REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 6 – Chambre 6
ARRET DU 29 JUIN 2022
(n° 2022/ , 2 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 20/01839 – N° Portalis 35L7-V-B7E-CBRDM
Décision déférée à la Cour : Jugement du 27 Janvier 2020 -Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de PARIS – RG n° 18/05032
APPELANTE
SAS WOLTERS KLUWER FRANCE
[Adresse 2]
[Localité 3]
Représentée par Me Michel GUIZARD, avocat au barreau de PARIS, toque : L0020
INTIMÉE
Madame [J] [V]
[Adresse 1]
[Localité 3]
Assistée de Me Rachel SPIRE, avocat au barreau de PARIS, toque : B0335
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 17 mai 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame Christine DA LUZ, Présidente de chambre
Madame Nadège BOSSARD, Conseillère
Monsieur Stéphane THERME, Conseiller
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Madame Christine DA LUZ, Présidente de chambre, dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
Greffier : Madame Julie CORFMAT, lors des débats
ARRÊT :
– contradictoire,
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile,
– signé par Madame Christine DA LUZ, Présidente de chambre et par Madame Julie CORFMAT, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE :
Mme [V] a initialement été engagée par la société Annonces et Formalités Légales, aux droits de laquelle est venue la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE ( la société WKF) par contrat de travail à durée indéterminée à compter du 1 er septembre 2000 en qualité d’Aide Formaliste Employée, classification N8 de la convention collective de la Presse d’information spécialisée . A compter du 1er juillet 2001 Mme [V] a été promue au poste de formaliste.
Mme [V] a bénéficié d’un congé individuel de formation pour effectuer un stage en cabinet d’avocats pour la période du 18 juillet au 7 octobre 2005. Elle a obtenu le CAPA en janvier 2006.
En dernier lieu, le salaire mensuel brut de base de Mme [V] était de 2 767 euros.
Elle subissait plusieurs arrêts maladie dans le cours de la relation contractuelle.
Elle a été élue déléguée du personnel suppléant en février 2015 puis déléguée syndicale en mai 2017. Elle a été élue membre suppléant du CSE le 15 février 2019.
Elle a subi un nouvel arrêt de travail à compter du 6 décembre 2017 et n’a plus repris son poste par la suite.
Mme [V], a saisi le 5 juillet 2018, le conseil de prud’hommes de Paris d’une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail.
A l’issue d’une visite de pré-reprise, initiée par le médecin conseil de la CPAM, qui s’est tenue le 29 août 2019, le médecin du travail a émis les recommandations suivantes : « Une reprise au poste et au sein de l’entreprise ne sera pas envisageable ».
Mme [V] a été convoquée à une visite de reprise fixée au 11 septembre 2019.
A cette date, le médecin du travail a prononcé l’inaptitude de Mme [V] avec dispense de reclassement au motif que « l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi »
Par courrier recommandé en date du 16 septembre 2019 la société WKF a indiqué à Mme [V] que compte tenu de l’avis d’inaptitude avec dispense de reclassement rendu par le médecin du travail son reclassement au sein de l’entreprise était impossible.
Le 30 septembre 2019 la société WKF a convoqué le comité social et économique à une réunion extraordinaire devant se tenir le 4 octobre 2019 portant sur « l’impossibilité de reclassement de Mme [J] [V], suite à son inaptitude définitive (vote à bulletin secret+recueil d’avis) en application de l’article L 1226-2 du code du travail ».
Par courrier recommandé du 10 octobre 2019, Mme [V] a été convoquée à un entretien préalable à son éventuel licenciement devant se tenir le 22 octobre 2019.
L’avis du comité social économique a été sollicité sur le projet de licenciement de Mme [V] suite à son inaptitude définitive en application de l’article L 2421-3 du code du travail et une réunion extraordinaire a été prévue à cet effet pour le 15 novembre 2019.
La société WKF a sollicité de l’inspection du travail, par courrier en date du 28 novembre 2019, l’autorisation de procéder au licenciement de Mme [V] pour
inaptitude, dès lors que cette dernière détenait le mandat d’élue en tant que suppléante au comité social et économique.
