L’affaire concerne une demande d’indemnisation présentée par [C] [S] suite à son acquittement par la Cour d’assises de l’Isère le 29 mars 2023. Il réclame une réparation pour le préjudice subi durant sa détention provisoire de 227 jours et son assignation à résidence sous surveillance électronique de 41 jours. La cour déclare la demande d’indemnisation recevable et fixe l’indemnisation du préjudice moral à 18 000 euros et celle du préjudice matériel à 13 994,64 euros. Les demandes relatives au préjudice corporel, à la perte de chance dans le domaine du football, ainsi qu’à l’atteinte à son image et à son honneur sont rejetées. Une indemnisation de 1 000 euros est également accordée au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, tandis que les dépens sont laissés à la charge du Trésor public.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
N° Minute : 10/2024
Notifications faites le
10 SEPTEMBRE 2024
copie exécutoire délivrée
le 10 SEPTEMBRE 2024 aux avocats
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE GRENOBLE
DÉCISION DU 10 SEPTEMBRE 2024
ENTRE :
DEMANDEUR suivant requête du 29 Septembre 2023
M. [C] [S]
né le [Date naissance 2] 1982 à [Localité 6]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté et plaidant par la SELARL AABM, avocats au barreau de GRENOBLE
ET :
DEFENDEUR
M. L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 5]
[Adresse 5]
[Localité 4]
représenté par la SCP LEXWAY AVOCATS, avocats au barreau de GRENOBLE substituée et plaidant par Me Alexandre SPINELLA, avocat au barreau de GRENOBLE
EN PRÉSENCE DU MINISTÈRE PUBLIC
pris en la personne de Mme Marie-Gabrielle RATEL, avocate générale
DÉBATS :
A l’audience publique du 04 Juin 2024,
Nous, Martin DELAGE, président de chambre délégué par la première présidence de la cour d’appel de Grenoble, assisté de Valérie RENOUF, greffier, les formalités prévues par l’article R 37 du code de procédure pénale ayant été respectées,
Vu les articles 149 et suivants du code de procédure pénale ;
Vu la requête en date du 29 septembre 2023, enregistrée au greffe de la Cour d’appel de Grenoble le même jour et déposée par le conseil de [C] [S], né le [Date naissance 2] 1982 à [Localité 6] ;
Sur le fondement des articles 149 et suivants du code de procédure pénale en réparation du préjudice subi pour la période de détention provisoire effectuée du 13 février 2019 au 12 septembre 2019, et du 23 octobre 2019 au 8 novembre 2019, soit 227 jours, et pour la période d’assignation à résidence sous surveillance électronique du 12 septembre 2019 au 23 octobre 2019, soit 41 jours ;
Vu l’arrêt de la Cour d’assises de l’Isère du 29 mars 2023 l’acquittant des faits reprochés ;
Vu les conclusions de l’agent judiciaire de l’État ;
Vu les conclusions du ministère public ;
Il résulte des articles 149 à 150 du code de procédure pénale qu’une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l’objet d’une détention provisoire, au cours d’une procédure terminée à son égard, par une décision de non-lieu, de relaxe, ou d’acquittement devenue définitive. Cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, directement causé par la privation de liberté.
Par ces textes, le législateur a instauré le droit pour toute personne d’obtenir de l’État réparation du préjudice subi à raison d’une détention provisoire fondée sur des charges entièrement et définitivement écartées.
Sur la recevabilité de la requête :
La requête en réparation a été formée dans les conditions prescrites par les articles 149-2 et R. 26 du code de procédure pénale. Elle est recevable.
Sur le montant du préjudice :
Le requérant sollicite une somme de 60 000 euros au titre du préjudice moral. Il allègue avoir été victime d’un choc moral liée à la détention injustifiée pour des faits d’une particulière gravité, aggravée par une réincarcération pour le même motif. Le requérant indique que l’indemnisation allouée au titre du préjudice moral doit être évaluée notamment au regard de la gravité de la peine encourue.
En l’espèce, ayant été poursuivi pour complicité de meurtre en bande organisée, il encourait la réclusion criminelle à perpétuité. Une peine de 10 ans de réclusion a été prononcée à son encontre. Le requérant estime donc que l’extrême sévérité de la peine encourue et des faits pour lesquels il a été condamné (complicité de meurtre) a été un facteur d’aggravation du choc carcéral qu’il a subi.
Il estime aussi que son passé carcéral, constitué de procédures correctionnelles, n’est pas de nature à atténuer le choc psychologique subi en raison d’une peine prononcée pour un crime dont il se sait parfaitement innocent. Il allègue aussi de la rupture de ses liens familiaux, notamment avec ses filles, qui a causé une séparation avec sa compagne.
Il estime en outre que les conditions de détention, telles que la surpopulation, la vétusté et l’insalubrité des lieux sont des facteurs d’aggravation du choc subi, d’autant plus qu’il était incarcéré à la maison d’arrêt de [Localité 7], particulièrement concernée par ces problèmes structurels.
