COUR D’APPEL DE CHAMBÉRY
CHAMBRE SOCIALE
ARRÊT DU 30 AOUT 2022
N° RG 21/00175 – N° Portalis DBVY-V-B7F-GTN7
SOCIETE DE GESTION DU TUNNEL DU MONT BLANC
C/ [T] [H] [V]
Décision déférée à la Cour : Jugement du Conseil de Prud’hommes – Formation de départage de BONNEVILLE en date du 12 Janvier 2021, RG F 18/00105
APPELANTE :
SARL SOCIETE DE GESTION DU TUNNEL DU MONT BLANC – SGTMB
dont le siège social est sis [Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 3]
prise en la personne de son représentant légal
Représentée par Me Aline BRIOT, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SCP AGUERA AVOCATS, avocat plaidant au barreau de LYON
INTIME et APPELANT INCIDENT :
Monsieur [T] [H] [V]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représenté par Me Aurélie DA SILVA, avocat au barreau d’ANNECY
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 12 Mai 2022 en audience publique devant la Cour composée de :
Monsieur Frédéric PARIS, Président,
Monsieur Cyril GUYAT, Conseiller
Madame Elsa LAVERGNE, Conseiller,
Greffier lors des débats : Madame Marina VIDAL,
********
Exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties
M. [T] [H] [V] a été engagé en 2009 par la société de gestion du tunnel du Mont Blanc (SGTMB) en qualité de péager par contrats à durée déterminée et intérims saisonniers, puis il a signé un contrat à durée indéterminée le 1er octobre 2015 avec reprise d’ancienneté au 21 août 2013.
La convention collective nationale des sociétés concessionnaires ou exploitantes d’autoroutes ou d’ouvrages routiers est applicable.
M. [T] [H] [V] a été placé en arrêt maladie du 19 décembre 2015 au 23 octobre 2016.
Le 5 octobre 2016, le médecin du travail a déclaré M. [T] [H] [V] apte avec aménagement.
Le 24 octobre 2016, le médecin du travail l’a déclaré apte sous réserve d’aménagement de son temps de travail dans le cadre d’un mi-temps thérapeutique. Il a repris le travail.
Dans le cadre d’une visite médicale le 24 avril 2017, M. [T] [H] [V] a été déclaré apte sous réserve d’aménagement de son temps de travail.
M. [T] [H] [V] a été placé en arrêt de travail du 12 au 18 mai 2017, puis en congés du 19 mai au 15 juin 2017.
Le 26 juin 2017, le médecin du travail a déclaré M. [T] [H] [V] inapte au poste de péager en 3×8, et a précisé la nécessité d’un aménagement de son poste dans l’attente de sa formation.
La SGTMB a informé le salarié qu’elle avait engagé un processus de reclassement par un courrier du 9 août 2017. En l’absence de reclassement possible, M. [T] [H] [V] a été convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement par courrier du 6 octobre 2017.
Par courrier du 20 octobre 2017, M. [T] [H] [V] s’est vu notifier son licenciement.
Par requête du 30 août 2018, M. [T] [H] [V] a saisi le conseil de prud’hommes de Bonneville afin notamment que son licenciement soit déclaré nul et d’obtenir le paiement de différentes indemnités à ce titre.
Par jugement du 13 juillet 2020, le conseil de prud’hommes de Bonneville s’est déclaré en partage de voix et a renvoyé l’affaire à l’audience de départage qui s’est tenue le 6 octobre 2020.
Par jugement en date du 12 janvier 2021, le conseil de prud’hommes de Bonneville a :
– déclaré nul le licenciement pour inaptitude notifié par la société SGTMB à M. [T] [H] [V],
– condamné la SGTMB à payer à M. [T] [H] [V] les sommes de :
* 6 045,54 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre 604,55 euros de congés payés afférents, assorties des intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,
* 24 000 euros de congés payés afférents à titre d’indemnité pour licenciement nul, assortie des intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,
* 7 000 euros de congés payés afférents à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral, assortie des intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,
– condamné la SGTMB à rembourser à Pôle emploi des indemnités de chômage versées à M. [T] [H] [V] à hauteur de 6 000 euros,
– condamné la SGTMB à payer à M. [T] [H] [V] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la SGTMB aux dépens,
– rejette le surplus des demandes des parties,
– dit n’y avoir lieu à ordonner l’exécution provisoire.
