Épuisement professionnel : 25 janvier 2023 Cour d’appel de Rouen RG n° 20/03492

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Épuisement professionnel : 25 janvier 2023 Cour d’appel de Rouen RG n° 20/03492

N° RG 20/03492 – N° Portalis DBV2-V-B7E-IS4H

COUR D’APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 25 JANVIER 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

18/864

Jugement du Pôle social du tribunal judiciaire d’Evreux du 1er octobre 2020

APPELANTE :

S.A.R.L. [8]

[Adresse 5]

[Localité 6]

représentée par Me Valérie GRAY de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Marie DUFOYER, avocat au barreau de BEAUVAIS

INTIMES :

Madame [R] [X]

[Adresse 2]

[Localité 4]

Monsieur [V] [X]

[Adresse 2]

[Localité 4]

Madame [B] [X]

[Adresse 2]

[Localité 4]

Madame [O] [X] représentée par Mme [B] [X]

[Adresse 2]

[Localité 4]

représentés par Me Céline BART de la SELARL EMMANUELLE BOURDON-CÉLINE BART AVOCATS ASSOCIÉS, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Catherine LEMONNIER-ALLEGRET-BOURDON, avocat au barreau de DIEPPE

CAISSE PRIMAIRE D’ASSURANCE MALADIE DE L’EURE

[Adresse 1]

[Localité 3]

représentée par Me François LEGENDRE, avocat au barreau de ROUEN

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l’article 945-1 du Code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 30 Novembre 2022 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d’instruire l’affaire.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame BIDEAULT, Présidente

Madame ROGER-MINNE, Conseillère

Madame DE BRIER, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

M. CABRELLI, Greffier

DEBATS :

A l’audience publique du 30 Novembre 2022, où l’affaire a été mise en délibéré au 25 Janvier 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 25 Janvier 2023, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par M. CABRELLI, Greffier.

* * *

FAITS ET PROCEDURE :

M. [P] [X], embauché en 2003 par la société [8] en qualité de métreur dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée, a ensuite occupé diverses autres fonctions.

Par ailleurs associé de la société, il a été investi d’un mandat de gérant à partir du 1er janvier 2016.

A partir du 29 juin 2016, il a été placé en arrêt de travail pour maladie, à raison d’une dépression.

Le 9 août 2016, à l’occasion d’une assemblée générale, Mme [J] a été nommée en qualité de co-gérante et M. [P] [X] a démissionné de son mandat de gérant.

Le 12 octobre 2016, M. [P] [X] s’est suicidé.

Le 16 décembre 2016, Mme [B] [X] née [A] a établi une déclaration d’accident du travail faisant état du suicide de son époux.

Après enquête et par lettre du 27 mars 2017, la caisse primaire d’assurance maladie (ci-après la CPAM) de l’Eure a notifié à la société [8] sa décision de reconnaître un caractère professionnel au décès de son salarié M. [P] [X] survenu le 12 octobre 2016.

Par lettre du 20 avril 2017, Mme [B] [X] a saisi la caisse d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Faute de conciliation, elle a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale. L’affaire a été transférée au pôle social du tribunal de grande instance d’Evreux, devenu depuis tribunal judiciaire.

Par un jugement du 1er octobre 2020 (RG 18/00864), cette juridiction a :

– constaté la faute inexcusable de la société [8] dans l’accident mortel du travail survenu à M. [P] [X] le 12 octobre 2016,

– dit que les rentes versées à Mme [B] [X] ainsi qu’à ses enfants [R] et [O] [X] devaient être majorées à leur maximum conformément aux dispositions de l’article L. 452-2 du code de la sécurité sociale,

– fixé l’indemnisation du préjudice moral de Mme [B] [X] à la somme de 35 000 euros outre les intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,

– fixé l’indemnisation du préjudice moral de Mme [O] [X] à la somme de 25 000 euros outre les intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,

– fixé l’indemnisation du préjudice moral de Mme [R] [X] à la somme de 25 000 euros outre les intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,

– fixé l’indemnisation du préjudice moral de M. [V] [X] à la somme de 20 000 euros outre les intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement,

