8ème Ch Prud’homale
ARRÊT N°514
N° RG 19/06984 –
N° Portalis DBVL-V-B7D-QGIO
M. [B] [V]
C/
SAS MEUBLES IKEA FRANCE
Infirmation partielle
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 1er DECEMBRE 2022
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
Monsieur Rémy LE DONGE L’HENORET, Président de chambre,
Monsieur Philippe BELLOIR, Conseiller,
Madame Gaëlle DEJOIE, Conseillère,
GREFFIER :
Monsieur Philippe RENAULT, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS :
A l’audience publique du 16 Septembre 2022
devant Monsieur Philippe BELLOIR, magistrat rapporteur, tenant seul l’audience, sans opposition des représentants des parties, et qui a rendu compte au délibéré collégial
En présence de Madame Natacha BONNEAU, médiatrice judiciaire
ARRÊT :
Contradictoire, prononcé publiquement le 1er Décembre 2022 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l’issue des débats
****
APPELANT :
Monsieur [B] [V]
né le 29 Septembre 1973 à [Localité 5] (97)
demeurant [Adresse 1]
[Localité 4]
Ayant Me Mélinda VOLTZ, Avocat au Barreau de NANTES, pour Avocat constitué
INTIMÉE :
La SAS MEUBLES IKEA FRANCE prise en la personne de son représentant légal et ayant son siège social :
[Adresse 2]
[Localité 3]
Représentée par Me Marie VERRANDO de la SELARL LEXAVOUE RENNES ANGERS, Avocat postulant du Barreau de RENNES et ayant Me Jonathan AZERAD, Avocat au Barreau de LYON, pour conseil
Suivant contrat de travail à durée indéterminée du 9 janvier 2002, la SAS MEUBLES IKEA FRANCE a engagé M. [B] [V] en qualité de vendeur libre-service débutant à l’embauche, puis de Responsable rayon satellite stagiaire à compter du 30 décembre 2002 et de Coordinateur des activités locales à compter du 1er septembre 2014, en application de la Convention collective nationale du négoce de l’ameublement .
Le 23 mars 2016, M. [V] a été convoqué à un entretien préalable, tenu le 6 avril 2016, avant d’être licencié pour impossibilité de reclassement professionnel suite à son inaptitude par lettre du 11 avril 2016.
Le 23 mai 2016, M. [V] a saisi le conseil de prud’hommes de Nantes afin de déclarer nul son licenciement en raison des actes de harcèlement moral et de condamner l’employeur au paiement de diverses sommes.
La cour est saisie d’un appel formé le 23 octobre 2019 par M. [V] à l’encontre du jugement prononcé le 19 septembre 2019 par lequel le conseil de prud’hommes de Nantes a :
‘ Dit que M. [V] ne rapporte pas la preuve de faits établis suffisants pour présumer l’existence de harcèlement moral,
‘ Dit que le licenciement de M. [V] pour inaptitude définitive à tous postes dans l’entreprise et impossibilité de reclassement est fondé sur un motif réel et sérieux,
‘ Débouté M. [V] de l’ensemble de ses demandes,
‘ Débouté la SAS MEUBLES IKEA FRANCE de sa demande reconventionnelle au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
‘ Condamné M. [V] aux éventuels dépens.
Vu les écritures notifiées par voie électronique le 21 janvier 2020, suivant lesquelles M. [V] demande à la cour de :
‘ Infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau,
‘ Le dire recevable et bien fondé en ses demandes,
‘ Constater :
– l’existence d’un harcèlement moral de l’employeur,
– l’origine professionnelle de l’inaptitude de M. [V],
– l’absence de loyauté dans l’obligation de reclassement de la SAS MEUBLES IKEA FRANCE,
– le manquement de la SAS MEUBLES IKEA FRANCE à son obligation de sécurité en vertu de l’article du code du travail,
‘ Déclarer nul le licenciement de M. [V] ou à tout le moins sans cause réelle et sérieuse en raison des actes de harcèlement moral subis par ce dernier ainsi que des manquements à l’obligation de sécurité,
‘ Déclarer la SAS MEUBLES IKEA responsable d’un manquement à son obligation de sécurité envers son salarié,
‘ Condamner la SAS MEUBLES IKEA FRANCE au paiement des sommes suivantes :
– 51.412,80 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse,
– 10.000 € à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral,
– 10.286,01 € à titre de dommages-intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité de résultat,
– 3.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
Vu les écritures notifiées par voie électronique le 17 avril 2020, suivant lesquelles la SAS MEUBLES IKEA FRANCE demande à la cour de :
‘ Déclarer M. [V] irrecevable et en toute hypothèse non fondé en son appel et ses demandes, l’en débouter,
‘ Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
‘ Débouter M. [V] de l’intégralité de ses demandes,
‘ Condamner M. [V] à verser à la SAS MEUBLES IKEA FRANCE une indemnité de 1.500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens avec distraction au profit de l’avocat soussigné aux offres de droit.