Par déclaration reçue au greffe le 29 janvier 2021 par RPVA, la société de gestion du tunnel du Mont Blanc a interjeté appel de la décision sauf en ce qu’elle a rejeté le surplus des demandes de M. [T] [H] [V].
M. [T] [H] [V] a formé appel incident le 27 juillet 2021.
Dans ses dernières conclusions notifiées le 1er décembre 2021, auxquelles la cour se réfère pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens, la société de gestion du tunnel du Mont Blanc demande à la cour de :
à titre principal,
– infirmer le jugement rendu en ce qu’il l’a condamnée pour discrimination, pour licenciement nul avec toutes ses conséquences, aux frais irrépétibles et au remboursement des indemnités versées à Pôle Emploi,
– confirmer le jugement en ce qu’il a débouté M. [T] [H] [V] de ses autres demandes et rejeter l’appel incident adverse,
– débouter le salarié de l’ensemble de ses revendications,
à titre reconventionnel,
– condamner M. [T] [H] [V] à lui verser la somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens d’instance,
à titre subsidiaire,
– réduire à de plus justes proportions ses prétentions,
– partager les dépens.
La société SGTMB soutient notamment que le salarié ne peut invoquer que les faits qu’il a personnellement subis dans sa demande sur le fondement du harcèlement. Or, l’audit psychosocial du 21 février 2017 était une analyse globale de la situation psychosociale de l’entreprise. L’employeur n’a pas fait l’objet d’une alerte psychosociale concernant le salarié, et n’a pas été destinataire d’un document sur la situation de ce dernier par son médecin traitant.
Le salarié n’a évoqué les prétendus faits de harcèlement moral commis par son supérieur hiérarchique, M. [W], que dans les derniers jours de sa relation contractuelle.
Le salarié n’apporte aucun élément justifiant d’un harcèlement moral.
Les attestations produites viennent d’amis et collègues n’ayant rien constaté personnellement. L’attestation de Mme [O] n’a pas été établie dans les formes légales, elle ne l’a pas signée.
Le salarié a été convoqué le 3 janvier 2017 à un entretien en vue d’une éventuelle sanction disciplinaire suite à des retards, et aucune sanction n’a été prise à son encontre. L’utilisation de son pouvoir disciplinaire par l’employeur ne constitue pas un harcèlement moral.
Dans son courriel du 20 juin 2017, M. [T] [H] [V] a indiqué être victime d’une exécution déloyale de son contrat de travail mais pas d’un harcèlement moral.
Le dossier médical du salarié ne fait pas état de harcèlement moral.
Le salarié ne verse aucune attestation de son médecin traitant concernant l’origine de son état.
Les arrêts de travail n’ont pas été pris en charge au titre d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.
La société a mis en place le mi-temps thérapeutique. Le médecin du travail a seulement conseillé de lui aménager des horaires de travail l’après-midi.
Le salarié a par ailleurs accepté, en signant des avenants à son contrat de travail, de travailler de 11h à 15h pendant la pause méridienne des péagers postés.
Le fait pour l’employeur d’adapter un emploi pour prendre en compte les préconisations du médecin du travail n’est pas une discrimination.
Le salarié ne peut évoquer une différence de traitement qu’entre salariés placés dans la même situation, ce qui n’est pas le cas s’agissant des exemples qu’il cite.
La jurisprudence considère que l’exécution d’un congé individuel de formation suspend le contrat de travail car l’article L.1225-11 du code du travail prévoit une obligation pour l’employeur de reprendre le paiement des salaires dès l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date d’examen médical de reprise du travail. Lorsque le salarié opte pour un congé individuel de formation et que le contrat n’est pas rompu, l’employeur peut procéder à son licenciement.
Le FONGECIF a refusé la demande de financement de sa formation par le salarié. La société ne s’est jamais engagée à financer la formation en art du salarié.
M. [T] [H] [V] n’a pas informé son employeur qu’il commençait sa formation.
Le salarié n’a pas contesté l’avis d’inaptitude du médecin du travail.