Par jugement en date du 27 janvier 2020 le conseil de prud’hommes de Paris a :
– rejeté la demande de sursis à statuer
– prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail de Mme [V] aux torts de la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE ;
– dit que cette résiliation produit les effets d’un licenciement nul ;
– condamné en conséquence la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE à payer à Mme [V] les sommes suivantes :
– 64 870,94 euros à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement ;
– 6 828,52 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis ;
– 682,85 euros à titre de congés payés afférents ;
– 50 000 euros à titre de dommages et intérêts pour perte illicite d’emploi ;
– 40 971,12 euros à titre de dommages et intérêts pour violation du statut protecteur ;
– 41 000 euros à titre de dommages et intérêts pour violation de l’obligation de sécurité de résultat ;
avec intérêts au taux légal à compter du jour du prononcé du jugement.
– ordonné à la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE la remise des documents légaux conformes à la présente décision ;
– ordonné l’exécution provisoire en application de l’article 515 du code de procédure civile ;
– condamné la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE au paiement d’une somme de 1000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– débouté Mme [V] du surplus de ses demandes ;
– débouté la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE de sa demande au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– condamné la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE aux dépens.
Par décision en date du 5 février 2020, l’Inspection du Travail a, au motif du jugement précité rendu par le conseil de prud’hommes, lequel a prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail, considéré que la demande d’autorisation de licenciement présentée par la société était devenue sans objet.
Le 3 avril 2020 la société WKF a formé un recours hiérarchique à l’encontre de la décision rendue par l’inspection du travail le 5 février 2020. Ce recours a néanmoins fait l’objet d’un rejet implicite.
Le 27 février 2020, la société a relevé appel du jugement entrepris.
Aux termes de conclusions notifiées par RPVA le 8 avril 2022, auxquelles il est expressément fait référence, la société WKF formule les demandes suivantes.
– confirmer en son principe le jugement du conseil de prud’hommes de Paris en ce qu’il a prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail de Mme [V] et en conséquence la condamnation de la société WKF au paiement des seuls:
64 870,94 euros à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement,
6.828,52 euros bruts à titre d’indemnité compensatrice de préavis outre 682,85 euros au titre des congés payés y afférents,
– infirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Paris en ce qu’il a condamné la société WKF à verser à Mme [V] les sommes suivantes :
50.000 euros à titre de dommages et intérêts en raison de la perte illicite de l’emploi,
40 971,12 euros à titre d’indemnité forfaitaire pour violation du statut protecteur,
41.000 euros nets pour manquement à l’obligation de sécurité de résultats,
1 000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
-confirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Paris pour le surplus,
statuant à nouveau :
– fixer à la somme de 8 301 euros les dommages et intérêts pour perte illicite de l’emploi,
– débouter Mme [V] de sa demande de majoration de dommages et intérêts en raison de la perte illicite de l’emploi,
– fixer à 341,40 euros l’indemnité forfaitaire pour violation du statut protecteur,
– débouter Mme [V] de sa demande de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité,
– débouter Mme [V] de sa demande pour inexécution fautive du contrat de travail,
– débouter Mme [V] de sa demande au titre d’un rappel de salaire,
En conséquence :
– débouter Mme [V] de l’ensemble de ses demandes
En tout état de cause :
– condamner Mme [V] à verser à la société WKF la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile
Aux termes de conclusions notifiées par RPVA le 18 mars 2022, auxquelles il est expressément fait référence, Mme [V] forme les demandes suivantes :
– confirmer le jugement du conseil de prud’hommes du 27 janvier 2020 en ce qu’il a :
– prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail de Mme [V] aux torts de la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE ;
– dit que cette résiliation produit les effets d’un licenciement nul ;
– condamné en conséquence la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE à payer à Mme [V]:
– 64 870,94 euros à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement ;