– débouté Mme [B] [X] ainsi que ses enfants [V], [R] et [O] [X] du surplus de leurs demandes,

– dit que la caisse de l’Eure devait faire l’avance à Mme [B] [X] et à ses enfants [V], [R] et [O] [X] des sommes fixées ci-dessus, en application des dispositions de l’article L. 452-3 dernier alinéa du code de la sécurité sociale,

– rappelé que la caisse pourrait récupérer les sommes avancées aux ayants droit de la victime auprès de la société [8],

– condamné la société [8] à payer à Mme [B] [X] veuve [K] ainsi qu’à ses enfants [V], [R] et [O] [X] la somme de 500 euros à chacun au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamné la société [8] aux dépens nés après le 1er janvier 2019,

– rejeté le surplus des demandes.

Le 30 octobre 2020, la société [8] a fait appel de ce jugement.

PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

Par ses conclusions remises au greffe le 26 janvier 2021, soutenues oralement à l’audience, la société [8] demande à la cour de :

– infirmer le jugement, sauf en ce qu’il a débouté les consorts [X] de leurs demandes d’indemnisation au titre des préjudices personnels du défunt,

– subsidiairement, infirmer le jugement en ce qu’il a majoré les rentes allouées aux ayants droit à leur taux maximum, accordé à Mme [B] [X] et à M. [V] [X] les sommes respectives de 35 000 euros et 20 000 euros en réparation de leurs préjudices d’affection,

– statuant à nouveau, octroyer 30 000 euros à Mme [B] [X] et 15 000 euros à M. [V] [X] en réparation de leurs préjudices d’affection respectifs,

– statuer ce que de droit sur les dépens, que la SELARL GRAY SCOLAN, avocats associés, sera autorisée à recouvrer, pour ceux la concernant, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

La société [8] soutient que l’existence d’une situation de subordination de la victime constitue un préalable nécessaire à toute éventuelle reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur ; qu’en l’occurrence, M. [P] [X] était dirigeant de l’entreprise, investi d’un mandat social de gérant depuis le 15 décembre 2015, statut toujours en vigueur au jour de son arrêt maladie non interrompu jusqu’à son décès ; qu’il était effectivement décisionnaire et sans lien de subordination en matière d’organisation et de conditions de travail, qu’il pouvait mettre en place des projets et prendre seul des décisions. Elle fait valoir que M. [P] [X] ne s’est jamais plaint d’être entravé dans l’exercice de ses fonctions et qu’il a au contraire mis à profit ses nouvelles responsabilités pour dégrader considérablement l’ambiance de travail. La société [8] considère que l’événement générateur du suicide de M. [P] [X] est nécessairement intervenu pendant la période au cours de laquelle il était dirigeant, et cela d’autant plus qu’au moment de sa démission de ses fonctions de gérant, il était déjà tenu éloigné de son cadre professionnel par l’effet de son contrat de travail. Elle fait par ailleurs valoir que la mise en ‘uvre d’une procédure disciplinaire à son encontre ne constitue pas un facteur ayant concouru au dommage dès lors qu’il n’a jamais eu connaissance de cette démarche. Elle en déduit que le suicide de M. [P] [X] ne peut pas relever de la législation professionnelle permettant de retenir la notion de faute inexcusable.

Subsidiairement, elle estime que le comportement de M. [P] [X] est la cause nécessaire de son mal-être puis de son décès, à l’exclusion de tout autre facteur. Elle soutient qu’il manifestait de la méfiance envers ses subordonnés, méfiance qui entre en résonance avec les éléments médicaux. Elle réaffirme qu’il n’a pu être impacté par le contenu de la convocation à l’entretien préalable puisqu’il n’a jamais eu connaissance de cette lettre. Elle soutient qu’il ne peut lui être reproché de ne pas avoir eu conscience du risque d’autolyse dès lors qu’à l’issue du rendez-vous de consultation du 10 octobre 2016 le médecin écrivait « pas d’imminence suicidaire décelée malgré une recherche orientée et répétée. Aucun ATCD [antécédent] d’autolyse retrouvé ». Elle ajoute que la raison de son geste telle qu’exposée dans la lettre laissée à ses proches demeure confuse et surtout empreinte d’un syndrome obsessionnel de persécution.

