232 à 248, 263 à 284-1 du code de procédure civile et qu’il déposera l’original de son rapport au greffe du tribunal judiciaire de Paris (contrôle des expertises) avant le 2 janvier 2023, sauf prorogation de ce délai dûment sollicitée en temps utile, de manière motivée, du juge du contrôle ;
dit que l’exécution de la mesure d’instruction sera suivie par le juge du service du contrôle des expertises spécialement désigné à cette fm en application des articles 155 et 155-1 du même code ;
dit que, dans le but de favoriser l’instauration d’échanges dématérialisés et de limiter la durée et le coût de l’expertise, le technicien devra privilégier l’usage de la plateforme Opalexe et qu’il proposera en ce cas à chacune des parties, au plus tard lors de la première réunion d’expertise, de recourir à ce procédé pour communiquer tous documents et notes par la voie dématérialisée dans les conditions de l’article 748-1 du code de procédure civile et de l’arrêté du 14 juin 2017 validant de tels échanges ;
rejeté le surplus des demandes.
Par déclaration du 11 avril 2022, la société The harmonist a interjeté appel de cette décision en ce qu’elle a ordonné une expertise et fixé à la somme de 6.000 euros le montant de la provision à valoir sur les frais d’expertise qui devra être consignée par la partie demanderesse et rejeté le surplus de ses demandes.
Par dernières conclusions remises et notifiées le 21 octobre 2022, elle demande à la cour, de :
la recevoir en son appel, demandes, fins et conclusions et la dire bien fondée ;
déclarer recevables ses conclusions d’appel, ayant toujours développé les mêmes prétentions ;
débouter la société 36G5 visant à voir déclarer irrecevables ses conclusions ; en conséquence,
infirmer l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022, ordonnant une expertise et désignant Mme [N] [E] en qualité d’expert, alors que c’était au juge du fond de l’ordonner sur demande de la société 36G5 ;
dire le juge des référés incompétent du fait de la compétence exclusive du juge du fond de la 18ème chambre, 2ème section, qui était en mesure de désigner un expert, puisque l’affaire était pendante au moment de la saisine du président du tribunal judiciaire de Paris statuant en la forme des référés ;
en conséquence,
prononcer la nullité de l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022 ;
débouter la société 36G5 de sa demande formée par application de l’article 700 du code de procédure civile ;
sur l’appel incident formé par la société société 36G5,
la recevoir en ses conclusions en réponse sur appel incident formé par la société SNC 36G5 ;
débouter la société 36G5 de sa demande incidente d’infirmation partielle de l’ordonnance de référé du 2 mars 2022 pour demander la modification de la mission de l’expert et la déclarer abusive ;
débouter la société 36G5 en son appel incident, fins et conclusions, y incluant celle formée par application de l’article 700 du code de procédure civile ;
en tout état de cause,
condamner la société 36G5 à lui verser la somme de 2.500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile dans le cadre de la procédure d’appel ;
condamner la société 36G5 à lui verser 5.000 euros pour l’appel incident abusif formé par la société 36G5 au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
condamner la société 36G5 aux entiers dépens qui seront recouvrés par Me Sandra Ohana-Zerhat, conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
La société 36G5, appelante à titre incident, par dernières conclusions remises et notifiées le 25 octobre 2022, demande à la cour, au visa des articles 4, 5, 145 ; 910-4 et 954 du code de procédure civile et L. 145-14 et L. 145-28 du code de commerce, de :
la recevoir en ses demandes, fins et conclusions et la dire bien fondée ;
y faisant droit,
déclarer irrecevables les conclusions n°2 de la société The Harmonist en date du 2 août 2022 faute d’avoir présenté de manière formellement distincte ses nouveaux moyens ;
déclarer irrecevables la prétention de la société The Harmonist visant à ce que la cour dise ‘que le juge des référés aurait dû se déclarer incompétent, du fait de l’existence d’une procédure pendante au fond ‘ mentionnée dans ses conclusions n°2 en date du 2 août 2022, faute de l’avoir formée dans les délais impartis ;
déclarer irrecevables les prétentions de la société The Harmonist visant à ce que la cour décide de :