L’ordonnance de clôture a été prononcée le 8 septembre 2022.
Par application de l’article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des prétentions et des moyens des parties à leurs dernières conclusions sus-visées.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le harcèlement moral et les autres manquements de l’employeur à ses obligations
A ce titre, M. [V] vise à la fois dans ses écritures, pour les mêmes faits, deux fondements de droit tenant à une situation de harcèlement moral et un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.
Selon les termes de l’article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Dès lors que sont caractérisés ces agissements répétés, même sur une brève période, le harcèlement moral est constitué indépendamment de l’intention de son auteur.
Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Il résulte de ces dispositions et de l’article L.1154-1 du même code en sa rédaction antérieure à la loi n°2016-1088 du 8 août 2016 qu’il appartient au juge d’apprécier si les éléments de fait établis par le salarié, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral ; dans l’affirmative, il appartient à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
D’autre part, en ce qui concerne l’obligation de protection de la sécurité et de la santé du salarié également visée par M. [V], il convient de rappeler que selon l’article L.4121-1 du code du travail, en sa rédaction applicable au litige :
‘L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ;
2° Des actions d’information et de formation ;
3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.’
En l’espèce, M. [V] soutient dans ses écritures que sa santé a subi les conséquences des faits suivants reprochés à l’employeur :
– un cumul de fonctions pendant près d’un mois et demi ;
– l’accomplissement d’heures importantes liées au cumul de fonctions ;
– une surcharge de travail,
– un surmenage au travail.
A l’appui de ses dires, M. [V] a notamment versé aux débats :
– les attestations de collègues de travail faisant état de ce qu’il a occupé deux postes de travail de responsable du rayon Salons/bibliothèques et de coordinateur d’activités locales sans pour autant être déchargé de la moindre prérogatives (pièces n°14 et 19),
– les plannings de travail répartissant les tâches d’août à octobre 2014 ainsi que sa fiche de poste de Responsable de service (pièce 7),
– des courriels tardifs envoyés le soir par le directeur du magasin, M. [N], à 21h06 et 00h46 (pièces n° 8 et 9) ;
– les certificats médicaux le plaçant en arrêt de travail à compter du 6 octobre 2014 jusqu’à son licenciement au motif d’un surmenage au travail et de signes d’épuisement psychologique en cours de traitement, avec prescription d’antidépresseurs (pièce n°10),
– l’enquête administrative réalisée au sein SAS MEUBLES IKEA FRANCE par la CPAM qui a déclaré la maladie de M. [V] comme étant d’origine professionnelle le 2 décembre 2015 (pièce 11),
– la fiche d’inaptitude du médecin du travail du 15 décembre 2015 rédigée dans les termes suivants : ‘Pas de reprise au poste.
Suite à la visite de pré reprise du 15 décembre 2015 et à l’étude de poste du 5 janvier 2016, inapte au poste précédemment occupé.
Pas de 2 ème visite dans le cadre de l’article R 4624-31 du Code du travail.
Pourrait occuper un poste de travail similaire dans un autre environnement organisationnel et relationnel'(pièce 15).
Ces éléments pris dans leur ensemble, laissent présumer l’existence d’un harcèlement moral de l’employeur à l’encontre de M. [V].
Il incombe dès lors, par application des dispositions légales susvisées, à l’employeur d’établir que son attitude à l’égard du salarié était justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
A cet égard, les observations formulées par l’employeur s’attachent essentiellement à dénoncer l’existence d’une situation de harcèlement et à évoquer les difficultés personnelles de M. [V] antérieures au mois de septembre 2014 ; celui-ci a notamment versé aux débats les attestations de Mme [E] et M. [T] (pièces n°13 et 37) évoquant que ‘depuis quelques années, 4 ans environ, je trouvais qu’il avait perdu le sourire et plus précisément au cours de ces derniers mois. Il était devenu sombre, tendu et stressé’ ou qu’il ‘sortait d’une période où il avait rencontré des problèmes personnels qui ont rejailli sur son activité professionnelle ».
Cela étant, ces deux attestations demeurent insuffisantes pour établir le caractère mensonger des récits de salariés ayant attesté en faveur de M. [V] sur ses conditions habituelles de travail au sein de l’entreprise et les faits précis détaillés dans ses pièces.