Elle considère évident que M. [P] [X] était affecté d’une pathologie psychiatrique sans lien avec le milieu professionnel et qui s’est révélée progressivement sans avoir pu être diagnostiquée ni prise en charge en temps utile. Elle en déduit qu’il n’existe aucun motif juridique permettant de lui imputer la responsabilité de cet événement tragique.

Encore plus subsidiairement, elle s’en rapporte à justice quant à la majoration de rente, indiquant « se réserver la faculté de discuter plus avant cette question en cours d’instance, la position actuelle cristallisant d’ores et déjà son moyen de contestation ».

Elle estime que l’indemnisation des préjudices d’affection est excessive et qu’il convient d’opérer une distinction selon que les enfants résidaient ou non au sein du foyer familial au jour du décès.

Elle fait valoir que les préjudices propres à M. [P] [X] s’inscrivent dans un trait de temps de trois mois et demi antérieur au décès ; que la caisse n’a jamais reconnu comme maladie professionnelle le trouble anxio-dépressif dont il souffrait ; qu’en l’absence de cette condition, aucune faute inexcusable ne peut être reconnue ni, par conséquent, aucune indemnité allouée à la succession du défunt pour la période antérieure à l’autolyse ; qu’aucun élément de nature médico-légale n’a été versé pour définir et quantifier ces préjudices.

Par leurs conclusions remises au greffe le 26 janvier 2021, soutenues oralement à l’audience, les ayants droit demandent à la cour de confirmer le jugement, sauf en ce qu’il :

– a limité l’indemnisation du préjudice d’affection pour chacun des quatre ayants droit,

– les a déboutés de leur demande d’indemnisation du préjudice de M. [P] [X],

– a limité à 500 euros chacun la somme accordée au titre de l’article 700 du code du procédure civile,

et statuant à nouveau, de :

– déclarer que l’accident du travail dont M. [P] [X] a été victime est dû à la faute inexcusable de son employeur la société [8],

– juger qu’ils sont en droit de prétendre à une majoration de rente par application de l’article L.452-2 du code de la sécurité sociale,

– condamner la société [8] à payer, en réparation de leurs préjudices moraux personnels respectifs :

* 65 000 euros à Mme [X]

* 45 000 euros à M. [V] [X]

* 45 000 euros à Mme [R] [X]

* 50 000 euros à Mme [O] [X]

– condamner la société [8] à leur payer, en leur qualité d’ayants droit de M. [P] [X] :

* 20 000 euros en réparation du préjudice d’agrément personnel de leur mari et père,

* 65 000 euros en réparation du préjudice moral personnel de leur mari et père,

subsidiairement, ordonner une expertise aux fins notamment de procéder à l’évaluation des préjudices de M. [P] [X],

En tout état de cause :

– juger que la caisse devra faire l’avance de l’ensemble des condamnations prononcées à l’encontre de la société [8],

– condamner la société aux dépens de l’instance,

– condamner la société [8] au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile pour la procédure de première instance et de la somme de 3 000 euros pour la procédure d’appel,

– assortir les condamnations des intérêts au taux légal à compter de l’introduction de la requête.

Les consorts [X] soutiennent que M. [P] [X] était placé dans un lien de subordination dans la mesure où :

– d’une part, il n’a jamais réellement exercé les fonctions de gérant : l’ancien gérant M. [T] était toujours présent dans l’entreprise et n’avait de cesse de le discréditer, le plaçant ainsi dans l’impossibilité de gérer l’entreprise ; puis il a démissionné de son mandat social et n’était donc plus gérant de la société entre le 9 août 2016 et jusqu’à son décès.