»déclarer l’incompétence du juge des référés d’avoir ordonné une expertise, du fait de la compétence exclusive du juge du fond de la 18ème chambre, 2ème section, qui était en mesure de désigner un expert, puisque l’affaire était pendante au moment de la saisine du président du tribunal judiciaire de Paris statuant en la forme des référés’ ;
»en conséquence, prononcer la nullité de l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022 ;
mentionnées dans ses conclusions n°3 en date du 21 octobre 2022, faute de les avoir formées dans les délais impartis ;
confirmer l’ordonnance entreprise seulement en ce qu’elle a ordonné une expertise, confiée à Mme [N] [E], avec mission, notamment, de se faire communiquer tous documents et pièces nécessaires à l’accomplissement de sa mission ; s’entourer, si besoin est, de tout sachant et technicien de son choix, visiter les lieux objets des deux contrats de bail, les décrire, les photographier en cas de contestation, les mesurer, dresser la liste des salariés employés par la société The Harmonist dans ces locaux et sur ce fonds, [‘] et fixé à la somme de six mille euros (6000 euros) montant de la provision à valoir sur les frais d’expertise ;
déclarer que la société The Harmonist n’a formulé aucune demande au titre de son appel et que la cour d’appel n’est saisie d’aucune prétention de sa part ;
débouter la société The Harmonist de toutes ses demandes y compris celle formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile qui sont en tout état de cause mal fondées ;
sur son appel incident,
infirmer partiellement l’ordonnance rendue par le tribunal judiciaire de Paris le 2 mars 2022 (RG n°22/50376) seulement en ce qu’elle a ordonné une expertise judiciaire aux fins de :
« Rechercher en tenant compte de la nature des activités professionnelles autorisées par le bail, de la situation et de l’état des locaux, tous éléments permettant de déterminer le montant de l’indemnité d’éviction:
a) dans le cas d’une perte de fonds (valeur marchande déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, des frais et droits de mutation, de la réparation du trouble commercial et de tous autres postes de préjudice, ainsi que de la plus-value en résultant),
b) dans le cas de la possibilité d’un transfert de fonds sans perte conséquente de clientèle sur un emplacement de qualité équivalente (coût du transfert, acquisition d’un titre locatif ayant les mêmes avantages que l’ancien, frais et droits de mutation, de déménagement et de réinstallation réparation du trouble commercial et de tous autres préjudices éventuels) ;
rechercher tous éléments permettant d’apprécier si l’éviction entraînera la perte du fonds ou son transfert ;
déterminer le montant de l’indemnité due par le locataire pour l’occupation des lieux, objet du bail, à compter du 1 er avril 2022, sur les bases utilisées en matière de fixation des loyers de renouvellement, abattement pour précarité en sus » ;
statuant à nouveau,
modifier la mission d’expertise de Mme [N] [E] désignée par l’ordonnance du 2 mars 2022 comme suit :
rechercher en tenant compte de la nature des activités professionnelles autorisées par le bail, de la situation et de l’état des locaux, tous éléments de fait et techniques permettant de déterminer le montant de l’indemnité d’éviction dans le cas :
d’une perte de fonds : valeur marchande déterminée selon les usages de la profession, augmentée, entre autres, des frais normaux de déménagement et de réinstallation, des frais et droits de mutation afférents à la cession d’un fonds d’importance identique, de la réparation du trouble commercial,
de la possibilité d’un transfert de fonds sans perte conséquente de clientèle sur un emplacement de qualité équivalente et, en tout état de cause, le coût d’un tel transfert ;
rechercher tous éléments permettant d’apprécier si l’éviction entraînera la perte du fonds ou son transfert ;
évaluer le montant de l’indemnité d’occupation, taxes et charges en sus, due par la société The Harmonist à compter rétroactivement du 1er avril 2022 jusqu’à la libération des lieux par remise des clés et ce, à la valeur locative desdits locaux ;
en tout état de cause,
débouter la société The Harmonist en toutes ses demandes, fins et conclusions y incluse celle formée par application de l’article 700 du code de procédure civile ;
condamner la société The Harmonist à lui payer à la somme de 5.000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
condamner la société The Harmonist aux entiers dépens de l’instance.