L’employeur a respecté ses obligations légales en procédant à des recherches de reclassement.
Il a souhaité chercher une solution en interne ou externe et reprendre le paiement du salaire jusqu’au début de sa formation. Aucun poste en interne et en externe n’était disponible et compatible avec les préconisations du médecin du travail.
Après avoir consulté les offres d’emplois sur le site APRR, le salarié n’a identifié aucune offre compatible avec son état de santé.
Les délégués du personnel ont rendu un avis favorable à l’impossibilité de reclassement du salarié.
La procédure de licenciement a été respectée par l’employeur.
L’intimé ne démontrant pas la nullité du licenciement, il ne peut solliciter d’indemnité de préavis, ni d’indemnité pour licenciement nul.
Il ne peut solliciter le remboursement des frais de formation car il ne prouve pas que l’employeur s’est engagé à les prendre en charge, et la somme demandée est par ailleurs supérieure au coût de la formation.
M. [T] [H] [V] n’apporte pas la preuve que son inaptitude est d’origine professionnelle, donc il ne peut solliciter l’application de l’article L.1126-14 du code du travail.
Le salarié n’a aucun intérêt à agir concernant le remboursement des indemnités chômage. L’article L.1235-4 du code du travail prévoit que le montant du remboursement est de six mois.
Dans ses dernières conclusions notifiées le 27 septembre 2021 auxquelles la cour se réfère pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens, M. [T] [H] [V] demande à la cour de :
– confirmer le jugement déféré en ce qu’il a :
* déclaré nul son licenciement pour inaptitude,
* condamné la SGTMB, à lui payer les sommes de 6 045,54 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre 604,55 euros de congés payés afférents, assorties des intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,
* condamné la SGTMB à rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage qui lui ont été versées à hauteur de 6 000 euros,
* condamné la SGTMB aux dépens,
* dit n’y avoir lieu d’ordonner l’exécution provisoire,
– infirmer le jugement déféré sur le surplus,
Et statuant à nouveau, à titre principal,
– condamner la SGTMB à lui payer les sommes de :
* 108 819,72 euros à titre d’indemnité pour licenciement nul,
* 20 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral résultant du harcèlement moral subi,
* 25 800 euros à titre de remboursement des frais inhérents à la formation effectuée par M. [H] [V],
* 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens,
Et statuant à nouveau, à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la cour infirmerait le jugement déféré en ce qu’il a déclaré nul le licenciement pour inaptitude qui lui a été notifié, de :
– dire que son licenciement est sans cause réelle et sérieuse,
– condamner la SGTMB à lui payer :
* 6 045,54 euros au titre de l’indemnité compensatrice de préavis, outre 604,55 euros au titre des congés payés afférents,
* 15 113,85 euros au titre de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
* 20 714 euros au titre de l’indemnité spécifique de licenciement,
* 20 000 euros à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral,
* 25 800 euros à titre de remboursement des frais inhérents à sa formation,
* 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens de première instance et d’appel,
Et statuant à nouveau, en tout état de cause,
– condamner la SGTMB à lui payer la somme de 4000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner la SGTMB aux entiers dépens de première instance et d’appel.
Au soutien de ses demandes, M. [T] [H] [V] soutient que son licenciement est nul compte-tenu du harcèlement dont il a été victime dans le cadre de son travail, également compte-tenu de la discrimination effectuée par son employeur à son encontre, enfin compte-tenu de l’absence de reclassement.
Il indique que l’audit psychosocial, qui relève un risque psychosocial élevé particulièrement chez les péagers, fait clairement référence à sa situation.
La société ayant effectué l’audit avait préconisé que le médecin du travail mesure le taux de stress, d’anxiété et de dépression des salariés par un questionnaire. L’employeur n’a jamais transmis le résultat de ces tests en dépit des sommations effectuées.
Il subissait des pressions par son supérieur hiérarchique, M. [W], un climat de peur était instauré, ce dont attestent des collègues et la psychologue du salarié.
Il a subi une organisation épuisante, des plannings anarchiques entraînant une pénibilité physique, des pressions et propos désobligeants et un manque de respect de la part de M. [W].