L’agent judiciaire de l’Etat estime que le requérant n’apporte aucune précision notable quant aux différents critères d’évaluation (situation personnelle et familiale, absence d’antécédents judiciaires, conditions de détention, durée de la détention) justifiant que lui soit accordée l’indemnité très importante qu’il sollicite.
Il soutient que M. [S] ayant déjà été condamné et ayant déjà effectué de la détention provisoire en 2017, il n’était pas un primo délinquant. Ainsi, le choc psychologique subi ne peut pas être de même ampleur que pour un primo délinquant n’ayant jamais fait l’objet d’une incarcération.
En outre, il estime qu’il n’a pas été prouvé que les conditions d’incarcération aient été anormales ou que des incidents soient survenus durant la détention de M. [S].
L’agent judiciaire de l’Etat a ainsi requis d’accorder au requérant une somme de 18.000 euros au titre du préjudice moral.
Sur ce,
Pour apprécier un préjudice moral, la CNRD prend en compte plusieurs éléments, dont l’impact psychologique de la détention, l’éloignement de la famille et la séparation avec les enfants, la durée très longue de la procédure ou de la détention, les conditions de détention liées notamment à un climat de violence subi en détention.
En l’espèce, M. [S] a été séparé de ses deux filles, que leur mère refusait d’amener au parloir. Cette souffrance supplémentaire doit donc être prise en compte dans le calcul de l’indemnisation.
Conformément à la jurisprudence de la CNRD, les conditions de vie particulièrement pénibles à la maison d’arrêt de [Localité 7] doivent aussi être prises en compte dans le calcul de l’indemnité (CNRD, 20 février 2006, n° 5C-RD.055), tout comme la réincarcération de M. [S], qui a accru son choc psychologique (CNRD, 14 juin 2010, n° 0C-RD.012).
En outre, le fait que M. [S] ait déjà effectué des peines d’emprisonnement ne suffit pas à minorer son indemnité, dans la mesure où les incarcérations antérieures ont été subies à l’occasion de procédures correctionnelles (CNRD, 21 octobre 2005, n° 4C-RD.001).
En l’espèce, pour l’appréciation du préjudice moral du requérant, il convient donc de prendre en compte l’ensemble des circonstances invoquées.
Cependant, il apparaît que la somme demandée en réparation du préjudice moral, soit 60.000 €, est trop élevée au regard de la durée des mesures de détention. La somme proposée par l’agent judiciaire de l’Etat, 18000 €, apparaît adaptée.
Le requérant sera donc indemnisé au titre du préjudice moral subi, d’une somme de 18 000 euros telle que proposé par l’agent judicaire de l’Etat .
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Le requérant sollicite une somme de 40 000 euros au titre du préjudice corporel. Il sollicite cette indemnité au titre du stress engendré par l’importance de la peine encourue qui l’a conduit à faire un grave accident cardiaque en 2021.
L’agent judiciaire de l’Etat estime qu’il n’y a pas de preuve que cet accident ait été la conséquence directe et exclusive de la détention subie, l’accident ayant eu lieu après la détention. En outre, il allègue que ce n’est pas un dommage qui a eu un retentissement majeur sur la vie quotidienne du requérant générant une incapacité permanente. Il préconise donc de ne pas retenir de préjudice corporel.
En tenant compte du fait qu’il n’existe pas de lien établi entre cet accident cardiaque et la détention, pas plus qu’un déficit fonctionnel permanent lié à cet accident, il ne sera pas accordé d’indemnité à M. [S] au titre du préjudice corporel allégué.
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Monsieur [S] sollicite une somme de 35.899,45 euros au titre de la perte de revenus. Il allègue d’une perte de 1 527,19 € nets par mois de détention, correspondant à son salaire net moyen pour une période allant du 28 mai 2018 au 31 janvier 2019. En outre, il réclame l’indemnisation de la perte de revenus de la fin de sa détention jusqu’en février 2021, période durant laquelle il a dû chercher un nouvel emploi. Il demande donc l’indemnisation de 1 527,19 € x 24 mois, soit 34 791,45 €, comprenant les salaires et congés payés. En outre, il inclut une prime d’intéressement de 1 108 €.
L’agent judiciaire de l’Etat soutient que la prime d’intéressement ne doit pas être accordée, étant donné que son montant est impossible à évaluer pour la période de la détention. En outre, il allègue que la durée de l’indemnisation envisagée est surévaluée, puisque le fait que M. [S] n’ait pas pu trouver un emploi à sa sortie de détention n’est pas en lien avec cette dernière. Enfin, il estime que la base de calcul de l’indemnisation ne doit pas se fonder sur la moyenne des salaires perçus à partir du 13 septembre 2018, mais à partir du 28 mai 2018, date à laquelle le requérant était soumis à son dernier contrat de travail, un CDI. Les rémunérations perçues au cours des CDD, même avec la même entreprise, ne devraient pas être prises en compte car elles comprenaient des primes de précarité et des congés payés. L’agent judiciaire de l’Etat préconise donc une indemnisation de 13 208,98 € au titre de la perte de revenus.