La clôture de la procédure a été prononcée le 26 octobre 2022.
En application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits et moyens développés au soutien de leurs prétentions respectives.
SUR CE, LA COUR
Sur les fins de non-recevoir soulevées par la société SNC 36G5
La société SNC 36G5 demande de dire irrecevables :
– sur le fondement de l’article 954 du code de procédure civile, les conclusions remises par la société The Harmonist le 2 août 2022, au motif qu’elles ne présentent pas ses moyens nouveaux de manière distincte par rapport à ses premières écritures ;
– au visa de l’article 910-4 du même code, la demande formulée par la société The Harmonist dans ses conclusions remises le 2 août 2022 tendant à dire que le premier juge aurait dû se déclarer incompétent du fait de l’existence d’une instance au fond, cette demande ne figurant pas dans ses premières conclusions d’appel remises le 21 juin 2022 ;
– sur le fondement du même article 910-4, les prétentions de la société The Harmonist formulées dans ses conclusions remises le 21 octobre 2022 tendant à dire le juge des référés incompétent et à dire nulle l’ordonnance entreprise, cette prétention ne figurant pas dans ses premières conclusions d’appel remises le 21 juin 2022.
L’article 910-4 du code de procédure civile dispose : ‘A peine d’irrecevabilité, relevée d’office, les parties doivent présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l’ensemble de leurs prétentions sur le fond. L’irrecevabilité peut également être invoquée par la partie contre laquelle sont formées des prétentions ultérieures.’
Par ses premières conclusions remises le 21 juin 2022, la société The Harmonist demandait d’ ‘infirmer l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022, ordonnant une procédure d’expertise, alors que c’était au juge du fond de l’ordonner sur demande de la société SNC 36G5, en conséquence, statuant à nouveau, dire que l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022 doit être déclarée nulle et non avenue’.
Par ses conclusions n°2 remises le 2 août 2022, elle demande, notamment, de ‘dire que le juge des référés aurait dû se déclarer incompétent, du fait de l’existence d’une procédure pendante au fond ; en conséquence, débouter la société SNC 36G5 de ses demandes, fins et conclusions ; dire que l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022 doit être déclarée nulle et non avenue ;’
Par ses dernières écritures remises le 21 octobre 2022 (conclusions n°3), elle demande, notamment, de ‘déclarer l’incompétence du juge des référés d’avoir ordonné une expertise, du fait de la compétence exclusive du juge du fond de la 18ème chambre, 2ème section, qui était en mesure de désigner un expert, puisque l’affaire était pendante au moment de la saisine du président du tribunal judiciaire de Paris statuant en la forme des référés ; en conséquence, prononcer la nullité de l’ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris du 2 mars 2022″.
L’appelante ayant invoqué, dès ses premières écritures, l’incompétence du juge des référés et conclu à la nullité de l’ordonnance entreprise, aucune irrecevabilité n’est encourue de ce chef.
L’article 954 du code de procédure civile prévoit, en son alinéa 2 : ‘Si, dans la discussion, des moyens nouveaux par rapport aux précédentes écritures sont invoqués au soutien des prétentions, ils sont présentés de manière formellement distincte.’
Cette disposition n’étant pas prescrite à peine d’irrecevabilité des conclusions, aucune irrecevabilité n’est encourue de ce chef.
Les fins de non-recevoir soulevées par la société SNC 36G5 seront, en conséquence, rejetées.
Sur la demande d’expertise
La société The Harmonist fait valoir que la société SNC 36G5 ne pouvait saisir le juge des référés d’une demande d’expertise, dès lors qu’elle avait déjà saisi le juge du fond du tribunal judiciaire de Paris devant lequel l’affaire était pendante et que, si, devant le juge du fond, les demandes initiales tendant à constater l’acquisition de la clause résolutoire, subsidiairement à prononcer la résiliation judiciaire des baux, avaient été abandonnées, l’instance au fond qui se poursuit porte en elle la fixation d’une indemnité d’éviction, de sorte que le juge du fond disposait du pouvoir d’ordonner éventuellement une expertise.
La société 36G5 oppose d’une part que l’instance pendante au fond ne suppose pas la fixation d’une indemnité d’éviction, d’autre part, que l’indemnité d’occupation au paiement de laquelle peut être condamné l’occupant des lieux n’est pas fixée selon les mêmes conditions dans le cadre d’une résiliation de bail et dans le cadre d’un congé sans renouvellement, de sorte qu’il n’existe aucune procédure au fond sur le litige objet de la demande d’expertise.
Aux termes des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
La condition d’absence de saisine préalable des juges du fond constitue une condition de recevabilité de la demande. L’existence d’une instance en cours ne constitue un obstacle à une mesure d’instruction in futurum que si l’instance au fond porte sur le même litige.
Il est constant que :
– par acte en date du 26 décembre 2019, la société 36G5 a assigné la société The Harmonist devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir constater l’acquisition des clauses résolutoires contenues dans les baux pour transformation irrégulière des locaux loués et défaut d’exploitation de ces locaux, et, subsidiairement, prononcer la résiliation judiciaire de ces baux ;
– par acte du 29 septembre 2021, la société 36G5 a donné congé valant refus de renouvellement avec offre d’une indemnité d’éviction à effet du 31 mars 2022 à la société The Harmonist, pour chaque bail commercial ;
– par acte du 14 décembre 2021, la société 36G5 a fait assigner la société The Harmonist devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir désigner un expert ayant mission d’évaluer le montant de l’indemnité d’éviction éventuellement due au locataire et de l’indemnité d’occupation éventuellement due par ce dernier ;
– par conclusions remises le 26 janvier 2022, la société 36G5 a indiqué que, compte tenu des congés notifiés, elle ne sollicitait plus le constat de l’acquisition des clauses résolutoires insérées aux baux, et qu’elle maintenait ses demandes tendant à ce que le preneur supprime les travaux réalisés irrégulièrement et remette les locaux dans leur état antérieur.
Il se déduit de ces éléments que l’instance au fond introduite le 29 septembre 2021 n’avait pour objet que de constater l’acquisition des clauses résolutoires insérées aux baux pour manquement aux stipulations contractuelles – action dans le cadre de laquelle n’est due aucune indemnité d’éviction – et non de tirer les conséquences d’un refus de renouvellement des baux par le bailleur en vertu de son droit d’option, seul cas dans lequel il convient de fixer une indemnité d’éviction en application de l’article L 145-14 du code de commerce. La société The Harmonist ne caractérise pas, dans ces conditions, l’existence, à la date à laquelle le juge des référés a été saisi, d’une instance en cours portant sur le même litige au sens de l’article 145 du code de procédure civile. Surabondamment, elle ne démontre pas qu’un juge de la mise en état, seul compétent pour ordonner une mesure d’instruction, était désigné à la date à laquelle l’instance en référé a été introduite.
L’ordonnance entreprise sera, en conséquence, confirmée sur ce point.
Sur la mission de l’expert
La société 36G5 sollicite des modifications de la mission dévolue à l’expert judiciaire :
– sur l’indemnité d’éviction, par la suppression de la référence à la plus-value susceptible de résulter de la perte du fonds ;
– sur l’indemnité d’occupation, par l’évaluation de son montant par référence à la valeur locative des locaux.
La société The Harmonist conclut au rejet de cette demande au motif que la société SNC 36G5 entend à présent voir modifier la mission de l’expert qu’elle a elle-même sollicitée.
