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Extraits :
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REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête enregistrée le 8 mars 2023, M. B F, de son nom d’artiste Freeze Corleone, représenté par Me Chartron, demande au juge des référés :
1°) d’ordonner, sur le fondement de l’article
L. 521-2 du code de justice administrative, la suspension de l’exécution de l’arrêté du 28 février 2023 par lequel la maire de Rennes a interdit la représentation de son spectacle prévu le 18 mars 2023 dans cette commune ;
2°) d’enjoindre à la maire de Rennes de le laisser participer au concert ” Boomin Fest ” ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Rennes le versement de la somme d’un euro sur le fondement de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
– la condition d’urgence est satisfaite : l’arrêté de la maire de Rennes préjudicie de manière grave et immédiate à sa situation puisqu’il doit se produire, sous son nom d’artiste Freeze Corleone, sur la scène de la salle ” Le Liberté ” à Rennes le 18 mars prochain dans le cadre d’un festival de musique intitulé ” Boomin Fest ” ; l’interdiction a provoqué des demandes massives de remboursement des places de concert auprès de la société organisatrice ;
– l’arrêté porte atteinte aux libertés fondamentales d’expression, de réunion et d’entreprendre ;
– l’interdiction de son concert à Rennes constitue une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d’expression, de réunion et d’entreprendre dès lors qu’elle n’est ni nécessaire ni adaptée et qu’elle est disproportionnée :
– les textes de ses chansons ne revêtent aucun caractère polémique et depuis la sortie de son premier album en 2011, il a réalisé dix albums de rap comportant plusieurs dizaines de morceaux en collaboration avec d’autres artistes et n’a jamais composé de texte à caractère antisémite ; l’enquête préliminaire ouverte sur le contenu de ses textes en septembre 2020 à la suite de la publication sur le réseau social Twitter par l’association Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) d’un message accompagné d’un montage vidéo de ses clips a été classée sans suite ; depuis 2018, il s’est produit dans plusieurs concerts et n’a jamais tenu sur scène de propos antisémites ; il n’interprète plus les morceaux comportant les extraits qui lui sont reprochés dans l’arrêté en litige ;
– il n’existe aucun lien entre son concert et d’hypothétiques affrontements entre groupuscules extrêmes à Rennes : il n’a jamais pris position publiquement sur un site politique et aucun groupement politique ne s’est revendiqué de lui ;
– il n’existe pas davantage de lien entre son concert et la réforme des retraites alors que les manifestations qui, dans la ville de Rennes, ont été organisées contre cette réforme n’ont entraîné aucune sollicitation exceptionnelle des forces de l’ordre et que lui-même n’a jamais pris publiquement position sur ce sujet ;
– à supposer que sa programmation aurait suscité des débats, ce qui n’est pas avéré, cette circonstance n’est pas un motif suffisant pour interdire sa venue à Rennes ;
– ses précédents concerts se sont tous déroulés sans trouble à l’ordre public.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2023 à 10 h 08, la commune de Rennes, représentée par la SELARL Valadou-Josselin et Associés, conclut au rejet de la requête, sollicite la suppression du passage de la requête commençant par ” contexte politique de l’arrêté en cause ” et se terminant par ” ventes de son dernier album ” et demande à ce que soit mis à la charge de M. F le versement de la somme de 3 500 euros sur le fondement de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
– la condition d’urgence n’est pas satisfaite en l’absence de conséquences graves et immédiates avérées sur la situation personnelle et financière de M. F: le fait que des demandes de remboursement des places aient été présentées ne le concerne pas mais seulement l’organisateur du spectacle ; aucune urgence extrême n’est caractérisée, l’arrêté a été pris près de trois semaines avant la date programmée du concert et si, à la date d’introduction de la requête, la date de concert est désormais proche, c’est en raison du seul fait du requérant ;
– l’arrêté attaqué ne porte aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale dès lors que cette interdiction est nécessaire, adaptée et proportionnée au regard des risques de troubles à l’ordre public ayant trait d’une part aux risques d’atteinte à la dignité de la personne humaine, d’autre part aux risques pour la sécurité publique :
