L’affaire concerne une demande d’indemnisation déposée par [E] [X] pour le préjudice subi durant sa détention provisoire, qui a duré 684 jours entre 2018 et 2022. Le requérant a été acquitté des faits qui lui étaient reprochés par la Cour d’assises de la Drôme le 21 mars 2023. La demande d’indemnisation a été jugée recevable, et le tribunal a accordé une indemnisation de 50.000 euros pour préjudice moral. En revanche, la demande d’indemnisation pour les frais d’avocat a été rejetée. De plus, une somme de 1.000 euros a été fixée au titre de l’article 700 du code de procédure civile, et les dépens ont été laissés à la charge du Trésor Public.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
N° Minute : 8/2024
Notifications faites le
10 SEPTEMBRE 2024
copie exécutoire délivrée
le 10 SEPTEMBRE 2024 aux avocats
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE GRENOBLE
DÉCISION DU 10 SEPTEMBRE 2024
ENTRE :
DEMANDEUR suivant requête du 28 Août 2023
M. [E] [X]
né le [Date naissance 1] 1988 à [Localité 5] (ALGERIE)
[Adresse 2]
[Localité 3]
représenté et plaidant par Me Florent GIRAULT, avocat au barreau de GRENOBLE
ET :
DEFENDEUR
M. L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 6]
[Adresse 6]
[Localité 4]
représenté par la SCP LEXWAY AVOCATS, avocats au barreau de GRENOBLE substituée et plaidant par Me Alexandre SPINELLA, avocat au barreau de GRENOBLE
EN PRÉSENCE DU MINISTÈRE PUBLIC
pris en la personne de Mme Marie-Gabrielle RATEL, avocate générale
DÉBATS :
A l’audience publique du 04 Juin 2024,
Nous, Martin DELAGE, président de chambre délégué par Monsieur le président de la cour d’appel de Grenoble, assisté de Valérie RENOUF, greffier, les formalités prévues par l’article R 37 du code de procédure pénale ayant été respectées,
Vu la requête en date du 22 août 2023, enregistrée au secrétariat du Premier Président le 28 août 2023 et déposée par le Conseil de [E] [X], né le [Date naissance 1] 1988 à [Localité 5] (ALGÉRIE), ayant pour avocat Maître GIRAULT (Grenoble) :
Sur le fondement des articles 149 et suivants du Code de procédure pénale en réparation du préjudice subi pour la période de détention provisoire effectuée du 26 janvier 2018 au 25 juillet 2019 et du 19 mars 2022 au 05 août 2022, soit 684 jours.
Vu l’arrêt de la Cour d’assises de la Drôme du 21 mars 2023 l’acquittant des faits reprochés :
Vu les conclusions de l’agent judiciaire de l’État, ;
Vu les conclusions du ministère public ;
Il résulte des articles 149 à 150 du code de procédure pénale qu’une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l’objet d’une détention provisoire, au cours d’une procédure terminée à son égard, par une décision de non-lieu, de relaxe, ou d’acquittement devenue définitive. Cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, directement causé par la privation de liberté.
Par ces textes, le législateur a instauré le droit pour toute personne d’obtenir de l’État réparation du préjudice subi à raison d’une détention provisoire fondée sur des charges entièrement et définitivement écartées.
Sur la recevabilité de la requête :
La requête en réparation a été formée dans les conditions prescrites par les articles 149-2 et R. 26 du code de procédure pénale. Elle est recevable.
Sur l’indemnisation :
Concernant le préjudice moral :
[E] [X] sollicite une somme de 100 000 euros au titre du préjudice moral. Il allègue conserver des séquelles de la détention provisoire. Un courrier du médecin en date du 23 mars 2023 constate des troubles du sommeil, de l’anxiété, un moral triste, un choc psychologique suite à des préjudices moraux, une souffrance morale, des troubles de la mémoire. Le 19 avril 2023 il constatait qu’il avait toujours une « douleur morale importante, des troubles du sommeil, un traitement anti-dépresseurs et [que] son état de santé nécessite un suivi psychologique ». Un courrier de pôle emploi du 11 mai 2023 faisait la synthèse d’un échange : « vous sortez de lourds problèmes judiciaires, votre état de santé a été fortement impacté et avez un suivi conséquent ».
Il fait état de menaces subies, de la surpopulation de la maison d’arrêt, des mauvaises conditions d’hygiène et de confort, la vétusté des lieux, la multiplication des transferts d’un établissement pénitentiaire à un autre et les difficultés résultant d’une détention subie pour partie dans des prisons étrangères.
Il estime que les liens avec sa famille, dont il était proche, ont été coupés de force pendant 4 ans, du jour au lendemain. Il estime que la détention a porté atteinte à sa vie privée et familiale. De plus, il ne lui a pas été possible de s’investir dans un emploi ou une relation sentimentale tant qu’il n’était pas fixé sur l’issue du dossier.
En outre, il estime que devait être pris en considération pour le calcul du préjudice moral l’accroissement du choc psychologique qu’il a enduré du fait de sa réincarcération le 18 mars 2022, au moment de sa condamnation.
Enfin, il allègue que la médiatisation de l’affaire a aggravé son préjudice moral.
L’agent judiciaire de l’Etat indique que [E] [X] n’apporte aucune précision notable quant aux différents critères d’évaluation du préjudice moral, qui justifierait que lui soit accordée l’indemnité très importante qu’il sollicite au titre de son préjudice moral.