En particulier, si l’employeur avance que M. [V] ne s’est jamais plaint et qu’il a été accompagné lors du changement de poste, ses pièces ne permettent pas de remettre en cause l’enquête administrative de la CPAM précédemment citée, ayant retenu une relation directe entre ces faits, le surmenage au travail et l’épuisement psychologique qui en ont résulté et l’arrêt de travail à l’origine de l’inaptitude de M. [V].
Par ailleurs, l’employeur n’a pas suffisamment détaillé les mesures éventuellement prises pour tirer les conséquences de la demande d’amélioration des conditions de travail de M. [V] à défaut de quoi le salarié est également fondé à faire valoir à ce titre un manquement à son obligation de protection de sa santé, participant d’une dégradation continue de ses conditions de travail dans l’entreprise entre août 2014 jusqu’au constat de son épuisement professionnel.
L’employeur échoue ainsi à justifier son attitude à l’égard du salarié par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Il s’ensuit que M. [V] a bien subi une situation de harcèlement moral au sens des dispositions légales précitées, justifiant à ce titre son indemnisation à hauteur de 7.000 € en tenant compte des circonstances rapportées et notamment du préjudice moral subi au cours de l’exécution de son contrat de travail, indépendamment des conséquences spécifiques de la maladie professionnelle ultérieurement reconnue.
Quant au préjudice résultant pour M. [V] du manquement de son employeur à son obligation de sécurité, il sera compte tenu de sa nature et de sa durée justement évalué à la somme de 4.000 €.
Sur la rupture du contrat de travail
A ce titre, M. [V] soutient que les manquements de l’employeur à ses obligations sont directement à l’origine de son inaptitude, de telle sorte que son licenciement doit être déclaré nul ou en tout cas dépourvu de cause réelle et sérieuse.
La SAS MEUBLES IKEA FRANCE conteste les manquements relevés par le salarié et soutient que le licenciement de M. [V] est bien intervenu pour le motif d’inaptitude constaté par le médecin du travail et non contesté par le salarié ; que la procédure afférente a été respectée ; que M. [V] n’établit pas l’existence d’un harcèlement moral ou d’une exécution déloyale du contrat de travail par l’employeur et doit en conséquence être débouté de ses demandes relatives à la contestation de son licenciement.
Il est en effet constant que M. [V] a été licencié pour un motif d’inaptitude et impossibilité de reclassement, suivant la lettre du 11 avril 2016 ; de même, il n’est pas discuté dans la présente instance que l’inaptitude de M. [V] est liée à une maladie professionnelle.
Cependant, aux termes de l’article L.1152-3 du code du travail, toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L.1152-1 et L.1152-2 du code précité, toute disposition ou tout acte contraire est nul.
Dès lors que le harcèlement moral invoqué par le salarié est établi au vu des précédents développements dont il résulte qu’il est bien à l’origine de son inaptitude, M. [V] est fondé par application de ces dispositions légales à soutenir que son licenciement pour motif d’inaptitude et d’impossibilité de reclassement est nul. Il sera donc fait droit à cette demande.
Sur les dommages-intérêts pour licenciement nul
Eu égard à l’ancienneté dans l’entreprise (14 ans) et à l’âge du salarié (43 ans) lors de la rupture du contrat de travail et compte tenu des seuls éléments produits concernant sa situation personnelle et professionnelle postérieurement à ladite rupture, la cour lui accorde, la somme de 35.000 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul.
Sur les frais irrépétibles
Les éléments de la cause et la situation économique respective des parties justifient qu’il soit fait application de l’article 700 du code de procédure civile dans la mesure énoncée au dispositif ; la société intimée, qui succombe en appel, doit être déboutée de la demande formulée à ce titre et condamnée à indemniser l’appelant des frais irrépétibles qu’il a pu exposer pour assurer sa défense.
PAR CES MOTIFS
LA COUR, statuant en dernier ressort et par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
INFIRME partiellement le jugement entrepris ;
Statuant à nouveau,
DIT que le licenciement de M. [B] [V] est nul ;
CONDAMNE la SAS MEUBLES IKEA FRANCE à payer à M. [B] [V] :
– 7.000 € net à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral,
– 4.000 € net à titre de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité,
– 35.000 € net à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul,
RAPPELLE que les sommes de nature salariale porteront intérêts au taux légal à compter de la date de la réception par l’employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et que les autres sommes à caractère indemnitaire porteront intérêts au taux légal à compter de la décision qui les prononce ;
CONFIRME le jugement entrepris en ses autres dispositions non contraires ;
Et y ajoutant,
CONDAMNE la SAS MEUBLES IKEA FRANCE à verser à M. [B] [V] la somme de 2.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel ;
DÉBOUTE la SAS MEUBLES IKEA FRANCE de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la SAS MEUBLES IKEA FRANCE aux dépens de première instance et d’appel.
LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT.