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ARRÊT DU
29 Septembre 2023
N° 1186/23
N° RG 21/01450 – N° Portalis DBVT-V-B7F-T2NK
LB/LD
Jugement du
Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de LILLE
en date du
21 Juillet 2021
(RG 19/01547 -section )
GROSSE :
aux avocats
le 29 Septembre 2023
République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D’APPEL DE DOUAI
Chambre Sociale
– Prud’Hommes-
APPELANTE :
Mme [H] [R] épouse [S]
[Adresse 1]
[Localité 4]
représentée par Me Antoine BIGHINATTI, avocat au barreau de VALENCIENNES
INTIMÉE :
S.A.S. GHISTLINCK [Localité 5] VI
[Adresse 2]
[Localité 3]
représentée par Me Jean-luc HAUGER, avocat au barreau de LILLE
DÉBATS : à l’audience publique du 01 Juin 2023
Tenue par Laure BERNARD
magistrat chargé d’instruire l’affaire qui a entendu seul les plaidoiries, les parties ou leurs représentants ne s’y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré,
les parties ayant été avisées à l’issue des débats que l’arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe.
GREFFIER : Valérie DOIZE
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Pierre NOUBEL
: PRÉSIDENT DE CHAMBRE
Virginie CLAVERT
: CONSEILLER
Laure BERNARD
: CONSEILLER
ARRÊT : Contradictoire
prononcé par sa mise à disposition au greffe le 29 Septembre 2023,les parties présentes en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 du code de procédure civile, signé par Pierre NOUBEL, Président et par Angelique AZZOLINI, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE : rendue le 11 Mai 2023
EXPOSE DU LITIGE
La société Ghistelinck [Localité 5] VI exerce une activité de concession de véhicules utilitaires et industriels ‘; elle est soumise à la convention collective des services de l’automobile.
Mme [R] épouse [S] a été engagée par contrat de travail à durée indéterminée à temps partiel daté du 2 août 1999 en qualité de secrétaire comptable.
Par avenant du 1er août 2016, elle a accédé aux fonctions de secrétaire commerciale, statut employée échelon 11. Au dernier état, elle percevait une rémunération mensuelle moyenne brut de 2’473’euros.
Le 20 mars 2019, Mme [S] s’est vue notifier un rappel à l’ordre.
Le 13 mai 2019, Mme [S] ayant été convoquée à un entretien au cours duquel une rupture conventionnelle de son contrat de travail lui a été proposée.
A compter du 16 mai 2019, Mme [S] a été placée en arrêt de travail et a sollicité la reconnaissance de l’origine professionnelle de l’accident survenu le 13 mai 2019.
Par courrier du 21 mai 2019, Mme [S] a été convoquée à un entretien préalable fixé au 6’juin’2019, reporté à la demande de la salariée au 14’juin’2019.
Par courrier du 26 juin 2019, Mme [S] a été licenciée dans ces termes :
«’Après de multiples épisodes et une accumulation de faits, nous constatons une fatalité d’incompatibilité entre vous et vos collègues et la direction. Vous trouverez ci-dessous une série de faits qui se sont produits dans le passé.
Depuis plusieurs années, les RH reçoivent des plaintes de vos responsables et vos collègues au sujet de la coopération avec vous. (CF EAD de 2015 et convocation à entretien disciplinaire du 8 avril 2015).
Cette problématique a été rencontrée au service commercial mais aussi au poste occupé précédemment, au service comptabilité.
Les retours des collègues directs sont toujours les mêmes, à savoir : personne désagréable, qui se plaint sans cesse, souffle constamment, claque les dossiers sur le bureau et fait le strict minimum de ce qu’elle doit faire dans son travail sans aucune entraide et aucun esprit d’équipe. Ces retours nous ont encore été faits en mai 2019.
Votre responsable actuel a voulu arriver malgré tout avec une idée neuve sans aucun a priori (preuve augmentation et montée en échelon en mars 2016) mais malheureusement le résultat est le même qu’avec vos anciens responsables.
Vous êtes une personne qui fonctionne unilatéralement ‘ donc si on vous donne vous faite ce que vous devez faire. Par contre, la moindre remarque ou demande de votre part qui n’aboutit pas à votre avantage alors vous le faite « payer » à l’ensemble du service en s’accordant des droits et du temps. Cela fut l’objet de votre rappel à l’ordre du 20 mars 2019, suite à votre entretien du 8 mars 2019 via lequel nous vous rappelons votre obligation de respecter le règlement intérieur de notre entreprise, notamment vos horaires de travail.