– 6 828,52 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis ;
– 682,85 euros à titre de congés payés afférents ;
– 40 971,12 euros à titre de dommages et intérêts pour violation du statut protecteur ;
– 41 000 euros à titre de dommages et intérêts pour violation de l’obligation de sécurité de résultat
– Statuant à nouveau sur la réparation de la perte illicite d’emploi,
– porter à 82 000 euros les dommages et intérêts octroyés en réparation de son entier préjudice ; ou, à tout le moins, 58 042,42 euros si la cour devait juger que la résiliation judiciaire produit les effets d’un licenciement injustifié et que les plafonds d’indemnisation prévus par l’article L. 1235-3 du code du travail ne sont pas contraires aux articles 4 et 10 de la convention n° 158 de l’OIT, 24 de la Charte sociale européenne et 6 de la CEDH, y compris par une appréciation concrète du préjudice subi par la salariée ;
-ordonner à la société SAS WOLTERS KLUWER FRANCE la remise des documents légaux conformes à la présente décision ;
-infirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Paris en ce qu’il a débouté Mme [V] du surplus de ses demandes
Y faisant droit et statuant à nouveau :
1) condamner la société WKF à verser à Mme [V] la somme de 41 000 euros (12 mois) à titre de dommages et intérêts en raison des manquements graves et persistants commis par la société dans l’exécution du contrat de travail, sur le fondement de l’article L. 1222-1 du code du travail et de l’article 1240 du code civil ;
2) condamner la société WKF à verser à Mme [V] la somme de 5 904 euros bruts à titre de rappel de salaire pour la période du 7 novembre 2016 au 7 novembre 2019, outre 590,40 euros de congés payés afférents, sur le fondement du principe d’égalité de traitement et de l’article L. 1132-1 du code du travail ;
3) condamner la société WKF au paiement à hauteur de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
4) dire que les condamnations prononcées seront assorties des intérêts au taux légal ainsi que de l’anatocisme conformément aux dispositions de l’article 1343-2 du Code civil.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 12 avril 2022.
MOTIFS
Sur la résiliation judiciaire et les demandes indemnitaires suite à la rupture du contrat de travail.
La société WKF a initialement relevé appel du jugement du conseil de prud’hommes en vue d’en obtenir l’infirmation en ce qu’il a prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail de Mme [V] et dit que cette rupture produisait les effets d’un licenciement nul. Dans ses ultimes conclusions notifiées le 18 mars 2022, la société a précisé que le département AFL auquel appartenait Mme [V] avait été cédé à la société Médialex, que la rupture du contrat de travail de celle-ci était effectivement intervenue, par l’effet de l’exécution provisoire attachée au jugement du 27 janvier 2020, et que son éventuelle réintégration était aujourd’hui devenue matériellement impossible. La société demande donc désormais de confirmer le jugement du conseil de Prud’hommes sur le principe de la résiliation judiciaire.
Les parties s’accordent également pour solliciter la confirmation du jugement en ce qu’il a condamné la société WKF à payer à Mme [V] les sommes de 64 870,94 euros à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement ainsi que 6 828,52 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis outre 682,85 euros à titre de congés payés afférents.
– Sur la demande indemnitaire au titre de la perte illicite d’emploi
Il sera rappelé que la société n’a pas fait appel du chef de la résiliation judiciaire, sollicitant même la confirmation sur ce point. Elle n’a pas davantage fait appel sur le fait que celle-ci produise les effets d’un licenciement nul, ainsi qu’en a jugé le conseil de prud’hommes.
Dès lors, il doit être fait application des dispositions tirées de l’article L. 1235-3-1 du code du travail. Mme [V] est donc fondée à solliciter une indemnité, à la charge de l’employeur, qui ne puisse être inférieure aux salaires des six derniers mois.
Compte tenu notamment de l’effectif de l’entreprise, des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération de Mme [V] (2 767 euros), de son âge (48 ans), de son ancienneté (19 ans), de sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelle et des conséquences de la rupture du contrat de travail, tels qu’ils résultent des pièces et des explications fournies, la cour retient que l’indemnité à même de réparer intégralement le préjudice de Mme [V] doit être évaluée à la somme de 40 000 euros.
Le jugement déféré sera donc infirmé de ce chef.
– Sur le manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur.