Le 6 juin 2016, son pneumologue a constaté qu’il faisait une dépression.
Il a envoyé par courriel le 5 mai 2017 un courrier par lequel il informait son employeur du harcèlement que lui faisait subir M. [W]. L’employeur n’a jamais réagi.
Le médecin du travail préconisait qu’il bénéficie d’horaires d’après-midi, mais l’employeur l’a affecté à une tranche 11h à 15h. A cause de la circulation dense à ces horaires-là et du trajet depuis son domicile, il est arrivé deux fois en retard. Alors qu’il avait averti son employeur de ces difficultés, ce dernier l’a néanmoins convoqué à un entretien en vue d’une sanction disciplinaire.
En le faisant travailler de 11h à 15h, l’employeur l’a privé de la possibilité de prendre des navettes pour se rendre sur son lieu de travail.
Il devait gérer quatre cabines à lui seul.
Après avoir aménagé ses horaires d’octobre 2016 à avril 2017, l’employeur a refusé de les aménager conformément aux prescriptions de la médecine du travail édictées suite à sa visite médicale du 24 avril 2017.
Face à cela, le médecin du travail n’a pu que le placer en arrêt de travail.
L’employeur ne l’a jamais fait travailler en 2×8, ce qui a conduit à son inaptitude. Cette disposition était pourtant possible puisque de nombreux employés bénéficient de cet aménagement, et la société fait appel à des intérimaires chaque mois pour pallier au manque d’effectif.
La société a en fait contraint le médecin du travail a le déclarer inapte.
La société l’a encouragé à suivre une formation dans le cadre du droit individuel de formation suite à son bilan de compétence et lui a promis de la prendre en charge, ce qu’elle n’a finalement pas fait.
Le médecin du travail préconisait un travail d’après-midi donc entre 14h et 22h ou de 14h à 18h, le fait de l’avoir fait travailler de 11h à 15h constitue une discrimination par rapport aux autres salariés.
L’employeur a failli à son obligation de reclassement, il n’a formulé aucune offre sérieuse et n’a pas consulté les délégués du personnel avant de lui proposer un reclassement.
L’exécution d’un congé individuel de formation par un salarié inapte suspend le contrat de travail. Or, l’employeur l’a licencié alors que son contrat était suspendu.
L’avis d’inaptitude résulte des comportements fautifs de l’employeur qui ne s’est pas conformé aux prescriptions du médecin du travail, qui a manqué à son obligation de sécurité de résultat. Son licenciement est donc à tout le moins dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Le licenciement lui a fait perdre son accès à son droit individuel à la formation, causant des blocages auprès de Pôle emploi.
À titre subsidiaire, il soutient que son inaptitude résulte du manquement par l’employeur à son obligation de sécurité. Dans ce cas de figure, la jurisprudence considère que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse. L’employeur a violé les dispositions de l’article L.4121-1 du code du travail.
L’instruction de l’affaire a été clôturée le 4 février 2022.
Le dossier a été plaidé à l’audience du 12 mai 2022. A l’issue, il a été mis en délibéré au 7 juillet 2022, délibéré prorogé au 21 juillet 2022, puis au 6 septembre 2022 et avancé au 30 août 2022.
Motifs de la décision
Sur la nullité du licenciement
Aux termes des articles L.1152-1 et L. 1152-2 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel et aucun salarié, aucune personne en formation ou en stage ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés.
En application des dispositions de l’article L.1152-3 du code du travail, toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L. 1152-1 et L. 1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul.
Le licenciement pour inaptitude est nul lorsque l’inaptitude trouve sa cause directe et certaine dans des actes de harcèlement moral commis par l’employeur.
Suivant les dispositions de l’article L1154-1 du même code, lorsque le salarié présente des éléments de fait, il appartient au juge d’apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, laissent supposer l’existence d’un harcèlement moral; dans l’affirmative, il appartient ensuite à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement et le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles.
Le harcèlement moral n’est en soi, ni la pression, ni le surmenage, ni le conflit personnel ou non entre salariés, ni les contraintes de gestion ou le rappel à l’ordre voire le recadrage par un supérieur hiérarchique d’un salarié défaillant dans la mise en ‘uvre de ses fonctions.