Votre réaction a été de prendre, à chaque prise de poste, une photo de votre écran d’ordinateur certainement pour prouver le simple fait que vous êtes à votre poste de travail à l’heure, ce qui est un devoir de votre part. Vous démontrez par ce fait, un manque de confiance évident envers l’employeur.
Il est aussi arrivé à plusieurs reprises que vous sortez des phrases de leur contexte afin de vous en servir contre vos responsables, notamment lors de votre EAD du 15 février 2018. Suite à cela, votre responsable ne souhaite plus faire d’entretien seul à seul avec vous afin d’avoir un témoin sur les sujets évoqués et la manière dont se passe entretien. Voilà encore une situation anormale que nous, en tant qu’organisation, ne pouvons pas supporter plus longtemps.
Il en est de même avec l’entretien du 8 mars 2019. Et cette histoire de chaise percée ‘ les propos rapportés par Madame [K] Et Monsieur [I] sont différents et une fois de plus sortis de leur contexte. Nous devons constater que vous êtes la seule personne dans l’équipe avec qui nous procédons de cette manière.
De nouveau une preuve que nous ne pouvons travailler ensemble de cette façon avec une attitude de la sorte.
Juin 2018, reprise de votre responsable des services administratifs VI et VO. Le but de l’organisation du pool admin commercial est de mutualiser les compétences afin de gagner en polyvalence mais aussi en sérénité. A donc été évoqué qu’un dossier qu’il soit VUL, VI ou VO pourrait être traité par l’une ou l’autre des assistantes. Un vendeur VI a émis le souhait de ne pas travailler avec vous à cause de votre attitude. Ce qui est problématique pour la nouvelle organisation.
Le souhait avait été fait de ne plus avoir d’affectation vendeur/assistante afin de traiter les dossiers arrivants au fur et à mesure et de travailler en équipe. En mars 2019, nous avons dû changer l’organisation du service administratif commercial en réinjectant des commerciaux aux assistantes par souci d’équité.
Cette demande est venue de votre homologue qui a constaté que malheureusement vous ne respectez pas les règles en place et attendiez que votre collègue prenne les dossiers compliqués ou en nombre, afin d’en faire le strict minimum. Un vendeur VUL est également venu alerter votre responsable que votre homologue traitait beaucoup plus de dossiers que vous et en portant attention à ne pas déborder votre collègue.
Voilà de nouveau un constat également d’un manque de tact évident vis-à-vis de votre collègue en charge du contrôle des dossiers et du montage des dossiers VUL dans Autoline. Suite à une soi-disant erreur détectée sur votre travail effectué, vous lui avez claqué le dossier sur le bureau en lui demandant de le faire de suite et que vous ne rectifieriez pas les erreurs des autres. Votre collègue a été choquée de cette démarche et de cette attitude. Il est inadmissible de parler de la sorte à ses collègues. Comme le fait s’est reproduit, elle en a parlé à sa responsable en demandant de ne pas l’évoquer avec vous par crainte de représailles. De nouveau une situation inadmissible.
En fin d’année 2018,un commercial a proposé d’organiser un repas de l’ensemble du service commercial VUL ‘ VI ‘ VO dans le but de remercier les assistantes de leur travail de l’année. Vous avez fait la demande auprès du vendeur organisateur que vos responsables ne soient pas présents. Gêné, il a dû évincer son responsable direct et sa collègue de ce repas. Vous avez ainsi mis votre collègue dans une situation particulièrement délicate. Il a donc dû annoncer que les assistantes ne souhaitaient pas que les responsables soient au repas, ce qui a valu une très mauvaise ambiance en fin d’année. Il est désagréable et peut-être signe de malaise qu’une équipe complète souhaite mettre de côté le responsable. L’état de santé de ce dernier n’était pas clément à cette période, elle était rentrée en mi-temps thérapeutique. Durant cette période et du fait de cet événement et du stress occasionné, a fait une rechute qui a engendré à nouveau 15 jours d’arrêt maladie à temps plein.
Sans oublier, qu’au final une seule personne était à l’origine de cette demande.
Encore un autre fait : fin d’année 2018, notre PDG est venue en personne dans le bureau de l’administration commerciale afin d’encourager et féliciter l’équipe du travail fourni. À peine a-t-il quitté le bureau qu’il est critiqué par vous, parce que les modalités de mutuelle d’entreprise vont changer au 1er janvier 2019. D’ailleurs, votre collègue direct vous a demandé si vous en connaissez beaucoup des PDG qui se déplaçaient pour féliciter ses équipes de la sorte ‘ Pour autant, vous ne voyez que votre intérêt personnel et en aucun cas les résultats et l’esprit de la société.
Cette mauvaise attitude a un effet néfaste sur le travail et l’organisation effective du service. Durant les congés de votre homologue, un commercial VUL n’a pas souhaité effectuer de livraison client afin de ne pas avoir à travailler avec vous. Il a donc traité les dossiers déjà préparés par votre collègue avant son départ.
Nous devons constater que dans votre équipe depuis votre départ en congé, l’ambiance est nettement meilleure et surtout un travail en équipe et une vraie cohésion en ressort très rapidement. Malgré le travail supplémentaire occasionné par votre absence.
En plus de tous ces faits, nous constatons un manque d’aspect commercial vis-à-vis des clients dans l’occupation de votre poste, tant au niveau des relations physiques, téléphoniques et échanges de mails, ceci pouvant porter atteinte à la fidélisation de nos clients.
Ce comportement est inadmissible dans notre organisation, où les clients jouent un rôle central.
C’est pourquoi nous vous informons de notre décision de mettre un terme à notre collaboration et vous notifions par la présente votre licenciement.
La date de première présentation de cette lettre marquera le point de départ de votre préavis conventionnel de deux mois. Nous vous dispensons de son exécution dès la date de présentation de ce courrier en vous précisant que vous toucherez votre salaire aux échéances habituelles de la paye.’»
Le 23 décembre 2019, Mme [S] a saisi le conseil de prud’hommes de Lille aux fins principalement de contester le bien fondé du rappel à l’ordre notifié le 20 mars 2019 et de son licenciement et de voir reconnaître une situation de harcèlement moral.
Par jugement rendu le 21 juillet 2021, la juridiction prud’homale a débouté les parties de leurs demandes respectives et leur a laissé la charge de leurs dépens.
Mme [S] a régulièrement interjeté appel contre ce jugement par déclaration du 7 septembre 2021.
Par jugement du 8 juillet 2022, le pôle social du tribunal judiciaire de Valenciennes a imputé l’accident du travail subi par Mme [S] le 13 mai 2019 à la faute inexcusable de la société Ghistelinck [Localité 5] VI.
Aux termes de ses conclusions transmises par RPVA le 22 mars 2023, Mme [S] demande à la cour de’:
– infirmer le jugement déféré sauf en ce qu’il a débouté la société Ghistelinck [Localité 5] VI de ses demandes,
– annuler le rappel à l’ordre qui lui a été notifié le 20 mars 2019,
– juger que son licenciement est nul, à tout le moins dépourvu de cause réelle et sérieuse,
– condamner la société Ghistelinck [Localité 5] VI à lui payer’:
– 15’000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral,
– 38’000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul, ou subsidiairement, pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
– 5’000 euros à titre de dommages et intérêts pour sanction abusive,
– 3’000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– ordonner la remise de documents de fin contrat rectifiés, et ce sous astreinte de 100 euros par jour de retard et par document courant à compter de la décision à intervenir,
– condamner la société Ghistelinck [Localité 5] VI aux entiers frais et dépens.
Aux termes de ses conclusions transmises par RPVA le 4 février 2022, la société Ghistelinck [Localité 5] VI demande à la cour de’:
– confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions,
– condamner Mme [S] à lui payer 3’000’euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner Mme [S] aux entiers frais et dépens.
Pour un exposé complet des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties, la cour se réfère aux conclusions écrites transmises par RPVA en application de l’article 455 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 11 mai 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la demande d’annulation du rappel à l’ordre notifié le 20 mars 2019
Mme [S] demande l’annulation du rappel à l’ordre notifié le 20 mars 2019, dont elle estime qu’il s’agit d’une sanction disciplinaire au sens de l’article L. 1331-1 du code du travail car celle-ci a été versée à son dossier et que son employeur lui a indiqué que faute de modification de son comportement une sanction plus grave pourrait être prise. Elle fait valoir que cette sanction n’était nullement justifiée, qu’elle a toujours respecté les horaires et effectué le travail sollicité en temps et en heure.