La société WKF sollicite l’infirmation du jugement entrepris en ce qu’il a accordé à Mme [V] une indemnité de 41 000 euros de ce chef et soutient qu’elle a toujours tout mis en ‘uvre pour s’assurer du bien-être de sa salariée notamment en :
– lui fixant des objectifs inférieurs à ceux de ses collègues,
– ne lui imposant pas, pendant plusieurs années, de travailler en binôme,
– la changeant d’équipe lorsqu’elle a rencontré des difficultés relationnelles avec ses homologues ou sa hiérarchie,
-en lui proposant de reprendre la gestion de certains de ses clients afin d’alléger sa charge de travail.
Elle soutient qu’elle fait bénéficier à Mme [V] de conditions de travail qu’elle n’accordait à aucun autre salarié de son service. Elle ajoute que celle-ci ne démontre nullement l’existence d’un préjudice à sa santé morale ou physique.
L’article L. 4121-1 du code du travail impose à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs :
« L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels ;
2° Des actions d’information et de formation ;
3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des
circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes ».
L’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il a mis en ‘uvre les mesures visées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.
Mme [V] expose avoir souffert d’une organisation pathogène du travail totalement institutionnalisée au sein de la société WKF qui a entraîné une dégradation avérée de son état de santé.
Si l’employeur fait valoir que Mme [V] était davantage confrontée à un nombre insuffisant de clients en portefeuille plutôt qu’à une charge de travail excessive, il reste que ses entretiens d’évaluation dès les années 2001-2002 font état « d’un volume très important de dossiers » au point qu’il était envisagé de la décharger de plusieurs. En 2013, afin de soulager sa charge, l’employeur a modifié son rattachement hiérarchique et lui a retiré un client. Le CHSCT a néanmoins alerté le 19 décembre 2013 sur l’absence de concertation avec Mme [V] dans ce changement. La direction a reconnu que le changement d’équipe avait généré du stress au préjudice de la salariée de telle sorte qu’il ne lui avait plus demandé de travailler en binôme. Pour autant la fiche d’évaluation de 2015-2016 démontre que la salariée a traité 1039 dossiers et a assuré seule le gros volume du client Taxi G7 sans aide formaliste. En décembre 2017, il a été annoncé à Mme [V] qu’elle aurait à nouveau un binôme en la personne de Mme [W] [H], ce qui supposait de la remplacer pendant ses congés, alors qu’elle était déjà en surcharge de travail avec des semaines de 48 heures effectives et 1 076 dossiers traités sur l’année. A partir de ce moment là, Mme [V] s’est trouvée en arrêt de travail et n’a plus repris son poste.
Mme [V] verse aux débats de très nombreuses pièces médicales ainsi qu’il suit.
– Des arrêts de travail :
– de 5 mois du 7 octobre 2005 au 7 mars 2006 en raison d’un « état dépressif réactionnel».
– de 5 mois du 27 septembre 2007 au 8 mars 2008 pour « état dépressif réactionnel »
– d’ un mois du 4 décembre 2013 au 3 janvier 2014 au motif d’un « épuisement professionnel, épisodes dépressifs et anxieux majeurs »
– de 11 jours du 29 mars au 8 avril 2016 en raison d’un « épuisement professionnel, épisode anxio-dépressif »
– à compter du 6 décembre 2017 pour « épuisement professionnel, épisode anxiodépressif majeur » sans aucune reprise de poste par la suite.
– Des certificats médicaux :
– du 17 mars 2006 pour problème anxio-dépressif aggravé après la reprise du travail le 8 mars 2006.
– À 3 reprises, par l’infirmier de santé au travail les 3 décembre 2013 , 25 mars 2016 et 5 décembre 2017 , aux termes desquels ce dernier constate que la salariée n’est pas en état de prendre son poste et lui demande de rentrer chez elle afin de consulter un médecin ;
– du 3 janvier 2014, par le psychiatre qui suit Mme [V] à l’attention du médecin du travail, rédigé comme suit:
« Elle était en arrêt de travail pour épuisement professionnel consécutif à des facteurs de stress qu’elle rencontrait dans son exercice professionnel. Ce serait indiqué qu’elle bénéficie d’un environnement professionnel propice à une reprise de travail dans de bonnes conditions.