Sur ce,
La CNRD a indiqué que la réparation du préjudice matériel devait couvrir les pertes de salaires subies pendant la durée d’emprisonnement, et après la libération, pendant la période nécessaire à la recherche d’un emploi (CNRD, 21 octobre 2005, n° 05-CRD005). Les allocations chômage perçues doivent être déduites (CNRD, 18 décembre 2006, n° 6C-RD.045).
Elle a également jugé que doit être ajoutée aux salaires nets qui auraient dû être versés pendant la période d’incarcération une indemnité de congés payés correspondant à la période de détention (CNRD, 20 février 2006, n° 05-CRD. 04).
Une somme correspondant aux salaires nets ainsi qu’aux indemnités de congés payés pour la période de la détention doit donc être versée à M. [S], soit 7 mois et deux semaines.
Le fait que M. [S] n’ait pas pu reprendre son emploi à sa sortie de détention, en raison d’une interdiction de paraître en Isère n’a pas été de nature à l’empêcher de rechercher un autre emploi dans les départements voisins.
Il convient donc de n’indemniser M. [S] que pour une durée raisonnable correspondant à la recherche d’un nouvel emploi à sa sortie de détention, soit environ 2 mois, et non pour une durée d’un an et demi après la fin de sa détention, comme il le réclame.
Le calcul de l’indemnisation correspond donc aux salaires nets qu’aurait dû percevoir M. [S] pendant toute la durée de la détention, et deux mois après, s’il avait pu conserver son emploi, majorés d’une indemnité de congés payés de 10% des salaires nets.
La base de calcul pour cette indemnisation doit être la moyenne de la rémunération perçue pour période du 1er octobre 2018 au 31 janvier 2019, période où le requérant était soumis à son dernier contrat de travail, un CDI. soit 1 339,2 € x 9,5 + 10% de cette somme = 13 994,64 €.
L’indemnisation prononcée au titre du préjudice matériel sera donc de 13 994,64 €.
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Monsieur [S] sollicite une somme de 20 000 euros au titre de la perte de chance de devenir encadrant de football. Il excipe d’une perte de chance d’avoir pu trouver un emploi dans le domaine du football, étant ancien joueur professionnel. L’incarcération ayant été médiatisée, il lui a été impossible d’occuper une telle place à sa sortie de détention, en raison d’une forte atteinte à sa réputation.
L’agent judiciaire de l’Etat estime quant à lui que la perte de chance doit être sérieuse et non purement hypothétique. Il ressort des pièces du dossier que M. [S] a, après la fin de sa carrière de footballeur, occupé divers postes n’ayant rien à voir avec ce sport. Sa trajectoire professionnelle ne permettait donc pas de considérer qu’il était en train de construire son avenir professionnel sur cette possibilité. Il demande donc le rejet de cette demande d’indemnisation.
Sur ce,
Le fait que M. [S] n’ait pas recherché un emploi dans le domaine du football alors qu’il en avait tout le loisir avant sa détention, et qu’il ait occupé plusieurs emplois n’ayant rien à voir avec ce milieu empêche la caractérisation d’un préjudice lié à la perte de chance de devenir encadrant de football. Il ne sera donc pas accordé d’indemnité à M. [S] à ce titre.
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Monsieur [S] sollicite une somme de 20 000 euros au titre du préjudice spécifique d’atteinte à l’image et à l’honneur. Il excipe de la médiatisation de son incarcération, ce qui a nui à sa réputation dans le milieu du foot. Cette atteinte à son image et à son honneur lui a causé une perte de chance de devenir encadrant dans le domaine du foot.
L’agent judiciaire de l’Etat considère qu’il convient de relativiser le « prétendu battage médiatique de l’affaire », et qu’aucun préjudice spécifique à l’atteinte à l’honneur et à l’image ne peut être caractérisé en l’espèce.
Sur ce,
Considérant que la CNRD refuse de réparer le préjudice issu de l’atteinte à l’image ou à la réputation résultant de la publicité donnée par les médias à l’affaire (CNRD, 5 décembre 2005, n° 5C-RD.017), l’indemnisation demandée par M. [S] au titre d’un tel préjudice sera rejetée.
Sur l’article 700 du code de procédure civile
Il convient d’allouer à M.[S] une somme de 1 000 euros en remboursement des frais de procédure qu’il a dû exposer pour présenter sa demande en réparation.
Statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Déclarons recevable la demande d’indemnisation présentée par [C] [S] ;
Fixons à 18 000 euros l’indemnisation du préjudice moral ;
Fixons à 13 994,64 euros l’indemnisation du préjudice matériel ;
Déboutons Monsieur [C] [S] de sa demande au titre du préjudice corporel ;
Déboutons Monsieur [C] [S] de sa demande au titre du préjudice relatif à la perte de chance de devenir encadrant dans le domaine du football ;
Déboutons Monsieur [C] [S] de sa demande au titre du préjudice relatif à l’atteinte à son image et à son honneur ;
Fixons à 1000 euros l’indemnisation au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Laissons les dépens à la charge du Trésor public.
Prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Le greffier Le président