La société Ghistelinck [Localité 5] VI répond que la sanction notifiée le 20 mars 2019 était justifiée et proportionnée au comportement reproché, des collègues attestant du nombre fréquent de pauses réalisées par Mme [S] au cours de la journée.
Sur ce,
Aux termes de l’article L.1331-1 du code du travail, constitue une sanction toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l’employeur à la suite d’un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération.
En application de l’article L.1333-1 du code du travail, en cas de litige, le conseil de prud’hommes apprécie la régularité de la procédure suivie et si les faits reprochés au salarié sont de nature à justifier une sanction.
L’employeur fournit au conseil de prud’hommes les éléments retenus pour prendre la sanction.
Au vu de ces éléments et de ceux qui sont fournis par le salarié à l’appui de ses allégations, le conseil de prud’hommes forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. Si un doute subsiste, il profite au salarié.
Conformément à l’article L.1333-2 du même code, le conseil de prud’hommes peut annuler une sanction irrégulière en la forme ou injustifiée ou disproportionnée à la faute commise.
En l’espèce, Mme [S], salariée au sein de la société depuis le 2 août 1999 et qui occupait un poste de secrétaire commerciale a fait l’objet d’un rappel à l’ordre notifié le 20 mars 2019 lui demandant de respecter son horaire de travail et le temps de travail destiné à l’activité professionnelle, lui reprochant la longueur et la fréquence de ses pauses physiologiques ainsi que le temps passé sur son téléphone portable ou à régler des problèmes personnels sur son temps de travail.
Ce courrier précise que ce rappel à l’ordre sera versé au dossier de Mme [S] et que si ce genre de situation se reproduit, l’employeur serait obligé d’envisager une sanction plus sévère à l’encontre de Mme [S].
Au vu de ces éléments, la décision de l’employeur revêt un caractère de sanction disciplinaire, susceptible d’être annulée par décision judiciaire.
Or, les seuls éléments versés aux débats concernant le non respect par Mme [S] de ses horaires et l’abus dans les temps de pause sont une attestation de M. [V] son supérieur (N+2) qui indique en des termes très généraux que celle-ci arrivait parfois en retard, une attestation de M. [Z], directeur financier qui indique avoir constaté que Mme [S] prenait des pauses fréquentes sans commune mesure avec les autres collaborateurs, et une attestation de Mme [G], la supérieure directe de Mme [S], qui relate que le directeur financier voyait Mme [S] discuter et prendre des pauses très régulières.
Aucune pièce ne démontre l’usage excessif par Mme [S] de son téléphone portable ou le règlement de problèmes personnels pendant son temps de travail.
Aucun élément n’est apporté pour objectiver les retards ou la fréquence et la durée des pauses reprochés, ni aucun élément quant à d’éventuelles répercussions des fautes reprochées à Mme [S] sur la qualité du travail de celle-ci ou le respect des délais impartis.
Il est en outre relevé que l’évaluation du 10 janvier 2017 fait état de ce que le comportement de Mme [S] est conforme aux attentes quant au respect des règles de l’entreprise, et ne mentionne pas de problème récurrent quant à son temps de travail effectif. De même, si l’évaluation de l’année 2018 fait référence, dans l’optique de la nouvelle organisation du ‘pool admin’, à la nécessité de respecter les horaires et le temps de travail, cette formulation générale ne peut s’interpréter comme un reproche ou un rappel à l’ordre adressé à Mme [S] sur ce point.
Mme [S] a contesté la sanction du 20 mars 2019 par courrier du 14 avril 2019 dans lequel elle a répondu que tout retard était rattrapé ; qu’elle s’interrogeait sur la façon dont son employeur réalisait le comptage des pauses et leur longueur rappelant qu’elle ne fume pas et ne prend qu’un café par jour en général, en travaillant, l’après-midi ; qu’elle était amenée à quitter son poste de travail pour se rendre dans d’autres services pour les besoins de son travail (notamment en comptabilité, dans le bureau des commerciaux, chez le préparateur, ou dans le hall avec un client) et pas seulement pour se rendre aux toilettes.
Mme [S] produit en outre plusieurs mails envoyés à sa hiérarchie dans lesquels elle sollicite des aménagements ponctuels de ses horaires de travail, emportant systématiquement rattrapage de ses heures, outre un relevé de ses heures supplémentaires en juin 2018 et décembre 2018.