Les règles de preuve plus favorables à la partie demanderesse ne dispensent pas celle-ci d’établir la matérialité des éléments de fait précis et concordants qu’elle présente au soutien de l’allégation selon laquelle elle subirait un harcèlement moral au travail.
M. [T] [H] [V] a été placé en arrêt maladie du 19 décembre 2015 au 23 octobre 2016. Ses arrêts de travail mentionnaient tous un état dépressif, celui du 8 juin 2016 mentionnait « état dépressif réactionnel, demande du médecin du travail, problèmes familiaux et travail », celui du 25 janvier 2017 « burn out », c’est à dire épuisement professionnel.
Dans le cadre d’une visite de reprise le 5 octobre 2016, le médecin du travail a conclu à son aptitude à reprendre le travail avec aménagement, mentionnant: « Par rapport à ses problèmes de santé il faut évoluer sur une organisation différente: il serait préférable que M. [H] [V] soit uniquement d’après-midi soit sur une faction normale 14h-22h si problème d’organisation ou d’après-midi 14h-18h mais toujours dans le cadre d’un mi-temps thérapeutique ».
Le 24 octobre 2016, le médecin du travail, dans le cadre de la visite de pré-reprise, préconisait un mi-temps thérapeutique « aux horaires proposés antérieurement ».
Dans le cadre d’un avis suite à visite de reprise, en date du 24 avril 2017, le médecin du travail indiquait que le salarié était apte à reprendre son poste sous réserve d’une réduction de son temps de travail à 66% et toujours avec des horaires fixés l’après-midi ou la nuit, avec exclusion du matin.
Par courrier adressé au médecin traitant du salarié le 10 mai 2017, le médecin du travail indiquait: « Je vous adresse M. [H] [V] pour arrêt. Je suis en difficulté avec le Tunnel pour un aménagement de son poste de travail: cycle sans matin. Je demande une réunion pour la semaine prochaine, en attendant il serait préférable que ce salarié soit en arrêt ».
Ces éléments établissent que l’employeur n’a pas pris en considération les préconisations du médecin du travail, puisque le salarié a repris son poste à mi-temps sur un horaire 11h-15h. Les trois avenants au contrat de travail conclus entre le 24 octobre 2016 et le 1er février 2017 mentionnent tous de façon erronée que cet horaire est « fixé conformément à l’avis rédigé par le médecin du travail ».
Dans le cadre d’un avis médical en date du 26 juin 2017, le médecin du travail mentionnait une inaptitude au poste de péager en 3×8, avec aménagement de façon temporaire dans l’attente de sa formation prévue, avec la possibilité de travailler en 2×8 l’après-midi et la nuit. Suite à une demande de précisions de l’employeur, le médecin du travail a répondu par courrier du 28 juin 2017 qu’il y avait dans le cadre du reclassement une « possibilité de proposition de diminution de son contrat de travail à 66% en 2×8, avec possibilité de travailler uniquement en faction d’après-midi et de nuit à l’essai en attente d’une formation dans le cadre d’une reconversion ».
L’employeur a estimé que le reclassement du salarié dans l’entreprise selon les conditions fixées par le médecin du travail n’était pas possible, alors que d’autres personnes dans l’entreprise ont pu bénéficier d’un temps partiel avec passage en travail posté en 2×8.
Le rapport d’audit psycho-social auprès des salariés de droit français de la SGTMB, en date du 21 février 2017, s’il n’évoque pas le cas précis de M. [T] [H] [V], relève plusieurs risques psychosociaux qui touchent plus particulièrement les péagers, dont fait partie M. [T] [H] [V], cette population cumulant selon l’audit le plus grand nombre de facteurs de risque: pénibilité physique du travail posté en 3×8, avec plusieurs alertes émises par la médecine du travail, pauses-déjeuner de 30 minutes encore plus réduites en cas de fort trafic, exposition à l’agressivité et à la violence verbale des clients, management ultra-contrôlant avec peur permanente de la sanction et de la perte d’emploi pour beaucoup, injonctions paradoxales, déconsidération professionnelle, absence d’évolution dans le métier, isolement social professionnel, difficultés de vie privée. Ce rapport fait plusieurs préconisations, et notamment celle de faire une mesure par la médecine du travail des taux de stress, d’anxiété et de dépression au sein des péagers et de rendre prioritaire les aménagements pour ceux présentant les scores les plus élevés.