– d’autre part, il cumulait son mandat social avec son poste technique de chargé d’affaires, le contrat de travail n’étant pas suspendu ;

Ils font valoir que M. [P] [X] a rencontré plusieurs difficultés au travail, telles que du stress et un épuisement professionnel perpétuel, ainsi que conflits de valeurs avec les dirigeants et associés majoritaires. Ils exposent ainsi que M. [P] [X] effectuait un grand nombre d’heures de travail en assumant la charge du suivi de ses chantiers, la prospection commerciale, et ce afin d’atteindre les objectifs commerciaux assignés par l’entreprise dans un contexte économique éprouvé ; qu’en outre, cumulant ainsi deux emplois, il a pris un poste de direction pour lequel il se trouvait démuni et isolé, n’ayant jamais bénéficié d’action de formation dans le domaine du management ni bénéficié d’un accompagnement. Ils ajoutent que M. [T] et les associés majoritaires l’ont continuellement discrédité dans ses fonctions, l’ont isolé de l’équipe en critiquant l’ensemble de ses choix et orientations, ont tenté de lui imposer des procédures avec lesquelles il était en désaccord, et face à ses refus réitérés, ont exercé des pressions sur lui, y compris après sa mise en arrêt de travail.

Les consorts [X] considèrent que l’employeur ne peut prétendre qu’il n’aurait pas été conscient de la détresse de M. [P] [X] dès lors que M. [T] était toujours en poste, et que celui-ci comme les associés majoritaires multipliaient les affrontements ; que les attestations des salariés produites par la société [8], toutes datées du même jour, sont l’écho du mal-être et de l’isolement de M. [P] [X] dans son emploi. Ils ajoutent que l’engagement d’une procédure disciplinaire de licenciement pour faute grave, alors que des négociations étaient engagées pour mettre fin amiablement au contrat de travail, et alors qu’il souffrait de dépression à raison des manquements de son employeur, a dégradé encore son état de santé ; qu’il a été averti de ces man’uvres et de cette procédure par des salariés et des collaborateurs extérieurs à la société. Ils font également valoir que lors des menaces de plainte pénale émises par l’entreprise à l’égard de l’épouse de M. [P] [X] et lors de l’engagement de la procédure de licenciement, l’employeur avait déjà conscience des difficultés puisqu’il était en arrêt maladie pour dépression et dénonçait la dégradation de ses conditions de travail.

Ils ajoutent que l’employeur n’a pas anticipé les difficultés que M. [P] [X] pouvait rencontrer sur son poste de travail, puisqu’il n’a établi ni document unique ni protocole de sécurité.

S’agissant du préjudice moral subi par les ayants droit, il est précisé que M. [P] [X] a laissé à son décès son épouse âgée de 48 ans, et ses trois enfants âgés de 25, 18 et 9 ans, qui ont perdu brutalement leur époux et père ; que Mme [B] [X] et la plus jeune des trois enfants ont un suivi psychologique.

Ils s’estiment recevables à demander également, en leur qualité d’ayants droit de la victime décédée, réparation du préjudice moral personnel de celle-ci. Ils font valoir à cet égard que M. [P] [X] a été mis en arrêt de travail et placé sous traitement médicamenteux pour syndrome dépressif dû à un épuisement professionnel ; qu’il s’isolait et se sentait socialement dépassé, ne pouvait poursuivre ses activités habituelles ; que son état de santé a été fortement atteint, jusqu’à son paroxysme le 12 octobre 2016 ; qu’il existe un lien de causalité direct et certain entre son préjudice et les fautes inexcusables de l’employeur.

Par ses conclusions remises au greffe le 17 novembre 2022, soutenues oralement à l’audience, la caisse demande à la cour de :

– lui donner acte de ce qu’elle s’en remet à justice quant à la faute inexcusable de la société [8], ainsi que pour la fixation de la majoration de la rente et des préjudices complémentaires qui pourraient en découler, sous réserve de l’application des coefficients de revalorisation et des arrérages de la majoration versés jusqu’à la date de la décision,

– lui accorder le droit de discuter, le cas échéant, le quantum correspondant à la réparation des préjudices,

– en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, condamner la société [8] à lui rembourser les sommes qu’elle aura avancées au titre de la faute inexcusable (la majoration de rente, les préjudices personnels, les frais d’expertise),

– condamner toute partie succombante à lui payer la somme de 1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Elle fonde ses prétentions sur les dispositions des articles L. 452-2 al. 4 et L. 452-3 al. 2 du code de la sécurité sociale.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Sur la demande de reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur

La société [8] contestant l’existence même d’un accident du travail, il est rappelé qu’en vertu de l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale, « est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise ».