Dès lors, les reproches de la société Ghistelinck [Localité 5] VI quant au non respect des horaires par Mme [S] et à l’abus quant aux pauses effectuées (durée et fréquence) et au non respect de son temps de travail effectif ne sont pas fondés et la sanction prononcée était injustifiée.
Il y a lieu en conséquence de l’annuler et d’allouer à Mme [S] la somme de 300 euros à titre de dommages et intérêts, le jugement entrepris étant infirmé sur ces deux points.
Sur la demande de dommages et intérêts pour harcèlement moral
Mme [S] invoque une situation de harcèlement moral imputable à sa hiérarchie, faisant valoir qu’elle a fait l’objet d’un traitement défavorable injustifié concernant l’attribution de sa prime incitative pour l’année 2017, d’une sanction injustifiée (sanction notifiée le 20 mars 2019) et que son employeur l’a soumise le 13 mai 2019 à un entretien particulièrement éprouvant ; que cet événement a fait l’objet d’une déclaration d’accident du travail et a été pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnels suite à une décision judiciaire, et qu’il a même été reconnu comme constitutif d’une faute inexcusable imputable à l’employeur par le pôle social du tribunal judiciaire de Valenciennes. Elle précise que ces agissements ont eu un effet délétère sur ses conditions de travail et son état de santé.
La société Ghistelinck [Localité 5] VI conteste toute situation de harcèlement moral. Elle soutient que c’est pour des raisons objectives liées à des insuffisances sur son travail et sur son attitude que Mme [S] n’a pas perçu le maximum du montant de la prime incitative pour l’année 2017, sachant qu’elle a signé le document lui notifiant le montant alloué à ce titre le 15 février 2018, sans le contester. La société Ghistelinck [Localité 5] VI soutient en outre que la sanction du 20 mars 2019 était justifiée ; que la rupture conventionnelle du contrat de travail peut être initiée par l’employeur et que le fait de proposer à sa salariée un entretien peu avant ses congés pour lui proposer une telle rupture n’est pas constitutif d’un agissement de harcèlement moral, aucun abus dans l’exercice de son droit n’étant caractérisé.
Sur ce,
Aux termes de l’article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou
mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Aux termes de l’article L.1154-1 du code du travail dans sa rédaction applicable au présent litige, lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L. 1152-1 à
L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement.
Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles.
Lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d’apprécier si ces éléments pris dans leur ensemble permettent de supposer l’existence d’un harcèlement moral et, dans l’affirmative, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
En l’espèce, Mme [S] engagée par la société Ghistelinck [Localité 5] VI depuis 1999, exerçait les fonctions d’assistante commerciale, sous la hiérarchie directe de Mme [G].
Elle a été placée en arrêt de travail du 2 mars 2017 au 30 mars 2017, puis de nouveau à compter du 16 mai 2019, jusqu’à la date de la rupture de son contrat de travail, ce dernier arrêt ayant été pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnels en suite de la décision du pôle social de Valenciennes datée du 21 août 2020.
Pour démontrer la matérialité des agissements de harcèlement moral allégués, Mme [S] verse aux débats notamment :
– un document relatif au calcul de sa prime incitative pour l’année 2016 et la notification du 15 février 2018 de sa prime incitative pour l’année 2017, outre un mail daté du 27 mars 2018 de Mme [N], responsable ressources humaines, dans lequel celle-ci répond défavorablement à sa contestation du montant alloué au titre de la prime de l’année 2017,
– un courrier de notification d’un rappel à l’ordre daté du 20 mars 2019, suite à un ‘point d’activité’ du 8 mars 2019,
– un courrier de contestation de ce rappel à l’ordre daté du 14 avril 2019,
– un échange de mail avec Mme [N] le 10 mai 2019 relatif à un ‘rendez-vous RH’ prévu le 13 mai 2019 à 17 heures,
– une attestation de M. [U], délégué syndical et délégué du personnel, relatant le déroulement de ce rendez-vous du 13 mai 2019,
– une déclaration d’accident du travail du 16 mai 2019, ainsi que le jugement du pôle social du tribunal judiciaire de Valenciennes daté du 21 août 2020 reconnaissant le caractère professionnel de l’accident du travail survenu le 13 mai 2019,
– un courrier rédigé par Mme [S] décrivant les circonstances du rendez-vous du 13 mai 2019, dans le cadre de l’enquête diligentée par la caisse primaire d’assurance,
– un échange de sms daté du 12 juin 2019 avec un ancien collègue dans lequel elle explique ‘j’ai fait un choc réactionnel consécutif à l’entretien demandant mon demandant mon départ la veille de mes congés ; mon médecin m’a mis en arrêt et sous traitement (…).’