Cet environnement matériel (bureau) et humain (binôme) doit au mieux être étudié et ajusté de sorte à lui permettre de mettre à profit ses compétences dans le bon respect de son équilibre psychologique et physique ».
– du 6 janvier 2014, par le médecin du travail ayant rendu l’avis suivant : « Apte, essai de reprise, en essayant de préserver, au moins actuellement, un environnement professionnel préservé (bureau) » ;
– du 25 août 2015, à nouveau par le médecin du travail : « Apte à son poste, avec possibilité de pauses informelles et pas de charge de travail supplémentaire jusqu’à la fin de l’année » ;
– du 7 avril 2016, par le psychiatre de Mme [V] à l’attention du médecin du travail faisant état d’une épuisement anxio-dépressif et préconisant que ses conditions de travail quantitatives et qualitatives soient adaptées à son équilibre thymique ;
– du 12 avril 2016, par le médecin du travail à l’attention du responsable des ressources humaines au sujet de l’état de santé « inquiétant » de la salariée et préconisant un entretien avec celle-ci dont il devrait lui être rendu compte.
– du 29 janvier 2018, par le psychiatre de Mme [V], dans les termes suivants : « elle présente une symptomatologie anxiodépressive qui s’est progressivement aggravée au fil du temps. Ce tableau s’est complété en épisode dépressif majeur depuis le 6 décembre 2017 et justifie un arrêt de travail depuis. Les symptômes présents sont : asthénie avec épuisement [‘], insomnie, anxiété diffuse marquée avec tremblement, autodévalorisation quant à ses capacités professionnelles, vive culpabilité en rapport, pessimisme, péjoration de l’avenir, rumination d’idées noires et suicidaires, troubles de la concentration et de la mémorisation, perte d’appétit, image dégradée d’elle-même, tendance à l’isolement et au repli. Symptomatologie anxieuse agoraphobique qui l’empêche de rester seule. Cela justifie un traitement antidépresseur [‘] anxiolytique [‘] et somnifère [‘] et des consultations spécialisées toutes les 2 à 3 semaines » ;
– du 18 mai 2018, par le Dr [K], psychiatre, constatant que : « L’état de santé de [Mme [V]] est dominé par une symptomatologie de type névrotique spécialement invalidante. Cet état s’est installé de façon progressive dans le contexte, me dit Madame [V], d’un surmenage professionnel prolongé [‘]. Actuellement Madame [V] n’est pas en mesure de reprendre le travail. Elle souffre d’un état anxieux majeur, à type d’attaques de panique, accompagné de troubles neuro-végétatifs sévères. La sévérité de ces troubles lui interdit même de s’approcher géographiquement de son lieu de travail » ;
– du 3 mai 2019, par le Dr [Z], psychiatre, certifiant « rencontrer Mme [V] [J] depuis le mois de janvier 2018 pour des soins hypnothérapiques dans le cadre de trouble du sommeil et symptomatologie anxiodépressive. Nos rencontres sont mensuelles »
– du 6 mai 2019, confirmé le 30 juillet suivant, par le Dr [K], psychiatre, réitérant les constatations sur la dégradation de l’état de santé de la salariée émises le 18 mai 2018.
– du 14 mai 2019, par le Dr [L], psychiatre, constatant que l’état de santé de Mme [V] ne s’est pas amélioré depuis son précédent certificat du 29 janvier 2018 : « Son état de santé psychologique et cognitif reste très dégradé avec empêchements majeurs au quotidien. Il n’y a aucune amélioration depuis le certificat du 29.1.18 » ;
– Le 12 juin 2019, par le Dr [T] relevant que Mme [V] souffrait d’une « dépression chronique avec crises d’angoisse et insomnies récurrentes. Elle est traitée pour ce symptôme depuis 2005 avec suivi régulier de psychiatre. Le traitement en cours depuis : antidépresseur, anxiolytique, somnifères ».
– Un placement en inaptitude
– Le Dr [L], psychiatre de Mme [V], a adressé le 26 juillet 2019 une lettre au médecin du travail afin de préconiser son placement en inaptitude « de façon urgente ».