Concernant la rupture des liens familiaux du fait de la détention, l’Agent Judiciaire de l’Etat estime qu’au regard de l’enquête de personnalité et de l’examen psychiatrique de l’intéressé, il convient de constater que les liens avec la famille de ce dernier étaient « globalement en pointillés ».
Sur l’impossibilité pour [E] [X] de construire une vie privée et professionnelle lorsqu’il était libre (entre juillet 2019 et mars 2022), l’Agent Judiciaire de l’Etat estime que ce prétendu facteur aggravant du préjudice moral n’ était pas en lien avec sa détention provisoire mais uniquement avec la procédure pénale en cours. En outre, il constate qu’étant donné que [E] [X] a déjà fait l’objet d’une condamnation pénale et d’une incarcération d’un an et trois mois, le choc carcéral allégué a été amoindri par rapport à un primo délinquant.
Concernant les conditions de détention, l’agent judiciaire de l’Etat estime qu’il n’est pas justifié par les pièces versées aux débats qu’elles aient été anormales ou que des incidents soient survenus.
L’agent judiciaire de l’Etat demande ainsi que la somme réclamée par [E] [X] soit ramenée à de plus justes proportions, sans qu’elle ne puisse dépasser la somme de 45 000€.
Sur ce,
Pour l’appréciation du préjudice moral du requérant, il convient de prendre en compte l’ensemble des circonstances invoquées.
Il apparaît que la somme demandée en réparation du préjudice moral, soit 100 000 € (146 € par jour de détention), est très élevée au regard des antécédents judiciaires de l’intéressé et du peu d’éléments apportés concernant sa situation personnelle et familiale. La somme proposée par l’agent judiciaire de l’Etat, 45.000 €, apparaît quant à elle trop faible au regard des différents éléments à prendre en compte et évoqués ci-dessus, notamment les conditions de détention à la prison de [Localité 7] et l’état psychologique de [E] [X] à sa sortie de détention. En effet, constitue un facteur aggravant le préjudice moral les conditions de détention dans un établissement pénitentiaire dont l’insalubrité et le taux d’occupation ont été constatés par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, comme cela est le cas à [Localité 7].
Le requérant sera donc indemnisé au titre du préjudice moral subi, d’une somme de 50.000 euros.
Concernant les frais d’avocat :
[E] [X] a dû engager des frais d’avocat pour sa défense devant la Cour d’assises, il sollicite une somme de 6 000 euros au titre des frais d’avocat dans le cadre de sa défense
L’agent judiciaire de l’Etat estime que les honoraires d’avocat ne doivent pas être pris en compte dans le calcul du préjudice que s’ils rémunèrent des prestations directement liées à la privation de liberté et aux procédures engagées pour y mettre fin. De plus, ces honoraires devaient être exclusivement liés à la détention subie. Enfin, à défaut de facture détaillée, le Premier Président ne peut valablement évaluer le coût afférent à une demande de mise en liberté.
Etant donné qu’il n’appartient ni au premier président ni à la commission nationale de déterminer la part des honoraires consacrée au contentieux de la liberté plutôt qu’à la procédure au fond, l’Agent Judiciaire de l’Etat estime qu’il convenait de débouter le requérant de sa demande d’indemnisation au titre des frais d’avocat engagés pour assurer sa défense.
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L’article 800-2 du Code de procédure pénale dispose que « à la demande de l’intéressé, toute juridiction prononçant un non-lieu, une relaxe, un acquittement ou toute décision autre qu’une condamnation ou une déclaration d’irresponsabilité pénale peut accorder à la personne poursuivie pénalement ou civilement responsable une indemnité qu’elle détermine au titre des frais non payés par l’Etat et exposés par celle-ci ». Cette indemnité est mise à la charge de l’Etat.
L’article R249-2 du même code précise que « l’indemnité prévue par l’article 800-2 comporte l’indemnisation des frais d’avocat exposés par la personne poursuivie, dont le montant ne peut excéder la contribution de l’Etat à la rétribution de l’avocat qui aurait prêté son concours à l’intéressé au titre de l’aide juridictionnelle pour l’ensemble de la procédure ayant abouti à la décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement ».
En l’espèce, cette indemnité au titre des frais d’avocat aurait dû être demandée par [E] [X] à la Cour d’assises de la Drôme, qui a prononcé son acquittement. Il n’appartient pas au Premier Président de la Cour d’appel de Grenoble de prononcer cette indemnité.
En outre, si en principe les honoraires versés en rétribution des diligences effectuées pour mettre fin à la privation de liberté sont indemnisables, il faut que la facture énumère de façon détaillée les prestations effectuées pour obtenir la libération du demandeur ainsi que leur coût (CNRD, 21 janvier 2008, n° 97-CRD.062). Toute demande ne permettant pas d’identifier les honoraires correspondant aux seules prestations en lien avec la détention doit être rejetée (CRD, 15 avril 2013, n° 12-CRD.036).
Le requérant sera donc débouté de sa demande au titre des frais d’avocat exposés dans le cadre de sa défense.
Une somme de 1.000 € lui sera toutefois allouée au titre de l’article 700 du Code de procédure civile pour le présent recours.
Statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Déclarons recevable la demande d’indemnisation présentée par [E] [X] ;
Fixons à 50.000 euros l’indemnisation du préjudice moral ;
Déboutons [E] [X] de sa demande d’indemnisation au titre des frais d’avocat exposés pour sa défense ;
Fixons l’indemnisation au titre de l’article 700 du code de procédure civile à la somme de 1000 euros.
Laissons les dépens à la charge du Trésor Public.
Prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Le greffier Le président