– un jugement daté du 8 juillet 2022 par lequel le pôle social de Valenciennes a dit que l’accident du travail du 13 mai 2019 est imputable à la faute inexcusable de la société Ghistelinck [Localité 5] VI et a condamné cette dernière à payer à Mme [S] la somme de 12 000 euros en réparation de son préjudice moral au titre des souffrances endurées
– un courrier de l’inspecteur du travail daté du 5 juillet 2019 estimant que les faits qu’elle lui a décrits à l’appui des documents communiqués sont assez graves.
Le document relatif à la prime incitative de l’année 2016 est un document de travail, annoté manuellement et qui n’est signé ni par la salariée ni par son responsable ; il ne permet pas d’établir une comparaison entre le montant de cette prime et celle allouée l’année suivante. Il est cependant démontré que Mme [S] n’a pas obtenu le maximum de la prime pour 2017 et qu’elle s’en est plainte auprès de Mme [N] le 20 mars 2018.
Concernant la sanction du 20 mars 2019, il a été jugé plus haut que celle-ci n’était pas justifiée. Il est observé en outre qu’elle a été prise sans respect de la procédure disciplinaire, en suite d’un simple entretien intitulé ‘point d’activité’, au cours duquel les supérieurs de Mme [S] ont fait une plaisanterie malvenue quant la possible nécessité d’attribuer à celle-ci une chaise percée si ses besoins de pause physiologique pour se rendre aux toilettes venaient à augmenter, ce dont la salariée s’est plainte dans son courrier du 14 avril 2019.
S’agissant enfin de l’entretien du 13 mai 2019, le pôle social a retenu à juste titre que le fait pour Mme [S], embauchée depuis plus de 19 ans au sein de la société et sans antécédent disciplinaire, de s’entendre dire au cours d’un entretien qualifié de ‘discussion sur un point RH’ qu’aucune collaboration n’est désormais possible, qu’une rupture conventionnelle lui est proposée mais qu’en tout état de cause, la rupture interviendra d’une façon ou d’une autre, et d’exiger une réponse sous quatre jours alors qu’elle se trouve en congés le soir même constitue un événement soudain et imprévisible excédant le cours normal des relations de travailet a jugé que cet événement qui a avait provoqué crises d’angoisse aigues, idées suicidaires insomnies prostration décompensation sur un mode dépressif était constitutif d’un accident de travail.
Mme [S] produit en outre les éléments médicaux suivants :
– deux arrêts de travail de droit commun du 2 mars 2017 au 30 mars 2017 mentionnant ‘état dépressif’ puis ‘état de stress aigu, humeur dépressive’,
– la copie d’une partie de son dossier médical professionnel mentionnant un arrêt maladie d’un mois le 1er mars 2017 pour burn-out, stress,
– un courrier du docteur [F], son médecin traitant daté du 27 avril 2017 à un confrère lui adressant sa patiente, actuellement sous traitement pour des troubles anxieux sévères (stress professionnel),
-un arrêt de travail initial en accident de travail du 16 ami 2019 mentionnant ‘crises d’angoisse aigues idées suicidaire, insomnie prostration décompensation sur un mode dépressif,
– un courrier du médecin du travail daté du 13 juin 2019 au Docteur [F], indiquant qu’elle présente un état d’angoisse pathologique réactionnel à sa situation de travail compliquée, que la reprise du travail n’est pas envisageable pour l’instant et qu’un soutien psychologique est nécessaire,
– un certificat médical de prolongation en accident de travail du docteur [F] daté du 13 juin 2019 mentionnant ‘crises d’angoisse paroxystiques- attaques de panique humeur dépressive’
– un rapport du docteur [B] du centre hospitalier de [Localité 6] daté du 22 janvier 2020 dans lequel il indique qu’elle consulte depuis le 27 novembre 2019 pour la prise en charge d’un épisode dépressif majeur d’intensité modérée faisant suite à un événement stressant majeur consistant en un harcèlement sur le lieu de travail qui s’est soldé par un licenciement, et précisant qu’au vue de la clinique de la patiente, une prise en charge psychiatique et psychilogique avec traitement au long-cours est impérative
– un jugement du pôle social de Valenciennes daté du 8 juillet 2022 faisant état d’une date de consolidation de l’état de santé de Mme [S] le 22 janvier 2021 et de l’attribution d’un taux d’incapacité permanente de 20% en raison d’un syndrome dépressif réactionnel d’intensité modérée nécessitant un traitement permanent.