– Lors d’une visite de pré reprise organisée le 29 août 2019, le médecin du travail a estimé qu’« une reprise au poste et au sein de l’entreprise ne sera pas envisageable. »
-Lors de la visite de reprise le 11 septembre 2019, le médecin du travail a conclu à l’inaptitude de Mme [V], précisant que « l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ».
L’employeur avait été régulièrement alarmé sur les conditions de travail Mme [V] au travers des pièces médicales ci-dessus détaillées mais également au travers des éléments ci-après:
– l’exercice d’un droit d’alerte des représentants du personnel en novembre 2010 (exposant notamment que la situation des salariés des AFL s’est particulièrement dégradée sur le plan des arrêts de travail (‘), des maladies (‘)
– un procès verbal de réunion extraordinaire du CHSCT du 8 juin 2011 faisant apparaître notamment que « la charge de travail semble ne pas être répartie de manière équilibrée entre les formalistes (‘) le service a connu le départ de quatre formalistes sur 13 entre 2010 et aujourd’hui (‘) il existe un problème d’encadrement au sein du service (‘) ;
– une enquête du CHSCT de juin 2011 faisant apparaître des pathologies de surcharge ainsi que des techniques de management pathogènes de même que l’absence de processus de concertation avec Mme [V] pour envisager sa charge de travail.
– deux expertises menées successivement par le cabinet FILAO CONSULTING en décembre 2014 faisant apparaître « des problèmes de charge de travail récurrents et préoccupants tant par leur ancienneté que par leur actualité » puis par le cabinet Emergences en avril 2016 relevant l’exposition élevée aux RPS entraînés pour les salariés dans un contexte de réorganisation actuel avec une existence de nombreux petits services et de binômes.
– un courriel d’alerte du 13 décembre 2017 des délégués du personnel à l’attention de la société et de l’inspection du travail au sujet de la charge de travail de Mme [V] et de son épuisement professionnel consécutif.
– un courriel d’alerte de Mme [N] du CHSCT, en date du 19 décembre 2013, appelant l’attention de la société sur le cas de Mme [V].
Si l’employeur soutient avoir pris toutes les mesures nécessaires (fixation d’objectifs moindre, arrêt du travail en binôme, changements d’équipes, retrait de certains clients), il reste que la réitération des alertes durant de nombreuses années démontre que celui-ci n’avait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de sa salariée ou plus précisément qu’il n’avait pas veillé à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration de sa situation.
Surtout, l’inspection du travail a enjoint la société WKF, par courrier du 28 décembre 2017, de procéder sans délai à une enquête avec les délégués du personnel et de prendre les dispositions d’urgence nécessaires pour remédier à la situation de la salariée. Elle lui a demandé également de lui communiquer les résultats et les conclusions des enquêtes conjointes menées à la suite des alertes lancées en 2013 et 2015 sur la situation de Mme [V].
Par courrier du 14 mars 2018, l’inspection du travail a relevé qu’en dépit de sa précédente lettre, la société avait mené l’enquête seule sans les délégués du personnel et avait commis à cet égard un délit d’entrave. Elle lui a donc demandé de reprendre l’enquête en respectant son caractère conjoint. Elle a demandé également d’être tenue informée de l’avancée des mesures à prendre pour corriger la présence des risques psycho-sociaux
Dans le cadre de la présente instance, la société affirme à nouveau que le droit d’alerte des représentants du personnel aurait reposé sur des éléments mensongers communiqués par Mme [V], mais ne justifie pas avoir pris de mesures afin de faire cesser le risque pesant sur cette dernière malgré les injonctions de l’inspecteur du travail ci-dessus rappelées.
Ce faisant , la société WKF a manqué à son obligation de protéger la santé et d’assurer la sécurité de sa salariée, ce qui a gravement et durablement dégradé son état de santé. Elle doit être condamnée à réparation de ce chef. Pour autant le montant accordé à ce titre ne saurait excéder la somme de 10 000 euros et le jugement sera infirmé sur le quantum.