Sur le fondement de l’article L. 412-2 du code de la sécurité sociale, bénéficient des dispositions du livre IV (relatif aux accidents du travail et maladie professionnelles) les personnes mentionnées à l’article L. 311-3 telles notamment les gérants de sociétés à responsabilité limitée à condition que lesdits gérants ne possèdent pas ensemble plus de la moitié du capital social.

Dès lors, M. [P] [X] est susceptible de se voir appliquer la législation relative aux accidents du travail, que ce soit en sa qualité de salarié ou en sa qualité d’associé gérant minoritaire dans le cadre d’un mandat social (50 parts sur 300 selon le procès-verbal de l’assemblée générale extraordinaire du 15 décembre 2015 au cours de laquelle il a été nommé gérant).

Sur le fondement de l’article L. 411-1 précité, il n’existe de présomption d’imputation de l’accident au travail que si cet accident survient au temps et au lieu du travail.

En l’espèce, il est constant que M. [P] [X] s’est suicidé à son domicile et en dehors du temps de travail puisqu’il était, ce 12 octobre 2016, en arrêt de travail pour maladie.

Dans ces conditions, il incombe à ses ayants droit de rapporter la preuve d’un accident survenu par le fait du travail.

En l’espèce, il ressort du procès-verbal d’assemblée générale extraordinaire du 15 décembre 2015 et de l’attestation de Mme [Y], ancienne responsable administrative et comptable de la société [7] (holding) qu’à partir de janvier 2016 M. [P] [X] a continué d’exercer ses fonctions salariées de chargé d’affaires en même temps qu’il entamait son mandat social de gérant.

Mme [Y], qui indique qu’elle se rendait une fois par mois au sein de la société [8], atteste d’une importante charge de travail dans un contexte économique très difficile, avec une obligation de résultats vis-à-vis des associés et salariés, et cela dans une ambiance tendue caractérisée par l’absence de soutien de l’ancien gérant et d’autres collaborateurs.

Il ressort des débats et notamment des attestations versées par l’une et l’autre partie que M. [P] [X] a changé de comportement, la plupart des auteurs d’attestations datant ce changement de sa prise des fonctions de gérant. Son entourage professionnel a ainsi pu constater des signes de fébrilité, de méfiance vis-à-vis de ses collaborateurs, certains ont noté un comportement agressif tandis que d’autres ont fait état de stress, d’une angoisse dans un climat tendu et un contexte de remise en cause de ses initiatives par ses collègues. Mme [M], connaissance de M. [P] [X] devenue sa secrétaire à compter du mois de novembre 2015, précise l’avoir vu très stressé, effrayé, apeuré le 30 juin 2016, dernier jour où elle l’a vu dans l’entreprise ; elle signale l’émergence de troubles obsessionnels compulsifs ainsi qu’une perte de poids importante, et expose qu’entre juillet et octobre 2016, toutes leurs discussions étaient accès sur le travail, l’entreprise et les conflits pouvant exister avec celle-ci. Mme [Y] évoque un homme de plus en plus stressé au fil des mois, qui n’arrivait plus à « déconnecter ».

La synthèse de l’enquête réalisée par la caisse conforte ces attestations, et y ajoute que M. [P] [X] a pu rédiger le 6 septembre 2016 un courriel à l’attention d’un partenaire, indiquant « ils ont lâché les chiens et rien ne me sera épargné ».

La lettre qu’il a laissée le jour de son suicide relate qu’il ne voit « pas d’issue », qu’il « regrette de n’avoir pas eu la force de quitter l’entreprise en 2013 » et assure son épouse de son amour.

Enfin, les compte-rendus infirmiers réalisés à la suite des entretiens tenus les 1er août et 11 octobre 2016 font état, d’une part, d’une absence d’antécédent « psy », d’une cellule familiale très soudée et du soutien de son épouse, mais aussi, d’autre part, d’un burn out aggravé depuis plusieurs mois, et d’une préoccupation massive de M. [P] [X] concernant son travail, celui-ci relatant des malversations constantes, des menaces et pressions pour l’amener à collaborer, un système d’omerta, le sentiment d’être bloqué dans cette situation et une anxiété très importante. Son médecin traitant évoque également un burn out et un épuisement réactionnel avec des troubles du sommeil, une perte d’appétit, une grande fatigue, des crises d’angoisse avec troubles de la concentration et des pensées morbides, justifiant l’arrêt de travail de la fin du mois de juin 2016.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, il est indéniable que la dégradation de l’état de santé psychique de M. [P] [X], jusqu’à sa dépression et son suicide, est en relation directe et certaine avec l’activité professionnelle exercée, tant en sa qualité d’associé gérant qu’en sa qualité de salarié. Il n’y a pas lieu à ce stade d’établir un comportement fautif de l’employeur, seule important l’existence d’un lien causal avec le travail.

Le suicide de M. [P] [X] étant intervenu par le fait du travail, il revêt un caractère professionnel.

En vertu de l’article L. 4121-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017, applicable au litige, l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Ces mesures comprennent :

1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ;

2° Des actions d’information et de formation ;

3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.

L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.

Sur le fondement des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident survenu au salarié. Il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes auraient concouru au dommage.

La charge de la preuve de la faute inexcusable incombe à la partie qui l’invoque.

La conscience du danger exigée de l’employeur est analysée in abstracto et ne vise pas une connaissance effective de celui-ci par rapport à ce que doit savoir, dans son secteur d’activité, un employeur conscient de ses devoirs et obligations.

En l’espèce, l’évolution rapide et radicale du comportement de M. [P] [X] ainsi que de son aspect physique, telle qu’elle résulte des développements ci-dessus, ne pouvait être ignorée de ses collaborateurs et notamment des associés avec lesquels il était en relation dans le cadre de son mandat de gérant et de ses fonctions salariées de chargé d’affaires.

La brutalité et l’ampleur de ce changement, intervenu dans un contexte de tensions importantes relatées par les attestations produites, ne pouvaient qu’alerter l’employeur, qui avait ou aurait du avoir conscience des risques psychologiques encourus, susceptibles de conduire à un suicide. Il ne peut se retrancher derrière le compte-rendu infirmier selon lequel, le 11 octobre 2016, aucune imminence suicidaire n’a été décelée. Ce compte-rendu atteste au contraire de l’inquiétude du corps médical quant au risque suicidaire. L’employeur devait en avoir d’autant plus conscience qu’il invoque dans la présente procédure une pathologie d’ordre psychiatrique, qui ne pouvait que fragiliser le chargé d’affaires et gérant.

Ces éléments devaient conduire l’employeur à se préoccuper de la santé de M. [P] [X] dans le cadre de son travail. A supposer même que M. [P] [X] ait souffert d’une fragilité psychologique ou psychiatrique – au demeurant non établie – l’employeur ne pouvait rester passif et devait prendre les mesures nécessaires pour le préserver de la dégradation de son état de santé par le fait du travail.

L’absence de plainte émise par M. [P] [X], à la supposer établie, ne pouvait en tout état de cause exonérer l’employeur de sa responsabilité.

Or les débats ne font état que d’une succession de conflits, dont l’origine importe peu dans le cadre du présent litige, sans jamais évoquer une initiative en faveur d’un apaisement des tensions. La société [8] ne justifie ni même n’allègue avoir mis en ‘uvre la moindre mesure nécessaire pour préserver M. [P] [X] de la dégradation de son état de santé psychique, n’établit pas l’existence d’une quelconque mesure préventive (en particulier, il n’est pas justifié de la réalisation d’un document unique d’évaluation des risques) et ne prouve pas non plus avoir réagi de manière adaptée au cours de l’année 2016.

Au contraire, il résulte du courrier de l’avocat de M. [P] [X], daté du 13 septembre 2016 et non contesté en sa teneur par l’employeur, que celui-ci a évoqué un dépôt de plainte contre Mme [X] et Mme [Y] pour man’uvres frauduleuses caractérisant le délit d’escroquerie, ce qui ne pouvait qu’accentuer la pression ressentie par M. [P] [X]. Cette initiative, que l’employeur n’explique ni ne justifie dans ses conclusions, apparaît dès lors sans fondement aucun et constitue un facteur de risque supplémentaire pour le salarié et gérant.

L’employeur n’ayant pas pris les mesures nécessaires pour préserver M. [P] [X] du risque de dégradation de son état de santé psychique, jusqu’au suicide, a commis une faute inexcusable.

II. Sur la demande d’indemnisation

La faute inexcusable de l’employeur étant reconnue, la victime pouvait prétendre à une indemnisation complémentaire sur le fondement de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, laquelle indemnisation a été transmise à ses ayants droit à son décès.

C’est ainsi que Mme [B] [X] et les deux plus jeunes enfants du couple sont fondés à obtenir une majoration de la rente à son taux maximum. Le jugement est confirmé de ce chef.

Les consorts [X] ne peuvent valablement solliciter la réparation d’un préjudice d’agrément et d’un préjudice moral dont leur époux et père aurait personnellement souffert dès lors que ces demandent tendent à la réparation de préjudices subis par la victime avant l’accident alors que la victime d’un accident du travail ou ses ayants droit agissant au titre de l’action successorale ne peuvent prétendre, en cas de faute inexcusable de l’employeur, à une indemnisation complémentaire que pour les préjudices subis à la suite de l’accident. Le jugement est confirmé en ce qu’il les a déboutés de leurs demandes à ce titre.

S’agissant des préjudices subis personnellement par chacun des quatre ayants droit du fait de la mort de leur époux et père, il est considéré, notamment :

– que Mme [B] [X], âgée de 48 ans lorsqu’elle a perdu son époux âgé de 52 ans, a psychologiquement souffert en tant que femme et que mère de ce décès prématuré et brutal d’un conjoint auquel elle était fortement attachée, ainsi que cela résulte des éléments versés aux débats ;

– que M. [V] [X] était âgé de 25 ans au moment du décès de son père, vivait alors à Londres où il travaillait ;

– que Mme [R] [X] était alors âgée de presque 18 ans, était en terminale, était présente au domicile familial lorsque sa mère a découvert le corps sans vie de son père ;

– qu'[O] [X] était quant à elle âgée de 9 ans, et était également présente au domicile familial.

Il est justifié d’un suivi psychologique pour chacun d’eux.

Les débats permettent à la cour de s’estimer suffisamment éclairée pour évaluer à 35 000 euros le préjudice subi par Mme [B] [X], à 20 000 euros le préjudice subi par M. [V] [X], à 25 000 euros le préjudice subi par Mme [R] [X] et à 30 000 euros le préjudice subi par [O] [X].

Le jugement est ainsi confirmé, sauf en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts accordés à [O] [X].

III. Sur les frais du procès

En qualité de partie succombante pour l’essentiel, la société [8] est condamnée aux entiers dépens, tant de première instance que d’appel.

Par suite, la société [8] est condamnée à payer aux consorts [X] la somme globale de 4 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, au titre des procédures de première instance et d’appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort,

Confirme le jugement rendu le 1er octobre 2020 (RG 18/00864) par le tribunal judiciaire d’Evreux, sauf :

– en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts accordés à [O] [X], représentée par sa mère Mme [B] [X], en réparation de son préjudice moral personnel,

– en ses dispositions relatives à l’article 700 du code de procédure civile,

Statuant à nouveau de ces chefs, et y ajoutant,

Condamne la société [8] à payer à [O] [X], mineure représentée par sa mère Mme [B] [X], la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral personnel subi,

Condamne la société [8] aux dépens, tant de première instance que d’appel,

Condamne la société [8] à payer à Mme [B] [X], personnellement et en sa qualité de représentante légale de sa fille mineure [O] [X], ainsi qu’à M. [V] [X] et à Mme [R] [X], la somme globale de 4 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, au titre des procédures de première instance et d’appel.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE

 


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