Selon l’acte d’assignation délivré le 14 décembre 2021, la société SNC 36G5 a demandé de :
– évaluer par référence aux dispositions de l’article L 145-14 du code de commerce, le montant des indemnités d’éviction dues à la société The Harmonist au titre des deux baux expirés, pour le cas où cette dernière pourrait y prétendre ;
– évaluer le montant des indemnités d’occupation dues par la société The Harmonist à la société SNC 36G5 pour la période courant du 1er avril 2022 à la libération effective et totale des locaux et ce, à la valeur locative desdits locaux.
L’ordonnance entreprise donne mission à l’expert notamment de :
– rechercher, en tenant compte de la nature des activités professionnelles autorisées par le bail, de la situation et de l’état des locaux, tous éléments permettant de déterminer le montant de l’indemnité d’éviction :
a) dans le cas d’une perte de fonds (valeur marchande déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, des frais et droits de mutation, de la réparation du trouble commercial et de tous autres postes de préjudice, ainsi que de la plus-value en résultant) ;
b) dans le cas de la possibilité d’un transfert de fonds sans perte conséquente de clientèle sur un emplacement de qualité équivalente (coût du transfert, acquisition d’un titre locatif ayant les mêmes avantages que l’ancien, frais et droits de mutation, de déménagement et de réinstallation, réparation du trouble commercial et de tous autres préjudices éventuels) ;
– rechercher tous éléments permettant d’apprécier si l’éviction entraînera la perte du fonds ou son transfert ;
– déterminer le montant de l’indemnité due par le locataire pour l’occupation des lieux, objet du bail, à compter du 1er avril 2022, sur les bases utilisées en matière de fixation des loyers de renouvellement, abattement pour précarité en sus.
Sur l’indemnité d’éviction
L’article L 145-14 du code de commerce dispose que ‘le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement. Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.’
L’énumération, par l’article L 145-14, des éléments à prendre en considération n’étant pas limitative, rien ne s’oppose à ce que l’expert prenne en compte, pour la détermination du montant de l’indemnité d’éviction, la plus-value susceptible de résulter de la perte du fonds. La demande de modification des chefs de mission de l’expert sera, en conséquence, rejetée sur ce point.
Sur l’indemnité d’occupation
L’article L. 145-28, alinéa 1er, du code de commerce dispose qu’ ‘aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d’éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l’avoir reçue. Jusqu’au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré. Toutefois, l’indemnité d’occupation est déterminée conformément aux dispositions des sections 6 et 7, compte tenu de tous éléments d’appréciation.’
L’indemnité d’occupation devant être déterminée conformément à la valeur locative, et non par référence aux loyers des baux renouvelés, la cour dira que l’expert a mission d’évaluer le montant de l’indemnité d’occupation, taxes et charges en sus, due par la société The Harmonist à compter rétroactivement du 1er avril 2022 jusqu’à la libération des lieux par remise des clés et ce, à la valeur locative desdits locaux, et réformera l’ordonnance entreprise sur ce point.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
La société The Harmonist supportera les dépens d’appel.
Au regard des circonstances de la cause, l’équité commande d’allouer à la société SNC 36G5 la somme de 2.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel.
PAR CES MOTIFS
Rejette les fins de non-recevoir soulevées par la société SNC 36G5 ;
Confirme l’ordonnance entreprise, sauf en ce qu’elle a dit que l’expert a mission de déterminer le montant de l’indemnité due par le locataire pour l’occupation des lieux, objet du bail, à compter du 1er avril 2022, sur les bases utilisées en matière de fixation des loyers de renouvellement, abattement pour précarité en sus ;
Statuant à nouveau du chef infirmé ;
Dit que l’expert a mission d’évaluer le montant de l’indemnité d’occupation, taxes et charges en sus, due par la société The Harmonist à compter rétroactivement du 1er avril 2022 jusqu’à la libération des lieux par remise des clés et ce, à la valeur locative desdits locaux ;
Condamne la société The Harmonist aux dépens d’appel ;
La condamne à payer à la société SNC 36G5 la somme de 2.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel.
Le Greffier Le Président