Ainsi, Mme [S] démontre bien la matérialité d’agissements répétés, qui, pris dans leur ensemble et au regard des éléments médicaux produits, permettent de supposer l’existence d’une situation de harcèlement moral.
Il appartient dès lors à l’employeur de démontrer que ses agissements ne sont pas constitutifs d’un harcèlement et que ses décisions étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Concernant la prime d’activité de l’année 2017, la société Ghistelinck [Localité 5] VI n’apporte aucun élément permettant de déterminer que les objectifs assignés à Mme [S] n’étaient pas atteint dans leur totalité, étant observé notamment qu’aucune évaluation afférente à cette période n’est produite. Elle ne démontre donc pas que cette décision était étrangère à tout harcèlement moral.
S’agissant de la sanction du 20 mars 2019, aucun élément objectif ne permet de justifier la notification d’une telle décision, intervenue à la suite d’un entretien qui était , à l’origine, non disciplinaire et au cours duquel les supérieurs de Mme [S] ont adopté un humour indélicat vis-à-vis de celle-ci. Il n’est dès lors pas démontré que cette décision était fondée sur des motifs objectifs et était étrangère à tout harcèlement.
Enfin, concernant le rendez-vous RH du 13 mai 2019, le pôle social, dans sa décison du 8 juillet 2022, indiquant que compte tenu des éléments de contexte retenus par le tribunal et dont l’employeur avait la maîtrise, à savoir le contenu de cet entretien tant en ce qui concerne la proposition de rupture conventionnelle que la posture radicale de l’employeur, son intitulé élliptique ‘point RH’, les date et heure précédant immédiatement les congés de la salariée et la brièvete du délai de réponse imposé, sans explication donnée à cette précipitation a considéré, à juste titre, que la société Ghistelinck [Localité 5] VI avait généré des conditions constitutives d’un danger pour la salariée et susceptibles d’entraîner chez elle un retentissement préjudiciable, dont l’employeur ne pouvait mesurer de manière anticipée l’importance, mais dont il auraît du avoir conscience au regard des conditions d’entretien qu’il avait lui-même instaurées, du courrier en réponse du 14 avril 2019 aux termes duquel Mme [S] indique que ‘tous ces reproches (la) perturbent profondément et (lui) provoquent une souffrance au travail’ajoutant ‘aujourd’hui je n’ose plus me lever de ma chaise et et exercer mon travail de la même façon que mes collègues le font tous les jours’ et de sa volonté exprimée d’être assitée lors de cet entretien pour être ‘soutenue psychologiquement’ et partant, a retenu la faute inexcusable de la société Ghistelinck [Localité 5] VI.
Au regard de ces éléments, le fait que l’employeur ait des griefs contre Mme [S] en lien avec des plaintes formulées par certains collègues quant au caractère désagréable de celle-ci et des difficultés de travailler en équipe avec elle et qu’il souhaite, pour ces motifs, rompre le contrat de travail, ne pouvait justifier les conditions dans lesquelles a été organisé et s’est déroulé le rendez-vous du 13 mai 2019.
Ainsi, la société Ghistelinck [Localité 5] VI ne prouve pas que ses agissements ne sont pas constitutifs d’un harcèlement et que ses décisions étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Il est donc caractérisé une situation de harcèlement moral dont il est résulté pour Mme [S] un préjudice moral qu’il y a lieu de réparer par l’allocation de la somme de
5 000 euros à titre de dommages et intérêts, le jugement déféré étant infirmé en ce sens.
Sur la nullité du licenciement et ses conséquences
Toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L. 1152-1 et L. 1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul.
En l’espèce, il a été caractérisé une situation de harcèlement moral subie par Mme [S].
Cette salariée a fait l’objet d’une sanction injustifiée peu avant le licenciement et à laquelle la lettre de licenciement fait expressément référence ; en outre, l’un des actes constitutifs du harcèlement est un entretien du 13 mai 2019 au cours duquel il a été proposé une rupture conventionnelle à Mme [S], lui signifiant qu’il s’agissait d’un point de non retour et que la relation contractuelle prendrait fin d’une façon ou d’une autre.