L’employeur ne justifie pas avoir mis en place cette dernière préconisation s’agissant de M. [T] [H] [V].
Cet audit décrit des risques psychosociaux chez les péagers qui concernent nécessairement M. [T] [H] [V] puisqu’ils sont inhérents à cette fonction qu’il occupait.
Dans un document du CIBC « analyse de votre situation actuelle » établi dans l’optique d’un bilan de compétence le 11 juillet 2016, M. [T] [H] [V] mentionnait d’ailleurs être en arrêt maladie notamment à cause de son travail en 3/8, d’une surcharge de travail, du stress et de la pression au travail, et qu’il craignait en reprenant le travail avec les mêmes conditions de replonger à nouveau dans l’épuisement et la dépression. Il évoquait également la pression de ses supérieurs.
Mme [B] [X], psychologue, indique avoir suivi le salarié jusqu’en février 2016, que celui-ci présentait les symptômes cliniques d’un harcèlement moral dans le cadre de ses allégations relatives à sa situation professionnelle conflictuelle, qu’il présentait des affects de peur ou de terreur à l’idée d’aller à son travail, un retour en boucle de scènes de violences ou d’humiliation qu’il aurait subies au travail, un sentiment de dévalorisation et une perte de l’estime de soi.
M. [T] [H] [V] produit des attestations de Mesdames [U], [P], [O] et [F] et de M. [E] au soutien de ses allégations s’agissant du comportement harcelant que son supérieur M. [W] aurait adopté envers lui. Ces attestations établissent que le salarié a évoqué devant ces personnes avoir subi à son travail pression et agressivité, notamment de la part de son supérieur M. [W]. Mme [O], qui travaillait comme péagère sur la même période que le salarié, indique avoir toujours trouvé inadmissible la façon dont ce dernier parlait à M. [T] [H] [V]. Mme [F], qui indique avoir également travaillé comme péagère avec le salarié, précise avoir été témoin à plusieurs reprises du comportement de M. [W] envers celui-ci, qui donnait l’impression de « l’avoir dans le collimateur, le sermonnait et lui criait dessus, et l’avoir notamment entendu dire, s’agissant de M. [T] [H] [V], « celui-ci je vais le crâmer, c’est lui qui partira épuisé, pas moi ».
M. [T] [H] [V] a été convoqué à un entretien disciplinaire en janvier 2017 suite à deux retards lors de prises de poste. Cependant, celui-ci justifie par l’attestation de Mme [O] que son horaire de travail 11h-15h ne lui permettait pas de bénéficier des navettes mises en oeuvre par son employeur et facilitant une arrivé à l’heure lors de périodes de trafic important. Cet élément ainsi que la fragilité de M. [T] [H] [V], de retour d’arrêt de travail et en mi-temps thérapeutique, devaient être pris en compte dans l’appréciation de la pertinence d’une procédure disciplinaire.
Ces éléments de fait pris dans leur ensemble laissent supposer l’existence d’un harcèlement moral.
L’employeur ne produit aucun élément de nature à justifier son absence de prise en considération des préconisations du médecin du travail des 5 et 24 octobre 2016. Il n’a notamment jamais fait connaître au salarié et au médecin du travail les motifs qui l’empêchaient de donner suite à ces préconisations, en violation des dispositions de l’article L4624-6 du code du travail.
L’employeur ne procède que par allégation quand il soutient que l’aménagement de poste du salarié en 2×8 sur les postes d’après-midi et de nuit, tel que préconisé par le médecin du travail dans le cadre d’un reclassement était « incompatible avec les nécessités de service et d’exploitation de l’infrastructure » (réponse faite aux délégués du personnel lors de leur consultation dans le cadre du reclassement), dans la mesure où l’employeur reconnaît par ailleurs avoir pu avoir recours au travail temporaire pour permettre à certains salariés de ne plus effectuer de postes de nuit. Il en est ainsi de M. [S] [K], qui a sollicité son employeur afin de bénéficier d’une réduction de son temps de travail équivalent à la suppression de son poste de nuit dans le cadre de avenant n°2 ARTT du 22 juin 2015 relatif à l’annualisation du temps partiel des salariés postés en 3×8. Ce salarié a travaillé en 2×8 (après-midi et matin) à temps partiel (86,67 heures par mois en moyenne) pendant plus de deux ans.