– Sur la demande indemnitaire au titre de la déloyauté de l’employeur dans l’exécution du contrat de travail.
Mme [V] fait valoir que la société WKF a manqué de façon répétée à son obligation de loyauté en la soumettant à une charge excessive de travail, sans le renfort d’une aide formaliste, en ne tenant pas compte de ses mandats de représentante du personnel, en freinant l’évolution de sa rémunération, en fractionnant illégalement ses congés payés, en la rétrogradant à son retour d’arrêt maladie le 8 mars 2006 comme aide-formaliste sans clientèle attribuée, en tentant de la licencier sans motif en septembre 2007 et en rejetant sans explication des demandes d’augmentation de salaire.
Les conséquences du manque d’adaptation de l’employeur suite aux alertes et aux prescriptions médicales du fait de la surcharge de travail et l’absence d’aide ont d’ores et déjà été indemnisées au titre du manquement à l’obligation de sécurité. En outre, Mme [V] a bénéficié de l’attribution de dommages et intérêts pour perte illicite d’emploi dès lors qu’il a été jugé que la résiliation judiciaire du contrat de travail produisait les effets d’un licenciement nul. Elle ne peut donc revendiquer de plus ample indemnité de ces chefs au titre de la déloyauté de l’employeur.
S’agissant du non-respect des charges liées à la représentation du personnel, il sera observé que Mme [V] a été élue en mars 2015 déléguée du personnel suppléante, qu’elle ne bénéficiait pas d’heures de délégation. En mai 2017, elle a disposé d’un total de 15 heures de délégation par mois. Il n’est pas démontré que celle-ci n’aurait pas été en mesure de les effectuer ; le courrier de l’employeur du 5 décembre 2017 indiquant au contraire qu’il n’y avait aucune difficulté pour les prendre, Mme [V] étant alors remplacée par sa binôme. Aucune inexécution fautive ne saurait donc être reprochée à l’employeur sur ce point.
Mme [V] fait valoir qu’elle a été freinée dans l’évolution de sa carrière et revendique la somme de 5 904 euros bruts à titre de rappel de salaire pour la période du 7 novembre 2016 au 7 novembre 2019, outre 590,40 euros de congés payés afférents, sur le fondement du principe d’égalité de traitement et de l’article L. 1132-1 du code du travail. Elle se fonde sur les rapports de la politique sociale WKF 2018 sur les années 2016, 2017 et 2018 et fait valoir qu’elle a perçu une rémunération moindre que ses collègues.
Il reste néanmoins qu’au vu du rapport de la politique sociale des années 2016 et 2017 (pièces n°23 et 24 de l’employeur), la rémunération fixe moyenne des salariés appartenant à la classification N4-C pour l’année 2016 s’élevait à 2 739 euros tandis que celle de Mme [V] était de 2 767 euros. Pour l’année 2017 la moyenne des rémunérations fixe des salariés appartenant à la classification N4-C s’est élevée à 2 787 euros. Mme [V] s’est trouvée en arrêt de travail en décembre 2017 et n’a plus repris son poste par la suite. Elle a principalement perçu des prestations sociales à compter de cette époque de sorte que le rapport social 2018 est peu révélateur à son égard.
Les éléments versés au débat ne permettent pas d’objectiver une inégalité de traitement entre Mme [V] et les autres salariés de la même catégorie professionnelle sur la période considérée. Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu’il a rejeté sa demande de rappel de salaires et aucune déloyauté ne saurait donc être reprochée à l’employeur.
Ensuite, les demandes de congés de Mme [V] pour les étés 2015, 2016 et 2017 versées aux débats par l’employeur, démontrent que celle-ci était à l’initiative du fractionnement qu’elle invoque aujourd’hui à la charge de la société WKF. Aucun manquement fautif ne saurait être imputé à l’employeur.