– plusieurs des textes du rappeur constituent de véritables provocations et incitations à la haine voire à la violence, remettant en cause les valeurs républicaines et la cohésion nationale ;
– le fait que le requérant ait encore une maison de disque et que ses chansons soient encore diffusées n’ont aucune incidence sur l’exercice de son pouvoir de police par la maire ;
– plusieurs procédures sont toujours en cours ;
– M. F interprète toujours certains de ses morceaux polémiques et son concert a été annulé à Montréal en décembre 2022 ;
– le comportement du requérant sur les réseaux sociaux conforte le risque d’atteinte à la dignité de la personne humaine que comporte sa participation à ce concert ;
– l’arrêté est également justifié par des considérations de sécurité publique dès lors qu’il existe un climat de tension sur l’ensemble du territoire national et plus particulièrement dans la ville de Rennes où différents groupuscules politiques extrêmes s’affrontent régulièrement dans la violence ; les manifestations contre la réforme des retraites sont également émaillées de nombreux incidents, violences et dégradations ; dans ce contexte, les forces de l’ordre sont déjà particulièrement mobilisées.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
– la Constitution, et notamment son Préambule ;
– le code de justice administrative.
Le président du tribunal a décidé que la nature de l’affaire justifiait qu’elle soit jugée, en application du troisième alinéa de l’article
L. 511-2 du code de justice administrative, par une formation composée de trois juges des référés et a désigné Mme H et Mme E, premières conseillères, pour siéger à ses côtés.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.
Ont été entendus au cours de l’audience publique du 10 mars 2023 :
– le rapport de Mme H,
– les observations de Me Chartron, représentant M. F, qui reprend les mêmes termes que les écritures qu’il développe, entend rappeler le contexte politique local et national, insiste sur l’urgence à statuer dès lors que le concert dont la tenue est interdite doit se dérouler dans une semaine et que de nombreuses demandes de remboursement de billets de la part du public ont été envoyées à l’organisateur, le requérant étant la tête d’affiche du festival ” Boomin Fest “, souligne, s’agissant de l’atteinte grave et manifestement illégale portée à des libertés fondamentales, que le requérant a tenu plusieurs concerts, y compris récemment, qui n’ont jamais posé de problèmes d’ordre public, qu’il ne chante désormais plus les textes incriminés en l’espèce car ils sont trop anciens dans son répertoire, que les considérations liées à la sécurité publique sont étrangères à la personne du requérant, qui se contente de faire de la musique urbaine sans engagement politique particulier, qui n’est soutenu par aucun groupe politique, soutient qu’il n’existe aucune particularité rennaise s’agissant des manifestations contre la réforme des retraites et qu’aucune manifestation n’est prévue en même temps que le concert, que les forces de l’ordre n’ont de toutes façons jamais été mobilisées pour les concerts précédents du requérant, que la circonstance qu’il y ait des débats autour de sa venue, à les supposer avérés, est l’essence même de la démocratie, soutient que les quelques messages envoyés à la ville de Rennes et les quelques tweets de spectateurs mécontents, qui ne sont pas représentatifs, ne sauraient lui être imputés ;
– Me Logéat, de la SELARL Valadou-Josselin et Associés, représentant la commune de Rennes, qui reprend les mêmes termes que les écritures qu’elle développe, insiste sur le fait que l’arrêté de la maire de Rennes est exclusivement motivé par le maintien de l’ordre public, souligne que l’extrême urgence n’est pas caractérisée en l’espèce, insiste, au regard des atteintes évoquées à des libertés fondamentales, sur le fait que la tenue du concert entraîne un risque évident d’atteinte à la dignité de la personne humaine dès lors que l’artiste Freeze Corleone fait l’apologie du nazisme et du terrorisme, ainsi qu’à la sécurité publique, sa venue étant susceptible d’exacerber le climat de tension existant sur la ville de Rennes sans qu’il ne puisse être d’ailleurs exclu que des manifestations se tiennent également le samedi, jour du concert et alors que des débordements ont déjà été constatés lors de la venue d’un autre rappeur, souligne qu’un concert du requérant a été interdit à Montréal et un autre aurait dû l’être à Genève.
La clôture de l’instruction a été prononcée à l’issue de l’audience.
:
Sur les conclusions présentées au titre de l’article
L. 521-2 du code de justice administrative :
1. Aux termes de l’article
L. 521-2 du code de justice administrative : ” Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures “.
2. L’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion. La liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie, qui en est une composante, présentent également le caractère d’une liberté fondamentale. Les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.
3. Il résulte des termes de l’arrêté attaqué, que la maire de Rennes a, pour interdire au rappeur Freeze Corleone, de se produire en spectacle, le 18 mars 2023, sur le territoire de la commune, relevé que les textes de cet artiste contenaient des propos constituant ” de véritables provocations et incitations à la haine, voire à la violence () remettant en cause les valeurs républicaines et la cohésion nationale “. La maire a retenu que ces propos ” étaient de nature à très fortement exacerber les tensions déjà vives entre différents groupuscules politiques extrêmes présents à Rennes ” qui ont conduit à des affrontements et que la venue de l’artiste pouvait constituer un nouveau prétexte pour des violences. La maire évoque également le fait que la programmation du concert prévu suscite déjà de nombreux débats et réactions au sein de la population locale. Eu égard à ces différents éléments et à la circonstance que les forces de l’ordre sont déjà fortement mobilisées dans le contexte actuel de prévention du terrorisme et de sécurisation des manifestations revendicatives répétées, la maire de Rennes a donc estimé que l’interdiction de ce spectacle constituait la seule mesure de nature à assurer le maintien de l’ordre public.
4. Il résulte de l’instruction qu’à la suite de la sortie par l’artiste Freeze Corleone de son premier album studio intitulé ” LMF “, le 11 septembre 2020, une enquête pour ” provocation à la haine raciale ” visant plusieurs de ses clips et chansons a été ouverte après la publication, sur le réseau social Twitter, par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) d’un montage vidéo composé d’une compilation d’extraits d’une dizaine de titres différents, et visant à dénoncer leur caractère antisémite et constitutif d’apologies du nazisme et du terrorisme. Si la réalité d’une polémique sur les propos contenus dans certains des textes de Freeze Corleone n’est pas discutable, la compilation produite à l’instance qui ne comporte que des extraits disparates de quelques chansons, rend difficile en dehors de toute contextualisation, la compréhension de la complexité de l’univers artistique et du positionnement de leur auteur, alors qu’il résulte des pièces du dossier que ces propos précis, qui ont fait l’objet d’une enquête préliminaire, n’ont donné lieu à aucune condamnation pénale en raison d’un classement sans suite par le Parquet de Paris. Il résulte en outre de l’instruction et des échanges tenus au cours de l’audience publique que le requérant s’est engagé à ne pas reprendre les titres des chansons contenant les propos polémiques qui lui sont ainsi reprochés. Il résulte par ailleurs de l’instruction que les précédents concerts que le requérant a pu donner depuis 2018 en France, en Suisse et en Belgique n’ont jamais suscité, en raison de leur contenu, de troubles à l’ordre public. Si la maire de Rennes fait état de débats et de réactions suscités au sein de la population par la venue de l’artiste, elle se contente de produire quelques messages de soutien qu’elle a reçus et quelques tweets de soutien au requérant à la suite de son arrêté, lesquels ne sont pas, en l’espèce, de nature, à établir l’existence d’un quelconque risque de trouble à l’ordre public. Enfin, si la maire de Rennes relève que le contexte local lié, d’une part aux tensions existant habituellement entre groupes politiques extrêmes, d’autre part, à la nécessité de sécuriser les manifestations de protestation se déroulant, à l’heure actuelle, contre le projet de réforme des retraites entraine une mobilisation importante des forces de l’ordre, il ne résulte pas de l’instruction qu’il ne serait pas possible de pourvoir à l’éventualité d’un désordre en lien avec la tenue du spectacle, par des mesures de sécurité appropriées.
5. Il résulte de ce qui précède qu’en interdisant la représentation à Rennes du spectacle donné, sous le nom d’artiste Freeze Corleone, par M. F le 18 mars 2023, alors qu’aucune circonstance particulière ne permet de tenir pour avéré le risque allégué de trouble à l’ordre public créé par ce spectacle, la maire de Rennes a, dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative, porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression, à la liberté de réunion et à la liberté d’entreprendre.
6. L’arrêté attaqué ayant, en outre, pour effet d’empêcher la venue de l’artiste Freeze Corleone au concert prévu le 18 mars 2023 dans le cadre du festival ” Boomin Fest ” de Rennes, dont il est établi qu’il est tête d’affiche, et alors que ses organisateurs avaient déjà ouvert une campagne de réservation, le requérant est fondé à soutenir que la condition d’urgence requise par l’article
L. 521-2 du code de justice administrative doit être regardée comme remplie, sans que la commune ne puisse utilement faire valoir qu’il aurait contribué à créer lui-même une situation d’urgence en formant son recours plus d’une semaine après l’édiction de cet arrêté.
7. Il résulte de ce qui précède que M. F est fondé à demander la suspension de l’exécution de l’arrêté du 28 février 2023 par lequel la maire de Rennes a interdit la représentation de son spectacle prévu le 18 mars 2023 dans cette commune. Cette suspension étant à elle seule de nature à sauvegarder l’exercice effectif des libertés fondamentales auxquelles il est porté atteinte, il n’est pas nécessaire de faire droit aux conclusions de M. F tendant à ce qu’il soit explicitement enjoint à la maire de Rennes de le laisser participer au concert dans le cadre du festival ” Boomin Fest “.
Sur la suppression des passages injurieux :
8. En vertu des dispositions de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 reproduites à l’article
L. 741-2 du code de justice administrative, les tribunaux administratifs peuvent, dans les causes dont ils sont saisis, prononcer, même d’office, la suppression des écrits injurieux, outrageants ou diffamatoires.
9. Les passages de la requête (page 4) commençant par les mots ” on rappelle en fin la création ” et se terminant par le mot ” Constant-Véron ” ainsi que commençant par les mots ” en prenant un arrêté ” et se terminant par le mot ” africaine ” excèdent le droit à la libre discussion et présentent un caractère injurieux. Par suite, il y a lieu d’en prononcer la suppression.
Sur les frais liés au litige :
10. En vertu des dispositions de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative, le tribunal ne peut pas faire bénéficier la partie tenue aux dépens ou la partie perdante du paiement par l’autre partie des frais qu’elle a exposés à l’occasion du litige soumis au juge. Les conclusions présentées à ce titre par la commune de Rennes doivent, dès lors, être rejetées.
11. Dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par M. F tendant à l’application des dispositions de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 1er : L’exécution de l’arrêté du 28 février 2023 par lequel la maire de Rennes a interdit la représentation du spectacle de M. F le 18 mars 2023 dans cette commune est suspendue.
Article 2 : Les passages de la requête, tels que mentionnés au point 9 de la présente ordonnance, sont supprimés.
Article 3 : Le surplus de conclusions des parties est rejeté.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B F et à la commune de Rennes.
Délibéré à l’issue de l’audience du 10 mars 2023 où siégeaient : M. Éric Kolbert, président du tribunal, présidant ; Mme G H et Mme D E, juges des référés.
Fait à Rennes, le 10 mars 2023.
Le président,
signé
E. CLa greffière,
signé
P. Lecompte
La République mande et ordonne au préfet d’Ille-et-Vilaine en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
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