L’employeur ne produit aucun élément de nature à démontrer que la convocation du salarié à un entretien disciplinaire en janvier 2017 pour deux retards n’est pas constitutive de harcèlement, alors :
– qu’il ne pouvait ignorer que le salarié souffrait de dépression notamment en
relation avec son travail (l’arrêt de travail du 8 juin 2016 mentionnant « état
dépressif réactionnel, demande du médecin du travail, problèmes familiaux et
travail ») et qu’il était donc particulièrement fragile,
– qu’il ne produit aucun élément en réponse aux déclarations du salarié et de Mme
[F] selon lesquelles ses horaires 11h-15h ne lui permettaient pas d’utiliser
les navettes à disposition des salariés de nature à lui faciliter ses trajets et ses
embauches à l’heure.
L’employeur ne produit aucun élément quant au comportement de M. [W], étant relevé que l’audit sur les risques psycho-sociaux, dont la SGTMB ne remet à aucun moment en cause le contenu, évoque notamment pour les péagers un « management ultra-contrôlant, avec peur permanente de la sanction et de la perte d’emploi pour beaucoup ».
L’employeur échoue ainsi à démontrer que les faits matériellement établis par le salarié sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le harcèlement moral dans le cadre de l’exécution du contrat de travail est donc établi.
Il résulte de l’examen des pièces produites par le salarié qu’il établit avoir subi une dégradation importante de sa santé psychique concomitament aux faits répétés subis dans le cadre de son travail, dont la cour a constaté qu’ils étaient constitutifs de harcèlement moral.
La cour dispose dès lors d’éléments suffisants pour considérer que l’inaptitude du salarié trouve sa cause directe et certaine dans les actes de harcèlement moral dont il a été victime.
Par conséquent, il y a lieu, par voie de confirmation du jugement déféré, de déclarer son licenciement nul en application des dispositions de l’article L. 1152-3 du code du travail.
Sur l’indemnité de préavis
Le salarié justifie de plus de deux ans d’ancienneté. En application des dispositions de l’article L1234-5 du code du travail et de la convention collective applicable, il convient donc de confirmer la décision du conseil de prud’hommes en ce qu’elle a condamné l’employeur à verser 6045,54 euros, outre 604,55 euros de congés payés afférents, au titre de l’indemnité de préavis.
Sur l’indemnité pour licenciement nul
L’indemnité pour licenciement nul est au moins égal aux salaires des six derniers mois, en application des dispositions de l’article L 1235-3-1 du code du travail.
M. [T] [H] [V] est rentré à la SGTMB en 2009 d’abord dans le cadre de CDD et d’intérims saisonniers, puis il a bénéficié d’un CDI en octobre 2015 avec reprise d’ancienneté à août 2013. Il était âgé de 50 ans à la date de son licenciement. Il justifie avoir perçu entre janvier 2018 et juillet 2021 l’allocation de retour à l’emploi pour un montant d’environ 1600 euros par mois. Il a ensuite perçu l’allocation de solidarité spécifique pour un montant mensuel d’environ 500 euros. Il justifie de consultations psychologiques en 2021. Son médecin traitant atteste en juillet 2021 qu’il présente un état dépressif persistant réactionnel à ses problèmes de travail, justifiant un suivi psychiatrique. La psychiatre qui le suit mentionne en août 2021 la nécessité d’un traitement anti-dépresseur et anxiolytique pour au moins 6 mois. Son état de santé le handicape nécessairement dans le cadre de la recherche d’un emploi.
Au regard de ces éléments, la décision du conseil de prud’hommes sera infirmée, et l’employeur sera condamné à verser à ce titre la somme de 35000 euros.