Mme [V] fait valoir enfin qu’elle a été rétrogradée. Cela ne résulte cependant nullement des pièces du dossier, ses bulletins de salaire faisant invariablement apparaître la qualification de secrétaire formaliste. Cette « rétrogradation » de Mme [V] au poste d’aide-formaliste ne ressort pas davantage de l’entretien annuel pour l’année 2006, contrairement à ce qu’elle soutient. Il y est simplement indiqué que celle-ci a apporté sa disponibilité et son savoir-faire aux formalistes surchargées en dossiers. En outre, elle a perçu en 2016 une prime annuelle de 4 400 euros tandis que sa rémunération a été augmentée de 3,5 % au 1er janvier 2017. Enfin, le courriel du 4 septembre 2007 qui attesterait d’une volonté de la licencier pour insuffisance professionnelle non fondée est totalement inopérant dès lors qu’aucune procédure de la sorte n’a été diligentée à son égard.
La demande indemnitaire au titre de la déloyauté de l’employeur dans l’exécution du contrat de travail sera donc rejetée et le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
– Sur la demande d’indemnité pour violation du statut protecteur
Le conseil de prud’hommes a condamné la société WKF à verser à Mme [V] la somme de 40 971,12 euros à titre d’indemnité forfaitaire pour violation du statut protecteur et la société relève appel de ce chef.
En cas de résiliation judiciaire, comme tel est le cas en l’espèce, le salarié protégé a droit, au titre de la violation de son statut protecteur, au paiement d’une indemnité égale à la rémunération qu’il aurait dû percevoir jusqu’à l’expiration de la période de protection en cours au jour de sa demande en résiliation.
Cette demande de résiliation a été faite le 29 juin 2018.
Mme [V] a été élue déléguée du personnel suppléante pour le collège des cadres et TAM le 11 février 2015. Elle a à nouveau été élue dans ces mêmes fonctions au CSE le 15 février 2019, le premier tour de ces élections ayant eu lieu le 31 janvier 2019.
Il n’est pas discuté que Mme [V] a été désignée déléguée syndicale en mai 2017.
En application de l’article L 2143-11 du code du travail, le mandat de délégué syndical prend fin au plus tard lors du premier tour des élections de l’institution représentative du personnel renouvelant l’institution dont l’élection avait permis de reconnaître la représentativité de l’organisation syndicale l’ayant désigné, soit en l’espèce le 31 janvier 2019.
En application de l’article L. 2411-3 du code du travail, le licenciement d’un délégué syndical ne peut intervenir qu’après autorisation de l’inspecteur du travail. Cette autorisation est également requise pour le licenciement de l’ancien délégué syndical, durant les douze mois suivant la date de cessation de ses fonctions, s’il a exercé ces dernières pendant au moins un an.
Mme [V] bénéficiait donc de cette protection jusqu’au 31 janvier 2020.
La demande en résiliation ayant été faite le 29 juin 2018, et le jugement prononçant la résiliation judiciaire du contrat de travail étant intervenue le 27 janvier 2020, soit 3 jours avant l’expiration de la période de protection, Mme [V] ne pouvait prétendre à plus de 3 jours d’indemnisation à cet égard.
La société WKF retient une somme de 341,40 euros à ce titre.
Elle sera condamnée à paiement de ce chef et le jugement sera infirmé sur le quantum.
– Sur les autres demandes.
La société WKF sera condamnée au paiement de la somme de 1 000 euros au profit de Mme [V] au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
La société WKF sera également condamnée aux dépens.
PAR CES MOTIFS
La cour,
CONFIRME le jugement entrepris sauf en ce qui concerne le quantum de l’indemnité pour perte d’emploi illicite, celui au titre de l’indemnité pour manquement à l’obligation de sécurité, et celui de l’indemnité au titre de la violation du statut protecteur.
Statuant de ces seuls chefs
CONDAMNE la société WKF à payer à Mme [J] [V] :
– la somme de 40 000 euros à titre de dommages et intérêts pour perte d’emploi illicite.
– la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.
– la somme de 341,40 euros au titre de l’indemnité pour violation du statut protecteur.
DIT que ces indemnités porteront intérêts au taux legal à compter du présent arrêt.
Ajoutant,
CONDAMNE la société WKF à payer à Mme [J] [V] la somme de 1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
CONDAMNE la société WKF aux dépens.
LA GREFFIÈRELA PRÉSIDENTE