Il existe donc un lien entre le harcèlement moral subi par Mme [S] et le licenciement pour motif personnel notifié le 26 juin 2019, soit un peu plus d’un mois après l’entretien du 13 mai 2019.
Il s’ensuit que le licenciement doit être annulé, en application du texte susvisé. Le jugement entrepris sera dès lors infirmé en ce qu’il a débouté Mme [S] de sa demande de nullité du licenciement.
Concernant le montant de l’indemnité pour licienciement nul, conformément à l’article L.1235-3-1 du code du travail, l’article 1235-3 n’est pas applicable lorsque le juge constate que le licenciement est entaché d’une des nullités prévues au deuxième alinéa du présent article. Dans ce cas, lorsque le salarié ne demande pas la poursuite de l’exécution de son contrat de travail ou que sa réintégration est impossible, le juge lui octroie une indemnité, à la charge de l’employeur, qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.
Les nullités mentionnées au premier alinéa sont celles qui sont afférentes notamment à des faits de harcèlement moral ou sexuel dans les conditions mentionnées aux articles L. 1152-3 et L. 1153-4.
En l’espèce lors de son licenciement, Mme [S] était âgée de 55 ans, bénéficiait d’une ancienneté de 19 ans au sein de la société Ghistelinck [Localité 5] VI, et percevait un salaire mensuel de 2 473 euros Elle rencontre actuellement de sérieux problèmes de santé, son taux d’incapacité permanente ayant été fixé à 20%.
Au regard de ces éléments, et des possibilités de Mme [S] de retrouver un emploi de qualification et de rémunération équivalente, il y a lieu de lui allouer la somme de
38 000 euros à titre d’indemnité pour licenciement nul. Le jugement déféré sera infirmé en ce sens.
Sur la remise des documents
Il sera ordonné à la société Ghistelinck [Localité 5] VI de remettre à Mme [S] les documents de fin contrat rectifiés, sans qu’il soit nécessaire, en l’état, d’assortir cette obligation d’une astreinte.
Sur le remboursement des indemnités de chômage
Aux termes de l’article L.1235-4 du code du travail dans sa rédaction applicable, dans les cas prévus aux articles L. 1132-4, L. 1134-4, L. 1144-3, L. 1152-3, L. 1153-4,
L. 1235-3 et L. 1235-11, le juge ordonne le remboursement par l’employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage par salarié intéressé.
Ce remboursement est ordonné d’office lorsque les organismes intéressés ne sont pas intervenus à l’instance ou n’ont pas fait connaître le montant des indemnités versées.
La société Ghistelinck [Localité 5] VI sera condamnée à rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage versées à Mme [S] du jour de son licenciement au jour de la présente décision, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage.
Sur les dépens et l’indemnité de procédure
Le jugement de première instance sera infirmé concernant le sort des dépens et l’indemnité de procédure.
La société Ghistelinck [Localité 5] VI sera condamnée aux dépens conformément à l’article 696 du code de procédure civile ainsi qu’à payer à Mme [S] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
INFIRME le jugement rendu le 21 juillet 2021 par le conseil de prud’hommes de Lille sauf en ce qu’il a débouté la société Ghistelinck [Localité 5] VI de ses demandes,
Statuant à nouveau,
ANNULE la sanction notifiée à Mme [S] née [R] le 20 mars 2019,
DIT que le licenciement de Mme [S] née [R] est nul ;
CONDAMNE la société Ghistelinck [Localité 5] VI à payer à Mme [S] née [R]:
– 300 euros à titre de dommages et intérêt pour la sanction du 20 mars 2019,
– 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral,
– 38 000 euros à titre d’indemnité pour licenciement nul ;
ORDONNE à la société Ghistelinck [Localité 5] VI de remettre à Mme [S] née [R] les documents de fin contrat rectifiés ;
CONDAMNE la société Ghistelinck [Localité 5] VI à rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage versées à Mme [S] née [R] du jour de son licenciement au jour de la présente décision, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage ;
CONDAMNE la société Ghistelinck [Localité 5] VI aux dépens ;
CONDAMNE la société Ghistelinck [Localité 5] VI à payer à Mme [S] née [R] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER
Angelique AZZOLINI
LE PRESIDENT
Pierre NOUBEL