Sur la demande de dommages et intérêts au titre du préjudice moral subi du fait du harcèlement
M. [T] [H] [V] justifie par la production de documents médicaux et d’attestations d’amis ou de collègues qu’il a subi un préjudice du fait du harcèlement subi dans le cadre de son travail.
Il est toujours suivi, quatre ans après son licenciement, par son médecin traitant, mais également par un psychologue et un psychiatre, pour ses problèmes de dépression dont la procédure a démontré qu’ils étaient notamment liés au harcèlement moral qu’il a subi dans le cadre de son travail.
M. [Y] [E], un de ses amis, atteste du changement de comportement du fait de son épuisement physique et psychique engendré par ses conditions de travail. Mme [B] [U], collègue de travail, atteste avoir constaté une détérioration de son état de santé sur les années 2013 et 2014, en relation notamment avec ses difficultés relationnelles avec son supérieur M. [W].
Compte-tenu de ces éléments, la décision du conseil de prud’hommes sera confirmée en ce qu’elle a indemnisé le préjudice subi à ce titre par M. [T] [H] [V] par une somme de 7000 euros.
Sur la demande de remboursement des frais de formation
Aux termes des dispositions de l’article 1353 du code civil, il appartient à celui qui réclame l’exécution d’une obligation d’apporter la preuve de son existence.
En l’espèce, M. [T] [H] [V] ne produit aucun élément de nature à démontrer l’engagement de son employeur à financer sa formation. Mme [P] atteste seulement avoir entendu dans les échanges entre celui-ci et son époux qu’il avait obtenu l’assurance de la SGTMB qu’elle financerait sa formation, ce qui ne constitue pas un élément suffisamment probant.
En conséquence, la décision du conseil de prud’hommes sera confirmée en ce qu’elle a débouté M. [T] [H] [V] de sa demande à ce titre.
Sur le remboursement des indemnités versées par Pôle Emploi
M. [T] [H] [V] ayant au moins deux ans d’ancienneté et l’entreprise employant habituellement plus de dix salariés, il convient en application des dispositions des articles L. 1235-4 et L. 1235-5 du code du travail de confirmer la décision du conseil de prud’hommes en ce qu’elle a condamné l’employeur à rembourser les indemnités de chômage versés à hauteur de 6000 euros.
Une copie de la présente décision sera adressée à Pôle Emploi à la diligence du greffe de la présente juridiction.
Sur l’article 700 du code de procédure civile et les dépens
La décision du conseil de prud’hommes sera confirmée en ce qu’elle a condamné l’employeur aux dépens ainsi qu’à verser à M. [T] [H] [V] la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
La société de gestion du tunnel du Mont Blanc sera par ailleurs condamné à verser à M. [T] [H] [V] la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel, ainsi qu’aux dépens de la procédure d’appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant contradictoirement, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Déclare la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc et M. [T] [H] [V] recevables en leur appel et appel incident,
Confirme le jugement du conseil de prud’hommes de Bonneville du 12 janvier 2021 en ce qu’il a :
– déclaré nul le licenciement pour inaptitude notifié par la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc à M. [T] [H] [V],
– condamné la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc à payer à M. [T] [H] [V] les sommes de :
* 6 045,54 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre 604,55 euros de congés payés afférents, assorties des intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,
* 7 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral, assortie des intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,
– débouté M. [T] [H] [V] de sa demande de remboursement des frais de formation,
– condamné la société de gestion du Tunnel du Mont Blan à rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage versées à M. [T] [H] [V] à hauteur de 6 000 euros,
– condamné la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc à payer à M. [T] [H] [V] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc aux dépens,
Infirme pour le surplus,
Et statuant à nouveau:
Condamne la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc à verser à M. [T] [H] [V] la somme de 35000 euros à titre d’indemnité pour licenciement nul,
Y ajoutant,
Condamne la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc aux dépens de l’instance d’appel,
Condamne la société de gestion du Tunnel du Mont Blanc à verser à M. [T] [H] [V] la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Ainsi prononcé publiquement le 30 Août 2022 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties présentes en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile, et signé par Monsieur Frédéric PARIS, Président, et Madame Delphine AVERLANT, faisant fonction de Greffier pour le prononcé auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.